[...]
.
À la suite de nos chefs, nous pénétrons dans le vallon qui s'étend entre les deux collines fortifiées, à présent libéré de toute opposition de la cavalerie ennemie. L'espace découvert est entièrement couvert de fumée rase, et on y perçoit de loin en loin les claquements caractéristiques d'un intense duel de mousqueterie. Je me demande qui est déjà en train d'affronter les Russes là-bas. Soudain, plusieurs coups de tonnerre éclatent tout autour de nous. Les canons ennemis postés sur les crêtes ouvrent le feu, mais heureusement pas sur nous: je devine qu'une nouvelle attaque d'infanterie a dû être lancée depuis les lignes françaises, et qu'elle accapare toute l'attention de l'artillerie des redoutes. Tant mieux pour nous...
Nous voyons soudain surgir de la fumée devant nous toute une nuée de fantassins, qui courent dans notre direction en ordre épars. Nous resserrons l'étreinte sur les poignées de nos sabres, prêts à faire face. Mais nous reconnaissons à temps les uniformes entièrement bleus des voltigeurs d'un bataillon d'infanterie légère française, qui refluent dans le plus grand désordre vers leurs lignes de départ. Beaucoup sont nu-tête, quelques uns légèrement blessés. Les voltigeurs traversent nos rangs sans s'arrêter, dans une course éperdue. La perspective de se replacer ainsi à nouveau dans la ligne de tir de l'artillerie russe postée sur les crêtes a l'air de leur sembler un moindre mal, en comparaison de ce qu'ils fuient – de ce que nous allons nous-mêmes bientôt devoir affronter, ce qui paraît être de bien mauvais augure pour nous.
Outre les morts et les blessés que les voltigeurs laissent derrière eux, je vois également au sol un nombre conséquent d'autres corps vêtus d'une large variété d'uniformes – ce qui signifie que bien d'autres vagues d'assaut parvenues jusqu'ici ont déjà dû elles aussi se casser les dents sur cette position. Là encore, ce n'est vraiment pas bon signe...
La fumée grise des salves de mousqueterie répétées obstrue encore le paysage devant nous. D'après l'étalement de ce nuage, je devine les masses de deux bataillons déployés en ligne, formant à eux seuls le front des troupes de Koutouzov sur ce secteur étroit entre les deux crêtes. J'ignore encore à qui nous avons affaire; mais quels que soient ces gaillards là en face, il doit forcément s'agir de sacrés durs à cuire! Pouvoir fournir un feu assez constant, discipliné, et précis pour parvenir à briser le moral et la cohésion d'une troupe de fantassins légers français, rompus au combat à distance en ordre dispersé, ce n'est certes pas à la portée d'une infanterie de ligne ordinaire.
Les soldats ennemis ont suspendu leurs tirs, faute d'adversaires à portée utile de leurs fusils. Ils ne peuvent sans doute pas plus nous voir approcher que nous-mêmes ne pouvons encore les distinguer, mais ils perçoivent certainement l'ébranlement du sol sous le pas lourd de nos chevaux. Dans ce moment de grâce, la fumée commence à se dissiper; je peux déjà mieux entrevoir les deux lignes russes. Un seul, un unique mot s'échappe alors de mes lèvres:
-–- Oh, merde...
Les hommes de grande taille aux uniformes vert sombre qui nous font face sont coiffés de hautes mitres à plaque frontale de laiton, à l'ancienne mode des grenadiers prussiens. Ils doivent être les derniers dans l'armée russe à porter ces reliques d'un autre âge, qu'ils arborent pourtant avec fierté comme l'emblème de leur renommée, comme la preuve que leur valeur exceptionnelle a été remarquée en haut lieu. De fait, cette coiffure insolite les rend immédiatement identifiables entre tous: c'est le régiment de grenadiers Pavlovski! Eux aussi, je les avais déjà vus combattre à Friedland; mais contrairement aux dragons russes, ceux-là m'avaient fait forte impression.
Quelle déveine! Quand j'avais parlé de durs de durs, j'espérais tout de même secrètement tomber sur moins dur que ces animaux-là! Je comprends mieux maintenant pourquoi les généraux russes leur ont confié la défense de ce terrain découvert, et n'ont pas éprouvé le besoin de les envoyer s'abriter comme les autres sur l'une des crêtes, derrière une redoute fortifiée: un unique bataillon de ces géants au moral d'acier et aux poitrines de granit représente à lui seul un obstacle comparable à une redoute fortifiée en haut d'une crête!
Dès qu'ils aperçoivent notre cavalerie lourde au travers de la fumée, les deux bataillons de grenadiers russes réagissent promptement, et de la seule manière adéquate en telle circonstance: guidées par le roulement frénétique de leurs tambours, leurs lignes pivotent et se réorganisent de manière à former deux carrés, avec les hommes déployés sur une profondeur de trois rangs autour du drapeau de leur bataillon. La vitesse d'exécution de la manœuvre force le respect, de même que le sang-froid avec lequel elle a été menée. Devoir tenter de briser par le choc des carrés d'infanterie composés d'hommes d'une telle trempe, c'est l'un des pires cauchemars imaginables même pour des cavaliers lourds!
Devant nous, le colonel Blancard a pointé son sabre en direction du sol sur sa droite: c'est le signal d'arrêt sur place pour le régiment, confirmé et répercuté successivement par les trompettes des compagnies qui nous suivent. Sur notre droite, le 1er Carabiniers continue quant à lui à progresser au pas. Je comprends que seule une moitié de la division de cavalerie lourde du général Defrance va être engagée dans cette première charge contre les carrés: le 1er Carabiniers à notre droite, et le 1er Régiment de Cuirassiers qui le suit. Chaque régiment va devoir s'attaquer à un carré. Personnellement, je n'ai aucune envie de leur contester l'honneur de cette première passe d'armes...
Pour l'heure, notre 2ème Carabiniers demeure en retrait, avec le 4ème Régiment de Chevau-légers Lanciers qui complète l'effectif de notre division. J'attends de voir comment vont se dérouler les choses, même si j'en ai hélas déjà une petite idée. Le 1er Carabiniers s'élance d'abord au petit trot sur quatre doubles lignes par escadron, suivi du 1er Cuirassiers qui défile à son tour sur notre droite dans la même formation. Le cri de: «Vive l'Empereur!» s'élève ça et là. J'entends également plusieurs cuirassiers s'écrier: «Pas de quartier!» en agitant leur sabre. Ces types-là ne doutent vraiment de rien! Je crains fort qu'ils ne déchantent dans très peu de temps...
Nous voyons le dos cuirassé des lignes impressionnantes de nos camarades se diriger vers les carrés ennemis, puis retentit bientôt le signal de la charge au grand galop, repris par plusieurs timbres de trompettes. On entend alors d'abord éclater un ordre en russe suivi d'une première salve de mousqueterie groupée, puis d'autres tirs isolés plus dispersés. Bien que le son en soit plus sourd que le claquement sec des coups de fusil, nous percevons tout aussi nettement à deux reprises distinctes le fracas du choc des deux régiments de cavalerie lourde percutant tour à tour à pleine vitesse le front des deux carrés d'infanterie.
Très vite, la fumée des tirs nous masque à nouveau le débouché du vallon devant nous, et nous en sommes réduits tendre l'oreille pour tenter de deviner les tendances du combat. Tous les bruits qui composent ce tumulte, en combien d'autres batailles les avons-nous déjà entendus? Tintement de l'acier des sabres et des baïonnettes, cris de défi, hurlements de douleur, vociférations de haine, hennissements des chevaux, et toujours les déflagrations intermittentes mais fournies des tirs d'infanterie qui dominent toute cette symphonie infernale... Rien au final qui puisse clairement nous indiquer qui est en train de l'emporter.
Pendant que se déroule cette empoignade indistincte, nous demeurons là à l'arrêt, dans une position aussi inconfortable que dangereuse, entre les deux collines fortifiées qui nous dominent sur notre droite et sur notre gauche. Heureusement, l'artillerie russe est encore trop pleinement accaparée par les assauts frontaux de la Grande Armée pour se soucier de la nuisance mineure que nous représentons sur son flanc. Et nous sommes trop éloignés des redoutes elles-mêmes pour que les quelques tirs d'infanterie isolés qui nous prennent pour cible de loin en loin puissent nous causer de réels dommages.
En face, la bataille des carrés semble avoir pris fin; et il devient vite évident que nous l'avons perdue... Carabiniers comme cuirassiers émergent bientôt de la nuée grise, mêlés dans le plus grand désordre. C'est au galop qu'ils refluent, dans le même état de panique dans lequel nous avions déjà vu fuir les voltigeurs français, juste un peu plus tôt. Pourchassés par les coups de feu que les Russes s'acharnent encore à décocher dans leur dos, les hommes éperonnent sans merci leurs montures épuisées pour creuser la distance au plus vite. Plusieurs chevaux reviennent sans leur cavalier. Mais aucun cavalier ne revient sans son cheval... C'est compréhensible: alourdis par leur cuirasse, les carabiniers et les cuirassiers démontés n'ont guère de chances de parvenir à se mettre hors de portée des fusils et des baïonnettes des grenadiers russes, qui ne leur font aucun quartier. L'écran de fumée nous dissimule pudiquement ce massacre, mais il ne peut assourdir les hurlements lamentables de nos malheureux camarades. Tous les hommes qui, comme moi, attendent encore sur leurs selles le moment d'attaquer à leur tour en frémissent d'horreur et de colère.
Une seconde fois, la fumée se disperse à l'issue du combat, et nous permet de jauger l'état de notre adversaire. Le régiment Pavlovski semble avoir sérieusement souffert du choc, lui aussi. Bien sûr, les grenadiers ont déjà recomplété le front de leurs carrés, en comblant les trouées que la cavalerie lourde a pu effectuer par endroits dans leurs lignes. Mais nombre des leurs gisent ou agonisent aux pieds des survivants, dont beaucoup sont blessés, et les carrés n'alignent désormais plus que deux rangs en profondeur sur leurs faces les moins exposées. Tels qu'ils se présentent maintenant, ils seraient murs pour rompre face à l'assaut d'une cavalerie assez nombreuse pour les envelopper, et pour tailler en pièces ces côtés devenus vulnérables. Les officiers ennemis en sont bien conscients; et ils vont donc naturellement prendre les devants.
D'un pas réglé par le son du tambour, les deux formations de grenadiers à mitres viennent alors s'adosser l'une à l'autre, puis se mêler jusqu'à ne plus former qu'un unique carré renforcé, au milieu duquel on peut maintenant voir flotter conjointement les deux drapeaux de bataillon. C'est également là que les blessés graves ont été rassemblés, tandis les blessés légers continuent à tenir leur poste au troisième rang des triples lignes recomposées. Les faces à présent plus longues du carré lui permettront aussi de délivrer des feux de salve bien plus fournis sur n'importe lequel des côtés qui subirait une attaque.
Par-delà le tonnerre de la canonnade autour de nous, on peut clairement entendre s'élever la voix furieuse d'un officier russe, qui harangue ses grenadiers depuis le centre du carré. Mais cela semble n'être que pure rhétorique: point besoin de longs discours de motivation, tant il est évident que ces hommes-là n'ont toujours pas l'intention de nous céder ne serait-ce qu'un pouce de terrain. Leur résolution s'affirme d'ailleurs encore davantage lorsqu'un hymne martial s'élève de leurs rangs, entonné en chœur d'une seule voix puissante. La langue en est inintelligible, mais les vocalises profondes de ses stances résonnent d'une manière vaguement troublante, presque fascinante.
Je remarque alors que notre colonel Blancard est allé s'entretenir avec le général Defrance. La discussion entre les deux hauts gradés toujours en selle semble agitée à certains moments. Durant cet intermède, le sous-lieutenant Roland rapproche sa monture de la mienne par la droite, pour me demander d'une voix anxieuse:
-–- Mon capitaine, vous... Vous croyez que nous aussi, nous allons devoir...?
Je me dois de remettre sur-le-champ à sa place ce gamin trop inquiet, en adoptant un ton sec et sans réplique. Il est jeune et impressionnable, certes, mais il est avant tout officier, et un officier ne peut pas se permettre de paraître douter devant ses hommes:
-–- Vous attendrez les ordres du colonel, lieutenant. Et redressez-moi ce menton, bon sang! Nos garçons là derrière ont les yeux fixés sur nous...
Mon regard explicite sur les grosses épaulettes d'argent qui dépassent de sa cuirasse lui rappelle que ce sont elles qui servent de point de repère à nos cavaliers. Au sens propre comme au figuré, c'est sur ses épaules que pèse le poids du devoir d'un officier. Le sous-lieutenant Roland ravale son inquiétude et redresse aussitôt la tête, le regard perdu droit devant lui sur un point fixe comme pour tenter de faire abstraction de sa peur.
Le colonel Blancard semble être parvenu à s'entendre avec notre général. Il revient vers nous au pas, pour se placer bien en vue face aux premiers escadrons. Il élève d'abord son sabre droit vers le ciel; mais ce n'est que pour que l'on suive mieux son geste, lorsqu'il le remet au fourreau de manière théâtrale. Puis l'instant d'après, le colonel plonge la main dans une des fontes de sa selle pour en extraire l'un des deux pistolets à silex que tout cavalier y conserve prêts à l'emploi. Et c'est en le brandissant bien haut qu'il clame d'une voix de stentor à l'adresse de ses hommes:
-–- 2ème Carabiniers! Pistolets! Vos pistolets, carabiniers! À la caracole! À la caracooole !
La caracole est une ancienne tactique de combat de cavalerie lourde, tombée en désuétude à l'époque du grand Turenne avec la fin des carrés de piquiers, mais qui a connu un certain retour en grâce avec l'avènement de la baïonnette et du carré d'infanterie. Cette manœuvre privilégie le harcèlement sur le choc. Elle consiste à caracoler – le verbe vient de là! – au plus près des rangs ennemis, jusqu'au ras des baïonnettes russes pour les plus audacieux d'entre nous, de manière à décharger tour à tour nos pistolets sur la masse immobile du carré ennemi, en n'ouvrant le feu qu'à bout portant. Une fois son tir effectué, chaque cavalier effectue une volte pour aller recharger ses pistolets un peu plus loin, avant de revenir à l'attaque dans la chaine sans fin qui tourne devant les lignes ennemies. Il va de soi qu'il s'agit là d'une tactique extrêmement risquée pour les cavaliers lourds qui l'exécutent. Nos cuirasses ont prouvé tout à l'heure qu'elles peuvent fournir une protection relativement efficace contre des mousquets de cavalerie à longue distance; mais elles ne pourront plus guère nous protéger contre les décharges de fusils d'infanterie délivrées presque à bout touchant!
Le choix tactique inattendu du colonel ne manque bien sûr pas de surprendre ses officiers tout autant que sa troupe. Plusieurs hommes échangent des regards troublés, et c'est même l'effroi qui se lit sur le visages de quelques uns. Mais tous sont bien forcés d'admettre cette simple évidence, qui s'est déjà imposée à l'esprit de tous: une telle tactique de harcèlement ne représente au final qu'un moindre mal, dans la mesure où même le choc frontal le plus irrésistible est par avance voué à l'échec, face à un carré d'infanterie aussi inébranlable que celui auquel nous sommes confrontés!
Tandis que les cuirassiers et les carabiniers dont l'attaque vient d'échouer réorganisent derrière nous leurs effectifs cruellement réduits, nous nous préparons à charger à notre tour. Apparemment, le 4ème Lanciers, lui, va demeurer en réserve, sans doute pour rompre définitivement le carré une fois que nous l'aurons suffisamment affaibli. Mais à mon avis, ce n'est guère là qu'un vœu pieux... Je revérifie rapidement l'amorce de poudre de mes deux pistolets, puis j'en resécurise la platine à silex: comme d'habitude, je n'en armerai le chien qu'au moment de m'en servir. Je ne garde qu'une seule arme en main, après avoir replacé l'autre dans sa fonte de selle, à portée immédiate en cas de besoin. Tous les autres carabiniers derrière moi exécutent consciencieusement les mêmes vérifications. Ils vont bientôt risquer leur vie pour ne délivrer qu'un unique tir – tout au plus deux dans le meilleur des cas – sur des ennemis bien armés dont ils se seront suffisamment rapprochés pour pouvoir compter les poils de leur moustache! Au regard d'un tel risque, autant s'assurer que le coup partira bien.
Poing ganté sur la hanche, le colonel Blancard attend patiemment que chaque cavalier ait comme lui son pistolet apprêté à la main. Le mouvement de demi-tour qu'il fait tranquillement exécuter à sa monture en direction de l'ennemi nous indique qu'il est temps pour nous de monter à l'attaque. Les brèves sonneries de trompettes confirment d'ailleurs bientôt l'ordre d'avance au pas. L'affrontement qui se prépare va être autrement plus difficile que de croiser le fer avec les dragons de tout à l'heure; pour un peu, je les regretterais presque...
.
[...]
