Chapitre 34 : Déclaration

Ville de Selphia, 28ème jour de l'Hiver…

Les rues de Selphia était plongée dans le silence en cette froide nuit d'Hiver. La lune faisait briller la neige boueuse d'un éclat argenté presque beau. Elle coulait sur les silhouettes se déplaçant entre les bâtiments dans un chuchotement de murmures et de capes froissées. Toutes se dirigeaient vers une même cave un peu à l'écart de la ville, s'y engouffrant sous l'œil acéré de Meryem.

_ Dépêchez-vous, ils n'attendront pas les retardataires pour commencer.

_oOo_

Arnaud courait sans se soucier du bruit que faisaient ses bottes en frappant le pavé. Il s'arrêtait à chaque porte, tambourinait jusqu'à réveiller les habitants et les prévenir, puis répétait l'opération à la porte voisine, encore et encore.

Quelques personnes s'étaient mises à l'imiter, courant à travers la ville malgré le couvre-feu qui leur faisait encourir la peine de mort. Tully avait été la première, se précipitant au bordel où elle était certaine de trouver Léandre. Arnaud avait réveillé ensuite Oural et Mistral, ne cherchant pas à savoir pourquoi ils dormaient nus dans le même lit. C'était leur vie, après tout. Les deux mages n'avaient pas eut une seconde d'hésitation avant de s'habiller à la hâte et de partir faire le tour des voisins.

Arnaud parvint finalement devant la porte de Forte, et frappa jusqu'à ce que la Chevalier Dragon vienne lui ouvrir.

_ Arnaud ?

_ Il faut prévenir un maximum de gens de descendre dans les caves de leurs maison, Forte ! Maintenant !

_ Pourquoi ?

_ L'Empire de Sechs va bombarder la ville cette nuit. Meryem a fait prévenir ses hommes pour que nous nous mettions l'abri. J'ai… préféré venir prévenir les habitants. Je vous dois bien ça.

Forte blêmit. Elle pinça les lèvres.

_ Merci de m'avoir prévenue, Arnaud.

Et elle referma sa porte. Arnaud entendit ses pas pressés de l'autre côté courir s'enfermer dans sa cave, laissant à d'autres le soin de prévenir la ville qu'elle avait pourtant juré de protéger. L'ancien garde de la porte jeta un regard méprisant à la maison de Forte.

_ Elle est belle, la Chevalier Dragon, quel courage !

Il reparti en courant prévenir d'autres habitants, renonçant à rejoindre les autres Sechs dans leur abri. S'il n'avait pas contribué à cette invasion, Selphia n'en serait pas là. Il devait bien ça à cette ville…

_oOo_

Lest avait envie de hurler alors que les premières bombes tombaient sur Selphia, explosant en détruisant tout autour d'elles, réduisant les si belles maisons en grotesques éclats de bois. Il voulait aider sa ville, la protéger de cette attaque grotesque, injuste… Mais il ne pouvait rien faire, rien du tout. Il n'avait pas la puissance magique nécessaire pour créer un bouclier capable de les arrêter. Il ne pouvait même pas en arrêter une seule. Il ne pouvait que rester là, bêtement, à regarder sa ville se disloquer et brûler depuis sa fenêtre.

L'explosion qui secoua le palais tout entier lui indiqua qu'il était touché. Le choc le réveilla de la torpeur qui le poussait à regarder les couleurs de l'incendie. Si même le palais était frappé, c'était que Ventuswill n'avait plus l'énergie de le protéger… ni le palais, ni ceux qui s'y trouvait.

_ Vishnal…

Il parti en courant, réalisant que l'incendie courait déjà dans les couloirs, dévorant les rideaux et les poutres en bois, les tapis et les tapisseries… Des blocs de pierres commençaient à se détacher, et le jeune prince réalisa qu'une page se tournait, que tout ce qu'il connaissait était en train de partir en cendre.

Il voulait bien tout perdre.

Mais pas Vishnal.

Il ignora la nouvelle explosion qui fit voler en éclat tout pan de mur, continuant sa course effrénée. Il prit un dernier virage et arriva enfin dans le quartier des domestiques.

Son sang se glaça et son cœur manqua un battement.

Tout était détruit, effondré, dévoré par un incendie.

_ VISHNAL !

Lest se précipita vers ce qui avait été la chambre de son majordome, vaguement reconnaissable par le reste de la porte. L'intérieur était encore à peu près correct, mais plus pour très longtemps. Et il le vit, tentant d'atteindre une commode rendue inaccessible par une poutre enflammée…

_ Vishnal !

Le majordome tourna la tête, du sang coulant d'une entaille sur sa joue.

_ Mon prince ! Courez vous mettre à l'abri !

_ Pas sans toi !

_ Je vous rejoins vite, je dois récupérer quelque chose !

_ Vishnal, on a plus le temps, tout va s'écrouler !

Lest entendait les craquements du bois et de la pierre, de plus en plus forts, de plus en plus inquiétant. Il entra pourtant dans ce qu'il restait dans la chambre et saisi Vishnal par le bras pour le tirer hors de ce piège mortel.

_ Non ! Lâchez-moi ! Je dois la récupérer ! Je dois... Elle est tout ce que j'ai !

_ Vishnal ! Rien n'est plus important que ta vie !

_ Mon icône ! Vous me l'avez réparée ! Vous l'avez réparée pour moi ! Je dois la récupérer !

Lest pinça les lèvres et resserra sa prise sur son bras.

_ On s'en fiche, tu en casseras une nouvelle et je te la réparerais s'il le faut, mais par pitié, sortons d'ici ! C'EST UN ORDRE !

Vishnal le regarda, mais n'opposa pas de résistance cette fois lorsque Lest l'entraina vers la sortie. Le prince le guida entre les flammes, jusqu'à un mur encore intacte. Il abaissa l'applique murale, priant pour que le mécanisme ne soit pas cassé alors que tout brûlait et s'écroulait autour d'eux.

_ Vite... ouvre-toi… vite !

Le mur coulissait avec une lenteur affreuse. Lorsque le passage fut à peine ouvert, Lest poussa Vishnal dans l'entrebâillement et s'y faufila derrière lui, tirant sur le mécanisme pour le refermer. Le craquement lui indiqua que le mur ne se refermerait pas, et qu'il allait s'écrouler.

_ Cours, Vishnal !

Il attrapa sa main sans réfléchir et l'entraina vers les escaliers menant vers le bas, où Lest savait qu'un souterrain s'étendait.

Ils n'avaient jamais descendu de marches plus vite.

Un souffle brûlant les poussa en avant sur les dernières marches, les faisant tomber sur un sol de pierre froide. Le vacarme était insupportable alors que tout s'écroulait pour de bon, bouchant le passage qu'ils venaient d'emprunter.

Puis le silence.

Lest invoqua une flamme magique dans sa main pour avoir un peu de lumière et regarda le trou d'où ils avaient jaillit désormais comblé par des gravas.

Lest se tourna vers Vishnal pour s'assurer qu'il n'avait rien, scrutant son visage sale se tournant vers lui pour l'observer aussi.

Ils étaient vivants. Tous les deux.

Le chaos détruisait leur ville, mais ils étaient vivants.

Ils ne surent jamais qui des deux avait bougé le premier pour agripper l'autre, prendre son visage entre ses mains et l'embrasser comme si le monde entier devait s'effondrer. L'embrasser passionnément, éperdument, sans pouvoir se cacher derrière une excuse fumeuse de possession par un esprit plein de rancœur. Ils n'en avaient plus envie.

Leurs lèvres se séparèrent un bref instant avant de s'unir à nouveau, encore et encore.

Ils s'écartèrent finalement et se regardèrent avec la même surprise, comme s'ils n'en revenaient pas d'avoir vu leurs baisers leurs être rendus avec autant d'abandon. Vishnal finit par baisser les yeux, laissant retomber ses mains le long de son corps.

_ Je vous demande pardon de…

_ Non, c'est moi qui t'ai sauté dessus…

Vishnal releva les yeux. Tout était silencieux dans ce souterrain, et il avait l'impression que le tambourinement de son cœur dans sa poitrine était affreusement audible.

_ Quand l'invasion de Sechs a commencée, juste avant, je voulais vous dire quelque chose, mon prince, mais le dragon m'a interrompu.

_ Vishnal ?

_ Je vous aime, mon prince. Tellement que ça en est douloureux. Je vous aime, et j'en deviens monstrueux parce que j'ai cherché à éloigner Clorica de vous pour ne pas avoir à supporter de la voir à votre bras. C'est ridicule, parce que je sais qu'en tant que prince vous vous devrez de toute façon d'épouser une dame de votre rang qu'importent vos sentiments. Mais les miens sont là, et me rendent complètement fou.

_ C'est notre monde qui est fou… Attends… QUOI ?!

Vishnal esquissa un sourire incertain.

_ Je vous aime. Je vous aime depuis le premier jour. Vous ne devez pas vous en rappeler mais…

_ Nous étions encore enfants. Tu voulais déjà devenir majordome. Ta mère travaillait au palais et a demandé à ce que tu suives une formation avec elle. Mon père a vu l'opportunité pour que j'ai un majordome de mon âge, et grandir avec pourrait nous permettre de développer un lien de confiance, et il disait qu'avoir confiance en ses hommes était la meilleure chose qui puisse arriver à un prince. Je ne me souviens de rien d'autre de ce jour-là, parce que tu as accaparé toute mon attention. Tu étais accroché à la robe de ta mère tellement tu avais peur de faire une erreur. C'était… tellement mignon…

_ Vous vous souvenez de ça ?

Lest sourit doucement et hocha la tête.

_ Bien sûr. On n'oublie jamais le jour où l'on rencontre l'amour de sa vie.

Vishnal le regarda d'un air de sidération totale. Des larmes silencieuses roulèrent le long de ses joues, et redoublèrent lorsque Lest les essuya avec douceur.

_ Je vous pensais… vous regardiez toujours Clorica…

_ Ce n'était jamais Clorica que je regardais, mais celui qui se tenait à côté d'elle… c'était toi. Ça a toujours été toi. Je t'aime, Vishnal.

Leurs lèvres se rencontrèrent à nouveau, pour ne plus se séparer…

_oOo_

Meryem quitta la cave où les hommes fidèles à Sechs avaient trouvés refuge une fois le bombardement terminé et observa Selphia, son visage divin exposé au froid soleil d'Hiver.

La ville était ravagée, mais moins que prévu. Comme c'était déplaisant ! Cette ville aurait dû être entièrement rasée, et ses habitants avec ! Au lieu de ça, ces immondes rats sortaient des décombres, comme si quelque chose les avaient prévenus du bombardement à venir. Il était réputé que les animaux avaient un sixième sens, peut-être était-ce le cas de ceux infestant Selphia ?

Au moins Meryem avait une raison de se réjouir. Le palais était totalement effondré, et Ventuswill avait toutes les chances d'être morte.

_ Enfin débarrassé de ce maudit dragon. Elle ne servait plus à grand-chose, mais sa présence était tout de même ennuyeuse. Et si ce petit crétin de prince pouvait avoir trépassé lui-aussi… Quelle tragédie pour Selphia, je vais devoir lui écrire un éloge funèbre !

Le rire de Meryem fusa dans l'air, aussi beau que le personnage… aussi affreux que le personnage également.

_oOo_

_ J'ignorais qu'il y avait un tel labyrinthe sous le palais…

Lest regarda Vishnal alors qu'ils marchaient le long d'un boyau souterrain à la lueur de la flamme magique.

_ Il existe depuis très longtemps. Le palais est truffé de passage secret qui mène à ce souterrain. On l'appelle le labyrinthe de Sharance, mais j'ignore pourquoi. Peut-être celui qui l'a battit, mais je n'en ai trouvé aucune trace dans la bibliothèque. C'est mon père qui m'a montré les passages secrets, en me faisant promettre de n'en révéler l'existence à personne.

_ Si seulement nous avions était dans la confidence, nous aurions put vous faire évader bien plus tôt… quel est ce bruit ?

_ Une rivière souterraine, c'est elle qui alimente le lac du Dragon. Elle coule de l'autre côté de la paroi. Mais nous l'éviterons. Nous allons plutôt continuer à suivre ce couloir, il va nous ramener jusqu'à la surface, en dehors de Selphia. Et ensuite…

Lest pinça les lèvres, incapable de savoir ce qu'il fallait faire ensuite. Il sursauta lorsque la main de Vishnal effleura la sienne.

_ Désolé, je ne voulais pas vous…

_ Tu as les doigts glacés Vishnal ! Bon sang, tu ne pouvais pas le dire que tu avais froid ? Et je t'en prie, ne t'excuse pas à chaque fois que tu me touches comme si j'allais m'enfuir en courant.

Lest augmenta l'intensité de sa flamme. Ils n'avaient guère que ça pour se réchauffer, l'attaque ayant eut lieu au milieu de la nuit et ne leur laissant sur le dos que des pyjamas.

_ Non, oui… euh… Je ferais de mon mieux, mon prince.

_ Alors commence à m'appeler Lest.

Vishnal hocha la tête, visiblement incapable de prononcer un mot audible sans fondre à nouveau en larmes.

_ Tu comptais me dire quelque chose, Vishnal ?

_ Ah, oui… J'ai entendu Doug et Arnaud discuter, il y a quelques jours. Ils parlaient d'une grotte à la colline aux Cerisiers, j'ignore pourquoi.

_ Quelque chose s'y tramerait ? Ils doivent être au courant puisqu'ils sont des hommes de Meryem... plus ou moins en tout cas. Très bien, j'irais. Cette fois, je ne resterais pas passif. S'il existe un moyen de protéger ma ville, alors que je le ferais.

_ Et je vous suivrais. J'irais où vous irez… Lest.

Le prince de Selphia sourit joyeusement. Ils se remirent en marche à la lueur de la flamme magique, et cette fois, Lest ne sursauta pas lorsque les doigts froids de Vishnal se glissèrent entre les siens.

_oOo_

Etang, 30ème jour de l'Hiver…

Frey regarda un lapin blanc sautiller joyeusement devant elle, tentant visiblement d'attirer l'attention d'un autre particulièrement indifférent.

_ Ils sont rigolos ! Tu as vu Dylas, celui qui boude, on dirait toi !

L'intéressé observa la jeune fille en préférant ne pas relever sa remarque. Il reporta son attention sur le flotteur au bout de sa ligne oscillant doucement sur l'eau. L'Hiver touchait à sa fin, et l'étang était déjà complètement dégelé. Les dernières plaques de neiges achevaient de fondre et les cerisiers perpétuellement en fleur l'étaient plus encore.

Ses oreilles s'agitèrent et pointèrent vers l'arrière, détournant totalement son attention de sa partie de pêche.

_ Frey, j'entends encore un bruit…

Il entendait ce son depuis quelques jours, et quelque chose l'inquiétait. Avec Frey, ils avaient fait une petite tournée d'inspection mais à part une grotte labyrinthique truffée de monstres dans laquelle ils ne s'étaient pas aventurés plus que nécessaire, il n'avait rien trouvé.

Ils avaient bien eut une fois la visite d'une curieuse bestiole indéterminée qui s'était mit à discourir devant Frey avant d'achever par une demande en mariage proprement refusée, mais rien d'autre. Et la bestiole avait prit la fuite en jurant de ne plus jamais revenir lorsque Dylas, sous sa forme d'Eclair Foudroyant, avait gentiment menacé de le trucider avec sa corne.

L'incident avait beaucoup amusé Frey.

_ Tu as l'ouïe plus fine que moi, Dylas…

_ Que je sois à moitié monstre n'a pas que des inconvénients… on dirait un grondement sourd, qui fait vibrer la terre.

_ Ça non plus je ne le sens pas… Tu crois qu'un tremblement de terre se prépare ? On dit que les animaux sentent ces choses-là.

_ Non, c'est autre chose… Hé ! C'est moi que tu traites d'animal ?!

Frey éclata de rire, et Dylas oublia le grondement devenu de toute façon silencieux. Il lâcha sa ligne et rejoignit Frey en quelques enjambées. Il l'attrapa par la taille et la jeta sur son épaule alors que la jeune fille semblait hésiter entre rire aux éclats ou crier d'une fausse indignation.

_ Dylas !

_ Tu viens de le dire, je suis un animal. Autant me comporter comme tel !

Frey rit de plus belle alors que Dylas la ramenait vers leur maison si chaleureuse. Sa partie de pêche attendrait, il avait quelque chose de plus intéressant à faire !

Les deux lapins blancs les regardèrent s'éloigner. L'impassible s'éloigna à petits bonds et l'enthousiaste s'élança à ses trousses à grand renfort de cabrioles. Ce n'était pas la première fois qu'ils venaient observer ses deux humains. La fille était gentille, elle leur donnait des pelures de carottes. Le garçon ne partageait pas ses carottes, lui, et les regardait comme des pique-assiettes. Les lapins les trouvaient très amusants, bien plus que les autres humains qu'ils voyaient parfois aller et venir dans une grotte un peu plus loin sur leur colline.

L'enthousiaste percuta l'impassible et détala à toute vitesse, l'autre lancé à ses trousses. S'il avait put, le premier aurait éclaté de rire.