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Un livre

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« Un livre est quelqu'un. Ne vous y fiez pas. Un livre est un engrenage. »

Victor Hugo

20 Northmoor. Dimanche 5 septembre 1937, Oxford, Royaume-Uni.

L'été semblait ne jamais vouloir tirer sa révérence. Ce mois de septembre s'annonçait exceptionnellement chaud, comme l'avait été la jolie journée dominicale partagée en famille. Penché sur son ouvrage, un professeur spécialisé en vieil anglais au Pembrok College, apportait la touche finale à l'une de ses créations, « The Hobbit », une histoire imaginée pour ses enfants, avec lesquels il avait tissé des liens précieux. L'écrivain cultivait autant son art que son goût pour la discrétion. Les maux, subis dans les tranchées lors du premier conflit mondial, avaient fait apparaître des stigmates. Depuis, l'homme ne se sentait jamais mieux qu'à l'abri d'une humanité jugée défaillante et fragile.

Cet homme portait le nom de John Ronald Reuel Tolkien. Son récit narrait les hauts faits d'une poignée de nains menée par un roi déchu de son titre. Tout ce joli petit monde suivait un magicien obscur, dont la légende le précédait, et qui se nommait Gandalf. En somme, une histoire comme il aurait pu en exister tout un tas d'autres dans un domaine aussi riche que celui du conte merveilleux.

Si la rédaction s'était montrée plaisante pour ce passionné de littérature anglaise, et de langues anciennes, l'inspiration semblait avoir coulé de source, alors que ses efforts étaient dirigés sur d'autres travaux d'écriture beaucoup plus ambitieux, retraçant la genèse des premiers Âges de l'univers de la Terre du Milieu. Qu'un tel désir d'écrire se soit ancré en lui n'était pas le fait du hasard, car au-delà de sa propre conscience, l'on avait guidé à la fois sa plume et son esprit. Au cœur de ses songes s'était infiltrée la trame principale du récit afin de servir au mieux l'accomplissement d'un plan d'importance.

L'ouvrage devait être remis entre les mains d'un agent de la maison d'édition londonienne George Allen & Unwin, le lendemain en fin de matinée. Alors qu'il lui apportait les dernières rectifications, il se souvint de l'insistance de Susan Dagnall à faire publier le manuscrit promu à un si bel avenir. Son ancienne élève s'était occupée de le mettre en relation avec un homme charmant, professant dans le domaine du livre. Lui aussi prédisait une belle popularité, ce qu'il avait lu d'une traite. Peu démonstratif, l'écrivain n'avait consenti à cette entreprise qu'avec l'aval de son épouse bien-aimée, Edith.

La jeune fille qu'elle avait été autrefois avait sillonné le ciel de son existence sans relâche comme une étoile filante traverserait le ciel en digne conquérante, pour ne plus jamais le quitter. Depuis, elle le parait de sa lumière, et avait endossé le rôle très envié de muse.

Dans le monde imaginaire de celui qui entre-temps était devenu son mari, elle occupait désormais une place de choix et portait le nom de Lùthien, une elfine parée d'une beauté irréelle et possédant le don de la danse. Elle emporterait ce patronyme jusqu'au plus profond de son tombeau. C'était là bien plus qu'une affaire d'amour.

Ses pensées s'interrompirent, alors qu'on tapotait sur le bois de la porte. C'était elle. Elle seule connaissait les habitudes de son tendre mari concernant ses moments consacrés à l'écriture. En temps ordinaire, elle ne le dérangeait sous aucun prétexte, mais ce soir-là il veillait un peu trop tard. Il lui serait difficile de se lever aux premières lueurs du jour, s'il persistait à faire fi de l'heure.

Affichant un sourire auquel l'homme de son existence ne savait résister, elle pénétra dans son antre. Son stylo à encre encore positionné entre ses doigts, le professeur répondit au sourire qu'on lui offrait :

- John Ronald Reuel, combien de fois devrais-je vous dire que votre temps de sommeil est aussi important que celui passé à la rédaction de vos travaux d'écriture ! énonça-t-elle enroulant ses bras autour des épaules de son mari, et posant sa joue contre sa tempe.

Le ton faussement réprobateur d'Edith l'emporta vers de lointains souvenirs où de grandioses discussions les enflammaient tous deux. Sa main se posa délicatement sur celle de son épouse. Il effleura la douceur du métal doré de son alliance. Plus de vingt années de mariage, et toujours aussi épris de son éternelle beauté. Sans doute se trouvait-il ici le véritable conte de son existence :

- Edith, mon aimée…il me restait un mot d'importance à écrire sur la dernière feuille de ce récit. Accepteriez-vous que nous l'écrivions ensemble ?

- Ensemble, et sous le sceau de l'amour ? Je m'en remets à vous John, répondit Edith avec toute la douceur qu'elle fut en mesure d'inclure dans sa voix.

La main de l'homme se posa sur la main de la femme. Un instant plus tard, le mot « Fin » fut tracé à la plume. Ensemble, les époux quittèrent la pièce.

À l'heure où le jour nouveau prenait le pas sur l'ancien apparut Gabriel. L'ouvrage terminé, trônait sur le bureau en bois de noyer massif aux lignes épurées. L'apparition évanescente se déplaça avec une grâce infinie en direction du meuble où les feuilles, parfaitement ordonnées, avaient été rangées à l'intérieur d'une chemise en cuir. C'était une histoire si légère, si enfantine, qu'aucun être en ce monde n'aurait pu soupçonner le destin qui l'attendait.

Lentement, ses mains se joignirent en coupe. Un livre relié de cuir rouge, dont la couverture représentait un dragon, apparut au creux de ses paumes. La volonté divine se chargea de l'ouvrir sur des pages vierges de toute écriture. Au son d'une mélodie céleste, s'élevèrent dans les airs des centaines de mots. Comme une multitude de papillons s'agitant autour d'une flamme, ils tournoyaient au-dessus du papier vélin, parés de leurs pouvoirs. Les mots longs et précieux, les noms élogieux, les descriptions majestueuses comme les actions les plus aventureuses… chacun était le dépositaire d'un morceau de l'histoire. Tour à tour, ils se posèrent avec délicatesse sur chacune des feuilles offertes, où ils se mirent à briller intensément, avant de s'ancrer à l'intérieur du papier en lettres gothiques.

Le récit du professeur se mêla à l'espoir et à la foi. Page après page, il tisserait un lien fragile entre le souverain elfique Thranduil Vertefeuille, et l'ancienne comtesse Olana d' Ysendrill, lorsqu'elle aurait enfin le loisir de l'avoir en sa possession.

Si au cœur du conte régnait en maître un farouche dragon, un monarque y avait tout autant sa place. Sa présence n'était pas anodine. Elle avait été magnifiée, et bien plus détaillée que dans le récit original. L'amour paternel avait œuvré pour faire de ce travail un très joli conte, le Divin œuvra pour lui octroyer une dimension prophétique. Le Hobbit, ouvrait la porte sur un monde de féérie où l'écrivain avait inclus une petite partie du grandiose projet qu'il entretenait avec amour depuis des années. Un monde d'une infinie complexité, né de son imagination, du moins le pensait-il, car cet endroit existait réellement… quelque part.

Il s'articulait comme tous les autres autour d'un axe conduisant le Bien et le Mal à se livrer de farouches batailles, et tout ceci sans que les populations existantes ne s'en soient doutées un seul instant. Ces créations faisaient l'objet de toutes les attentions de la part de deux entités divines, comme de deux entités malfaisantes. C'était là un équilibre précaire, que l'on pouvait penser extravagant, mais au fil des siècles, poètes et musiciens, écrivains et comédiens, rêveurs et magiciens accédèrent à des mondes qu'eux seuls pouvaient toucher du doigt. L'art était le plus sûr moyen pour y parvenir et jouir de leurs richesses. Chacun aurait aimé faire don d'un tel partage, mais hélas, l'humanité demeurait sourde à la beauté, et l'on accusa de folie celui qui avait recouvré sa vue originelle.

Satan, l'avait depuis toujours compris… dans les racines du Bien se dissimulaient les faiblesses dont le Mal s'était nourri tout au long de ses forfaitures. Elles desservirent l'âme des êtres et les poussèrent à commettre crimes et injustices, à s'autoriser des pouvoirs dont ils ne disposaient point, et haïr la pensée divergente. L'homme perdit alors ce dont son Créateur l'avait pourvu. Il vacilla aussi sûrement qu'une flamme sur laquelle soufflait le vent de la discorde. Les différences causèrent plus de mal que les coalitions entre nations. John le vécut aux fins fonds des tranchées d'une terre étrangère.

Aussi, aidé de sa foi offerte par une mère aimante, l'écrivain parvint à donner forme à ce monde entrevu dans son esprit. Son amour pour l'écriture, avait rendu possible ce dernier projet d'envergure, sous l'attention constante des Archanges Gabriel, le guide, et de Raphaël le guérisseur. Ses maux, éloignés pour un temps, permirent à l'auteur de laisser courir sa plume sur le papier. À présent, il était temps pour Olana de pénétrer au cœur de ce royaume, mais… Satan était aux aguets. Dans l'esprit de l'ange déchu se nichait la volonté de découvrir ce que l'agitation des armées célestes tentait de dissimuler. Ces derniers temps, le guerrier de lumière Mickaël, se trouvait sur tous les fronts, traquant sans relâche la moindre intention d'Asmodée dictée par son Maître. Ces agissements devaient avoir une bonne raison d'exister. Avant que ne vienne la fin des Temps, annoncée par les trompettes de l'Apocalypse, un dernier plan divin devait avoir été échafaudé. Il ne pouvait en être autrement, mais quel était-il ?

Sans en avoir encore la pleine connaissance, c'était là un dessein qu'il convoitait de toutes ses forces. Damner le pion à celui qui l'avait aimé, chéri, initié, et s'octroyer enfin un pouvoir digne de son ambition, c'était là, une dernière trahison dont il souhaitait être l'instigateur. Bientôt, l'espérait-il, on le libèrerait de son emprisonnement.

Alors son règne viendrait…

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Dans la forêt de Languelet, près du village d'Aiguilhe, le samedi 11 Novembre 1499, fête de St Martin...

« Tue ton cochon à la Saint-Martin, et invite ton voisin. » Ce dicton valait bien un jour de fête ! Il coïncidait avec les foires agricoles auxquelles les paysans du Comté assistaient. L'on y vendait des oies grasses, et des cochons ventrus. Les valets et servantes proposaient leurs services à de nouveaux maîtres, et l'on s'acquittait du paiement des baux et des fermages.

C'était également une occasion offerte aux nantis, pour faire preuve d'un semblant de générosité envers le petit peuple. Un acte de charité, une fois l'an, permettait de s'offrir une bonne conscience auprès des autorités cléricales. Le reste de l'année, elles fermaient les yeux sur les agissements les plus discutables. L'on savait s'accommoder des faux semblants dans les campagnes profondes.

Aimaient-ils tant à s'emplir de compliments qu'il n'en faille en passer par un excès de prétention ? Beaucoup le pensaient. Tous profitaient de cette manne providentielle et chacun en tirait une belle satisfaction. Charité bien ordonnée commence par soi-même, se disait-on. Pourquoi cela paraissait-il si compliqué de l'appliquer sur sa propre personne, pensait Olana fermement décidée à ne s'accorder aucune circonstance atténuante pour son crime.

Sans doute parce qu'il n'existait rien de pire en ce monde que tuer un être humain, même si celui à qui elle avait ôté la vie ne méritait pas les quatre fers d'un chien.

La culpabilité n'était pas encore prête à se déloger de ses épaules. Aujourd'hui encore, elle se tenait à l'écart des festivités ayant lieu au village. Une promenade en forêt semblait plus propice à ses états d'âme, d'autant que les premières neiges recouvraient tout ce qui se trouvait à portée de vue. Parées de leurs costumes hivernaux, les branches des colosses de verdure pliaient sous le poids d'une multitude de flocons aussi fragile que splendide. Malgré l'air vif et piquant, c'était une joie de parcourir la campagne plongée dans un silence cotonneux. Il régnait en cet endroit une paix harmonieuse, de celle que l'on ne souhaiterait rompre sous aucun prétexte, aussi veillait-elle à le respecter consciencieusement.

Entre deux sapins probablement centenaires, apparaissait les collines environnantes, toutes tapissées de blanc. Elles se détachaient du bleu azur des cieux aussi limpide qu'un cours d'eau en été. Olana se sentait transportée hors du temps, en un endroit où la paix régnait en maîtresse. Elle s'en trouva, néanmoins troublée par les babillages d'un enfant, un petit garçon dont l'âge avoisinait les six ans. Curieux, son regard s'était arrêté sur la jeune femme lui faisant face. Une pive de sapin blanc entre ses petits doigts, l'enfant s'était immobilisé en plein milieu du chemin, et semblait fasciné par la présence de cette jolie dame aux longs cheveux bouclés. Il manquait une quenotte au sourire offert avec tant d'innocence. Un temps lui fut nécessaire pour comprendre que cette marque de gentillesse lui était destinée.

Comme il était réconfortant d'apercevoir le monde de l'enfance abriter encore de belles valeurs en son sein ! Hélas, le charme se rompit si vite, qu'elle ne sut se composer une attitude de circonstance. Une jeune fille s'approchait du bambin, armée d'un petit courroux que seules craignent les âmes jeunes :

- Je t'ai déjà dit de ne pas t'éloigner !

Soudain, son regard rencontra celui de la promeneuse. Loin d'apaiser son inquiétude, la vision de l'ancienne châtelaine eut de quoi raviver ses craintes. Elle enserra la menotte du garçonnet et l'entraina à sa suite :

- Rentrons ! intima-t-elle

- Z'ai rien fait de mal… z'ai souri à la dame, persistait-il à se défendre, tandis qu'on l'enjoignait à accentuer son pas.

- Nous n'avons pas le droit de lui parler, finit-elle par lui dire légèrement excédée par l'insistance de son petit frère à obtenir une explication un peu plus consistante, Père nous l'a interdit !

- Mais pourquoi ? Elle est si belle…

Ainsi devait-on se parer d'un silence devant sa présence, en plus de fuir ? C'était là deux vilaines sentences. Un long soupir la fit presque souffrir, puis elle se résigna et pivota sur ses talons. Un flot de souvenirs émergea dans son esprit. Elle aussi avait été une sœur pour Alaric, elle aussi avait guidé ses pas lors de promenades hivernales qu'aucun maléfice n'avait souillé de ses vices. L'innocence et l'amour les liaient encore…

Tandis que ses pensées s'accordaient à l'exercice de sa marche, apparu au détour de son chemin, un lièvre. Immobile à quelques mètres d'elle, il la fixait de ses prunelles sombres, entouré d'une brume légère. Elle s'accrochait aux branchages des mélèzes, comme si les parer d'un voile de pudeur pouvait dissimuler leurs nudités. Les sapins se mêlaient à ces arbres si hauts qu'ils semblaient toucher le ciel. Un sourire se dessina sur les traits de la jeune femme attendrie, à la fois par l'animal et la nature qui l'entourait.

Elle s'accroupit, en espérant ne pas l'effrayer et l'admirer encore un peu, mais le craquement d'un morceau de bois le fit détaler. Il prit ses distances avec l'humain comme si sa vie en dépendait.

Étonnée, Olana se tourna vers la source du bruit. À première vue, elle ne distinguait rien, mais elle s'accorda le temps nécessaire pour s'habituer à la douce pénombre du sous-bois à l'approche de l'hiver. Un parfum d'encens et de myrrhe l'invita à clore les paupières. Comme il paraissait étrange d'être ainsi emportée par la senteur sucrée et tenace d'une telle fragrance…

Cela lui rappelait quelque chose ou… quelqu'un. Elle rouvrit précipitamment les yeux, pour apercevoir, non loin d'elle, un halo de lumière enveloppant une créature.

Rencontrée quelques semaines plus tôt près d'un cours d'eau, elle semblait toute aussi belle que la première fois où elle lui était apparue. Toute à son admiration, la jeune femme attendit patiemment d'être approchée par la douce présence.

Gabriel affichait un sourire réconfortant sur ses traits parés de lumière. Il la salua poliment, dirigeant son regard sur l'endroit où c'était tenu un peu plus tôt, le lièvre :

- Puisse-t-il trouver refuge parmi les siens et passer l'hiver en un endroit où l'homme ne saurait le chasser, dit-il de sa voix apaisante.

Elle lui rendit son sourire, en appuyant ce vœu de sa bonne volonté :

- Je me joins à votre souhait, Gabriel.

Son regard sur elle se posa. La bienveillance de l'être semblait s'abriter dans chacune de ses paroles. Un sentiment de paix naquit en son cœur et l'envie de répondre à son sourire ne la quitta plus. Il est des êtres pour qui la méfiance n'aura jamais lieu d'exister, pensa-t-elle en ramenant les pans de son châle sur sa gorge.

Comme lors de leur précédente rencontre, il portait une robe longue ceinte par un lien doré où apparaissaient sept nœuds. Le haut de sa manche droite, était enserré d'un ruban de soie couleur ciel, tandis qu'un manteau pourpre, couvrait la moitié de son corps telle une toge romaine. Sa chevelure bouclée retombait avec une grâce infinie de chaque côté de ses épaules. Comment un être peut-il être doté de tant de beauté, ne cessait-elle de s'interroger. Tant d'amour semblait l'habiter… elle soupira.

Mais soudain, elle aperçut ses pieds nus, lacés à l'intérieur de sandales fines, peu adaptées au rude climat de ce coin de campagne. Son attention fut détournée par un fait étrange… à l'endroit où il se tenait, la neige avait fondu.

Petit à petit, un rayon de soleil perça les nuages alanguis. Il offrit la lumière et la chaleur à de très jolies retrouvailles :

- La morsure du froid doit vous faire horriblement souffrir, Gabriel. Qu'avez-vous fait des bas de laine que je vous avais donnés ?

- J'en ai fait don à plus pauvre que moi, répondit-il humblement.

Ses lèvres s'étirèrent en un mouvement subtil et délicat qui semblait évoquer la perfection. Ce sourire irradiait de bonté, de pureté et de grâce. Elle y répondit du mieux qu'il lui était possible de faire. Un tel exercice ne se pratiquait plus guère dans son existence. Il fallait tout réapprendre. En guise de réponse, le regard de Gabriel s'illumina d'une lueur étincelante. Il exprimait une joie discrète, mais sincère.

Ses yeux embrassèrent le paysage alentour :

- Il est bon parfois de ralentir son pas, admirer la nature qui nous entoure, et prendre conscience de la grandeur de l'œuvre céleste. Me tiendriez-vous compagnie pour ce moment de contemplation Olana ?

- Avec joie, répondit-elle enthousiaste.

Tous deux marchèrent en direction d'un arbre mort, couché sur le manteau neigeux. Avant de prendre place sur le tronc de bois, elle reporta son regard sur les pieds de l'homme doté de sa plus belle foi, avant de s'agenouiller, ôter le châle posé sur ses épaules pour en recouvrir la partie du corps qui lui causait tant d'inquiétudes :

- Si vos intentions se montrent louables, vos inquiétudes sont infondées Olana.

- Promettez-moi d'accorder un peu de répit à ce qui vous porte avec tant de courage, au moins le temps de notre échange.

- Alors, il en sera ainsi fait, puisque tel est votre souhait.

Le silence reprit ses aises. Comment pouvait-elle ignorer la beauté resplendissante de cet être ? Aucun onguent, aucune potion n'aurait pu l'offrir à personne, se dit-elle en baissant son visage vers le sol, et cette beauté-là n'est pas empreinte d'un mauvais dessein…

Un nouveau soupir contraria ses humeurs. De mauvais souvenirs réapparaissaient :

- Aux blessures de l'âme, le cœur ne peut y faire plus que se taire. C'est à lui qu'il faut porter secours quand les ombres l'enserrent…

Elle leva son visage vers lui…des larmes silencieuses trahirent son chagrin :

- Vos mots soignent une peine que le temps ne peut guérir sans exiger de moi un trop lourd tribut.

Gabriel désigna un tronc d'arbre couché sur le sol que les bûcherons avaient abattu :

- Prenons un moment de repos. Accordons à la parole le soin d'éclore au temps qu'il lui plaira.

- Je ne sais si elle y consentirait… répondit la jeune femme après un temps de réflexion.

- C'est alors qu'elle n'est pas encore prête. Le silence est l'étui de la vérité.

Elle opina de la tête, préférant mettre à profit ce temps de répit pour préparer sa parole. Comment s'y prendre pour livrer une confession qu'elle enchaînait depuis si longtemps ? À cette réflexion se joignit un geste d'inconfort dont elle n'aurait su dire s'il l'indisposait vraiment, où s'il ne l'invitait à faire fi des convenances pour enfin se libérer. Elle triturait ses mains sans parvenir à leur accorder un peu de calme et de sérénité.

Gabriel rompit l'instant indélicat aidé de cette grâce dont elle ne parvenait pas à se lasser :

- Olana, j'ai là un présent pour vous. Ne le refusez point, car un acte de générosité ne peut être contrarié, même si votre éducation vous apprit le contraire.

Il sortit de sa besace un ouvrage un peu plus grand que son livre de prières, et le lui tendit. L'intensité de son regard ne pouvait le tromper. Les Arts lui parlaient aussi sûrement qu'un chant d'oiseaux. Autrefois, lire était l'un de ses passe-temps favoris. La bibliothèque du château familial regorgeait de manuscrits anciens où très souvent elle s'adonnait au plaisir de la lecture. Hélas, c'était un privilège accordé au clergé comme à la noblesse. Il n'entrait pas dans les prédispositions des petites gens, de s'emplir de savoir quand l'incertitude d'une récolte tracassait leurs esprits chagrins. Remplir les ventres restait leur principale préoccupation.

Cela n'avait jamais été le cas d'Olana, du moins jusqu'à ces derniers temps, mais lire lui était désormais impossible. Tout juste avait-elle pu sauver de la débâcle son missel(1), qu'elle chérissait plus que tout :

- Un livre est un cadeau précieux, parvint-elle enfin à énoncer d'un filet de voix.

- Lire l'est encore plus, car c'est aidé de la connaissance que s'élève l'âme.

La main d'Olana demeura en suspens. Le regard perdu dans le vague, elle sentait la culpabilité l'envahir. Comment accepter ce cadeau, alors qu'elle redoutait tant de lui apprendre son passé ténébreux…il était temps de s'en délester. D'un geste vif, elle se leva et s'agenouilla aux pieds de la créature si belle :

- Pardonnez à la brebis égarée que je suis Gabriel, pardonnez-lui son silence. Je ne veux ni ne peux le conserver davantage, aussi me faut-il refuser votre offrande, quand mon cœur et ma raison m'en dissuadent. Vous me pensez pure, mais il n'en est rien. Mon passé me dessert et me pèse tant, qu'en ce jour je dois m'en confesser auprès de vous…

Elle lui conta le meurtre, les coups portés, et le sang sur les mains, le remords, la souffrance et sa foi bafouée. Comment se relever d'un aussi mauvais destin ?

Alors qu'elle lui parlait, mêlant ses larmes aux mots déversés telle une marée sauvage, il la fixait de son étrange regard. Au fond de ses yeux pâles se dessinaient deux cercles sombres aussi impressionnants que bienveillants. Bientôt la parole devint inutile. Seul le lien les unissant la maintenait encore en vie. Alors, Gabriel s'exprima de sa voix douce et profonde :

- C'est en moi que Son amour se loge. J'ai la douce mission de le restituer à qui voudrait bien s'emplir de sa lumière, et je ne peux me résoudre à y renoncer. Olana, je vous entends. Si votre genou devait se plier, cela ne serait pas devant moi.

La recommandation de Gabriel fut accueillie avec tempérance. Elle s'assit, se positionna face à lui et attendit. Alors ils se parlèrent…

- Je connais votre misère, les combats et les tribulations de votre âme, je les aie pris à ma charge. Mais aux questionnements qui sont vôtres, j'oppose ceux-ci… quelle main frappa la première… la vôtre ou la sienne ? Quels sentiments furent vôtres à l'énoncé de votre serment de mariage… espérances, vertu, foi et obéissance ? Et ceux de votre époux ? Que portiez-vous en votre cœur, quand le sien n'était fait que de haine ? Est-ce vous qui aviez changé, ou sa nature qu'il avait prétendument dissimulée ? Cherchez au cœur de vos réponses, et vous trouverez l'absolution. Dieu vous a déjà pardonné. Avant même que vos pas ne se dirigent vers lui, ses bras se sont ouvert pour vous accueillir.

Au fur et à mesure de son élocution, le monde semblait se dissoudre au milieu d'une brume opaque. La jeune femme sentit naître au plus profond de son être une vérité contre laquelle elle avait toujours dû lutter :

- Comment pourrait-il accorder le pardon à une meurtrière ?

- Lui seul y pourvoit. Comme un berger rassembler ses brebis, son amour se porte sur chacun de ses enfants.

- Le pensez-vous vraiment ? interrogea-t-elle Gabriel, le cœur gonflé d'espoir.

- Douter c'est ôter de la force à sa foi. Ce n'est pas la dague qui tua votre époux, mais la malice. Était-elle de votre fait ? Elle commandita votre main, mais… si je l'armais ici et maintenant, tuer vous semblerait-il aisé ?

- Je…non…non bien entendu. Je ne peux expliquer mon geste, ma vie entière n'y suffirait pas, mais je sais au moins que jamais la malice ne trouva refuge dans mon esprit.

- Nourrissez cette noble certitude, Olana, elle en aura besoin. Hélas, certains desseins s'accomplissent sans que l'on en soit le décisionnaire. Corrompre est une tâche aisée pour le Malin et ceux qui le servent. L'ombre s'infiltre dans les failles et fait son œuvre.

- Vous semblez détenir une sagesse qui m'est étrangère et que je n'ai à aucun moment trouvée dans mon Missel(1).

À son tour, Gabriel émit un soupir. Les réponses d'Olana fusaient sans que la perfidie ait eu le temps de s'y loger. Il adressa un sourire bienveillant à la jeune duchesse :

- Transgresser une loi divine exige un temps d'expiation, mais plus la faute est portée comme un fardeau, plus elle asservira l'esprit à la malignité.

- Je ne peux m'en décharger, répondit hâtivement la jeune femme. Il me faut vous avouer autre chose Gabriel… j'ai été excommuniée.

Son visage se contracta sous l'effet de la douleur. Ce mot était toujours aussi douloureux à énoncer. Des larmes perlèrent sous la frange de ses cils blonds :

- L'on m'a dépossédée du peu de foi qu'il me restait… et c'est pour moi une terrible sentence. Je croyais en Dieu… ma foi vacille plusieurs fois, je l'avoue. J'en ai honte… mais depuis votre apparition dans la clairière par une belle journée de printemps, j'ai senti mon cœur s'enivrer d'un nouvel élan. Mes mots ont une piètre allure tant l'urgence de les énoncer leur ôte cette flamboyance dont il me plairait de les nimber, mais j'ai pris conscience de l'importance de croire pour ne pas mourir, pour qu'à chaque aube nouvelle, je puisse trouver la force de continuer à avancer là où mes pas me porte. Je ne serai plus jamais digne d'être entendue par un prêtre, mais je peux encore m'en remettre à Dieu au-delà de la volonté des hommes qui m'auront condamnée à juste raison. Pardonnez-moi d'avoir douté, Gabriel, pardonnez-moi, je vous en prie. Quelques paroles de votre part suffiront. Je ne désire rien d'autre qu'apaiser le feu de mon âme.

Le regard de l'un pénétra le regard de l'autre. Il y eut un long moment de paix et de sérénité, entre deux êtres isolés dans une froide forêt, puis la parole s'éleva :

- La croyance envers Notre Seigneur n'est pas un commandement, mais un appel à l'amour. L'enfant doit venir seul aux côtés de son père. L'on ne peut l'y obliger. Acceptez votre nature, fille du ciel, soyez au plus près de vos prières, nourrissez votre compassion envers les êtres pour lesquels vous éprouvez de l'affection, c'est en cela que se trouve la valeur d'une personne. Aucun être en ce monde ne peut ôter la foi implantée dans le cœur d'un enfant du Très-Haut. Ce serait se doter d'un pouvoir incommensurable. En ce monde, chaque être est à sa juste place, comme vous, Olana D'Ysendrill. Peu importe ce que l'homme place dans son cœur, c'est au jour du jugement dernier qu'il devra s'en expliquer, et ceux qui autrefois jugèrent seront jugés à leurs tours.

- C'est un si beau discours, et j'aimerais tant y croire… énonça-t-elle au milieu d'un soupir de découragement.

Le chant d'un oiseau accapara ses sens. Elle se laissa aller à cette douce torpeur tandis que les mots de Gabriel prirent possession de son esprit :

- Tes ferventes prières ont été entendues, mon enfant. Aime comme tu es, l'amour est le don de soi. Ôte de tes épaules cette charge, ou l'on veillera à te l'alourdir plus encore. Le Mal entretiendra le trouble dans ton esprit, comme un feu se nourrit de sa force. Si pour aimer tu attends d'être parfaite, tu n'aimeras jamais. Sois à l'écoute de ton cœur. Lui seul te guidera.

Subitement, un rai de lumière perça la semi-obscurité dans laquelle ils se trouvaient. Tout y dansait dans cette luminosité… de la poussière en suspension dans l'air, quelques insectes au vol gracieux, jusqu'à l'illumination des milliers de flocons de neige accrochés aux branches des sapins. C'était un spectacle magnifique dont elle ne put détacher son regard. Il se répandit autour d'eux un sentiment de calme et de sérénité, ainsi qu'une touche de vie et de vitalité dans cet environnement naturel. Une vision poétique d'une réelle intensité, réconforta le cœur tourmenté de la comtesse redevenue un simple être humain à la merci d'une nature grandiose.

Ces mots troublants mirent un terme à la conversation. Une brise glaciale souleva une mèche de cheveu échappé de son chignon. Ses longs cils blonds chassèrent ce froid soudain, mais le regard demeura dans le vague, comme s'il cherchait quelque chose qu'il ne parvenait toujours pas à distinguer.

Avec la plus grande délicatesse, Gabriel profita de ce moment de silence pour s'emparer de la main d'Olana et y déposa le livre.

Elle y reporta toute son attention. La couverture en cuir avait la teinte pourpre des rois, sur laquelle tranchaient des caractères en lettres d'or. Il y était écrit : « Le Hobbit». Apparaissaient en relief les contours d'un dragon crachant des flammes, tandis que se distinguait nettement un signet en fil de soie rouge relié à la coiffe(2). Impatiente, elle entrouvrit délicatement le manuscrit…le papier vélin(3), conservait en son cœur une écriture soignée et probablement teintée du sceau du mystère tant le titre paraissait aussi vaste que l'imagination de celui qui en prendrait connaissance.

Sa main caressa le papier avec tendresse. Elle semblait s'abîmer dans la contemplation de l'ouvrage, oubliant le temps qui s'écoulait sans que Gabriel n'émette le moindre geste. De cette lecture devait naître un destin de légende. Elle représentait l'espoir pour des puissances dont elle n'avait, pour l'instant, aucune conscience, et pour qui elle était devenue très précieuse.

La curiosité l'emporta dans son élan :

- - Gabriel, je ne vois aucun nom inscrit. Qui est l'auteur de ce récit ? demanda-t-elle

- - Un sujet de Sa Royale Majesté Henri VII, un être intelligent et fort doué pour les lettres, mais surtout un homme porté par sa foi John Ronald Reuel Tolkien, lui répondit-il de sa douce voix.

Peu importait le siècle. L'écrivain existait bel et bien. Les époques avaient existé, existaient, et existeraient encore un peu. L'archange les traversait aussi aisément que ses anciens frères. Si le Mal œuvrait jusque dans les moindres recoins des créations divines, le Bien se devait de le contrer. Olana, bien loin de toutes ces considérations, admirait sans relâche l'ouvrage :

- La lointaine Angleterre…susurra-t-elle le regard porté sur le lointain, ce nom ne me dit rien. Possède-t-il quelques notoriétés ?

- - Son temps viendra.

Elle posa l'ouvrage contre son cœur, exprimant par ce geste l'ampleur de sa reconnaissance. Gabriel baissa les paupières. Il était, enfin, en sa possession. Le soupir exhalé avait la senteur du lys comme de l'amour. Il en avait été décidé ainsi depuis si longtemps…et il avait nourri son choix de tant d'attentions qu'on avait su le lui refuser.

Précautionneusement, elle ouvrit le livre. À nouveau, l'excitation la tenaillait. L'envie de découvrir au fil des pages les nombreuses péripéties des personnages ouvrit à nouveau son cœur et son esprit. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait plus éprouvé ce frisson si caractéristique. Elle promit d'engager sa lecture dès son retour à l'auberge.

La belle créature se redressa, inclina son torse avec respect, et lui adressa un dernier sourire. Ses doigts retenaient le châle de laine qui avait dû connaitre de meilleurs jours, puis il se décida enfin à le tendre vers elle :

- Le geste fait la bonté. Si la pauvreté nous unit Olana, notre amour pour Dieu nous pare de toutes les richesses. Quand votre main se tend, celui qui souffre s'en saisit. C'est là que réside l'amour.

Un rai de lumière pénétra les sous-bois, offrant à ces mots la solennité requise. C'était plus qu'il n'en fallait à la jeune femme pour offrir la paume de sa main droite en direction de l'homme saint :

- Comme vous m'offrîtes la paix, à mon tour j'offrirai le peu que je porte en moi à celui qui en aura le besoin. J'en fais le serment. Merci Gabriel. Soyez loué.

La créature merveilleuse empruntait déjà le chemin qui l'emporterait loin d'elle, mais ses mots dansaient tels des papillons :

- Personne ne vit sans aimer… (4)

§§§§

Un vieil homme au souffle court s'approchait d'un tronc d'arbre abattu par les bûcherons du village. Il s'y assit, profitant d'un repos bien mérité. Le silence n'était troublé que par le murmure du vent entre les branches nues.

Les doigts noueux de ses mains parcheminées prenaient appui sur un bâton de cèdre qui, lui aussi, avait bien voyagé. Cela l'aidait à patienter, pour tenter de mettre un peu d'ordre dans ses pensées tourmentées. Sous sa longue cape de laine bouillie d'une teinte marron foncé, il n'inspirait que bonté et douceur. Était-ce dû à son grand âge, ou son corps perclus par les ravages du temps ? Peu lui importait tant que l'on considèrerait son devoir comme exemplaire.

Son visage, mangé par une longue barbe d'un blanc neigeux, était strié par d'innombrables rides dont certaines paraissaient très anciennes.

Eldarion était le trait d'union entre le monde spirituel, et celui où l'on exigeait qu'il se trouve. Jamais sa vaillance n'avait failli lorsqu'autrefois sa jeunesse guidait ses pas. Sur les côtes sauvages d'une terre oubliée de tous avait grandi un enfant dont la foi s'était ancrée au plus profond de son cœur. Devenu un homme sage, il fut écouté de tous. Après avoir servi son père, et sauvé plusieurs fois son village des attaques incessantes de barbares, une existence exceptionnellement longue et riche lui avait été accordée par les anges admiratifs. Le malheur voulut qu'il assistât au départ de chacun des membres de sa famille pour ensuite affronter une terrible solitude. Ce fut le moment choisi pour les êtres ailés d'intervenir. Une fois qu'il eût été soustrait des servitudes de sa vie d'humain, il fut empli d'un enseignement divin et guidé lors des missions qu'on lui confia. Bien des fois l'on plaça sur sa route d'innombrables difficultés qu'il sut admirablement résoudre.

Sa force commençait à faiblir, mais son cœur lui brillait toujours d'un amour sacré.

Une nouvelle mission requerrait de lui une dévotion complète, et une fois encore il serait là pour celui ou celle qu'il devrait guider dans les moments les plus difficiles.

La venue de Gabriel le détourna de ses pensées. Tous deux se connaissaient depuis si longtemps…

Lorsque la silhouette de l'archange lui apparut, un sourire avenant s'afficha sur ses traits. Gabriel émergeait d'un brouillard opalescent. Son pas aérien le portait avec tant de grâce, que le vieillard ne pouvait taire l'admiration éprouvée envers celui auprès de qui son existence avait pris un réel sens. Même après trois cents années d'existence, son cœur parvenait encore à s'imprégner de l'amour flamboyant de l'être divin. Les temps hypothétiques ternissaient l'espoir des hommes, jamais ceux des serviteurs de lumière. Cette pensée réconforta le cœur douloureux de l'homme faillible.

Durant tout le temps où il avait observé la scène à distance en prenant appui sur son bâton de vieillesse, l'admiration éprouvée pour l'archange rejaillissait toujours. Si Eldarion n'était pas un ange, il s'en approchait de par l'exceptionnelle dévotion accordée à l'être ailé à qui il réserva un accueil chaleureux :

- - Je loue votre nom, Gabriel ! Avez-vous pu approcher votre protégée ? Va-t-elle enfin embrasser son destin depuis longtemps promis ? Cette enfant n'aura vécu que souffrances et désillusions.

- - Que Sa grâce soit avec vous, Eldarion ! Il n'y eut de plus intense confession, que celle que je partageai, mon ami. Olana nourrit l'amour et sa foi qu'en son sein elle abrite depuis toujours. Elle est l'espoir… répondit l'archange confiant.

- Même après avoir occis son époux ?

- Après qu'on lui ait fait occire son époux, rectifia d'une manière affirmée l'archange.

- Si ce n'était elle, qui donc aurait guidé son geste ? interrogea le vieil homme.

L'être ailé le fixa intensément :

- Le Mal ne dort jamais, Eldarion. L'un des siens a trouvé sa trace. Nous pensons qu'un pion s'est ajouté sur l'échiquier de sa prédestination(5). Il est difficile de tromper la vigilance de celui qui fut banni. Pourtant… tel doit être le cas, et c'est là un mystère que nous ne parvenons pas à percer.

Un moment de silence accueillit cette troublante révélation, avant que le serviteur de l'ange ne poursuive dans son interrogation :

- - Quand rejoindra-t-elle ce monde où l'attend celui pour qui son cœur s'éveillera ?

- - Accordons-lui le temps d'une lecture…

- - À condition de parvenir à brouiller les pistes. L'ombre s'étend de par le monde. L'Autre la cherche partout. Il pressent un plan divin, et voit les mouvements des nôtres près de ces terres…cela lui a ouvert l'esprit. Nous savons tous combien il peut se montrer fin stratège, déclamait l'homme âgé d'un ton solennel comme s'il annonçait soudain une vilaine prophétie. Si Azazel fut facile à convaincre alors qu'Olana lui était apparue à la fin de son procès, il deviendra plus difficile de le tromper.

- - Azazel n'est plus. L'aura de celui qui fut l'un des nôtres s'est éteinte sous nos yeux. Nous n'en connaissons point la raison. Face aux armées Infernales de celui qu'il nous est interdit de nommer, Mickaël occupera sa place, affirma Gabriel d'un ton péremptoire. Nous savons que d'autres desseins dirigent notre ancien frère vers d'autres horizons.

- - Il faut l'espérer, Gabriel…

- - Avant qu'elle ne rencontre Sa Majesté Thranduil, nous la placerons en sûreté dans un monde où l'on ne saurait la chercher.

- - Quel est-il ?

- - Une terre hors de portée du Malin, une terre encore protégée du Mal, une terre que les guerres et autres maléfices n'ont su noircir.

- - Existerait-il un seul monde où le Mal ne règnerait pas ? s'interrogea Eldarion, le regard dirigé sur la ligne d'horizon.

Un sourire énigmatique apparut sur les traits divins de l'archange :

- - L'amour nimbe les cœurs purs. Il offre toutes les nuances de l'espoir Eldarion.

Le vieil homme soupira :

- - Tout ce que j'aurais appris des hommes se sera montré vain. C'est auprès de vous que mon cœur renaquit Gabriel. Demain, il en sera encore ainsi. En sera-t-il de même pour Olana ?

- - Eldarion, les mains entre lesquelles nous la remettrons sont sûres, nous le savons. Elle apprendra de ce monde, comme de toutes ces personnes. Alors, viendra le temps où son entrée dans le royaume sylvestre sera déterminant pour l'accomplissement du plan divin…Gabriel émit un long et profond soupir. Nous devrons laisser s'accomplir la magie de la rencontre, en fondant nos espoirs sur la nature profonde de ces deux êtres. C'est là le seul élément sur lequel nous n'avons aucune prise. L'amour est une force inéluctable, et indomptable.

- - Alea jacta est (les dés sont jetés), lui répondit le vieil homme.

- - Ils l'ont été voici longtemps mon ami, lui répondit Gabriel en souriant.

Un nuage évanescent les emporta loin du pays en Velay…

- -1 Missel : livre liturgique du rite catholique romain dans lequel l'on trouve tous les textes nécessaires à la célébration de la messe : chants, lectures, prières, Eucharistie, et même des indications pour les gestes.

- -2 – Coiffe : extrémité du dos d'un livre. C'est la partie la plus fragile d'une reliure.

- -3 – Vélin : variété de parchemin apparue à la fin du moyen-âge. Plus lisse, plus blanc et plus fin, il est supposé être préparé à partir d'une peau de veau mort-né, dit velot, afin de servir de support pour l'écriture, l'enluminure, l'imprimerie et la reliure.

- 4- « Personne ne vit sans aimer » : citation de Saint-Augustin, philosophe et théologien chrétien de l'Antiquité tardive. Il est l'un des principaux pères de l'Église latine, et l'un des 33 docteurs de l'Église. Après Saint-Paul, il est considéré comme le personnage le plus important dans l'établissement et le développement du Christianisme occidental.

- 5 - Prédestination : doctrine religieuse selon laquelle Dieu destine certaines créatures au salut par la seule force de sa grâce, et voue les autres (quoi qu'elles fassent), à la damnation.