Skin white as snow, lips red as blood, hair black as ebony

-9-

Ce fut le vent qui réveilla Thranduil cette nuit-là. Il soufflait avec rage et soulevait les rideaux qui encadraient les hautes fenêtres restées ouvertes, pareil aux violentes bourrasques qui déferlaient parfois au cœur de l'automne. Thranduil demeura un long moment étendu dans son lit, les yeux posés sur les tentures gonflées par les rafales, arraché à un repos sans rêve. Quelque chose l'avait tiré de son état de torpeur et ce en dépit de la fatigue constante qu'il éprouvait depuis que seule une moitié de son cœur battait dans sa poitrine. Une impression. Une sensation. Quelque chose d'important était arrivé ou était sur le point de se produire et requérait son attention.

Thranduil ferma les yeux un instant et se contenta d'écouter la colère du vent. Elle secouait les arbres de la forêt et sifflait dans chaque recoin de la pièce plongée dans la pénombre.

Il savait, sans même éprouver le moindre doute mais sans savoir pour quelle raison il avait une telle certitude, que le tourment qui l'avait arraché au sommeil avait un lien avec Bard. Alors il abandonna le confort de son lit, se vêtit et quitta sa chambre. Guidé par son instinct, comme si un fil invisible reliait les deux morceaux de ce même cœur, il longea les longs couloirs vides, d'ordinaire silencieux mais pour l'heure traversés par les gémissements plaintifs de la tempête et il se rendit à l'extérieur du palais.

À cette période de l'année, l'obscurité n'était pas pleine et ce même à une heure avancée de la nuit. C'était là l'une des rares spécificités du printemps que Thranduil n'affectionnait pas : des nuits trop brèves et trop claires qui l'empêchaient de profiter pleinement du spectacle des étoiles. L'hiver leur rendait tout l'éclat qu'elles méritaient et elles scintillaient alors, brillantes, lointaines et argentées, serties dans l'écrin parfait d'un ciel d'encre.

Ses longs cheveux et son ample manteau balayés par le vent, Thranduil progressa dans les jardins où les arbustes, les rosiers et autres plantes courbaient l'échine face au courroux de la nature et il emprunta un chemin détourné vers la forêt – espoir vain de ne pas attirer l'attention des Elfes chargés de la surveillance du palais car aucun de ses sujets n'aurait eu à redire sur les allées et venues du souverain de Vert-Bois-le-Grand.

Ses pas le guidèrent de façon instinctive à l'orée de la forêt et il s'enfonça en son cœur, là où des arbres immenses et larges, plus anciens que lui encore, le protégèrent des bourrasques.

Il trouva Bard à près d'une demi-lieue vers le sud-ouest de la forêt – bien avant les frontières qui séparaient la partie de son royaume que le roi Thranduil parvenait encore à défendre de la partie infestée par les ténèbres.

Il s'arrêta à une distance respectable de Bard et sut, même s'il était la plus discrète des créatures, que l'Homme avait compris qu'il n'était désormais plus seul car les traits de son visage s'assombrirent. Ses sourcils se froncèrent et sa mâchoire se crispa.

Sans surprise, parce qu'il avait anticipé un tel moment depuis le jour où il avait pris connaissance des éventuels effets du rituel destiné à ramener un défunt dans le monde des vivants, Thranduil nota le sang qui tachait la peau et qui imprégnait les vêtements du Seigneur de Dale.

Il fut néanmoins davantage étonné des profondes entailles qui marquaient le corps de Bard par endroits, là où les étoffes avaient été lacérées et déchirées.

Une grande tristesse, mêlée à un soupçon d'indignation (dont il eut honte à l'instant où l'émotion s'imposa à lui – il la combattit d'ailleurs aussitôt, refusant de l'infliger à l'esprit de Bard), s'empara de lui et serra la moitié de son cœur à l'intérieur de sa poitrine. Cette tristesse était destinée à Bard, tout d'abord, car ce dernier semblait en proie à un désarroi complet, comme s'il ne savait pas pour quelle raison il était ici, en plein milieu de la nuit comme s'il avait été guidé par une pulsion plutôt que par l'entendement. Cette tristesse était également dirigée vers la créature qui gisait à terre, à quelques mètres de Bard, désespérément sans vie. Elle avait été un être vivant placé sous la protection du roi des Elfes, au même titre que chaque animal et chaque végétal qui se trouvait au sein de Vert-Bois-le-Grand.

Thranduil n'eut aucune difficulté à imaginer la scène qui venait de se dérouler à l'abri des arbres entre Bard et l'animal et il se demanda un instant si c'était la brutalité évidente de ce moment qui l'avait tiré de son sommeil tant Bard et lui semblaient désormais liés de bien des manières.

Sans un mot, Thranduil parcourut les derniers mètres qui le séparaient de Bard et il s'assit à côté de lui, s'installant sans cérémonie à même le sol.

Homme et Elfe demeurèrent silencieux, le regard posé sur la masse imposante de l'ours qui avait été vidé de son sang.

Thranduil se surprit à imaginer ce qu'avait pu éprouver l'animal face à un homme comme Bard. Avait-il été étonné quand la créature face à lui avait plongé ses dents dans ses veines ? Avait-il ressenti de la peur ? Avait-il eu le temps de souffrir ou Bard avait-il été rapide ?

Les blessures qui marquaient les bras et le dos de Bard indiquaient clairement que le combat avait été acharné et douloureux et que sa proie ne s'était pas laissée faire.

Thranduil tâcha de chasser les images qui s'imposèrent à lui tant elles étaient violentes et pénibles.

Il avait connu cette créature, ainsi qu'il connaissait toutes celles dont il était le gardien. Cet ours avait été un mâle solitaire, âgé de quelques années qui, comme ceux de son espèce, avait été d'un naturel farouche face aux étrangers. Contrairement à ce que l'on pensait d'eux, et ce en raison de leur taille impressionnante et de leurs crocs et de leurs griffes acérées, les ours étaient plutôt craintifs. Ils s'étaient habitués à la présence des Elfes au cœur de Vert-Bois-le-Grand car ces derniers étaient calmes, patients et discrets. C'était là le problème quand un homme ou un Nain venait à franchir les frontières de son royaume : les animaux sauvages ne se méfiaient pas assez. Cette créature l'avait payé du prix de son existence.

En dépit de l'amertume que lui inspirait cette situation, Thranduil se garda bien d'évoquer tout haut ce qu'il ressentait.

Bard n'avait aucune idée de la façon dont fonctionnait son royaume et il ne connaissait pas le lien étroit qui l'unissait aux êtres vivants de cette forêt. Il aurait été injuste de le faire culpabiliser, d'autant plus que Bard semblait suffisamment rongé par le remord à l'instant présent.

Thranduil enfouit alors la peine qu'il ressentait à l'égard de cette vie arrachée au fin-fond de lui, à l'écart des barrières qu'il avait érigées dans son esprit pour protéger Bard de ses émotions.

Les yeux posés sur l'animal sans vie, Thranduil décida qu'il reviendrait s'occuper de lui un peu plus tard dans la nuit. Il l'enterrerait selon les coutumes de son peuple, ainsi qu'ils le faisaient pour l'un des leurs, Elfe comme animal.

Chaque vie qui s'achevait devait retourner à la terre, cette même terre nourricière qui permettait à tout organisme vivant de s'éveiller et de s'épanouir.

Pour le moment, sa priorité était Bard.

Sans même le regarder, en étant simplement à quelques centimètres de lui, Thranduil pouvait sentir la tension qui agitait son corps. Bard était en état de choc.

Le visage fermé, le Seigneur de Dale avait les yeux fixés sur la masse de l'ours étendue au sol. Il ne cillait pas. Il semblait même ne pas respirer tant son immobilité était parfaite. Ses mâchoires demeuraient crispées. Il paraissait ne pas se soucier – ne pas se rendre compte ? – des blessures qui laissaient couler le sang dans son dos.

Thranduil posa une main sur le bras de Bard, essayant de toucher sa peau là où elle n'était pas meurtrie. Il remarqua que sa peau était tiède, alors qu'elle avait été froide plusieurs jours auparavant, lors de son retour dans le monde des vivants. Il supposa que c'était là le prix à payer pour retrouver son humanité perdue : Bard avait besoin de se nourrir de la vie d'autrui pour alimenter la sienne, afin de retrouver la chaleur qui lui faisait désormais défaut. La culpabilité était comme un trou qui creusait les entrailles de Thranduil : il n'avait pas pris conscience que sa décision aurait des conséquences aussi lourdes sur Bard. En le sauvant – en le ramenant à sa famille et à son peuple, il avait imposé à Bard une existence que l'homme n'aurait jamais acceptée si le choix lui avait été donné.

Bard ne réagit pas au contact de la peau de Thranduil contre la sienne.

« Bard… Rentrez avec moi. Vous êtes blessé. »

Thranduil vit Bard avaler sa salive, comme s'il reprenait soudain conscience du monde autour de lui. Bard tourna la tête vers lui et le regard qu'il planta dans celui de Thranduil était empreint d'une telle souffrance que l'Elfe eut l'impression de la ressentir physiquement.

« J'ai du sang d'Elfe, Thranduil. Je cicatriserai rapidement, vous le savez. »

Thranduil se retint de froncer les sourcils. Il fit de grands efforts pour demeurer calme et patient : Bard ne se rendait pas compte de l'état dans lequel il était et se fâcher contre lui risquait de provoquer des réactions que Thranduil ne se sentait pas capable de gérer cette nuit.

« Certes. Cependant, le sang d'Elfe n'empêchera pas les blessures de s'infecter si je ne m'en occupe pas. Venez, Bard. »

Bard poussa un soupir léger, presque inaudible et son attention se reporta sur l'animal.

Thranduil ôta sa main du bras de Bard. Il se releva, se plaça devant Bard de manière volontaire, afin de masquer l'ours de la vue de Bard, et tendit une main à l'homme. Les yeux de Bard se posèrent sur cette main offerte et ses sourcils se froncèrent.

« Venez », répéta Thranduil sur un ton un peu plus ferme. « Je ne souhaite pas vous contraindre. Néanmoins, si vous m'y obligez, je le ferai et même si du sang d'Elfe coule dans vos veines, je reste le plus fort de nous deux. »

Bard leva un regard incrédule vers lui. Il semblait douter des paroles de l'Elfe.

Il se redressa pourtant – sans s'aider de la main de Thranduil – et à cet instant, il parut se rendre compte des entailles qui lacéraient son corps et ses vêtements. Il observa ses propres mains souillées de sang.

« J'aimerais… que Sigrid ne me voie pas ainsi. »

Thranduil ôta alors la cape qu'il portait et la passa autour des épaules de Bard. Il la noua autour de son cou, prenant soin de recouvrir son corps.

« Votre fille dort, en toute logique. Soyons toutefois prudents. Il me semble préférable que personne ne vous voie dans cet état. »

Bard hocha la tête, le regard lointain. Thranduil eut le temps de songer que ses yeux étaient désormais dépourvus de cernes et que sa peau semblait colorée d'une délicate teinte rosée. Cela était inévitablement une conséquence du régime alimentaire que son corps le poussait à suivre. Fort heureusement, le visage de Bard avait été épargné par les griffes et les crocs de l'animal. Si son corps était facile à dissimuler sous des vêtements, son visage aurait été compliqué à masquer.

« Suivez-moi », dit Thranduil.

Il se mit en chemin à travers les arbres sans attendre une réponse de la part de Bard et il ne se retourna pas pour voir si l'homme le suivait ou s'il accordait un dernier regard à sa malheureuse victime. Il entendit cependant les pas de Bard à quelques mètres derrière lui alors il poursuivit sa route, silencieux comme une ombre au cœur de la nuit sans étoiles.


« Pourquoi votre chambre et non la mienne ? » demanda Bard d'une voix hésitante alors qu'il se tenait au milieu de la pièce plongée dans la pénombre, son regard allant et venant sur les meubles, les livres et les tapis qui décoraient cet endroit dans lequel il n'était encore jamais entré.

Thranduil s'affairait dans le cabinet qui jouxtait la pièce, réunissant le nécessaire pour s'occuper des blessures de Bard.

« Admettons que votre fille souffre d'une soudaine insomnie cette nuit. Elle serait curieuse – et sans doute horrifiée – de découvrir le roi des Elfes en train de soigner le dos lacéré de part et d'autre de son père. »

« Je suppose que vous avez raison. »

Thranduil haussa un sourcil, à l'abri du regard de Bard.

« Déshabillez-vous, Bard. »

« Entièrement ? »

Le ton surpris de Bard n'échappa pas à Thranduil qui esquissa un sourire sans joie.

« Tout dépend des parties de votre corps qui sont blessées. »

« Mes jambes n'ont rien. »

« Alors votre tunique suffira. »

Thranduil rejoignit Bard dans la chambre et nota que l'homme avait obéi. Il tenait sa tunique en lambeaux dans ses mains, semblant hésiter sur l'endroit où la poser. Sans un mot, mais avec précaution, Thranduil prit le vêtement des mains de Bard et le mit dans plat en métal qui s'embrasa d'une simple parole de sa part. Bard écarquilla les yeux, pris par surprise.

Toujours en silence, Bard suivit Thranduil qui lui indiqua un endroit de la pièce, près d'une table sur laquelle il avait disposé tout ce dont il avait besoin.

Thranduil s'exécuta sans bruit, nettoyant les plaies avec des linges propres et mouillés, recommençant autant de fois que nécessaire tant certaines lésions étaient parfois profondes. Quand il eut fini, il prépara un onguent à l'aide d'herbes spécifiques et il l'appliqua sur chacune des blessures en récitant des paroles en Sindarin qui, il le savait, échappaient à la compréhension de Bard. L'onguent et les récitations permettraient une cicatrisation propre et sans trop de douleur – Thranduil n'ignorait plus que Bard cicatrisait plus rapidement qu'autrefois, désormais.

Il s'occupa du dos de Bard, de ses bras puis de son ventre et il termina ses soins en bandant les blessures avec un linge sec. Ce fut à ce moment qu'il observa un détail flagrant qui lui avait échappé dans la pénombre de la forêt. Les lèvres de Bard étaient rouges comme le sang – comme le sien ? comme celui de l'animal dont il s'était repu ? Elles étaient sombres, pareilles aux pétales d'une fleur posée sur la neige de sa peau claire. Cette image le perturba profondément. Plus encore quand le regard de Bard suivit le sien et que ces lèvres s'ouvrirent pour parler.

« Je suis désolé… » murmura Bard d'un ton incertain.

Thranduil détourna les yeux des lèvres rouges et chercha le regard de Bard mais celui-ci l'évitait. Il comprenait très bien pour quelle raison Bard lui présentait des excuses même si ces excuses auraient dû s'adresser à la créature abandonnée dans la forêt. Du reste, au fond de lui, Thranduil savait que lui aussi avait des excuses à présenter à Bard. Une vie entière n'était pas suffisante pour lui dire combien il était désolé de ce qu'il lui avait infligé…

« Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir lorsque vous avez commencé à ressentir ces envies ? » questionna Thranduil.

Il s'éloigna de Bard, conscient du trouble de l'homme en face de lui.

« Je l'ignore. »

Thranduil disparut un instant derrière une porte et revint avec une tunique propre qu'il tendit à Bard. Son regard détailla attentivement les rares endroits où la peau de Bard était encore visible tandis que ce dernier se rhabillait.

« J'ai essayé de contrôler ces pulsions pendant des jours », expliqua Bard en soupirant. « Je pensais vraiment y arriver… »

Thranduil sentit sa culpabilité monter d'un cran supplémentaire tandis qu'il imaginait Bard se torturer mentalement pour ne pas céder à des instincts qu'il ne comprenait pas.

« Je ne sais même pas comment je me suis retrouvé dans la forêt cette nuit, ni comment j'ai réussi à… » Bard s'interrompit, incapable de terminer cette phrase. Il se tourna vers les fenêtres ouvertes, le regard attiré par l'obscure silhouette de la forêt secouée par le vent.

« Vous auriez dû venir me voir », insista Thranduil. Il fit quelques pas pour rejoindre Bard et se posta à ses côtés, face aux fenêtres.

« Pour quelle raison ? Comment auriez-vous pu m'aider ? »

« Il me semble me souvenir d'une phrase que vous avez prononcée, il y a quelques temps. Nous sommes liés, nous partageons le même cœur à présent alors votre bien-être me concerne autant que le mien vous importe. »

Thranduil savait qu'il avait restitué les paroles de Bard sans la moindre erreur. Sa mémoire ne lui faisait jamais défaut dans pareil cas.

« Du reste », reprit-il, « Je suis responsable de votre état, je vous l'ai déjà dit. Si vous devez vous nourrir de sang afin de survivre, il est de mon devoir de trouver une issue pour vous aider à vous en procurer et ce, j'ajouterai, de telle sorte à ne blesser aucune créature autant que faire se peut. »

Thranduil put sentir Bard se raidir à ses côtés. Il avait essayé de mentionner le délicat sujet de la mort d'un animal innocent de la manière la plus détachée possible mais il savait que ses mots impactaient Bard, peu importe la forme qu'ils prenaient.

« Est-ce seulement possible ? » demanda Bard. Thranduil entendit la note de désespoir dans sa voix.

« J'y ai réfléchi et c'est pour cela que j'aurais aimé que vous veniez me voir un peu plus tôt. »

Bard se tourna entièrement vers Thranduil, détachant son attention des arbres et du ciel. Son regard semblait le supplier.

« Vous pourriez vous nourrir sur moi, Bard. »

Les mots semblèrent claquer comme un coup de fouet, pareils au sifflement sec du vent qui les entourait. Thranduil ne manqua pas le regard que Bard balaya sur son cou même si cela ne dura qu'une fraction de seconde. Bard fronça les sourcils.

« Je ne peux pas. »

« Vous le devrez. Je n'accepterai pas que l'incident de cette nuit se reproduise. Ces créatures sont sous ma protection. En outre, je suis entièrement responsable de ce qui vous arrive alors il me revient d'essayer de réparer les erreurs que j'ai commises. »

« Vous ne pouvez pas… me donner la moitié de votre cœur, unir votre existence à la mienne par le mariage et maintenant… cela… »

Thranduil pouvait voir la confusion danser dans le regard vert et brun.

« Avons-nous le choix, Mon Seigneur ? »

Bard se contenta de regarder Thranduil, une expression peinée peinte sur son visage pâle comme la neige, encadré par les boucles de cheveux semblables à l'ébène. Thranduil put lire diverses émotions dans les yeux de Bard – l'incompréhension, la perplexité, le doute… La poitrine de Bard se soulevait un peu plus vite qu'auparavant, son souffle parvenait aux oreilles de Thranduil, lui rappelant combien l'homme était vivant alors qu'il aurait pu ne plus l'être à cet instant précis – et cette simple pensée serra la moitié du cœur de Thranduil ce n'était pas la première fois qu'imaginer un monde sans Bard provoquait cette réaction chez lui.

Les sourcils de Bard se froncèrent et Thranduil le vit mordre sa lèvre inférieure. Il remarqua la canine aiguisée qui torturait la chair rouge et sombre sans y penser. Il se surprit alors à se demander quel effet cela ferait de sentir les dents de Bard transpercer sa peau et ses veines.

Pour l'une des premières fois de sa très longue existence, Thranduil se sentit pris sur le fait quand son regard croisa celui de Bard et qu'il comprit qu'il ne lui avait pas masqué ses émotions, omettant d'ériger les barrières de son esprit. Il expérimenta une désagréable chaleur au niveau de son visage et réalisa qu'il venait de rougir malgré lui.

De façon étonnante, ce fut Bard qui reprit la parole le premier, dardant un regard sombre et dépourvu de joie sur le roi des Elfes.

« Je pense qu'il est temps que Sigrid et moi quittions Vert-Bois-le-Grand, Votre Altesse. »

Sans attendre une réponse de la part de Thranduil – qui, de toute manière, se sentait tellement bouleversé par l'émotion qu'il venait d'expérimenter qu'il aurait été incapable de formuler une phrase cohérente – Bard inclina la tête en direction de son hôte et quitta la chambre d'un pas décidé, son attitude ayant changé du tout au tout.

Thranduil suivit du regard sa silhouette qui s'éloignait, perplexe.

« Law den aníron », murmura-t-il simplement au bout d'un moment, les yeux posés sur l'encadrement de la porte.

Puis, refusant de se confronter aux émotions contradictoires qui s'emparaient de lui, et refusant tout autant de réfléchir aux dernières paroles de Bard, Thranduil quitta à son tour sa chambre afin de regagner une nouvelle fois la forêt, bercé par le hurlement du vent et conforté par la pénombre qui le cachait du reste du monde.