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Olana
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Les femmes se rendent et ne meurent pas.
Charles de Bernard.
Via Dino del Garbo; Florence, atelier du Maître Verrochio, une fin de journée du mois de décembre de l'an de grâce 1472…
La vingtième heure du jour sonnait au clocher de l'église. L'atelier du Maître s'était déjà vidé de ses élèves. Seul était encore présent Léonardo Da Vinci, trois pas en arrière face à la toile représentant
l'Annonciation(1) faite à la vierge Marie par l'archange Gabriel. Le regard du jeune homme semblait fasciné par le personnage féminin faisant face à l'être ailé. Sans doute avait-il inclus dans ce tableau bien plus qu'une représentation biblique. Le premier enfant légitime de Piero son père, était né. Depuis, il avait été oublié au cœur d'une cité où l'art prédominait sur toutes choses. Le bâtard qu'il avait toujours été, se sentait désormais plus seul que jamais. Avait-il pour autant fait transparaître sur le fond de sa toile cette douloureuse langueur, au point de la parer d'une aura particulière ? Sans doute, même s'il s'en défendrait jusqu'à la fin de ses jours.
Signore Verrochio, connaissait son histoire. Du fond de la pièce, il embrassait l'œuvre réalisée par le plus talentueux de ses élèves. Le tableau, tout en horizontalité, conférait à son paysage une atmosphère diffuse. La campagne toscane, perdue dans un lointain azuré, y brillait par son excellence. Complaisamment représentée, la nature profitait grandement de ces perspectives atmosphériques bleutées, tout comme la forte présence des deux personnages parés d'une rare élégance. Il émergeait du cœur de la toile, une impression diffuse encore inconnue que même le Maître n'était en mesure de définir.
La peinture de Léonard imposait déjà le respect des plus grands. Beaucoup lui reconnaissaient, déjà, un certain talent, une poignée lui prédisait un avenir brillant. Il en était persuadé, son élève entrerait un jour dans la lumière comme celle dont il maîtrisait déjà la magnificence. Son coup de pinceau était reconnaissable entre tous, tout particulièrement le travail d'orfèvre de ses drapés. L'on ne pouvait que lui prévoir une fulgurante réussite, même s'il n'en était qu'à ses balbutiements.
L'homme s'attarda sur le contour angélique du visage du jeune éphèbe, ses yeux clairs, ses cheveux d'un blond vénitien… tout chez le jeune artiste avait captivé son mentor. L'extrême délicatesse de ses traits, se disputaient la vaillance de son fameux mètre quatre-vingt-dix, qui impressionnait toujours les commanditaires de tableaux. C'était un fait, l'on ne pouvait détacher son regard de cette étrange présence, et lorsqu'il s'adressait aux gens de sa voix suraiguë, dont il jouait à merveille, peu résistait à son charme. A bien y consentir, les portes de l'atelier de Verrochio n'avaient pas été les seules à s'ouvrir devant le bel éphèbe…
Le professeur se résolut enfin à rompre le divin silence :
- Alora Léonardo, hai di pinto un magnifico arcangelo Gabriele ! (Alors Léonard, tu as peint un magnifique Gabriel !)
L'élève adressa un salut respectueux à son maître :
- Grazie Maestro. La sua conoscenza mi ha aiutato. (Merci Maître, votre savoir m'a aidé.)
- Che dire della madonna, se non che e splendida ! (Que dire de la madone, sinon qu'elle est splendide !)
- Non ho di pinto Maria. (Je n'ai pas peint Marie.)
- No ?demanda-t-il surpris. E allora, chi è ? (Non ? Alors qui est-ce ?)
- Non lo so, Maestro. Forse una donna che un giorno incontrero… (Je ne sais pas, Maître. Peut-être une femme qu'un jour je rencontrerai…)
Da Vinci déposa son pinceau dans un récipient en terre cuite empli d'eau. Il salua son professeur, attrapa son manteau posé sur une chaise et quitta l'atelier. Le regard du Maître demeura un moment sur la peinture humide. Une étrange impression habitait son esprit… les traits des deux personnages le fascinait déjà. Comment les autres résisteraient-ils à cette attraction. Un sourire se dessina sur ses lèvres, puis il souffla la chandelle. Alors que sa main était encore posée sur la poignée de la porte, la madone du tableau continuait à exercer une étrange fascination sur lui.…
À plus de huit cents kilomètres de la ville de Florence, s'apaisaient enfin les cris d'un nouveau-né, ses lèvres sur le sein de sa nourrice.
La petite fille tout juste née vivrait…
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« Prendre une page blanche,
y inscrire les premiers mots d'une nouvelle existence,
avant qu'ils ne s'envolent à jamais au pays de l'oubli.
Moi, Olana fille d'Ysendrill, je renais aujourd'hui à la vie.
Dimanche 25 martius(2)1497. »
Aux atroces cris de souffrance de la mère, faisaient échos les injonctions du médecin il fallait pousser, pousser encore. Désespérant d'y parvenir, la Comtesse d'Ysendrill prit le temps d'aspirer une formidable goulée d'air, avant de trouver le courage pour vaincre la douleur et de délivrer enfin ses entrailles. Elle occupait une place d'importance dans le pays du Velay, et ne devait en aucun cas montrer la moindre once de faiblesse, aussi lorsque vint enfin la délivrance, il s'opposa à son soulagement une prière, car l'enfant tout juste né demeurait emmuré dans son silence. Sa peau bleuâtre glissait entre les mains du médecin. Les femmes sages s'en remirent à Dieu. Il n'y aurait point d'avenir pour ce petit être de douleur. Ni son petit crâne blond ni ses paupières closes ne raviraient la femme qui l'avait pendant neuf mois, portée. Son vœu avait exigé la venue d'un mâle, et non d'une fille. Que cet amas de chair disparaisse de son horizon. Avoir payé un si lourd tribut de souffrance pour un si piètre résultat l'emplit de dégoût. Que la mort emporte l'enfant, jamais elle ne renoncerait à son désir d'enfanter un garçon.
Puisqu'on la lui reprenait sans délai, autant accepter ce destin. On considéra l'enfant mort, et on le remit entre les bébés d'une servante dont une larme de tristesse s'échappa de son regard meurtri. La perle salée rencontra l'épiderme glacé... la bonne femme alerta l'attention de ses maîtres :
- Elle vit Madame !
Le cri tant espéré, retentit faiblement mais sûrement. Ainsi naquit Olana d'Ysendrill, fille aînée des Seigneurs du comté de Faye un pâle matin de décembre de l'an de grâce mille quatre cent soixante-douze. Hermance la mère, fit un geste de la main, presque contrariée par cette nouvelle :
- Soyez sa nourrice…
Et ce fut tout.
Amélie lui offrit l'eau de la vie, et tout son cœur aussi. Elle la prit sous son aile et réchauffa ce petit cœur esseulé. Goutte après goutte, le lait du sein gonflé, devint nourricier pour l'enfant, alors qu'elle-même avait perdu le sien trois semaines auparavant. Le transfert d'amour fut immédiat. Le bébé reçut, en guise de cadeau de naissance, une mère de substitution. De temps à autre, sa génitrice quémandait à la voir avant de congédier la servante et ce bébé malingre du bout de ses doigts. Ses paroles douces promettaient tant d'amour :
- T'es mon p'tit bout d'bonheur à moi Olana. L'Amélie va bien s'occuper de toi tu verras. Allez choupette, j'ai plein de lait pour toi, tout ce que je voulais garder pour ma petite Bertille qui s'en est allée avec les anges, eh ben c'est toi qui l'auras, lui confia-t-elle à travers le rideau de ses larmes.
Petit à petit, l'enfant prit le poids de l'amour, aidée de sa nourrice qui lui apprit à sourire. Elle grandit vaille que vaille au cœur d'un château où les plaisirs se vivaient sans relâche.
Une année plus tard, Hermance mit au monde un solide gaillard pour la plus grande joie du duc Amaurie d'Ysendrill. L'on prénomma l'enfant Alaric, et l'on fit ripaille et moult fêtes dans les villages alentour, pour fêter la naissance. L'on ne s'attarda point sur le premier anniversaire de l'enfant à qui l'on offrit une chaîne en or sur laquelle pendait une petite croix en or. Le baptême du fils que l'on espérait prodige, accaparait bien plus d'attentions.
En revanche, elle reçut des mains d'Amélie son premier joujou, une poupée de chiffon qu'elle-même avait confectionnée en subtilisant des chutes de tissu dans l'atelier de confection du couturier du village.
Avec la complicité de son amie Pétronille, la tenancière de la maison des plaisirs « L'auberge du chien borgne », la brave nourrice s'était rendue coupable de vol pour le simple bonheur d'une enfant si jolie et si seule…
Patiemment, elle avait assemblé les morceaux d'étoffe, cousu l'ensemble, bourré de crin l'intérieur du corps et confectionné une chevelure des plus invraisemblables avec des morceaux de laine cardée (3), puis elle broda sur ce visage de chiffon, deux yeux, un petit nez tout rond et un fil de sourire :
- C'est pour toi ma p'tiote brioche dorée !
La petite fille babilla, tritura son joli cadeau en montrant fièrement sa petite quenotte tout juste éclose. Le sourire d'Amélie n'en comptait plus autant. Cela intriguait toujours l'enfant amusée par cette bouche édentée. Cela valait bien tous les efforts entrepris, pensa la bonne femme en riant de bon cœur.
L'enfant grandit à l'ombre de ses peurs. L'autorité de la mère, s'abattait à la moindre contrariété, quand elle accordait tant de faveurs à son fils bien aimé. Fierté de la famille, le garçon garantissait la continuité du nom, et rien ne pouvait entacher l'orgueil d'une mère par qui un tel miracle avait été possible.
Une autre fille vint agrandir la famille. Une enfant robuste dont les premiers cris s'entendirent dans tout le royaume et qui porta le doux nom de Bénédicte. L'aînée avait cinq ans. Elle ne reçut guère plus d'attention à ce moment de son existence. Si le père se montra attentionné envers sa seconde fille, la mère n'en fit pas une affaire d'État. Seules sa présence et sa beauté devaient s'étendre sur le Comté. Ses deux filles finiraient, à terme, par lui faire de l'ombre. Si le destin de sa fille aînée fut scellé en un tour de main, celui de la cadette lui donna du fil à retordre. L'enfant se montra rebelle et particulièrement difficile à élever.
Peu d'amour pour Olana, certes, mais une enfance libre dont elle sut profiter. On la laissa pousser telle une fleur sauvage en veillant à son éducation de personnes de hauts rangs comme cela devait être fait.
Son apprentissage de la lecture ne présenta aucune difficulté. La petite fille était curieuse et désireuse de suivre à la lettre les enseignements de ses précepteurs, vivait en autarcie au milieu d'un monde aussi vaste que le ciel dans lequel s'égaraient souvent ses pensées.
Adolescente, elle devint une ravissante jeune fille. Son teint diaphane ne présentait aucun défaut. Elle avait été épargnée par les vilaines épidémies qui emportaient fréquemment les enfants en bas âges.
Sa longue chevelure qu'on lui avait nattée durant toute son enfance se répandait à présent sur son dos. Abondante et légèrement bouclée, elle était le reflet d'un soleil à son zénith.
Sculpté dans les lignes de la grâce, son visage présentait une forme parfaite, un ovale délicat, où brillait un regard mélancolique d'une teinte vert émeraude. Bien souvent, la tristesse s'invitait plus que de raison. Elle ne comptait plus les soupirs s'échappant de sa gorge naissante. Son nez mutin adorait humer les parfums d'un printemps précoce, comme la froideur d'un hiver rigoureux, et sa voix mélodieuse était pareille à un chant de ruisseau dissimulé sous les herbes foisonnantes d'une prairie en été.
Au fil du temps, le regard des hommes engendra de la gêne chez la jeune fille. Qu'il s'agisse d'un palefrenier, d'un garde ou d'un fils de noble famille, tous ne semblaient pas nourrir des rêves convenables. Elle commença à se sentir indisposée, le jour où l'un d'entre eux caressa de sa langue ses lèvres charnues, en y joignant une malice qu'elle ne put ignorer bien longtemps.
Amélie rabattit un peu plus la capuche de son vêtement sur son visage, et toutes deux hâtèrent leurs pas sur le chemin du retour.
Lorsqu'elle en fit la confidence à sa mère occupée à broder un carré de soie, il lui fut répondu qu'il était normal que les hommes émettent quelques signes d'appétence. Les mâles quémandaient nombre de plaisirs charnels, surtout si la jeune fille se montrait disposée à y répondre. Le désir se devait d'être combattu au moyen d'une prière, ou l'impénitente pourrait bien apercevoir la porte de l'Enfer où il lui serait fait bon accueil. Olana frémit. La femme était-elle donc prédestinée aux bons vouloirs d'élans lubriques sans possibilité de s'en prémunir ? La beauté était-elle à ce point condamnable ? En guise de réponse, il lui fut interdit de se rendre sur les marchés. Elle devrait, désormais, se contenter de demeurer dans l'enceinte du château si elle ne souhaitait pas se départir de son honneur de femme.
Contrainte et forcée, elle poursuivit ses nombreux apprentissages, enfermée dans une cage dorée.
À défaut d'espace, son intérêt se recentra sur les arts. Peinture, poésie, musique, sciences… aucun précepteur n'échappa à sa soif de connaissance. Dès lors, les greniers poussiéreux du château familial accueillirent la poétesse qu'elle devenait parfois lorsque la quiétude des lieux était l'écrin de ses compositions.
Seul le pas léger d'un rongeur interrompait quelquefois sa concentration. Elle l'accueillait toujours avec le sourire, si bien qu'au fil du temps, elle avait fini par apprivoiser le petit animal, heureux de profiter de la largesse de la damoiselle des lieux. Un joli bout de fromage, ça ne se refusait pas comme ça !
Ainsi en avait-il été de sa jeunesse avant que l'assassinat de son époux ne la plonge dans un état de catatonie durant de longues semaines.
Olana fut jugée coupable, mais avec des circonstances atténuantes. Les cris et les suppliques de sa nuit de douleurs avaient été confessés aux juges par l'ensemble des domestiques du château. Le Seigneur Conrad n'entrait pas dans les dispositions de la noblesse du pays, et sa disparition en soulagea plus d'un. L'on traita l'affaire sous la brillance d'un or qui parut convenir à bien des administrateurs du Comté. Tant que la justice royale ne venait pas renifler les affaires des seigneurs de province…
Coupable donc, mais bannie de la communauté du village, et pompeusement excommuniée. Les nonnes refusèrent l'accès de leur couvent à une meurtrière bannie de la Sainte Église. Il s'offrit donc une autre destinée à la femme perdue, et ce fut par la grâce de sa nourrice Amélie. La duchesse fut recueillie par des dames que l'on qualifiait de mauvaise vie. Elles tapinaient à « La taverne du chien borgne » pour quelques pièces et une bonne bière, et possédaient bien plus d'humanité qu'il aurait été utile d'en compter. Ce n'était certainement pas un endroit convenable au vu de la bien-pensance, mais Olana trouva en cet endroit bien plus de considérations qu'elle n'en avait reçu de la part de sa famille.
Une fin misérable chez les catins du pays…ce n'était pas pour déplaire à la châtelaine, bien trop heureuse de se débarrasser de cette enfant indésirable, aussi s'amusa-t-elle à la placer sous le sceau de la perdition. Elle confia dix pièces d'or à son fils Alaric, et lui recommanda de les porter à son ancienne mère de lait qu'elle renvoya dans la foulée. Sa fille serait le péché personnifié pour la noblesse, comme pour les villageois
Pétronille acheta moult victuailles qu'elle redistribua aux pauvres du pays voisin affamé par de très mauvaises récoltes. Pas un de ces mauvais sous n'entrerait dans la maisonnée. Prudente, elle conserva une petite bourse au fond de laquelle s'échouèrent les cinq dernières pièces de la petite fortune d'Olana. Elle fit trois nœuds sur les cordons de velours pour conjurer tout mauvais sort, et l'enterra au pied du grand chêne qui montait la garde sur la taverne depuis plus de cent ans. S'il venait un jour à l'esprit de la jeune femme de contrer son destin, un peu d'aide ne lui ferait point défaut.
Ce jour-là, elle quémanda l'aide de son amie Amélie, des fois que sa tête se perdrait au cœur de ses propres réflexions…
Si cette dernière atteignait presque une moitié de centenaire, son esprit avait conservé une étonnante jeunesse et elle jura à son acolyte que même si la mort venait la cueillir cette nuit, elle s'en viendrait hanter l'endroit où le trésor avait été caché. Toutes deux crachèrent sur cette bonne parole, et l'herbe poussa au-dessus des racines du grand chêne, gardien du plus célèbre bordel du pays du Velay !
Olana fut introduite dans la maison des déshonneurs avec les honneurs. Chacune des pensionnaires l'accueillit avec un silence policé le jour de son arrivée. Ses cheveux hirsutes dissimulés sous la capuche en laine bouillie, comme les marques de ses blessures, provoquèrent un vif émoi. Comment pouvait-on cautionner une telle violence entre un mari et sa femme ? Même si parfois, quelques-unes d'entre elles se plaignaient d'une beigne malencontreusement partie lors d'ébats un peu trop agités, jamais cela n'avait été donné intentionnellement. Pétronille veillait aux grains.
Les jours qui suivirent, furent sans nul doute les plus douloureux pour Amélie, la seule mère qui n'eut jamais été présente pour elle. Mariée à seize ans, veuve à vingt, quel avenir pouvait espérer sa p'tiote brioche dorée comme elle aimait la surnommer ? Aucun, c'était une évidence, même avec l'argent veillé par le chêne, cela ne suffirait pas, elle le savait.
Si jeune et déjà privée d'avenir… toutes les fois où elle y pensait, un soupir s'échappait de la gorge généreuse de cette femme.
Pétronille, plus axée sur la santé de la frêle duchesse, s'inquiétait de la voir dépérir. Parfois, la disparition d'un morceau de pain ou d'une bouchée d'un fruit démontrait qu'Amélie était parvenue à lui faire avaler un peu de nourriture, mais en règle générale, le repas disposé sur la planche de bois revenait pratiquement intact. Se laissait-elle mourir ?
Par le biais d'un évènement incongru et libérateur, l'être en perdition se repositionna enfin sur le chemin de son existence.
L'on avait sommé Amélie de se rendre une dernière fois au château familial afin de récupérer quelques vêtements, un peigne en écailles, des fioles de parfums, une poignée de galons en satin, sans compter quatre paires de chaussures en cuir d'Italie auxquelles il fallait accorder une réelle valeur.
Ses toilettes de femme mariée avaient été gracieusement offertes aux prostituées des maisons de plaisirs, comme un ultime camouflet adressé à la meurtrière dont beaucoup, sous le sceau du secret, avaient approuvé le geste. Aucune trace de cette horrible tragédie ne devait subsister, avait déclamé haut et fort Grégoire, neveu et unique successeur de la famille Adhémarr.
Olana refusa à son tour de porter ses robes de jeune fille. Quitte à faire table rase de son passé, autant poser les fondations de sa nouvelle existence sur le terreau de l'infortune. Peut-être cela lui permettrait-il enfin de connaitre la valeur que l'on pouvait accorder à sa personne sans que le sort en ait décidé autrement.
La laine bouillie et le coton grossier remplacèrent la soie et le lin. La cordelette de chanvre se substitua aux peignes de nacre autrefois disposés gracieusement sur sa chevelure, quant au parfum de l'effort, il lui ôterait à jamais la senteur d'une noblesse pour laquelle elle s'était sacrifiée et qu'elle exécrait à présent.
Aidée de sa mère de substitution, elle jeta au feu ses anciennes robes, ses rubans et autres colifichets superflus. Elle offrit les parfums aux cocottes, trop heureuses de s'en asperger généreusement. Ce n'était pas tous les jours que l'on pouvait se vanter de laisser filtrer dans son sillage, les effluves des riches de ce monde, racontaient-elles en piaillant.
Il demeurait cependant un objet particulier que la bonne femme, à l'abri des regards indiscrets, avait soustrait de sa cachette. Au bas d'un mur, derrière une pierre descellée, était enveloppé un objet chéri par le petit cœur de l'enfant. À la hâte, on lui avait trouvé un abri de fortune. Emmurée, elle y avait passé une grande partie de l'enfance de sa propriétaire.
Pas peu fière de ne pas avoir oublié ce témoin du passé enfermé dans son antre, Amélie présenta le paquet entortillé dans un linge poussiéreux. Olana le prit entre ses mains en interrogeant du regard sa nourrice. Son esprit tracassé par les évènements l'avait plongé dans l'oubli, aussi comprit-elle qu'il devait s'agir d'un souvenir lié à sa vie d'autrefois, mais lequel ?
Alors que de ses doigts délicats elle dégageait précautionneusement les pans de tissu, son esprit tentait désespérément un retour vers un passé nébuleux, mais il paraissait presque impossible de mettre en ordre une existence aussi tourmentée. Et soudain, devant son regard attendri et perlé de tristesse, apparut un jouet, le témoin d'une enfance oubliée… une poupée une simple poupée de chiffon, douce et câline, laquelle détenait au plus profond de son corps bourré de crin, ses joies et ses peines, confiées avec ses petits mots maladroits. Autrefois jolie et parée de couleurs, la poupée avait fanée. Une moitié de sa chevelure, roussie par un feu, lui conférait une étrange allure. Comme un soldat s'en reviendrait de guerre, elle portait les stigmates de terribles blessures, mais elle avait tenu à cœur son rôle de confidente, bravant fièrement les sévices dont on l'avait affublée. Entre les bras d'Olana, l'amie fidèle avait été heureuse et son sourire éternel répondait à chacun des petits secrets confiés avec la fougue de l'enfance. L'amour et le réconfort la paraient de magnificence, quand la méchanceté s'était acharnée à la déposséder de sa beauté.
Silencieuse, l'aînée des Ysendrill laissa couler ses larmes. Emplie d'émotions, elle accueillait la nostalgie comme une bénédiction, une renaissance. Pour tous les moments de bonheur que lui avait offerts Nanette, son cœur s'ouvrit enfin à la délivrance. Sa main gauche délaissa son emprise sur le jouet pour chercher celle de sa mère de lait. Leurs doigts se lièrent avec force. Le passé n'était pas mort, juste oublié. En ce jour, il renaissait à la vie.
Amélie renifla comme toutes les fois où son cœur immense l'obligeait à déverser le trop-plein d'émotions, ce qui faillit éveiller une ébauche de sourire chez l'enfant devenu adulte.
C'était une fin d'après-midi… non… un soir, un soir d'hiver. Un feu ronflait dans l'âtre de la cheminée de sa chambre d'enfant. Une servante l'avait disputée… grondée même, parce qu'elle dédaignait de se coiffer, alors qu'il n'en était rien. Sa petite menotte peinait à empoigner correctement le peigne, c'était tout, mais la mauvaise femme s'était targuée de faire part de sa maladresse à sa mère, ce qui équivaudrait inévitablement à une punition. Chagrinée, l'enfant se préparait au coup de semonce parental, lorsque…
Une apparition merveilleuse l'avait un temps effrayée avant de lui plaire. Une créature très grande, dotée d'une splendide chevelure d'un blanc neigeux… des mots s'étaient frayés un chemin du plus profond de sa gorge, tandis qu'il lui avait emprunté l'ustensile avec lequel il disciplina précautionneusement, les nœuds rebelles. La petite fille avait été conquise… était-ce un magicien, un ange, un ami trop longtemps espéré qui ne venait jamais ?
Hélas… le souvenir furtif s'éteignit aussi vite qu'il était apparu.
Opéca et Rose, accompagnées de leurs habituels cancans, avaient rompu le charme. Peu amène aux démonstrations de tendresse, Opéca s'était contentée de demeurer à bonne distance de la jeune duchesse auréolée de sa tristesse, mais Rose, beaucoup plus démonstrative, s'approcha des deux femmes assises à terre et s'émerveilla devant le jouet. La petite mine de la propriétaire du jouet lui fit comprendre qu'il s'agissait d'un objet d'une belle valeur, et sa petite laideur fut très vite oubliée pour se concentrer sur sa nouvelle amie pétrie de chagrin.
Elle l'entoura de son bras avec beaucoup d'affection. Toujours à l'écart, la brune énonça sa pensée avec le naturel qu'on lui prêtait :
- Eh ben ça y est ? Tu t'es enfin décidée à laisses pisser les grandes eaux ?
Comme à l'accoutumée, sa blonde amie broda le reste de cette pensée commune aux deux ennemies :
- Il était temps que ce poison sorte enfin de toi, ma petite cocotte. Accorde à ces larmes le soin d'emporter ton malheur. Dois-je te rappeler que nous sommes là pour toi, et que rien ne vaut une alliance de femme pour déjouer la malveillance des hommes ?
Opéca, fronça les sourcils avant de reporter son attention sur la protégée d'Amélie, hésitant entre chagrin et reconnaissance pour ces femmes si attentionnées pour elle :
- Faut toujours que tu la ramènes toi ! Ouais, bon…j'vais aller nous chercher un p'tit quelque chose à boire, histoire de faire passer cette tirade à la mords-moi le nœud ma blonde amie ! répliqua la brune peu à l'aise en présence des sentiments exprimés.
Quelques instants plus tard apparaissait une Pétronille tout sourire. Ça y était… la p'tite s'était enfin décidée à faire sauter la bonde du tonneau ! Sa prose sortit avec fougue de sa généreuse poitrine :
- Eh ben ça fait du bien d'voir çà ! Comme par hasard, ce beau miracle arrive à point nommé, le jour où j'me suis donnée un mal de chien pour cuire une belle tête de cochon. Si ça s'arrose pas ça !
Emportées par un rire souverain, les femmes soulagées de s'en remettre à une image plutôt… réconfortante oublièrent souvenirs marquants et chagrins anciens, au moment où apparaissait Opéca, serrant comme si sa vie en dépendait, le goulot d'une bouteille en terre cuite. Elle remplit généreusement quatre verres, dont l'un, un peu plus que les autres :
- Allez, et sans fausse note !
- Je remarque, non sans insister plus que nécessaire, ce qui ferait se dissoudre les grâces dont je suis pourvue, combien le contenu de ton verre, se trouve légèrement plus conséquent que les nôtres ma très chère brune amie !
La fille de joie haussa les épaules, et proféra une réponse laconique :
- Tais-toi et bois !
-1- L'Annonciation : Le célèbre tableau « L'Annonciation » de Léonard de Vinci a été peint entre 1472 et 1475. J'ai choisi l'année 1475 pour la naissance d'Olana afin de faire coïncider au mieux la réalisation de ce tableau avec son année de naissance. Je ne peux me montrer plus précise. D'après mes recherches, l'on ne peut dater véritablement cette peinture, c'est approximatif, j'ai donc choisi pour elle.
- 2- Martius: mois de mars selon le calendrier julien introduit par Jules César en 46 av. J.-C. C'est le pape Grégoire XIII qui imposa le calendrier grégorien. En France, il fut adopté par Henri III le 9 décembre 1582.
- 3 -Laine cardée : le cardage régularise la laine en rubans, et permet de retirer les dernières impuretés.
