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Troublante rencontre...
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J'aimerai croire aux anges... les vrais... ceux qui ne demandent pas la foi en échange !
Anonyme.
Village d'Aiguilhe, à proximité de la ville du Puy-en –Velay, matin du 10 octobre 1496.
Les représentants de la justice seigneuriale(1), fondement et instrument du pouvoir des gentilshommes, n'auraient jamais imaginé devoir élucider une affaire aussi épineuse. La famille Ysendrill jouissait d'incroyables prérogatives dans le Comté. Privilèges et immunités, avait accordé à ces gens un rang social particulièrement élevé. Si certains avaient cherché à assouvir une curiosité malsaine, des faits inexplicables et largement dissuasifs survenus dans leurs existences les obligèrent à abandonner leurs investigations. L'on préféra ignorer sur ce qui s'affichait ostensiblement.
Cependant, il s'avérait difficile de passer outre la justice royale. Ses représentants n'étaient guère connus pour se montrer conciliants en matière de corruption. Les préoccupations du roi de France Charles VIII, concernant les guerres d'Italie, lancées deux ans plus tôt, l'enjoignit à déléguer un peu de son pouvoir à ses représentants de l'ordre public.
Lorsque ces derniers foulèrent le Pays du Velay avec la ferme intention de faire la clarté sur un meurtre inhabituel, la noblesse, peu amène à se laisser trainer sur le bûcher de ses vanités, se trouva fort inspirée en expliquant au Comte, combien il devenait pressant de faire front ensemble. Il n'était pas bon que l'étranger soit investi d'un droit de regard sur des affaires qui méritaient leurs parts d'ombres. La Sainte Église se mêla à cet épineux débat, apportant sa pierre angulaire aux revendications des seigneurs du Velay.
Face à cette détermination, une somme considérable versée par le père de la meurtrière dirigea l'enquête sur les rivages d'une folie extraordinaire. L'on para l'ancienne épouse des tourments de l'esprit qui en oblige à perdre la raison. Cette explication justifia fort bien son geste, sans que sa famille ait à en subir de fâcheuses conséquences.
Devant l'éloquence du silence dans lequel la pauvre femme s'était emmurée, et après moult palabres qu'une rhétorique admirable servie convenablement, le tribunal consentit à lui éviter l'échafaud, afin de ne point entacher davantage un nom que de sombres manœuvres avaient placé au sommet du pouvoir. L'on joua sur quelques témoignages bienveillants, afin de conserver l'honneur de feu le seigneur Adhemarr. Les vilaines vérités demeureraient à jamais figées dans la noirceur, et Anthelme, le fils que l'on avait oublié, prit enfin les rênes d'un pouvoir tant convoité. La justice du souverain s'en trouva satisfaite, et consentit à apposer le sceau royal sur l'acte de condamnation, et s'en retourna vers la capitale, non sans avoir profité d'un banquet particulièrement riche.
Les autorités ecclésiastiques, quant à elle, appuyèrent délibérément sur l'immoralité de l'épousée. Il leur semblait inconvenable de laisser échapper une intrigante à leur coup de semonce. Dans le lot des considérations apportées à la famille de l'accusée, elles consentirent à faire un acte de charité chrétienne exceptionnel, en votant ,à l'unanimité, le refus d'une condamnation à mort. Toutefois, elles s'aidèrent d'un sermon dûment nourri pour prononcer une terrible excommunication en y mettant le ton, ce qui avait valeur de péché suprême aux yeux des paroissiens de la ville, non mécontents de la tournure prise par les évènements.
L'on hua la jeune duchesse toujours aussi muette, sous le regard chaleureux de Geoffroi de Pompadour, le futur évêque dont l'ordination épiscopale avait été repoussée suite à ce retentissant procès. On lui refusa l'autorisation de prendre part à la délibération concernant cette peine ecclésiastique.
L'homme de foi suspecta un zèle un peu trop appuyé de la part de ses pairs. Pour un chrétien, c'était une punition très grave, une mise à l'écart définitive, l'abandon de Dieu comme une éternité vouée aux tourments de l'Enfer.
L'excommuniée s'enferma davantage dans sa prison mentale, acceptant la mise à mort de sa foi comme une dernière gifle. Pour appuyer les dires, l'on cita Saint Mathieu : « Je vous le dis en vérité, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel. », et la voix de l'Église se tut sous les acclamations de la foule satisfaite du sort alloué à l'infâme !
À l'énoncé de ces mots, les larmes coulèrent, emportant dans leurs sillages l'innocence de la femme qu'elle avait été jadis. En ce jour commençait sa pénitence.
Cette affaire avait pris l'apparence d'une rose sur laquelle l'on avait fait disparaître, par un obscur tour de magie, les épines blessantes. Aidé de son esprit acéré, l'homme d'Église flaira un arrangement profitable aux deux parties. La noblesse savait parfois faire les yeux doux à ses directeurs de conscience. Geoffroi prit en pitié cette jeune femme. Au moins la mort lui avait été épargnée. C'était déjà ça.
La nébulosité du pouvoir de l'Église tracassa sa conscience. Long avait été son noviciat. La médecine lui avait longtemps fait les yeux doux, mais l'amour d'un Dieu qu'il pensait servir avec ferveur avait eu raison de ses hésitations. En ces heures sombres, le doute s'infiltra en son cœur.
Et la raison l'habitait, car… au beau milieu de ce bout de territoire agité, s'étaient immiscés Azazel et deux de ses subalternes. Durant trois jours, ils avaient écumé chacune des tavernes de la région, laissant fleurir quelques questions sur leurs lèvres malsaines concernant l'affaire secouant le pays, mais rien ne leur sembla d'une réelle importance.
L'on promit également, une belle pièce en or aux prostituées sachant délier leurs langues à un autre usage que celui dont elles étaient pourvues. Cela tombait bien, l'on disait les femmes aux mœurs légères très bavardes. Beaucoup racontèrent peu, et peu en dire beaucoup, mais chacune d'entre elles, s'échina à broder sur de l'inutile. Il n'en résulta que des accouplements bestiaux où certaines filles endurèrent la malignité de ces créatures dont l'apparence n'en laissa rien deviner.
Aucun oubli ne fut à déplorer, pas même La Taverne du chien borgne, mais ce soir-là ne s'y était montré ni Opéca, alitée par la faute d'une mauvaise toux, ni Rose, évoluant chez les seigneurs de cette campagne française. En cet endroit, rien ne fut dit, car il n'y avait rien à savoir sinon que l'ancienne duchesse serait introduite dans cet endroit de perdition à la fin de son procès, et qu'elle y poursuivrait son existence en tant que domestique.
Il restait, néanmoins au serviteur de Satan, un désir à assouvir. Il s'en délectait déjà. Le malheur se savourait. Point n'était besoin d'en perdre une miette.
En cette matinée d'un mois d'octobre plutôt frais, une charrette à foin devint le carrosse de l'ancienne duchesse. Tout le comté de Faye se trouvait de part et d'autre du chemin où la carriole chargée du poids du péché avançait au rythme du pas du cheval de trait. La boue collait aux roues, éclaboussant au passage les plus curieux les punissant de leurs morbides curiosités. L'on avait fait revêtir à l'ancienne comtesse une robe d'un rouge infamant. Tête baissée, mains croisées sur son ventre, ses cheveux abîmés soulevés par une froide bise, la jeune femme subissait plus qu'elle ne vivait, un destin sordide. Cependant, elle s'était enfin délivrée de son bourreau.
La vie semblait avoir déserté ce corps gracile. Aucune émotion n'avait filtré chez elle depuis son arrestation par la garde royale. Elle obéit à toutes les injonctions, sans prononcer la moindre parole.
Le chemin de croix de la fille déchue traversa le village. À son passage, un terrible silence s'imposa. La curiosité mêlée à une certaine satisfaction clouait le bec au plus impudent.
En y réfléchissant bien…la culpabilité se portait tout aussi bien chez la noblesse que chez les petites gens, pensèrent les hommes et les femmes présents, alors pourquoi la fille habillée de rouge, ne perdrait pas un peu de cette dignité dont elle se parait auparavant ?
Les pas lourds du percheron semblaient trainer sous ses sabots toute la misère de cette femme. Tête baissée, mains croisées sur son ventre, ses cheveux abîmés soulevés par une froide bise, la jeune femme subissait plus qu'elle ne vivait, un destin sordide. Cependant, elle était enfin délivrée de son bourreau. Comme elle paraissait maigre, chétive, avec son teint pâle, son regard hagard et son malheur en guise de parure.
Tout attentionné au passage de la carriole, personne ne remarqua la créature encapuchonnée, se tenant à distance de la populace. Son manteau de laine noire ne trahissait aucun signe distinctif de richesse. Tout juste l'aurait-on pris pour un voyageur de passage tant il se faisait discret. Lorsqu'il aperçut Olana prostrée, il prêta un peu l'oreille :
- « Qui aurait pu prévoir ça ? Une fille de Seigneur jugée pour crime…»
- « Ça nous change des voleurs de poules ! »
- « Chacun son tour. Y'a pas qu'les p'tites gens qui doivent bouffer des racines ! »
- « Vous savez rien de c'qu'elle à supporté cette femme. L'Conrad, c'était pas un mari facile… »
- « Manquerait plus qu'on la plaigne ! Comme si certaines de nos filles ne souffraient pas des vilaines manières de certains seigneurs…tu crois qu'on les défend celles-là ? »
Que l'on pouvait en dire au sujet d'une femme aussi insignifiante, pensait le démon Azazel, néanmoins, les vices dont pouvait être porteur le genre humain, et dont il aimait jouir à outrance, ne le lasserait jamais. Que cela soit du côté des nantis comme celui des plus pauvres, l'humain ne serait jamais fiable. Cela le conforta dans son désir de lui nuire, et tout en se délectant du sort qui lui serait réservé, il se questionna sur l'utilité de ces cancans pour une chose aussi insignifiante. Cela aurait été un assassin de plus grande envergure…passe encore, mais ce féminin si lâche à en courber l'échine…
Ses pas feutrés le dirigèrent du côté du maréchal-ferrant, tout occupé à surveiller sa forge. Travailler son feu ne lui permettait que spasmodiquement de prendre part au spectacle se jouant non loin de là, mais il succomba au défaut de la curiosité, et en oublia un fer plongé au cœur des flammes de sa forge. Il proféra un juron avant de le retirer vivement, le positionna sur l'enclume et le battit en rythme.
Cependant, l'intention du serviteur de Satan fut contrée par un vieil homme à l'apparence modeste. Un bâton de cèdre lui tenait lieu de canne, ce qui assurait à sa démarche l'équilibre nécessaire. Une longue cape de laine bouillie, grise et informe recouvrait un corps perclus de douleurs dues à son grand âge. Il émergeait de ces tissus, un visage aussi ridé qu'une vieille pomme dévoré par une barbe mousseuse à la blancheur hivernale. Une membrane translucide recouvrait deux iris clairs, lui conférant un air de sagesse. Combien ce regard, avait-il pu admirer de choses dans son existence ? Probablement un nombre incalculable.
La petite créature fit entendre l'écho de sa voix grêle :
- Un bien triste destin pour une jeune femme enserrée dans une existence étroite et sans saveur…
- Comment sais-tu cela vieillard ? interrogea sèchement le démon.
Un long soupir s'échappa d'entre ses lèvres avant qu'il ne réponde à ce questionnement :
- J'ai connu cette petite alors qu'elle n'était pas plus haute que trois pommes posées l'une sur l'autre. Pauvre enfant qui n'aura goûté qu'à la colère d'un époux, l'ayant conduite à se défendre, et non à l'assassiner.
L'artisan contra immédiatement ces paroles :
- C'est pas c'que j'ai entendu. Y paraitrait…
- Il n'en parait pas plus que ce que l'Intendant du palais des Ysendrill me confia, ajouta-t-il d'un ton plus affirmé. Je connais sa famille depuis fort longtemps. Le mensonge n'a pas élu domicile dans cette honorable maison !
Le palefrenier, décontenancé, fixa l'ancêtre en s'interrogeant sur ce brusque changement de ton, puis il préféra retourner à sa tâche, abandonnant l'étranger à ce vieil homme décidément très au fait de la situation de la fille des Seigneurs.
Soucieux d'avoir perdu un temps précieux, le démon en conclut que cette femme ne possédait rien d'autre que le néant. Cela parut lui suffire. Il ne doutait pas un instant de son prochain trépas tant on l'avait dépeinte aussi fragile qu'un roseau. Lorsqu'elle paraitrait devant lui, Abahin se chargerait alors de son destin.
L'homme à la chevelure de neige rabattit un peu plus sa capuche sur son visage, resserra les pans de sa cape contre sa poitrine. Le cliquetis des poulaines en métal noir de l'étranger avait accaparé toute son attention. Ses doigts noueux se croisèrent discrètement tandis que ses lèvres semblaient réciter une prière muette.
Azazel se rapprocha à pas lent de sa monture, agrippa ses rênes d'un geste ferme, puis chevaucha l'animal. Donnant de l'éperon, lui et ses acolytes s'enfoncèrent sans la forêt. À l'abri des regards, s'ouvrit entre deux conifères, une brèche intemporelle d'où émergeait une odeur de souffre. La couleur du feu y brillait sans relâche, émettant un crépitement singulier. Comme s'ils s'étaient attendus à la voir apparaître, les êtres sombres s'engouffrèrent à l'intérieur, se promettant de revenir semer le chaos. Ce monde ne perdait rien pour attendre. Son temps était compté.
L'homme qui paraissait ne plus avoir d'âge avait suivi le groupe de cavaliers jusqu'aux abords de la forêt. Ses yeux, abîmés par le temps, avaient soudain retrouvé toutes leurs jeunesses. Ils scrutaient l'endroit où s'étaient évanouies les trois silhouettes. Quelques mots s'échappèrent d'entre ses lèvres :
- Ils reviendront… c'est une évidence !
- Nous le savons, lui fut-il répondu.
Cette réponse ne paraissait point le surprendre. Au contraire, son genou, doté d'une souplesse étonnante, effectua une génuflexion, tandis qu'il poursuivait son dialogue :
- Je serai digne de vos enseignements, car mon cœur brûle de mon amour.
- Aime comme tu es, et son royaume te sera acquis.
Le corps se lia à la sensibilité de l'esprit, lui accordant le geste et les mots d'une prière. Sous les assauts d'un zéphyr au parfum de myrrhe, les feuillages des arbres tanguèrent de la gauche vers la droite, avant de s'immobiliser.
Soudain, il n'y avait plus personne. Le temps reprenait sa course…
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Près d'un cours d'eau, tout près de « La taverne du chien borgne », le jeudi 2 mai 1499.
Au beau milieu d'une clairière serpentait une rivière née au cœur des montagnes couvertes de sapins. Son cours capricieux charriait dans son lit un sable brillant qu'un soleil généreux éclairait généreusement de sa lumière. Les hauts mélèzes le dissimulaient des curieux, offrant à cet endroit la paix et la sérénité. Non loin des berges avait été construite une petite masure de fortune, constituée de rondins de bois. Elle abritait un chaudron en cuivre un peu noirci, quelques baquets de bois, et des pots recelant un mélange de suif de chèvre et d'écorces de bouleau.
Les damoiselles officiantes à la taverne usaient et abusaient d'une belle quantité de linge. En conséquence, une fois par semaine, si le temps le permettait, l'on venait en groupe s'adonner à deux pratiques tout à fait distinctes la lessive, et les cancans de femmes. Rien n'était plus plaisant pour celles que l'on nommait « Les horizontales », de se vanter de leurs exploits de la nuit. Ils s'en contaient des histoires, énormément, et parfois de très cocasses, mais l'on en riait beaucoup et sans la moindre méchanceté.
En ce jour, Olana était seule. Toute à sa tâche, elle alimentait le feu sous le chaudron où l'eau commençait à frémir. En temps ordinaire, les corvées de nettoyage n'étaient pas de son recours, mais quelquefois, elle souhaitait venir en aide à Jeanne, la petite servante de l'auberge. La jeune fille avait tant à faire…surtout au changement de saison, où l'on prenait grand soin des nombreux draps et autres couvertures. Les lits se devaient d'être confortables, et surtout accueillants si l'on souhaitait pouvoir y exercer le plus vieux métier du monde.
Ces jours-là, l'on s'occupait également des jupons, chemises en toile fine, richesse réservée en temps usuels à la noblesse, mais que les filles de joie portaient grâce aux largesses des chevaliers et autres nobliaux venus s'encanailler les soirs de beuveries. Les corsets et bas de laine méritaient également un traitement de choix. N'était-ce point là des outils de travail de grande importance ? Et l'on finissait par les torchons et autres linges de cuisines.
L'auberge du chien borgne devait son nom à un petit roquet teigneux qui avait perdu l'un de ses yeux à la suite d'un accident. Pelotonné sur un coin du comptoir, l'animal avait trouvé sa juste place. Les clients l'aimaient bien. De toute façon, si l'on ne souhaitait pas se mettre à dos la patronne, mieux valait flatter les flancs de son chien avant de pouvoir flatter quelques seins ! Il fallait le voir faire tourner en bourrique sa patronne, trop heureuse de s'en remettre à l'amour de son animal. Beaucoup s'en moquaient, mais au fond, il n'était pas bien méchant, et souvent une petite tape affectueuse venait approuver son sale petit caractère.
Bien qu'il n'ait été qu'un petit corniaud sans prétention, l'animal demeurait à jamais un souvenir vivace dans le cœur de la bonne femme, et cela même après sa mort. Sans doute avait-il été l'enfant qu'elle n'avait jamais…
C'est en ce lieu de perdition qu'évoluaient les prostituées en toute quiétude. Venues d'horizons divers, de familles éclatées, le plus souvent maltraitantes, ou de veuvages précoces, elles s'étaient bâti un semblant d'avenir. Le mari de la patronne avait contracté, des années plus tôt, une vilaine fièvre. L'homme s'était montré brave envers une épouse qu'il avait su séduire de quelques mots, aidé d'une danse. Désormais veuve, elle se contentait « d'engranger l'foin » comme elle l'affirmait, et pour se faire, elle comptait sur sa verve auprès des commerçants chez qui elle se ravitaillait en victuailles et en bières. Ce n'était pas parce qu'elle ne portait aucun attribut qu'on allait la lui chanter à l'envers, s'évertuait-elle à aboyer de sa voix rocailleuse.
Et en effet, l'on n'avait pas fini de la respecter comme il se devait, d'autant que la porte était fermée aux mauvaises gens.
Après mûre réflexion, un mâle savait d'instinct où se trouvait son intérêt…
Ne plus déboutonner un pantalon pendant des jours…ça finissait par user son homme !
En ce bel après-midi printanier, il n'y aurait aucun babillage plaisant pour agrémenter le travail de l'ancienne duchesse. La plupart des filles de joie s'étaient rendues au Puy-en-Velay, où des colporteurs venus d'Italie promettaient des étoffes soyeuses sur l'un des plus grands marchés de la région. Olana avait décliné l'invitation. Si pour les autres femmes il était bon de se montrer coquette, elle avait définitivement renoncé à ce qu'elle considérait à présent comme un péché.
Cela coûtait beaucoup, et son argent ne pouvait être dépensé pour des frivolités. Il était bien assez durement économisé comme cela.
Tout en remuant le linge, il lui vint l'envie de fredonner un air de la Cour. Son professeur de chant la disait douée… sa mère pensait tout le contraire et n'était jamais plus contrariée que lorsqu'elle poussait la note sur des hauteurs inespérées.
- - « Quelle déplaisance ! » déclamait-elle alors du bout des lèvres en renvoyant l'adolescente dans sa chambre.
Olana ne s'en laissait point conter et persistait à se perfectionner, mais jamais elle ne chantait les rares fois où elle assistait à des banquets offerts aux invités de passage par ses parents. Elle se contentait de regarder toutes ces belles gens évoluer avec la grâce de leurs conditions sans prendre part aux réjouissances.
Ce temps-là était loin… si loin…
Alors qu'elle étouffait les flammes afin de pouvoir secouer son linge dans l'eau grisâtre, son attention fut attirée par un bruit singulier. L'on entendit distinctement quelques branchages être secoués non loin de l'endroit où elle se trouvait. Elle cligna des yeux, une fois, deux fois…
Une silhouette diaphane émergea de sous la frondaison des arbres. Elle semblait auréolée d'une brume évanescente. L'astre était pourtant déjà haut dans les cieux. Cela ne se peut, pensa la jeune femme, abritant ses yeux d'une vive clarté. Sa respiration s'intensifia. Et si c'était un voleur ? La taverne se trouvait à cinq cents mètres c'était déjà bien trop loin pour que quelqu'un l'entende si elle se mettait à crier.
Elle chercha autour d'elle le bâton dont elle se servait pour remuer le linge, s'en empara, et reporta son attention sur la personne qui s'avançait dans sa direction.
Au fur et à mesure de sa progression, se distingua chez cette personne une grâce infinie. La méfiance d'Olana demeura, mêlée à une intense curiosité. Il naquit en elle un sentiment étrange, un peu comme si ce moment avait été prévu de longue date. Cette réflexion apporta son lot d'interrogations comme de surprises. Pourquoi un tel ressenti ? Elle persista néanmoins à observer l'inconnu avec beaucoup d'attention.
Il était porteur d'un étrange style vestimentaire. Ce dernier ne correspondait en rien à la mode en vigueur chez les seigneurs du comté, mais elle devina immédiatement une certaine noblesse dans son apparence. Tout en lui inspirait le respect, à commencer par la souplesse de sa démarche, confirmée par ses pas mesurés.
Était-il jeune, plus âgé ? Il était difficile de le déterminer tant sa posture comme sa tenue semblait sortir d'une époque révolue.
Un manteau de taffetas aux reflets orangés, non, à bien y regarder, il ne s'agissait pas d'un manteau, mais d'une toge, tel que les portaient les antiques Romains, voire certains personnages religieux. Comme c'est étrange, pensa-t-elle aussitôt, un vêtement aussi disparate dans une région de campagne, cela ne se voit jamais. Ce tissu savamment placé sur l'épaule gauche avec son lot de plis gracieusement disposés en demi-cercle du côté droit de son corps l'intéressa au plus haut point. L'envers de l'étoffe était d'une surprenante couleur verte, très vive, en harmonie avec le tapis de verdure recouvrant le sol printanier. L'on distinguait la manche d'une longue chemise blanche sur laquelle avait été noué, à mi-hauteur, un ruban de soie.
Si ses atours paraissaient singuliers, que dire de sa chevelure…une véritable parure ! Rassemblée vers l'arrière de sa tête, elle laissait apparaître une multitude de boucles magnifiques. Jamais elle n'avait vu un homme porter la coiffure avec autant de grâce, jamais elle n'avait vu de représentation masculine plus belle ! La beauté comme la bonté y avait élu domicile, cela ne faisait aucun doute. Je ne peux détacher mon regard du sien, pensait-elle, dans ses yeux je me vois différente…
Le soleil où peut-être la magie semblait le parer d'un halo de lumière, un peu comme si les cieux lui envoyaient une offrande… un cadeau.
Elle soupira, ne sachant désormais quelle attitude adopter. La crainte demeura chevillée au corps. L'on ne se débarrassait pas ainsi de tant d'années de peurs. Ses mains tremblaient plus qu'elles n'auraient dû et son cœur s'affola. Même sublime, cet homme pouvait se montrer dangereux, comme l'avait été Conrad, qu'une étrange beauté avait paré de vices. D'instinct, elle recula trop méfiante pour lui accorder la bienséance auquel tout étranger devait avoir droit, d'après son éducation, mais les temps de politesse n'avaient plus lieu d'exister en cet endroit déserté.
L'être sembla le comprendre. Il s'arrêta à une distance honorable, ou du moins à celle qu'un gentilhomme se devait d'avoir en présence d'une Dame. Ses bras s'écartèrent de son corps… il orienta les paumes de ses mains vers les cieux, offrant sa bienveillance en guise de bienvenue. Olana ne put détacher son regard de ses mains longues et fines. Fascinée, elle contempla les rayons du soleil s'infiltrer entre chacun de ses doigts. Le tout formait une harpe harmonieuse de lumière. Son esprit s'emplit d'une humeur peu commune. Cela ressemblait à de l'amour…de l'amour mêlé au plus profond respect. Les sentiments s'entremêlaient, se jouant de son cœur qui, sous la bousculade de ses ressentis, battait à tout rompre. Sa respiration s'accéléra.
Son bâton devint un appui précieux pour un équilibre devenu précaire. Je ne crains plus rien… je n'ai plus peur…
Avait-il entendu ses paroles ? Il lui sourit. Je n'ai plus peur…
Le temps parut s'éterniser. Il n'y avait plus aucun souffle de vent. Un silence inhabituel, assourdissant, occupait l'espace de ce lopin de terre en cette partie du monde. Alors s'entrouvrit une brèche dans le cœur d'Olana. Un élan peu commun la poussa à abandonner son emprise sur le morceau de bois qui tomba à ses côtés. Elle avança de quelques pas… juste quelques pas…
Sans même réfléchir à la portée de son geste, elle tendit les mains vers lui, comme le ferait le petit enfant qui réclame l'aide de son parent pour ne pas tomber. Il fit à son tour un pas dans sa direction. Sa voix monta vers elle. Elle n'était que réconfort :
- Abandonnez vos craintes… je parcours cette terre dans la paix de celui que je sers avec amour. Mes mots ne sont que prières et vœux enflammés.
La voix d'Olana jaillit comme une source vive :
- Et qui servez-vous avec tant de volonté, Monsieur ?
- Celui qui Est…
Loin de l'intriguer, ces mots au contraire l'apaisèrent. Cependant, elle demeura prudente. Bien des loups se dissimulaient sous l'aspect d'un agneau :
- Acceptez un bonjour Gente Damoiselle, comme ce respect que je vous dois. Mes pas jusqu'à vous m'ont portés, guidés par la douceur d'un chant plaisant. Qu'il me soit pardonné pour la peur en votre sein éprouvé. Mon intention est toute autre. Je n'ai pour l'être que bonté et compassion.
Quelle douce voix, pensa-t-elle aussitôt, et quel bonheur de la manier avec autant de justesse et de valeur ! Depuis combien de temps ne lui avait-on point adressé de compliments ? Seule sa nourrice Amélie, d'aussi loin que remontaient ses souvenirs, ne s'en lassait jamais. Cette brusque constatation l'abîma dans une profonde réflexion où s'invita un excès de mélancolie. C'était ce que je vivais tous les jours...autrefois :
- La tristesse blesse les âmes et assèche les cœurs Damoiselle. Devrait-on les nourrir de peurs et de craintes, quand la joie et l'amour espèrent les remplir de leurs vœux ?
- Ce sont là de si belles paroles... l'espoir, longtemps berça les miens…
Le regard de l'étranger se reporta sur la petite croix en or posée sur la gorge laiteuse de la jeune femme. Loin de n'être qu'un bijou de parade, elle portait encore l'espoir. Il ne s'était pas tout à fait éteint :
- Se montrer digne de sa foi, accorde à l'être toute sa valeur. De lui elle se nourrit, comme le lait fait grandir l'enfant auprès de sa mère. Veuillez excuser l'éloquence de mes paroles…bien des malheurs se sont dévoilés à moi en ce jour. Je suis un envoyé au service des pauvres, des malades, des malheureux comme des repentis. Je parcours ce pays, et bien d'autres horizons.
- Vos intentions se montrent louables. Je vous envie, Monsieur. J'ai oublié ma ferveur d'autrefois, mais en aucun cas ne l'abandonnerai à la cruauté de ce monde. Mais, me voici soudain dépossédée de mes manières, et je manque à mon devoir de politesse…je vous adresse le bonjour.
Dissimule-t-il une arme ou un mauvais dessein à mon encontre ? se questionnait-elle.
- Je ne possède rien d'autre que mes prières en guise de bagages et mon devoir de porter assistance à ceux qui en ont besoin, s'exprima doucement l'homme, aussi vais-je accepter avec joie vos paroles.
Servirait-il la Sainte Église ?
- Non, lui fut-il répondu alors qu'elle n'avait pas desserré ses lèvres.
A-t-il entendu mes pensées ? J'ai l'impression d'être nue comme au jour de ma naissance…pensait-elle, troublée.
- Appartenez-vous à un ordre en particulier ? Vous me semblez remplir votre devoir avec tant de dévotion…
- Je n'ai pour seul dessein que celui de répandre la parole de Dieu, mais le cœur des hommes devient sourd. Votre voix s'y entendrait pour lui rendre l'ouïe !
Le sourire s'offrit enfin. Il y répondit sur le champ.
Brusquement, elle se souvint du peu d'attention qu'elle avait apportée à sa toilette, comme à son apparence physique. D'un geste discret, elle tira sur le tissu de son tablier, espérant discipliner les quelques plis disgracieux, tenta de replacer une ou deux mèches folles dépassant de son fichu de lin, mais elle renonça bien vite. Sa chevelure se montrait bien trop indisciplinée. Après s'être approché à une distance convenable, un temps de silence s'installa avant qu'il ne soit rompu.
L'on pouvait naître dans de la soie et manquer de l'amour le plus élémentaire. Elle se reprit très vite, du moins aussi vite qu'il lui fut possible de le faire tout en adressant un sourire à l'inconnu :
- - C'est si gentil à vous, Monsieur. Désirez-vous quelque chose ? Vous seriez-vous égaré ?
À son tour, l'homme demeura quelques instants silencieux avant de lui répondre :
- Bien au contraire. Je crois bien n'avoir jamais perdu ma route depuis l'écoute de votre chant. Une admiration ne se veut complète qu'après en avoir identifié sa source.
- C'est trop aimable de votre part. Avez-vous faim ? Je n'ai qu'un peu de pain et de fruits, mais je veux bien les offrir en partage.
Un salut répondit à son offre, accompagné d'un sourire discret. Il n'était que la représentation d'un remerciement, non d'une malveillance. Je n'ai rien à craindre de lui, se dit Olana, enfin rassurée.
- Je vous laisse le pain, mais il me plairait de me désaltérer Damoiselle.
- - C'est que… je ne possède aucun verre… répondit-elle en désignant ses affaires.
- - Bien au contraire, Damoiselle. Ne disposez-vous point d'une coupe de choix ? dit-il en dirigeant son regard sur ses mains.
Elle suivit son regard. Quelle étrange requête que celle-ci. Oui… s'entendit-elle répondre, pour un être tel que lui, je peux le faire, et d'un geste lent, alors que son regard le fixait avec bienveillance, elle empoigna la anse de la cruche en grès qu'elle tendit vers lui :
- - Emplissez Monsieur, et buvez tant qu'il vous plaira, car je ne puis me résoudre à laisser la soif vous tourmenter.
Serrant ses doigts afin que l'eau ne s'enfuie point, Olana vit l'homme remplir la coupe providentielle, avant de baisser humblement son visage. Elle était fascinée par l'étrange couleur de sa chevelure nuageuse. Un blond vénitien comme il était rare d'en voir sous ces latitudes. Son large front ne comportait aucune ride, aucune cicatrice. La pureté de cette peau l'interpella. Les gens d'ici portaient tous plus ou moins quelques marques sur leurs traits. La vieillesse, la maladie, les accidents de la vie… cela se lisait partout, mais chez cet être, il n'y avait rien qu'une beauté presque surnaturelle.
Lorsqu'il releva son visage aux proportions parfaites, son regard la troubla plus que de raison. L'iris composé d'une douce teinte grise était bordé d'un cercle noir. L'ensemble offrait à ce regard une étrange sérénité, comme si l'on plongeait à la surface d'un lac sans la moindre ride. Elle en oublia de desserrer ses mains, lesquelles continuaient à laisser échapper l'eau.
Un sourire éclairait les traits magnifiques de l'étranger. Comme cette beauté lui paraissait admirable… son regard ne put se détacher de celui pour qui sourire n'exigeait aucun effort. C'est lui qui rompit le silence de ses mots :
- - Qui dois-je remercier, Damoiselle ?
Elle se reprit très vite avant d'énoncer son prénom :
- - Olana…
- - Olana ?
- - Quelques lettres, c'est tout ce qu'il me reste.
Il ne se départit point de son énigmatique sourire, et poursuivit la conversation :
- - Damoiselle Olana, il se pourrait que nous nous rencontrions à nouveau.
- - Vraiment ?
- - J'emprunte souvent ce chemin pour vaquer à mes tâches.
La jeune femme s'enferma dans sa réflexion. Ses pensées semblaient l'absorber :
- - Elle me parait bien noble, mais si incertaine quant à sa finalité.
- - Devrais-je pour autant m'éloigner du dessein qui est mien ?
- Pardonnez mon impudence, s'excusa humblement la jeune femme.
- N'en faites rien. Je poursuis ardemment une quête et ne saurais m'en défaire. Peut-être un jour aurons-nous l'occasion d'échanger quelques pensées à ce sujet, Damoiselle.
Puis, aussi soudainement qu'il s'était montré, l'homme la salua humblement, avant de faire quelques pas en arrière. C'est alors qu'un détail frappa son esprit, il était pieds nus. Si son épiderme effleurait l'herbe tendre, qu'en serait-il des chemins pierreux ? Immédiatement, elle fit un pas en avant. Se rapprocher de cet être si particulier devenait soudain impératif. Il lui sourit tendrement. Attendait-il cette réaction ?
- - Monsieur… vos pieds sont nus…la terre vous porte, certes, mais elle peut parfois se montrer dure.
Il tenta de la rassurer :
- - Il ne faut pas vous en inquiéter, je n'en souffrirai point.
- - Je ne puis vous laisser poursuivre votre route sans faire preuve de cette charité qui est mienne. Tenez… dit-elle en s'emparant de l'une de ses paires de bas de lins qui avait séché tout l'après-midi sur la corde tendue entre deux troncs d'arbres, cela ne sera pas la juste dimension, j'en conviens, mais au moins vous n'aurez point à souffrir de rudesses lors de votre marche.
- - Damoiselle, commença l'homme en levant sa main droite…
- - J'insiste… faites-moi ce plaisir… s'il vous plaît… prenez !
Sans plus attendre, elle s'empara de la main de l'homme afin d'y glisser le petit linge. Le contact fut succinct, mais si intense ! Une myriade de frissons parcourut son corps, un sentiment de paix envahit son esprit comme après une prière salvatrice. Sa respiration s'intensifia sans qu'elle n'en comprît la raison. Tous ses sens s'accordèrent, la plongeant dans une sorte de félicité. L'inconnu le perçut. Un soupir s'échappa de ses lèvres. Il la fixa un moment, et dans ce regard se concentra toute la bienveillance du monde, du moins en fût-elle convaincue :
- Monsieur, si nous sommes destinés à nous revoir…vous plairait-il de vous présenter à moi ? demanda-t-elle l'espoir chevillé au corps.
Il s'inclina une dernière fois avant d'énoncer son nom :
- - Gabriel, tout simplement Gabriel… pour vous servir.
- - Quelques lettres pour le nom d'un archange… mais vous le portez si admirablement.
- - C'est une douce pensée, dictée par une remarquable piété !
Les humeurs de la jeune femme s'assombrirent :
- - Ne pensez pas cela de moi, Monsieur, je vous en prie. Votre déception se montrerait à la hauteur de mon propre chagrin.
Son visage se baissa sur ses mains croisées. Que valait une tristesse enfouie, quand elle n'exigeait qu'un peu d'attention ?
- - Quam ut praeveni et qui crediderit in te ? (Comment décevoir celui qui croit en toi ?)
La surprise lui fit lever la tête. N'avait-elle pas entendu quelques mots de latin ? Ce n'était pas une langue commune chez les gens du pays. Seules les personnes de haute extraction comme les serviteurs de Dieu l'employaient, et il lui avait bien signifié que tel n'était pas le cas. Dommage qu'ils eussent été prononcés si doucement, car elle n'eut pas le temps de les comprendre, de plus, l'homme s'éloignait déjà, aidé de sa démarche aérienne :
- - Pax vobiscum, gente Damoiselle. (Que la paix soit avec vous)
Son ouïe ne l'avait point trompée…c'était bien du latin, et cette fois, elle apprécia la teneur du message délivré avec des accents de paix et de douceurs.
Avant qu'il ne disparaisse sous les frondaisons des arbres, il l'aperçut passer le dos de sa main sur ses paupières. C'était un geste qu'il prendrait l'habitude d'entrevoir désormais… mon petit séraphin…entendit-on se perdre au milieu du chant des oiseaux.
La jeune femme poussa un soupir. Cette rencontre l'avait bouleversée sans qu'elle en comprenne la raison. Mais… était-ce des larmes qui mouillaient ses joues ?
-1- Justice seigneuriale : Elle constitue au Moyen Âge la prérogative politique par excellence, et représente le pouvoir des seigneurs. Sa compétence recouvre toutes les causes nées sur le territoire de la seigneurie elle s'étend donc au civil à tous les habitants, ainsi qu'au pénal et à tous les délinquants arrêtés sur ce territoire.
