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Des cartes

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La magie sait être l'expression des sagesses les plus hautes, comme celle des plus terribles folies.

Philippe Cavalier

Dans la forêt de Languelet, non loin du village d'Aiguilhe, le mercredi 15 novembre 1499…

Emmitouflée sous une épaisse cape de drap de laine noire, Olana suivait difficilement le chemin menant au village. Un manteau neigeux recouvrait la campagne du Velay. D'un blanc éclatant, il transformait champs forêts en un paysage de contes de fées. Envoutée par cette beauté, elle stoppa sa marche un moment. Non loin d'elle, serpentait un petit ruisseau recouvert d'une fine pellicule de glace. Par endroit elle fondait, accordant au doux murmure de l'eau, le loisir de chanter sa musique au cœur du silence. Elle s'amusait de son propre souffle transformé en petit nuage cotonneux, au contact de l'air glacial. Le fil de ses pensées se mêla au cœur du brouillard vaporeux.

Ces dernières nuits, aidée de son aiguille, elle brodait à la lumière vacillante d'une chandelle de suif quelques carrés de tissus de lin voués à devenir des mouchoirs. Une délicate attention à l'adresse de Gabriel pour le Noël prochain qui n'égalerait sans doute pas le présent qu'elle avait reçu quatre jours plus tôt, mais l'intention prévalait sur ce qui s'offrait, pensait-elle en effectuant son ouvrage près de la petite source lumineuse. Ce serait offert avec le cœur. C'était bien là l'essentiel.

Au fur et à mesure, les fils de soie vinrent à manquer. Il fallut se rendre à l'évidence, elle devait en racheter au plus vite si elle souhaitait faire apparaitre la précieuse lettre au point chaînette.

Dès l'aurore, la jeune femme s'acquitta de ses tâches afin de se libérer un peu de temps. Amélie avait exprimé le désir de l'accompagner lorsqu'elle avait pris connaissance de son projet, mais une toux persistante la priva de ses intentions. Elle demeura alitée sous son édredon, sermonnée par une Pétronille plus déterminée que jamais à lui appliquer un cataplasme odorant sur sa poitrine.

Le ciel limpide avait invité un soleil blond. La luminosité de l'automne conférait à la nature une teinte chaude, mais il ne fallait pas s'y tromper, le petit air vif annonçait la venue prochaine de la saison froide. Dans ce pays, l'on était habitué aux nombreuses chutes de neige, aussi devait-on s'y préparer avec sagesse.

Le bois de chauffe s'entassait déjà dans la remise de la taverne. Un vol de grues cendrées laissait présager une saison rude. Olana remonta le col de son vêtement sur sa nuque. Elle s'efforça de conserver le rythme de sa marche.

Dès qu'elle aperçut les premières maisons, elle rabattit la capuche de son vêtement sur ses cheveux, et une partie de son visage. Mieux valait éviter d'être tout de suite reconnue. Ce n'était jamais une partie de plaisir d'affronter les regards inquisiteurs.

En ce jour, le marché était animé et coloré. Les marchands vendaient une grande variété de marchandises, allant des produits alimentaires, légumes, fruits, œufs, viandes fraîches et séchées, poissons, aux articles artisanaux comme les vêtements, les chaussures, les outils, les ustensiles de cuisine, et même quelques bijoux.

La senteur subtile des épices attirait inévitablement les acheteurs, et le bonimenteur en profitait pour vanter le mérite de ses herbes médicinales, lesquelles, si l'on devait en croire son discours bien huilé, possédaient un pouvoir de guérison exceptionnel.

Les enfants, peu intéressés par toutes ces fariboles, couraient un peu partout, profitant de leurs libertés avant que les longues journées hivernales ne les obligent à demeurer à l'intérieur des maisons. Ils bousculaient les adultes réunis en petits groupes pour s'échanger moult nouvelles du pays, ou tout simplement discuter de la vente d'une génisse ou d'un cochon engraissé comme il le fallait.

Trois jongleurs tentaient de faire diversion, et souhaitaient s'attirer les bonnes grâces de quelques personnes disposées à leur donner la pièce. Un chanteur des rues poussait la note au firmament, espérant y briller en y joignant sa fougue. Chacun des saltimbanques œuvrait de son art avec toute la conviction dont ils étaient pourvus, mais ce jour-là, certains cancans prévalurent sur le talent des artistes.

En passant non loin d'un attroupement de personnes, un nom était au centre de toutes les conversations. Elle tendit l'oreille et comprit que l'on jasait sur un prochain mariage, celui de sa sœur Bénédicte. La fille cadette des seigneurs du Velay serait prochainement liée par le mariage à un baron originaire de Normandie. Comme le roseau ne plie jamais sous la contrainte du vent, la jeune fille possédait un côté bravache qu'il avait été compliqué de contrer tout au long de sa jeunesse, mais la volonté d'une mère et d'un père avait fini par en venir à bout.

Bientôt, ce membre de la fratrie dont elle n'avait jamais été proche, à son grand regret, quitterait ces terres. Avait-on brisé à jamais ses rêves de liberté ?

Ce questionnement s'invita tout naturellement dans l'esprit de l'ancienne duchesse, alors que ses propres tourments l'assaillaient à nouveau. Aucune nostalgie ne s'invitait dans ses pensées, seulement une montagne de regrets teintés d'amertume, qu'elle tenta de chasser aussitôt. Il fallait faire fi d'un passé encombrant, mais comment s'y prendre quand toutes ses pensées la ramenaient inévitablement quatre années en arrière au souvenir de ses propres noces ? Elle espérait un meilleur avenir pour Bénédicte, même si elle en doutait. Sans doute devrait-elle répondre d'une obéissance absolue à son époux, comme leurs éducations le leur avaient appris. Loin de tous les préparatifs, la jeune femme se sentit submergée par une vague de tristesse. Comme il était facile d'oublier une personne… de tirer un trait sur son existence...

Elle reprit sa marche le plus loin possible de toute cette agitation. L'étal de la mercière se trouvait tout près d'un marchand de poules. Un nombre considérable de femmes parlaient haut et fort. Quelques rires ponctuaient leurs dires, aussi Olana préféra-t-elle s'assoir sur le rebord de la fontaine, et patienter un peu. Le comportement de ces gens, lesquels autrefois faisaient preuve d'une grande condescendance à son égard, se montrait aujourd'hui dans sa nudité la plus crue. Le fossé semblait abyssal, et pourtant, à présent que son destin se montrait d'une rare humilité, elle prit conscience du carcan à l'intérieur duquel on l'avait enfermée.

Si son nom ne provoquait pas l'empathie chez ces gens, jamais elle n'aurait imaginé leur manquer de respect, et ce même si tous avaient approuvé la sentence émise par ses juges. Les épaules des villageois s'alourdissaient toujours plus sous la charge des diverses taxes dont ils devaient s'acquitter corvées, tailles cens, champarts… il y avait tant d'incompréhension et d'injustices !

Si son destin ne s'était pas chargé de la placer sur le banc des accusés, peut-être aurait-elle pu tenter un renouveau, accorder une nouvelle chance à ces personnes, un droit de vivre sans devoir en souffrir, mais l'on ne remettait pas de telles volontés entre les mains des femmes, aussi s'était-elle contentée, elle aussi, d'endurer un destin choisi pour elle.

Rencontrer certains regards désapprobateurs devenait de plus en plus difficile, c'est pourquoi elle préférait se tenir à l'écart du village. Néanmoins, elle ne pouvait pas toujours se reposer sur la gentillesse des autres filles pour effectuer ses achats.

Il fallait bien affronter cette détestable réalité, pensa-t-elle en soupirant.

Enfin, elle profita d'un moment de calme pour se présenter devant la femme. De forte constitution, cette dernière mit ses mains sur ses hanches en apercevant celle que l'on surnommait dans les lavoirs environnants, « La tueuse ».

L'accueil se montra glacial :

- Que voulez-vous ?

Le ton peu amène, ne découragea pas pour autant Olana :

- Bonjour madame. Je souhaite vous acheter un peu de fil de soie de couleur bleue, s'il vous plaît.

- Combien vous en faut-il ?

- Deux toises(1) devraient suffire.

De mauvaise grâce, elle se mit à fouiller dans son fatras avant de dénicher ce que la jeune femme recherchait. Elle fixa Olana dans les yeux et lui annonça un prix prohibitif :

- Trois francs !

Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent :

- Trois francs ? Cela me paraît fort cher…

Les traits de la bonne femme demeurèrent impassibles :

- Ça l'est pour de la qualité, Dame Ysendrill !

À l'énoncé de son nom, l'ancienne noble se sentit envahir d'un grand mal-être :

- Dans ce cas, je ne prendrai qu'une toise, répondit-elle à regret.

- Deux francs !

- Mais… ce n'est pas la moitié du premier prix.

- Ah oui ? Ben c'est comme ça ! Les temps sont rudes pour les petites gens comme nous, ajouta-t-elle, en accompagnant ses paroles d'un sourire railleur.

- Je regrette infiniment d'avoir à insister madame, mais cela me semble…

La vendeuse posa ses larges mains sur ses hanches, adoptant une posture de défi :

- Pour une personne de votre rang, c'est pas grand-chose. Alors… vous le prenez ou pas ?

À regret, Olana sortit les deux pièces de sa petite bourse et paya son achat sans insister davantage. Elle se hâta de quitter les lieux, tandis que les premiers quolibets s'invitaient :

- Z'avez vu les filles comme je fais plier la noblesse ? Deux francs qui sont dans la bonne poche pour une fois ! Quand je vais raconter à ça à mon Bertrand… se vanta la commerçante.

- Pour sûr qui s'ra content ! Mais ce qu'on remarque surtout, c'est qu'ta langue sait broder aussi bien que les aiguilles de la Dame ! lui répondit la femme du vendeur de poules.

- C'est qu'elles ont du culot les caresseuses de vits de chez la Pétronille ! ajouta une troisième femme dont le sourire édenté n'avait aucune pudeur.

Les rires la blessèrent bien plus que leurs paroles, et pourtant, l'on n'avait pas hésité à l'associer à la pratique de la prostitution, ce qu'elle se refuserait toujours à faire. Face à la bêtise et à la méchanceté, riposter n'aurait servi à rien d'autre qu'à envenimer une situation déjà bien compliquée. Sans même se retourner, elle pressa son pas et s'enfonça dans les sous-bois. Traverser la forêt ne l'avait jamais effrayée. Bien au contraire, elle y trouvait souvent la paix à laquelle elle aspirait avec tant d'ardeur. Alors que beaucoup craignaient les bruits sur lesquels ils ne pouvaient apposer d'explications, Olana aimait l'idée de les associer à son imaginaire. Parfois, ses pensées fantasques prêtaient à sourire. Dans son imaginaire, les pays faits de magies, où dragons et sorcières avaient lieu d'exister, et où l'on réservait aux hommes d'honneur une vraie place, étaient préférables à son univers obscurci.

Depuis longtemps déjà, les arbres s'étaient délestés de leurs feuillages. La neige était tombée en abondance, offrant une sensation de paix au sein d'une nature endormie. Il n'existait pas de plus belle saison pour le cœur et l'esprit. Le monde s'assoupissait durant de longs mois, accordant aux âmes rêveuses le temps de retrouver un peu de l'innocence dont le monde s'était paré à sa naissance.

La morsure de la glace sur ses mains ne la décourageait jamais à braver le froid. Il lui arrivait souvent de passer de longs moments, seule, à la merci d'une nature capricieuse. Peu lui importait de manier les flocons sans la moindre précaution. Ce contact brutal la revigorait.

Plongée dans ses pensées, elle faillit manquer la bifurcation où la route prenait deux directions diamétralement opposées. D'un côté, elle conduisait à La Taverne du chien borgne, de l'autre, elle prenait la direction de l'antre d'une vieille femme que l'on disait cartomancienne, rebouteuse, voire un peu sorcière. Perçue comme une figure énigmatique, sa réputation la précédait. Personne n'aimait se frotter à elle, cependant, il y avait toujours quelques personnes pour lui rendre visite et quémander une aide, si bien qu'elle était devenue une figure emblématique du pays.

Olana s'immobilisa. Le destin se jouait d'elle. Était-ce un signe ? Elle fouilla l'intérieur de sa poche, puis en sortit la dernière pièce qu'il lui restait, celle de son labeur en tant que couturière. Logé dans le creux de sa main, le petit sou paraissait l'encourager à prendre la direction du chemin hasardeux, ainsi se laissa-t-elle tenter.

Soudain, sa marche fut interrompue par un étrange fumet. Ce n'était pas celui d'une viande que l'on faisait rôtir, pas plus que celui d'un pain cuit au four. C'était l'odeur de la magie… étrange, envoûtante, voire entêtante. Personne ne pouvait y résister, et certainement pas elle. Les siens avaient souvent fait appel à ses pouvoirs obscurs. Potions, rites et autres sortilèges, se devaient de leurs êtres destinés avant toute autre personne. Ils payaient cher pour cette primauté, et l'on n'aurait jamais imaginé décevoir un Ysendrill.

De plus en plus intriguée, elle se mut avec un peu plus de vigueur. La curiosité mêlée à l'impatience l'entrainait inévitablement dans la direction où se distinguait le logis d'Eulalie.

La nature avait elle-même pactisé avec cette sorcière tant son habitat semblait communier avec le splendide et solide orme dont le tronc, scindé en deux parties, avait permis la construction de la petite bâtisse. Enchâssée au cœur du bois, elle était pourvue de deux petites fenêtres et d'une petite cheminée par laquelle s'échappaient souvent, pour ne pas dire toujours, quelques fumées aux étranges couleurs.

La porte demeurait ouverte. Toujours.

Seul un rideau au tissage grossier en recouvrait l'entrée. Entre les rugosités de l'écorce de l'arbre poussaient des champignons de diverses formes dont les couleurs, parfois excessives, auraient dissuadé n'importe qui de les cueillir. Tandis qu'elle approchait de l'entrée, elle s'attarda sur l'un d'entre eux. Le rouge foncé de son chapeau, comme la hauteur de son pied, la subjuguait. Comme la nature pouvait parfois se montrer curieuse…

- Si j'étais toi, je n'y toucherais pas, lui dit une voix rocailleuse.

Surprise, la jeune femme se redressa :

- Eh bien…qu'attends-tu pour entrer ? N'es-tu pas venue pour moi ?

Elle consentit à soulever le pan de tissu et entra. Il régnait une pénombre savamment entretenue, à laquelle ses yeux durent s'accoutumer. Mis à part la faible lueur du feu dans l'âtre, rien d'autre n'éclairait cet endroit. Cela ne l'empêcha point d'observer tout ce qui se trouvait autour d'elle. Au centre de la maisonnée se trouvait une immense table de bois sur laquelle était entreposé un nombre impressionnant de fioles contenant toutes sortes de liquides étranges. La matière brute présentait un nombre considérable de tâches de toutes sortes, et elle était bombée par endroits. Pas mal de breuvages avaient dû se répandre, ce qui octroyait à ce meuble un aspect vivant. Les paroles provenant de la forme encore enveloppée dans l'ombre l'accueillirent :

- Oui Olana, le bois gonfle, comme le ventre des femmes au contact de la semence de l'homme. Tu aurais pu connaitre cela, toi pour qui mon savoir s'acharna à te rendre fertile.

L'ancienne duchesse posa un regard empli de curiosité sur cet étrange personnage :

- Pourtant, toutes les semences ne sont pas bonnes à germer. La pourriture s'y loge parfois. Néanmoins, votre pouvoir aura fini par avoir raison de ma volonté de ne point enfanter. Puis-je me permettre de vous mettre à l'esprit l'image des souffrances d'un nouveau-né malingre, mort contre le cœur de sa mère après avoir lutté pour sa pauvre vie ? Combien d'or vous aura-t-on donné pour empoisonner ce ventre que j'espérai préserver du malheur ?

Le sourire de la vieille femme s'accentua :

- Tu manies les mots aussi sûrement qu'une dague. Te voici bien la fille de ta mère en cet instant.

- Ma mère eut pour lourde charge la qualité de mon enseignement, qu'un immonde mari se hâta de déconstruire aidé de sa malice !

- Il faillit avancer le moment de mon trépas, quant à elle… à combien de menaces ai-je dû répondre pour avoir un semblant de paix, ajouta-t-elle en poursuivant la tâche sur laquelle ses efforts se concentraient. Deux beaux partis pour l'Enfer ! En attendant, tu ne m'attendriras pas pour autant avec tes propres mots. Tout se monnaye lorsqu'on a faim !

- Si même les mots d'une mère ne savaient vous atteindre… je ne peux que vous plaindre, pauvre femme.

Pendant qu'elle réduisait en poudre des champignons séchés aux étranges couleurs, le silence reprit ses droits. Chargé en ressentis, il planait comme une ombre malfaisante au-dessus de ces deux femmes. Olana poursuivit son petit tour d'horizon, après tout, elle avait tout son temps. Des manuscrits reliés et fort anciens au vu de leurs évidentes vieillesses, habillaient les murs, ce qui incluait une connaissance de l'écriture et de la lecture. Tous étaient disposés sur des étagères faites de longues branches de bois sur lesquelles des feuilles avaient séché. Comment pouvait-on posséder autant de recueils alors que le papier était un bien si précieux, se questionna la jeune femme ?

Le sol en terre battue était propre. Placé dans un coin de la pièce, un lit de fortune pourvu d'un sommier de planches supportait une paillasse emplie d'un foin odorant. Une couverture de laine, lui conférait une belle aisance. Roulé en boule, un chat y dormait. Le subtil ronronnement lui parut infiniment attendrissant. De l'intérieur d'un chaudron posé sur un trépied, s'échappait un fumet douceâtre…de quelle sorte de potion pouvait-il s'agir ? Elle préférait l'ignorer, mais le discret bouillonnement lui rappela combien il se jouait en ce lieu de bien étranges confections.

Posée en équilibre sur un coin de la table, une assiette en terre cuite contenait les restes d'un ragoût de mouton, estima Olana. Son estomac lui rappelait combien son petit-déjeuner était loin.

Occupée à remplir un pot avec la poudre obtenue, la sorcière consentit enfin à lever les yeux sur la visiteuse. La brume entourant l'être s'évanouit, permettant à la jeune femme de s'adonner à une observation, qu'elle n'espérait point trop intrusive.

En face d'elle lui apparut une femme étrange, que l'on devinait authentique dans sa manière d'interagir avec ceux qu'elle recevait dans son antre. L'on pouvait deviner chez elle une grande sagesse probablement acquise au fil du temps, comme de la pratique de sa magie. De combien de récits poignants ou sulfureux, était-elle la dépositaire ?

Loin de paraître voûté, son corps adoptait une posture droite et impressionnante. Elle était à la fois la représentation du bien comme du mal, et cet enchevêtrement de sentiments diffus, la parait d'un charisme singulier.

Ni tout à fait belle, ni complètement laide, son aura particulière enjoignait le visiteur à se laisser aller à la confidence, ce qui devait considérablement servir la pratique de son art.

L'âge se comptait sur ses mains parcheminées. On y lisait comme dans un livre ouvert, néanmoins l'épiderme de son visage avait refusé de se plisser sous les ordres impérieux du temps. Ses cheveux, en revanche, avaient perdu leur couleur initiale et présentaient un aspect neigeux. Rassemblés sur le côté gauche et tressés en une longue natte d'où s'échappaient des filaments soyeux, ils accentuaient le charme flagrant dont elle paraissait jouir à sa convenance. Il était indéniable qu'elle savait en jouer.

Son regard perçant, mais abîmé par de trop nombreuses lectures, sondait inlassablement celui de la femme déterminée lui faisant face sans trop de succès se surprit-elle à penser, aussi ce fait étrange accentua-t-il sa curiosité.

Seuls ses vêtements ne lui rendaient guère quelques hommages. Rudoyés par une existence en pleine nature, ils témoignaient du manque d'intérêt de cette femme pour la joliesse du paraître. La teinte marron de sa robe conservait l'avantage sur le noir d'une chemise usée qu'enserrait son corset. Tout autre artifice semblait banni de son apparence. Seule une amulette accrochée à un cordon autour de son cou, et sur laquelle figurait un nombre considérable de symboles totalement inconnu des néophytes dont faisait partie la jeune duchesse, agrémentait son apparence.

Lorsqu'enfin, l'inspection d'Olana tira à sa fin, la sorcière poussa un profond soupir. Tout ce qu'elle espérait, c'était de pouvoir se connecter d'une manière profonde et authentique à cet être qu'elle jugea d'emblée comme rebelle, ce qui provoqua chez elle un nouveau soupir. De toute évidence, l'esprit de l'enfant du pays se distinguait de celui de sa génitrice, chez lequel il avait été plus aisé de s'introduire. Sa voix trainante envahit l'espace du silence devenu gênant :

- Alors…que puis-je faire pour toi… fille d'Ysendrill ?

Elle lui répondit avec un calme apparent :

- Je rends visite en ce jour à une personne, pour qui s'occuper de mon destin lui aura permis d'améliorer grandement le sien.

- Qu'en sais-tu ?

La question avait fusé sans le moindre détour, décontenançant la visiteuse. Cependant, elle se reprit bien vite :

- L'on me confia, combien l'or de mon défunt mari ne vous déplaisait point autrefois. Auriez-vous fini par m'empoisonner s'il l'avait exigé ? En ce jour, à défaut d'un riche époux sans scrupules, c'est une femme pauvre qui se présente à vous, Madame. Un sou lui permettrait-il de connaitre un peu de son avenir, si tant est qu'il en existât un ?

Perclus de rhumatismes, les doigts de la femme se croisèrent sous son menton :

- Donne-moi une bonne raison pour répondre favorablement à ta requête.

Olana planta ses iris dans ceux de la sorcière :

- Pour l'amour de votre art, pour vous satisfaire de votre curiosité, ou encore vous délecter de ma présence…choisissez.

Nullement déconcentrée, "l'invoqueuse" de sorts soutint le regard de la jeune femme :

- Es-tu venue pour régler tes comptes, Olana ?

- Je n'ai de comptes à rendre qu'à celui qui m'attaque de front. Pour ceux qui agissent dans l'ombre, ma volonté ne peut malheureusement rien y faire.

- L'ombre ne dissimule pas toujours, elle peut aussi accueillir. Qui sait ce qu'elle abrite vraiment ? Pour ta gouverne, mes agissements obéissent à celui qui me paie. C'est là, je crois, un commandement sur lequel tu ne peux apposer ta colère. Cela ne te semble-t-il pas juste ?

- La justesse n'est pas l'affaire d'une sorcière, ne vous en déplaise, Madame.

- Quelle jolie langue que la tienne !

Il s'ensuivit un moment d'une grande intensité, où ni l'une ni l'autre ne souhaitait abdiquer, mais un animal parvint à détourner l'attention des deux femmes. Un chat noir, dont les prunelles incandescentes ne s'étaient pas posées sur sa propriétaire. Il s'approchait à pattes de velours. Un miaulement discret s'échappa de sa gueule, tandis qu'il sautait sur les genoux de sa favorite. La sorcière sourit :

- Eh bien, en voici un qui connait son affaire. À en juger par ce qui est, il semblerait que Moose ait fait son choix. Il est vrai que face à une telle beauté, je ne puis lutter. Puisqu'il en est ainsi… nous allons pénétrer cette ombre au cœur de laquelle j'ai accompagné bien des tiens. Mais attention… ne viens pas t'en plaindre par la suite, car ce qui se dévoile te suivra sans cesse. Tout ce que tu entendras s'ancrera dans ton esprit, jusqu'à y ôter le peu de paix que tu es parvenue à engranger depuis ta disgrâce. Ensemble, nous allons déverrouiller une porte, fille d'Ysendrill. Quant à savoir ce qui se trouvera derrière…

- Je n'ai plus rien à perdre, répondit la femme décidée à bousculer son sort.

- Alors, prends ces cartes sur ta gauche. Appose tes mains dessus un court instant, puis donne-les-moi.

Olana s'exécuta sans se poser la moindre question. Peu lui importait ce qu'elle pourrait apprendre de la bouche de cette femme, le pire était déjà derrière elle. Un miaulement discret disloqua ses vilaines pensées, puis elle se mit à jouer avec le félin, lui présentant les cordons de sa bourse auxquels ses griffes acérées s'accrochaient, sans pour autant blesser ses mains. Bien au contraire, l'animal caressait du bout de sa truffe son poignet, l'enjoignant à lui prodiguer quelques caresses. Il n'eut point à attendre bien longtemps avant de ronronner d'aise.

Ses paupières baissées, la devineresse sembla s'extraire de ce monde en commençant un étrange rituel fait de paroles inintelligibles, et d'incantations répétitives dont le ton s'approfondissait au fur et à mesure de ses énonciations . Ce visage bien trop lisse se délestait de toutes émotions pour se parer d'un masque de dureté. Avait-elle pactisé avec quelques forces obscures pour ainsi repousser l'usure du temps ? Était-elle en train de les invoquer en cet instant ? Solitaire, cet être ne conversait qu'avec celui ou celle qui commerçait avec elle. En dehors de cela, personne ne la connaissait vraiment. Il aurait été difficile d'apposer la moindre réponse à ces questionnements.

Tandis que la cartomancienne battait son jeu, elle eut un sursaut de surprise avant de reporter son regard sur celle qui lui faisait face :

- Elles sont nimbées de ton fluide…il y a en toi une part de mystère qui se refuse à moi. Je n'y vois cependant aucune malice. Ton cœur est pur. Il n'a rien à voir avec celui de ta mère…

- De ma génitrice ne vous déplaise. Sinon… de quel nom puis-je vous parer madame ?

- Eulalie !

- Un bien joli nom pour une faiseuse d'anges(2) et une jeteuse de sorts !

- C'est celui que l'on me donna à ma naissance. Comment aurais-tu souhaité que je me nomme, ô belle personne à la langue tranchante ? Hormis me rebaptiser, aurais-tu été à même de pourvoir à mon bien-être et me soustraire de la faim, comme de l'indigence, armée de tes mots anoblis ? Penses-tu que les petites gens comme moi disposent d'un choix ? La pauvreté nous en dispense, belle Dame !

- Si l'on ne m'avait pas asservi à un bourreau, j'aurais pu vous offrir la générosité qui était alors mienne.

Eulalie pencha la tête sur le côté. Ses yeux rétrécis l'observaient sous toutes les coutures :

- C'est une affirmation sur laquelle je n'ai pas le luxe de m'appesantir, fille d'Ysendrill ! Bien, venons-en à ces cartes. Qu'elles parlent enfin sur celle dont je m'occupai par procuration. Hum… la dualité se dispute tes faveurs... le bien, le mal, la frontière est si mince. Depuis ton entrée en ce lieu, je devine une vilaine aura autour de toi, tout comme chez les tiens d'ailleurs, mais elle n'est pas de ton fait. Je pourrais néanmoins invoquer quelques forces pour accentuer ce don qui me fut légué par mes ancêtres. Éclaircir mes visions me paraît indispensable, car je dois reconnaitre combien tu attises une curiosité que l'on cherche à me masquer.

- Qui donc ?

- Ne pose aucune question… pas avant que je ne t'y autorise.

Olana se renfrogna, décontenancé par le ton employé. Les cartes du tarot(3) légèrement écornées portaient bien leur âge et devaient avoir prédit pas mal de destins. La cartomancienne au visage lisse conserva les cartes entre ses mains un long moment, avant d'en disposer cinq sur le bois vieilli, à côté d'une chandelle. Quatre en croix, et la dernière au centre du tirage.

Elle dévoila la carte placée en haut :

- L'impératrice. Elle est dans l'analyse et la réflexion, et agit avec intelligence. Une situation prometteuse t'apportera énormément d'énergie. Pose une nouvelle carte dessus.

La main tremblante, la jeune femme se saisit du paquet posé devant elle, remua les cartes avant d'en choisir une, et de la poser tout près des doigts abîmés par le temps. Depuis les premiers pas d'Olana dans sa demeure, Eulalie ne la quittait pas du regard. Malgré une farouche volonté de déstabiliser l'enfant de la terrible famille Ysendrill, elle ne put y parvenir et se contenta de retourner la carte du tarot :

- La Papesse. Deux arcanes majeurs… cela prouve l'intensité de ce tirage. Ce personnage d'importance voit au-delà des apparences. Chacune de tes prochaines actions sera mûrement réfléchie. Il n'y aura pas de hasard. Ces deux femmes sont la représentation ultime de la pensée, du discernement… (Elle plissa les yeux), cela ressemblerait presque à de l'acharnement, une idée fixe que tu vas devoir poursuivre… une obsession qui aura raison de toi. Mais pourquoi ? Vers quoi devrait-elle te mener ? C'est une sensation puissante, mais très floue. Je ne peux voir au-delà. Qui te protège ? Dieu ou le Diable ? Je paierai cher pour le savoir…

Elle reporta son attention sur les autres figures symboliques. La seconde carte provoqua la même surprise. Une fois de plus, il s'agissait d'une carte maîtresse :

- La maison Dieu ! De l'inattendu. Tu ne tarderas pas à prendre une nouvelle direction. Je vois ton pas s'affermir sur d'autres terres que celles qui te portent ici. Une situation te permettra de faire le deuil sur une illusion perdue. Une de plus, malheureusement. Je ne vois aucun homme d'honneur réparer les injustices dont tu as pu souffrir, mais il existe cependant un être qui vers toi tendra sa main. Il sera l'approche d'un avenir dont tu doutes sans cesse. S'il y a une annonce inattendue, la papesse t'offrira les compétences pour mener à terme un projet. La magie et le mysticisme nimberont chacun de tes actes. Une transformation est à l'œuvre. Un nouveau départ. Cela pourrait être une déclaration… quelqu'un qui aurait étouffé ses sentiments depuis longtemps. Recouvre la carte…

Impatiente, Olana s'exécuta immédiatement :

- Le Pape. Tu as le couple de la sagesse et de la connaissance. J'ai rarement vu un tirage aussi singulier, fille d'Ysendrill. Une proposition pourrait s'offrir à toi. Elle impliquerait un don…tes rêves…tes envies. Ce qui est étrange, c'est que cela concernerait la foi logée dans ton cœur, à moins qu'elle ne soit liée à un savoir caché… du domaine de l'occultisme par exemple. Serais-tu en apprentissage de quelques sciences ésotériques ?

La réponse de la jeune femme fusa comme l'éclair :

- Peut-être aurais-je dû…non ? répondit-elle en plantant son regard dans celui d'Eulalie.

- Il y a déjà assez d'ombres autour de toi, ma belle. Inutile d'en attirer plus que nécessaire. Recouvre cette carte.

Une fois de plus, la vieille femme soupira. L'exercice devenait fatigant, mais sa curiosité la taraudait

- Le quatre d'épées… hum… tu feras la paix avec ton passé, et tu retrouveras des repères… ceux dont on t'a privé avec tant de violence et d'obstination. Il y aura une évolution qui entrainera de l'abondance. C'est plutôt encourageant, car avec La Maison Dieu… l'on ne sait jamais si cela sera bénéfique ou catastrophique, mais avec le pape et le quatre d'épées… l'épreuve que tu as vécue, te dirige vers des connaissances, une vision de toi différente, un apaisement de l'esprit qui t'unira à nouveau à ta foi, non… qui va l'amplifier, la magnifier. Tu la porteras comme un trophée, une gloire, une prophétie ? C'est très intense. Je craindrais presque de retourner la troisième carte tant elle risquerait de se jouer de moi.

Sur la partie gauche du jeu se découvrit l'étoile, une autre carte au symbolisme évident :

- Je ne sais quoi en penser fille perdue… l'étoile est la représentation d'une protection divine. Cela n'aurait rien d'exceptionnel si ce n'était la position de toutes les autres cartes, dont le pape et la papesse. Tant de foi autour de toi… ce n'est plus de la protection, mais un parcours initiatique, un don de soi. Ton âme n'est pas en crainte de son devenir. Elle est si protégée qu'elle ne peut que s'offrir aux forces du bien, mais… je dois confirmer mon intuition. Recouvre cette carte.

- Dois-je le faire pour toutes ?

- Es-tu venue ici pour t'offrir quelques frissons comme ces dindes à qui je brode un tissu d'histoires à dormir debout tant elles espèrent après mes mots ? Si oui, je peux te chanter l'air en y mettant le ton, sinon, fais ce que je te dis. Il ne s'agit pas d'une fantaisie, mais d'une précision que les cartes sont en mesure de nous offrir ou pas.

Préférant ne pas alimenter davantage la conversation, l'ancienne duchesse obéit et extirpa du petit tas une autre carte :

- J'aurais pu le jurer, affirma-t-elle un sourire sur les lèvres, le deux de coupe… tu n'es pas seule Olana. Un autre viendra. Il sera, soit un paltoquet(4), soit un seigneur, ou peut-être les deux. Quelque chose devrait émerger du néant qu'était devenue ton existence, mais… je ne peux aller au-delà de ce que ce tirage me dévoile. Je vois bien d'autres enseignements venir à toi. C'est… très flou, mais… cela ne concernera pas ce monde voué au néant. Il ne s'agit pas de l'autre côté du miroir… là où ta mort t'attend tapie dans l'ombre.

Le sourire de la cartomancienne effraya un temps Olana :

- Rassure-toi, ce n'est pas pour tout de suite. Fais voir ta main !

La jeune femme posa sur la table la main qui caressait la fourrure de Moose sans relâche, et la tendit :

- Non, la gauche ! C'est étrange… je vois le commencement, mais pas la fin, comme si… la mort t'avait oublié, ou octroyé une trop longue existence pour marquer ta peau.

Hésitante, la voix d'Eulalie s'amenuisa soudain :

- Je me dois de te le dire, fille d'Ysendrill… soit tu mourras, soit la question de ton trépas pourrait être sujet à d'incessants palabres. Pose une autre carte, je dois essayer de clarifier mon ressenti.

Le soupir de la jeune femme en dit long sur son appréhension :

- Le serpent. Jalousies, envies… il rampe autour de toi sans que tu n'en aies conscience. Il se montre sournois, il se dissimule et te connait, mais ne te mordra jamais. Je ne saurais dire pourquoi, mais il te garde à portée de ses crocs, comme… une pièce maîtresse… un va-tout à jouer. Qui a-t-il donc dans ton sillage ? Qui sont ces ennemis qui te suivent à la trace ? Demeurer sur tes gardes pourrait te sauver. N'accorde ta confiance à personne, tout particulièrement à ceux qui te paraîtront accueillants. Une main tendue sait aussi frapper le moment venu. Seuls ceux dont le cœur est pur se montreront sûrs. Pour tous les autres, montre-toi méfiante, car il se pourrait que l'on te trompe. Je vois tant de pourparlers… et cette proposition…

- Que pourrait-on me proposer, interrogea la jeune femme fébrile.

- Comment le saurais-je ? Trop d'ombres t'entourent, malfaisantes… je les ressens ainsi. Il m'est impossible d'aller au-delà de ce qui m'est permis, où il me faudrait « invoquer ». Si j'ai pu le faire avec d'autres, cela ne sera pas le cas pour toi. L'on obscurcit sciemment ma vision… je n'aimais déjà pas ce que les tiens possédaient dans les méandres de leurs esprits, c'est encore pire pour toi ! Tellement de ténèbres t'entourent…

- Mais… ne pourriez-vous passer au-delà ? Quelles sont ces ombres, et pourquoi rôdent-elles autour de moi ? À quoi vous servirait votre savoir, si pour moi il ne vous est d'aucune utilité ?

- Cela fait beaucoup de questions pour un seul sou, et puis je ne verse pas encore dans la folie ma vie demeure précieuse. Ma belle… ta famille possède plus de sang sur ses mains que mon grimoire des sortilèges. C'est à se demander si l'un de vous ne fraierait pas avec le Diable !

- Si tel était le cas pour moi, je ne me tiendrais pas devant vous en cet instant, et votre existence serait déjà un lointain souvenir pour les gens du pays ! répondit la jeune femme empourprée par l'impatience mêlée à la frustration.

- Tempétueuse… oui… celui qui espère un jour te mettre la bride autour du cou n'est pas encore né. Au fond, ce n'est pas la haine qui vous lierait, mais l'amour, que dis-je… une passion si destructrice qu'elle pourrait bien vous desservir !

Son ricanement émit un son sinistre :

- Je me demande si cela ne serait pas pire…

Olana soupira, avant de reporter son attention sur l'animal domestique. Le chat de la sorcière la fixait de ses yeux jaunes en émettant un miaulement discret :

- Et toi ? Si tu pouvais parler joli petit chat… que me dirais-tu ? lui demanda-t-elle en passant sa main sur son pelage noir.

- Tu lui plais. Je crois ne l'avoir jamais vu ainsi devant des étrangers.

- Les animaux sont des puits d'amour. Ils possèdent l'instinct de distinguer les bonnes personnes des mauvaises, et sont dépourvus de malice.

- Allons, j'ai du travail, et il nous reste encore deux cartes à retourner.

Posée au bas de la croix, se découvrit un as d'épée :

- L'Univers te tend une épée, Olana. Je doute que tu te montres férue en matière de combat… non ? Alors, interprète cette carte comme un symbole. C'est l'accession à la pensée et à la réflexion. Vois-tu la montagne dessinée sur le dessin ?

La jeune femme acquiesça d'un signe de tête :

- Elle représente le chemin solitaire de la réflexion, l'exploration intime qui permet à chacun de nous de décider de la voie à suivre. Elle est un temps où tu vas devoir envisager ton avenir d'une façon comme d'une autre. Tu dois en passer par là si tu souhaites donner un sens à ton existence. Cela me semble être dans la continuité de ce tirage. La dernière carte, en position centrale, résumera l'ensemble de cette interprétation. C'est sur elle que tout repose.

D'un geste où se mêlait une évidente théâtralité, Eulalie posa ses doigts sur la lame, prononça quelques paroles inaudibles pour celle qui lui faisait face et la retourna :

- Le cornu ! Que t'ai-je dit sur ta famille, Olana ? Il se pourrait que tu paies l'ardoise de quelques mauvais acoquinements entre tes ancêtres et…

- Je n'ai pas à porter le poids des méfaits commis par ceux dont j'ai malheureusement hérité du nom, et qui me font horreur. Je ne suis qu'un pion égaré sur un échiquier de perversités et de vices !

Eulalie cracha à terre en se signant :

- Puisse les tiens pourrir en Enfer, là où se trouve leurs vraies places ! conclut-elle le regard mauvais. Voilà qui est dit et qui pourrait peut-être éloigner le mauvais sort enfoui dans ton ombre.

Loin d'abandonner cette joute verbale, Olana, au contraire, fixa ses prunelles vertes au cœur des iris sombres et voilés de la vieille femme :

- Ma place n'est pas en ce lieu, pas plus que dans ce monde. S'il me faut pour cela inviter mon trépas, alors j'y consentirai, aidée de ma foi, afin que je sois soustraite d'un destin insidieux. Jamais le Mal ne se nichera en mon sein !

S'il était un fait qu'appréciait la cartomancienne, c'était qu'on lui tienne tête. La peur chez les autres finissait par l'ennuyer. Bien que meurtrie de toutes les façons possibles, Olana laissait deviner la croissance d'un embryon de rébellion en son cœur. Cela amena une foule de souvenirs dans son esprit. Notamment celui de la venue de la génitrice, de la mère, de celle qui avait donné la vie à cette douce enfant à qui l'on avait prédit une existence si courte… de ce vilain sourire tandis qu'elle espérait être débarrassée de son nouveau-né, et de sa laideur lorsque le destin se chargea de lui démontrer le contraire. Les Ysendrill traineraient toujours derrière eux, l'odeur de la pourriture.

La présence magnétique de la sorcière attira l'attention d'Olana. Elle prit soudain conscience d'un élan de compassion émaner de la cartomancienne :

- Il ne faut jamais dire jamais, ma belle. Tu portes bien ta colère, mais sache que l'ange déchu, le menteur, le tentateur, l'affabulateur, peu importe son nom, t'avalerait comme le ferait un serpent avec une souris si l'envie lui en prenait. Tu ne saurais prétendre t'en méfier alors qu'il t'aurait déjà séduite de son souffle brûlant contre ta nuque. Pourquoi crois-tu qu'il soit si craint ? Si la Sainte Église s'échine à le représenter comme une bête immonde, c'est pour mieux effrayer ses ouailles et les maintenir dans son giron, mais elle n'a rien compris ou ne l'a que trop bien compris au contraire. Il serait faux de le réduire à cette image. IL est bien plus que cela, et bien moins effrayant pour endormir la vigilance. Ne le vois pas comme un monstre. Méfie-toi de sa beauté, car IL saura comment œuvrer pour te charmer.

- Pourquoi ? demanda-t-elle soudain, très curieuse.

- Parce que la beauté est un magnifique paravent pour dissimuler le mal. Elle est une invitation, un piège souvent mortel. Te refuser à lui équivaudrait à mettre ta vie en danger, mais ce serait la seule arme dont tu disposerais pour le contrer. Pour te nuire, IL devra attendre une invitation de ta part, et pour y parvenir, IL se servira de sa séduction. Une parole, un regard, une attitude…peu importe. IL connaitra tes faiblesses et en jouera. Ta beauté s'associera à la sienne. IL la recherche chez l'autre. Quoique l'on puisse en dire, il se déplaît dans sa laideur et ne veut exister que par le biais de cette beauté dont il eut la pleine jouissance aux premiers jours de sa création. Ne l'oublie jamais, IL était le plus beau de tous les archanges. Aucun autre ne le supplantera ; jamais.

- Pourquoi paraissez-vous à ce point convaincu d'une rencontre entre lui et moi ?

- Hélas, fille d'Ysendrill… la carte en conclusion de ton tirage l'indique clairement. La rencontre se fera ! Tu ne pourras t'y soustraire. Fais en sorte qu'il ne plante jamais en ton cœur la graine du doute, ou des temps difficiles viendraient à toi !

Pour parfaire ses dires, la vieille femme prit une pincée d'une poudre se trouvant à l'intérieur d'un pot en grès noir, et la jeta au-dessus de l'arcane majeur.

L'instant d'après s'éleva une étincelle immédiatement suivie d'un petit panache de fumée bleuâtre. Sous l'effet de la surprise, Olana recula son tabouret en poussant une expression :

- N'aie crainte. C'est juste un peu de magie pour amener quelques forces à nous en conter plus.

- Est-ce de la magie noire ? questionna la jeune femme.

- Noire, blanche… quelle importance. Dès lors que tu y as recours, tu blasphèmes ta foi, lui répondit la sorcière en haussant les épaules. Tu vas devoir t'engager dans une direction. Y renoncer te desservirait sûrement.

Le regard trouble de la cartomancienne la fixait intensément :

- Quand se présentera-t-elle à moi ?

- Je ne peux te le préciser. Cela pourrait être demain comme dans une année, ou peut-être plus, mais ton destin n'est pas de raccommoder des vêtements de femmes légères.

- Ce ne sont pas des femmes légères, répondit vivement l'ancienne duchesse.

- Je ne le sais que trop. Le paria que je suis depuis toujours aux yeux des autres m'a fait comprendre bien des choses sur les gens qui nous entourent.

Moose n'avait de cesse de jouer de ses griffes avec bout de laine dépassant de la manche de sa cape. Ses petites dents pointues mordillaient la main qui le flattait sans intention de la blesser toutefois :

- Ne renie pas ce que tu portes en toi, même si cela te paraît immonde. D'un mal peut surgir un bien. Tu n'auras jamais la vaillance d'un chevalier, mais est-ce ce que l'on exige de toi ? D'autres forces que celles d'une main armée peuvent être appelées à mieux combattre.

- Rassure-toi Eulalie, si ma main ne peut se servir d'une épée, elle saura frapper celui qui désormais s'en prendra à moi, énonça-t-elle le regard perdu dans le vague. La souffrance offre bien du courage à celui qui en a manqué.

Du sein de l'arbre émergea un étrange bruit, un craquement, comme si le colosse enraciné dans la terre approuvait les dires d'Olana. Les deux femmes accrochèrent leurs regards. Perdant toute crainte, l'aînée des Ysendrill s'empara du pot à lait posé sur la table, chercha du regard deux gobelets où verser la boisson, et aperçut sur l'étagère au-dessus de l'âtre ce qu'elle cherchait :

- M'autoriserais-tu, Eulalie, à me servir ? interrogea-t-elle la sorcière.

Un sourire lui répondit, immédiatement suivi d'une tirade des plus étranges :

- Es-tu sûre de la neutralité de ce breuvage ?

Olana lui coupa la parole :

- Si tel est le cas, alors tu mourras avec moi, car je te ferai les honneurs de la politesse.

Un rire franc ponctua ses mots :

- Au fond, tu n'es pas la fille de ta mère. Vous ne partagez rien, hormis votre haine l'une pour l'autre. Cela me plaît, alors je vais t'offrir un dernier conseil… emplis ton cœur de tes rêves s'il t'en reste encore, comme de ta volonté de les réaliser. Ne le laisse point s'aigrir. L'amour peut te sauver. Il sera ta seule fortune, comme ton pire ennemi. Te souviens-tu de ce serpent qui m'est apparu dans les cartes ? S'il ne peut te mordre, c'est qu'il existe une bonne raison à cela. Je ne la connais pas, mais toi, tu la connaitras un jour. D'ici là… méfie-toi du miel que l'on t'offrira. Les poisons les plus violents ne sont pas les plus amers. Il en sera de même de cet animal craint par tous, et pourtant protecteur avec toi.

À son tour, elle offrit son sourire et attendit qu'Eulalie avale une bonne lampée de lait avant de tremper ses lèvres dans le breuvage. C'était doux. Assis sur son séant, le petit chat noir la fixait de ses étranges prunelles jaunes. Sa main se perdit entre ses longs poils de sa fourrure sombre. Elle sentit l'animal ronronner :

- Rentre chez Pétronille. Maintenant ! Le temps est à la neige.

La jeune femme émit un mouvement pour se lever de son siège, mais le félin ne l'entendit pas de cette oreille. Il planta ses griffes sur le vêtement de cette personne si attentionnée envers lui. Elle dû s'y prendre à plusieurs fois pour se dégager de cette étrange emprise en le caressant patiemment, puis elle passa la porte du logis… se tourna une dernière fois vers la femme et son chat.

Le temps était devenu menaçant et lourd. Elle replaça la capuche de son vêtement tandis que tourbillonnaient les premiers flocons portés par un vent glacial. Les paroles de la cartomancienne tournaient en boucle dans son esprit. Où puiserait-elle la force nécessaire pour accomplir son destin ? « En moi », se répondit-elle à voix haute. Comme si s'exprimer ainsi soulageait ses inquiétudes…comme si la tonalité de sa propre voix faisait écho à ses tourments.

« Devenir l'artisane de mon destin… »

- Que Dieu ou le Diable te garde, Olana fille d'Ysendrill.

Des incantations s'élevèrent dans les airs, comme le babil de quelques fées à travers les branchages dénudés. À la ferveur de ces mots se joignit un peu de son pouvoir afin de contrer le mauvais destin pesant sur les épaules de l'enfant du pays. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Elles étaient le témoin d'un tourment né de cette rencontre. Rien de ce qui avait été annoncé, ne serait oublié. Pour la première fois depuis de nombreuses années, elle ferma sa porte à double tour, jeta deux ou trois bûches afin de nourrir un feu devenu paresseux, et retrouva son chat couché sur la table.

Le jeu de cartes était encore disposé en croix. Quelque chose attira son attention. La carte du Diable avait changé de position. Elle ne figurait plus au centre du tirage, mais au-dessus, masquant les cartes de l'impératrice et de la papesse. La position divine… ou l'outrage par excellence ! Mais ce n'était pas tout. L'arcane mineur représentant le deux de coupes se trouvait collé à celle du Profanateur.

Son regard ne pouvait se détacher de ces deux cartes positionnées avec un soin tout particulier. Elle en était convaincue, on lui délivrait un message, mais elle ne pouvait le transmettre à Olana partie trop vite. De quelles forces s'agissait-il exactement ? Cela pouvait-il être les deux à la fois ? Le Bien et le Mal cherchaient-ils à la convaincre de l'importance de ce message ?

Des frissons parcoururent son corps, sa gorge s'assécha… comment n'avait-elle pas eu l'idée de faire le rapprochement ? Bien sûr… il n'existerait pas un, mais deux prétendants pour cette femme au destin surprenant.

Son regard voilé s'abîma dans la contemplation du désordre occasionné par un vent tourbillonnant par-delà sa petite fenêtre. Une tempête de neige approchait, certes, mais qu'apportait-elle dans son sillage ?

Elle ramassa à la hâte les arcanes et les enferma dans leur boîte, en se promettant de rendre visite à la jeune duchesse dès le prochain jour levé.

§§§§

Bientôt au loin se dessina la silhouette massive de « La taverne du chien borgne », si jamais elle s'était questionnée sur l'étrange nom apposé à la maison de plaisir, jamais elle ne fut plus heureuse de retrouver son perron accueillant, qu'elle emprunta à la hâte avant de disparaitre à l'intérieur.

La nuit revêtit la nature de son manteau sombre.

Le hululement d'une chouette effraie retentit dans les sous-bois où toute vie semblait avoir disparu.

La vieille femme remonta son châle sur ses épaules…

Le chat miaula…

-1- Toise : unité de mesure de longueur au Moyen Âge. La toise vaut six pieds, environ 1m95.

- 2- Faiseuse d'anges : femme qui agit volontairement de façon à interrompre la grossesse non voulue d'une autre femme.

- -3 - Tarot : l'usage du tarot divinatoire, pourrait être de 1527 avec la parution du Chaos Del tri per uno, essai littéraire de lecture divinatoire avec les cartes de Tarot de Teofilo Folengo, écrit sous le pseudonyme de Merlin Cocai. Toutefois, cette source est isolée et encore sujette à débats.

-4- Paltoquet: injure ancienne. Un con/goujat.