Lundi 7 septembre 1812 –
Au sud-ouest du village de Borodino,
sur la grand-route de Smolensk à Moscou

.

Le fracas infernal des échanges d'artillerie ne cesse de croître et d'enfler depuis ce matin. C'est maintenant un roulement de tonnerre presque continu, qui fait vibrer le sol sous les sabots fébriles de nos montures. Il y a bien longtemps que les positions russes sont devenues indiscernables, couvertes qu'elles sont par la fumée des tirs. La bataille est déjà bien entamée, et pourtant, le régiment demeure encore en réserve. Plusieurs colonnes de fantassins bleus sont déjà passées à notre hauteur avant de disparaître dans la nuée devant nous. De nombreux soldats isolés en sont également revenus - des blessés encore capables de marcher vers l'arrière, ou des hommes aux yeux hallucinés, dans un état de choc que je n'ai déjà que trop souvent observé lors d'autres batailles. Mais nous, nous attendons encore notre heure. Rien d'inhabituel à cela, ceci dit: une unité d'élite comme l'est notre 2ème Carabiniers est faite pour n'être engagée qu'au moment voulu, sur un point crucial du champ de bataille, et en compagnie de nombreux autres régiments de cavalerie lourde, de manière à emporter une fois pour toutes la décision.

Selon l'usage, je suis positionné à la tête de ma compagnie, sur l'aile gauche de l'escadron. Piaffard, mon imposant étalon blanc, tape nerveusement du sabot, et renâcle des naseaux en réaction au vacarme ambiant. Pour l'heure, mes cavaliers patientent tant bien que mal, bien alignés et droits sur leurs selles. Seuls les officiers ont le sabre au clair ramené contre l'épaule au creux de leur cuirasse. Quelques uns de mes bonshommes, agacés d'être ainsi tenus à l'écart des manœuvres, ont tout de même fini par ôter de leur tête les deux kilos de leur casque à cimier, afin de mieux respirer sous cette chaleur estivale.

Je m'apprête à me retourner sur ma selle pour les engueuler un bon coup, lorsque j'aperçois un cavalier solitaire se diriger vers nous dans la fumée. Voilà, me dis-je, ça y est, notre tour arrive enfin. L'homme continue à se rapprocher au grand trot; c'est un carabinier, tout comme nous. Cavalier comme cheval sont magnifiques à voir. Deux grosses épaulettes d'argent dépassent de sa cuirasse d'un rouge cuivré étincelant: c'est le colonel Blancard, le commandant du régiment, une belle gueule de vétéran, respecté de tous ici. Sur toute la longueur de la ligne, les casques sont instantanément replacés sur les têtes; les sabres jaillissent également des fourreaux, et sont brandis vers le ciel en une haie d'honneur pour saluer le passage du colonel.

Blancard s'arrête non loin de moi; et après un rapide échange de saluts, il se redresse sur ses étriers, et tout en tendant le bras pour pointer diverses directions successives, il me lance d'une voix assez forte pour être entendue de toute la compagnie:

-–- Capitaine Delisle! Le régiment va recevoir l'ordre d'avancer sous peu, sur l'aile gauche du 1er Carabiniers. La division devra d'abord progresser vers l'avant, au pas, puis obliquera au trot vers la gauche le moment venu. Tenez vos hommes prêts, et tendez bien l'oreille pour les appels de la trompette.

-–- Faites excuse, mon colonel, suis-je obligé de rectifier en relevant un peu la visière plongeante de mon énorme casque. Capitaine Gauthier: j'assure le remplacement du capitaine Delisle depuis la semaine dernière.

-–- Ah oui... Oui, c'est vrai, grommelle Blancard. Bon, eh bien faites au mieux, Gauthier. L'Empereur va nous regarder monter en ligne. Ne faites pas honte à notre drapeau...

Après un dernier salut, le colonel s'éloigne au trot pour aller transmettre ses consignes à l'escadron suivant. Bon, la journée aurait pu mieux commencer... Si même mon supérieur ne parvient pas à se souvenir de moi, je crois qu'il serait peut-être temps que je me présente enfin.

Mon nom est Gauthier, François Marie André Simon Gauthier, capitaine au 2ème Régiment de Carabiniers à cheval, 2ème Escadron, 2ème Compagnie. Facile de s'en souvenir, pas vrai? Bon, et comment en suis-je arrivé là? L'histoire est un peu longue, mais il nous reste encore un peu de temps avant que la trompette guerrière ne sonne l'heure des combats, comme le scande "Le Chant du Départ". En résumé, c'est l'histoire d'une carrière comme seul l'Empire peut en offrir une à ses soldats les plus méritants, sans distinction de naissance..

Cinquième fils d'une famille de métayers de la lande champenoise, c'est une vie d'un labeur pénible qui m'attendait, sans aucune perspective d'avenir. Volontaire lors de la conscription de 1803, je suis incorporé presque par erreur dans un régiment de cavalerie lourde, en raison de ma grande taille – ce même 2ème Régiment de Carabiniers où je sers encore en ce jour de bataille. Premier affrontement à Wertingen en 1805, première entrée triomphale dans une capitale ennemie à Vienne, première blessure à Austerlitz, promu brigadier au lendemain de la bataille. Belle conduite à Iéna en 1806, où je rassemble à moi seul plusieurs dizaines de prisonniers prussiens complètement abasourdis, dont un major; entrée à Berlin, puis la rude campagne d'hiver en Pologne, au cours de laquelle je suis nommé maréchal-des-logis. Seconde blessure à Friedland en 1807, où les lourdes pertes subies par le régiment ce jour-là face aux cuirassiers russes me valent ma promotion au grade de maréchal-des-logis-chef, et sergent-major de ce qui reste de ma compagnie.

Je profite de la courte période de paix pour apprendre péniblement à lire et à écrire. Retour victorieux en Autriche en 1809, ma seconde entrée à Vienne, puis ma troisième blessure à Essling au cours de ma quatrième charge de la journée. Croix de la Légion d'Honneur décernée à Vienne de la main même de l'Empereur, juste avant la bataille de Wagram, où je m'illustre à nouveau face aux uhlans de l'armée autrichienne. Je suis alors breveté sous-lieutenant, puis promu lieutenant l'année suivante. C'était il y a deux ans. C'est vers cette époque également que les carabiniers ont troqué leur bonnet à poils, et leur habit bleu si sobre, pour notre uniforme actuel intégralement blanc, assorti d'une cuirasse rutilante, et d'un grand casque cuivré surmonté d'un cimier rouge vif! Oui, je l'admets, les goûts de Sa Majesté l'Empereur peuvent parfois être un peu clinquants...

En cette année 1812, les tensions croissantes avec le Tsar de Russie poussent l'Empereur à redéployer la Grande Armée vers la Pologne. Nous traversons finalement le Niémen il y a deux mois et demi de cela, dans une vaine poursuite de l'armée russe qui se dérobe sans cesse devant nous, et qui nous attire toujours plus loin au plus profond de ses steppes stériles, en détruisant dans son sillage tout ce qui pourrait nous être d'un quelconque usage. Le manque de ravitaillement et la chaleur accablante de cet été russe creusent des pertes terribles dans nos rangs, aussi bien en hommes qu'en chevaux. Ce n'est pas une guerre, mais une lente agonie par exsanguination. Et devoir faire face au harcèlement constant des nuées de lanciers cosaques n'est pas non plus la forme de combat de cavalerie la plus glorieuse qui soit. C'est peu après la bataille indécise de Smolensk que notre capitaine est saisi d'une mauvaise fièvre, et que je suis promu au pied levé pour assurer son remplacement. «Capitaine Gauthier», je trouve que ça sonne plutôt bien, pour un fils de métayer sans avenir! Je pourrais facilement y prendre goût...

L'armée russe a finalement décidé d'arrêter de fuir, et de nous faire face en travers de la grand-route de Smolensk à Moscou, sur ce champ de bataille que leur général Koutouzov a soigneusement préparé. On dit que le gros hameau fortifié qui consolide le centre de l'ennemi porte le nom de Borodino, et que la colline où notre Empereur a posté son état-major s'appelle Schevardino. Mais pour l'Empereur, à en croire la proclamation qu'il nous a fait lire ce matin, on se souviendra dans l'avenir de cette terrible journée sous le nom de Bataille de Moscou, rien moins! Les murs de Moscou se situent pourtant encore à plusieurs jours de marche, au moins 30 lieues vers l'est. Mais soit: une telle licence artistique reste excusable, lorsqu'elle se met au service du souffle épique...

Le vent faible continue à rabattre vers nos rangs la fumée des pièces d'artillerie françaises alignées devant nous, qui font un pétard terrible. Nous n'y voyons goutte, et j'ai l'impression qu'il y a moins d'air pur que de poudre brûlée dans le mélange que je respire. Soudain, perçant péniblement au-dessus du vacarme, résonne l'appel strident d'une sonnerie de clairon. Le signal vient de devant nous, là où se trouve le colonel Blancard. L'oreille exercée de Lemaire, le trompette de ma compagnie, a facilement identifié le timbre caractéristique du clairon régimentaire; il répercute donc immédiatement l'ordre à l'aide de son propre instrument. Lemaire est facile à distinguer du reste de la compagnie, puisqu'il en est le seul cavalier à ne pas devoir porter la même lourde cuirasse cuivrée que nous, et à arborer au lieu de notre uniforme blanc un habit-veste bleu ciel, à la couleur distinctive de notre 2ème Régiment. Le trompette de chaque compagnie sert ainsi de point de ralliement prioritaire pour les carabiniers égarés dans la fumée.

Je lance mes ordres d'une voix puissante, et du ton le plus assuré qu'il me soit possible de produire en pareilles circonstances:

-–- Carabiniers! Avance au pas, lente. Maintenez la ligne. Pour l'Empereur!

Les sabres sont tirés dans un tintement impressionnant, et toute la longue ligne de mes cavaliers blancs s'ébranle lourdement. Mon brave Piaffard s'avance sagement, sans aller d'un sabot plus vite que l'autre. Mais je dirais qu'il semble aussi soulagé que moi que toute cette longue attente statique s'achève enfin. La 6ème Compagnie à notre droite, et les autres lignes d'escadrons derrière nous, se sont également mises en mouvement. Même au milieu du roulement d'orage de l'artillerie, nous pouvons entendre le piétinement lent et régulier de toute cette cavalerie lourde: un son tout à la fois réconfortant, lorsque nous mesurons ainsi notre propre force, et glaçant, lorsque nous songeons aux combats vers lesquels nous nous dirigeons.

Je tourne un dernier regard en direction approximative de la colline de Schevardino, où se tient sans doute toujours l'état-major impérial; mais l'ensemble du panorama est noyé dans la fumée. Si Sa Majesté nous regarde vraiment, comme me l'a affirmé le colonel, il ne doit certes pas voir grand chose! Eh bien tant pis: nous nous battrons tout de même de toutes nos forces. Pour l'Empereur, qu'il puisse nous voir ou non; pour le régiment; pour les camarades qui chevauchent à nos côtés; et pour le pays où nous espérons tous pouvoir revenir un jour la tête haute.

.

[...]