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Mort suspecte
En terre de pèlerinage
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Nous ne croyons le Mal que quand il est venu.
Jean de la Fontaine
« Taverne du chien borgne », fin de matinée dujeudi 16 novembre 1499.
L'inguérissable nostalgie d'une lecture et son cortège de rêveries tourmentait Olana. Son esprit s'était très tôt initié à l'évasion, lors de nombreux moments consacrés à son passe-temps favori. Aujourd'hui, tout était différent. Le jour, la réalité d'une vie simple emplissait son existence, et la nuit, ses cauchemars devenaient récurrents. Revivre sans cesse le crime dont elle s'était rendue coupable, en ressentir toujours plus de nocivité lui paraissait la pire des sentences. Goûter au repos devenait une gageure. Connaitrait-elle un jour la paix ?
Le rituel d'une toilette chassa les démons de la nuit. L'eau purifiait bien des péchés, même si elle ne les effaçait jamais, mais il était toujours bon d'y croire, pensait-elle, tandis qu'elle laçait son corset par-dessus sa chemise de coton. Une longue jupe de drap de laine marron couvrit ses jambes frileuses. Elle rassembla ses longs cheveux sur le sommet de son crâne, dégageant une nuque gracile, et recouvrit ses épaules d'une veste chaude pour compléter sa tenue adaptée aux premiers frimas de l'hiver.
Au rez-de-chaussée, l'on vaquait déjà aux occupations matinales. Trois pichets de lait tout juste sortis du pis de la vache étaient posés sur la longue table de bois. Le premier repas de la journée devait remplir son office. Après les efforts de la nuit, l'on veillait au bien-être des estomacs.
Que ce soit des galettes de céréales ou de la bouillie, l'important était de remplir son ventre. Ce matin-là, Pétronille sortait du four de pierre des « Doigts de fée », petites pâtisseries particulièrement appréciées par ces femmes à l'humeur joyeuse. Le parfum de la fleur d'oranger embaumait la cuisine. C'était une invitation pour la bonne humeur, surtout pour celles qui avaient eu à souffrir d'une nuitée compliquée. L'enivrement conduisait souvent à la violence. Certains clients refusaient de payer leurs dus, sans compter les hôtes indésirables s'invitant dans les toisons humides. Il s'ensuivait alors une grande chasse aux clients brutaux, voleurs, resquilleurs, sans oublier les morpions. Les bons soins de la tenancière adoucissaient les difficultés. Il fallait bien veiller sur les brebis !
Ce matin-là, c'était au tour de Garance, jolie petite rouquine potelée, de se laisser appliquer sur le pubis un cataplasme destiné à étouffer les petites bêtes indésirables. Les quolibets de ses coreligionnaires fusaient de toutes parts :
- Alors Garance, on fait de l'élevage ? se moquait gentiment Alicia, une grande brune à l'allure sévère.
- Bouge-t-y pas ma donzelle…bon, bah…va falloir faire chanter le coupe-bêtes !
Et la bonne femme sortit un coutelas réservé à un usage particulier. La lame, toujours affutée, fut maniée avec la dextérité d'un bourreau de foire. Les poils et les parasites tombèrent au sol, piégés dans la pâte odorante. Une journée ordinaire en somme.
Rien qui ne dérange les appétits voraces de ces damoiselles. L'on en profita pour délier ses langues, ce qui n'était jamais un exercice inutile. En ce début de journée, pas une seule cocotte de « La taverne du chien borgne » n'ignorait la visite d'Olana chez la cartomancienne. Amélie, dont la langue savait dispenser les cancans aussi sûrement qu'un curé et ses sermons, malgré une volonté de n'en rien faire, s'en chargea avec un soin tout particulier. Alors il revint à la mémoire des jeunes femmes, quelques souvenirs savoureux. Chacune y allait de sa petite histoire sur un fluide pour attiser quelques ardeurs, une potion pour soulager les jours difficiles de la menstruation, jusqu'à l'anecdote concernant un épineux problème de furoncle mal placé. Les rires ponctuaient les confidences et l'on s'amusait de ces maux comme des mots pour les conter, aidé d'un esprit bon enfant.
En revanche, la démarche de l'ancienne duchesse avait surpris ces femmes. La noblesse cachait bien des choses au cœur de sa grandeur. Des bonnes comme des moins bonnes, finirent-elles par conclure.
Le petit-déjeuner s'étirait paresseusement lorsque Rose, l'ennemie jurée d'Opéca, fit une entrée remarquée dans la pièce. C'était à la fois comme si le soleil s'invitait en grande pompe, immédiatement suivie par un avis de tempête. Elle possédait cette particularité d'attirer à elle toutes les attentions. Ses longs cheveux blonds étaient le plus souvent retenus sur le sommet de sa tête par des épingles qu'elle semait ici et là, pour peu qu'un homme enclin à lui faire preuve d'une belle politesse la secoua quelque peu.
Son corset retenait à grand-peine deux globes très souvent flattés avec envie, ce qui faisait enrager sa rivale Opéca bien moins dotée de ce côté-ci. Un visage mutin emprisonnait deux yeux d'un bleu de porcelaine, un nez court légèrement retroussé, et des lèvres scandaleusement entrouvertes étaient souvent enflées et fort accueillantes d'après les dires de certains messieurs. De sa taille de guêpe, elle en tirait une grande fierté. Sa clientèle à la particule ronflante n'appréciait les rondeurs qu'en dehors du cadre de leurs habitations somptueuses. En ces endroits de débauche, l'on aimait par-dessus tout tripoter, empoigner, tâter du sein lourd, et des corps charpentés. Tout ce qui manquait chez les Dames de hauts rangs, lesquelles cultivaient une minceur convenable.
En revanche, sur les couches des mâles conquérants, la volupté était particulièrement recherchée. Les chairs devaient se montrer accueillantes, et surtout retenir le voyageur de passage dont les chants de gloire en passaient par tous les tons, c'est dire si l'on portait un grand intérêt aux doucereuses pâtisseries de Pétronille.
Comme toujours, sa nature joyeuse était contagieuse, ce qui était préférable aux morpions ou à la chaude-pisse. Sa voix douce et coquine était souvent chargée d'intonations aigües, et l'on n'y allait pas par quatre chemins pour bander dur avec cette poulette, comme le disait souvent Amélie en riant. Les messieurs tiraient souvent à blanc tant ils se montraient impatients !
En cette matinée frileuse, son visage souriant réchauffait les cœurs, sauf peut-être celui de sa rivale, d'où l'orage promis après l'éclaircie :
- Ouh…je ne sais même pas si je pourrais m'assoir tant, l'on pria mon séant de n'en rien faire une bonne partie de la nuit ! dit-elle en minaudant.
Comme il fallait s'y attendre, son amie Opéca haussa les épaules. Il existait une réelle amitié entre ces deux femmes, mais elle se devait de rester obscure, afin d'en apprécier la singularité. Son corps de liane se montrait tout en muscles et en finesse. Une peau hâlée lui conférait un air de bohémienne, ce qui tranchait avec celle, diaphane, de « l'autre », comme elle aimait à la nommer. Pas une once de gras ne prenait ses quartiers sur ses hanches, lui permettant d'officier de manière directe et sans fioritures, et parfois de se défendre vaillamment. Ses traits possédaient la sévérité des gens ayant côtoyé la souffrance, mais une fois soufflées les chandelles de l'auberge, son visage dévoré par une paire d'yeux marron clair parsemés d'éclats d'or retrouvait un peu de l'innocence dont elle avait dû se défaire trop tôt.
L'on aimait la force de cette drôlesse, et dès lors qu'un client un peu trop éméché s'en prenait à l'une des filles, il fallait la voir arriver les poings serrés, distribuer quelques gentillesses même s'il lui arrivait souvent de tomber sur plus fort qu'elle. Peu lui importait. S'il fallait cogner, elle y allait sans invitation. À cette fille peu chanceuse, la vie n'avait rien accordé de juste. Se construire lui avait demandé bien du courage. Si ce n'était l'invitation de Pétronille à intégrer son cheptel de filles, elle aurait probablement vécu une existence parsemée de larcins en tous genres.
Le petit-déjeuner suivit son cours jusqu'au moment où l'entrée d'Amélie se montra des plus théâtrales. Là, adossée contre l'encadrement de la porte de bois, se tenait la bonne femme un peu échevelée, le souffle court, et la main sur son opulente poitrine. Bouche grande ouverte, elle tentait d'émettre un son, ou de répandre le flot de paroles encore coincé au fond de sa gorge et qu'il lui importait de débiter à la vitesse d'un orage d'été. Aussitôt, l'on se rassembla autour d'elle, on la pressa de prendre un siège, de boire un verre d'eau qu'elle refusa, prétextant les bienfaits de ce vin liquoreux posé sur l'étagère à droite :
- Ben mes enfants, c'est-y pas à mon âge qui faut faire des frayeurs pareilles ! Ça non ! Faut pas déranger le peu d'esprit que possède l'Amélie !
Toutes attendaient la fameuse révélation qui causait tant de souci et de frayeur à leur amie :
- Tu vas enfin lâcher l'morceau la vieille ? questionna Opéca.
L'on jeta un regard courroucé à la jeune impudente qui au fond n'en pensait pas une miette :
- J'y viens, j'y viens…eh ben figurez-vous qu'on a r'trouvé l'Eulalie, clouée comme une vieille chouette sur la porte de sa bicoque, les tripailles qui pendaient comme un cochon qu'on viderait pour la noël ! Mes aïeux, j'en ai l'sang tout caillé. Tiens, sers- moi donc un p'tit gorgeon Hermance.
Et l'on se mit à jacasser comme des pies tant les mots s'entrechoquaient, les interrogations se bousculaient et les affirmations tentaient de se poser au beau milieu de cette cacophonie :
- Olana n'est-elle pas allée la voir hier après-midi ? questionna Jeanne en plissant ses yeux.
Les discussions s'enflammèrent à nouveau. Un bon nombre de théories fumantes se bousculèrent au portillon des cancans…
Olana hésita à poser son pied sur la dernière marche de l'escalier. La conversation était venue à elle. Comme un vent mauvais, elle souleva dans son sillage une vague de tristesse et d'incompréhension. Immobile, peinant à maîtriser le tremblement de ses mains, elle parvint à revêtir sa cape, et sortit en trombe de la taverne.
Le fracas de la porte éveilla l'attention de sa nounou. Elle avança péniblement jusqu'à l'entrée de la maison, mais la jeune femme avait déjà disparu sous les frondaisons des arbres.
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Dans la forêt de Languelet, début de matinée du jeudi 16 novembre 1499…
Par un matin froid et brumeux, alors qu'un tapis neigeux recouvrait la terre, marchait d'un pas vif la femme du forgeron. Quelques fruits dans son panier, une miche de pain, et l'envie de partager un bol de bouillon auprès d'une amie, lui faisaient hâter son pas. Non loin de la maisonnée, les croassements des corbeaux l'alertèrent. Ce n'était pas un bon présage… jamais.
Son sang ne fit qu'un tour lorsqu'au détour du chemin, apparut le corps d'Eulalie, tête à l'envers, bras et jambes cloués sur la porte d'un logis qu'elle n'avait jamais connu fermé. Sa longue jupe en coton grossier, en partie retournée sur sa poitrine, laissait entrevoir une partie de son ventre ouvert et de son sexe mis à nu. Une nauséabonde flaque de sang caillée par le gel gisait sous son crâne. L'impudeur de cette vision choqua son amie jusqu'au tréfonds de son âme. Elle musela de sa main le cri qu'elle contenait à grand-peine, lâcha l'anse de son panier… se détourna et se mit à courir.
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La nouvelle fit grand bruit au village, et se répandit comme une mauvaise fièvre. Chacun y allait de sa petite histoire sur l'une des ouailles les plus mystérieuses du pays.
Ce décès avait requis la présence du père Gaultier officiant au village, auquel s'était joint l'intendant de la famille Ysendrill, et quatre soldats en faction au château. Assermenté par ses maîtres en cas d'absence, le lieu du crime devait être fouillé par le sénéchal de Rochebonne lequel avait récemment pris ses fonctions au château. Retenu ailleurs pour une affaire de vol, ce rôle échut à Éloi.
L'évènement prenait une tournure préoccupante, ce qui décontenança l'homme. Sa fonction consistait à négocier avec les marchands de la ville, veiller aux travaux des paysans sur les nombreuses terres agricoles du seigneur et maître, prélever le cens(1), comme le champart(2), et plus souvent que nécessaire, la taille(3), et non de remplir une fonction de justicier.
Il allait devoir faire preuve d'autorité, ce qui ne lui posait aucun problème en soi, en revanche, il se questionnait sur la manière dont il devrait conduire cette ténébreuse affaire. Jusqu'à ce jour, les lois seigneuriales, et plus particulièrement celles érigées par la famille d'Olana, dissuadaient les malandrins comme les assassins de sévir dans la région du Velay. Beaucoup racontait même que ce nom suffisait à faire naître la terreur.
Jusqu'ici, aucun procès ne s'était montré clément envers ces gens. La volonté du seigneur des lieux de faire prévaloir sa toute-puissance, ne se discutait pas, ainsi en allait-il de son pouvoir.
Une poignée de paysans suivit le cortège, tête baissée. Quelques-uns lançaient un regard à la dérobée en direction du prêtre. Il régnait un climat de peur et d'inquiétude qu'un temps hivernal et venteux n'arrangeait point. L'enfant de chœur Hermanin, tout juste dix-sept ans, suivait difficilement celui qui avait la rude tâche de le former à la prêtrise. Sa robe de bure gênait considérablement sa marche. Il s'empêtra les pieds plusieurs fois dans la neige molle et collante, mais rien n'aurait pu le décourager. C'était là, une occasion unique d'être confronté à l'ésotérisme, depuis très longtemps combattu par l'Église catholique.
Un silence éloquent régnait parmi les personnes présentes lorsqu'enfin ils parvinrent devant le logis de la cartomancienne. Des exclamations étouffées le brisèrent à la vue de la femme suppliciée. L'un des paysans s'écarta du groupe et préféra s'enfuir, rattrapé par sa peur. Devant tous ces visages fermés, un corps raidi par la mort dans une position improbable et indécente au vu de sa nudité exposée insidieusement commençait à être visité par des corbeaux très intéressés par cette manne providentielle. Des lambeaux de chairs entre leurs becs, ils semblaient contrariés d'être dérangés dans leur festin et croassèrent de concert, espérant faire fuir ces badauds.
On se hâta de les chasser à coups de fourches. Le prêtre et l'enfant de chœur se signèrent immédiatement avant de s'avancer au plus près. L'Intendant ordonna aux paysans de demeurer à bonne distance. Au vu des pratiques douteuses qu'exerçaient Eulalie, personne ne s'avisa à contredire cet ordre. Ils se contentèrent de réciter un psaume. Il était toujours temps de se protéger de quelques manigances démoniaques, pensèrent-ils effrayés.
Pendant qu'Eloi donnait quelques directives aux soldats, le père Gaultier observa attentivement le cadavre. Quelque chose, en particulier, avait attiré son attention. Bien déterminé à n'en point faire écho à l'Intendant, il chuchota à l'encontre d'Hermanin :
- Mon enfant… as-tu pensé à te munir d'un morceau de parchemin et de ton fusain ?
- Je l'ai toujours dans ma besace, lui répondit-il un peu décontenancé par cette question.
- Alors, reproduis discrètement le dessin, au-dessus de l'aine droite.
- La marque de la Bête ? interrogea-t-il de sa voix tremblante.
- Celle d'un être qui pour nous, s'en approche, hélas,lui répondit-il en s'approchant du corps. Lucero…un nom et un mauvais présage !
- Lucifero voulez-vous dire, rectifia le jeune homme.
- Pas Lucifer mon enfant, Lucero Rodriguez Diego(4), l'inquisiteur espagnol… l'étymologie de ce nom s'est joué d'une troublante ressemblance ! Hermanin, si l'on te questionne sur ce nom… fais mention de ton inexpérience en matière de lecture. Parfois, un petit mensonge est le serviteur d'une nécessité que Dieu prend en compte, affirma-t-il comme pour se convaincre de ses bonnes paroles… enfin… je l'espère mon fils… je l'espère…
Le prêtre dut insister pour obtenir un moment de recueillement dédié à la prière. Sauver l'âme de la défunte lui paraissait d'une urgence absolue. Dos tourné aux autres personnes, Hermanin reproduisit aussi fidèlement que possible, le signe cabalistique, prenant soin de noter le nom qui avait éveillé tant de contrariétés chez l'homme de foi. Un mouvement de tête l'avertit qu'il en avait terminé. Ce dernier se signa encore une fois devant le corps supplicié. Pauvre femme…
Les soldats se couvrirent le nez d'un morceau d'étoffe avant de s'approcher à leur tour. La puanteur des chairs empestait l'air froid. Le prêtre prit la parole. Le ton de sa voix trahissait l'inquiétude :
- Voici une tragédie que je n'aurais jamais pensé vivre dans ces campagnes ! Je crains, hélas, devoir m'en remettre aux instances ecclésiastiques. Cette affaire ne pourra être élucidée par la justice des hommes, je le crains.
- Elle s'est produite sur les terres des Seigneurs Ysendrill, en conséquence, j'ai matière à rendre l'autorité et prendre la décision qui s'impose !
- Je ne remets nullement en doute vos compétences, Eloi, mais il se montrerait beaucoup plus prudent, d'en aviser Monseigneur Geoffroi de Pompadour, évêque du Puy-en-Velay ! insista le prêtre.
- Je l'informerai personnellement de ce drame, mais je vous le répète Père Gaultier, j'ai toute autorité sur les terres de mon seigneur en son absence !
- Prendriez-vous le risque de contrarier un évêque, et par là même le pouvoir de Rome ?
Devant cette sourde menace, l'homme hésita un peu avant de se résoudre à obéir. L'on ne pouvait interférer au cœur des affaires de l'Église, et quelque part, cela le déchargerait d'un rôle qu'il n'était pas en mesure d'endosser. N'était pas un sénéchal qui voulait :
- Très bien, en attendant le retour de Mr de Rochebonne, je me range à votre avis.
- C'est une sage décision, Eloi. Hermanin, dit-il en s'adressant à l'enfant de chœur, prie pour le repos de l'âme de la défunte. Que personne ne s'approche de ce corps. Il pourrait y avoir infestation.
L'Intendant fronça les sourcils :
- Infestation ?
- Possession post-mortem dans ce cas précis mon fils !
À ces mots, les quelques paysans présents reculèrent de quelques pas en se signant :
- Restez en retrait, et tout ira bien pour vous, ajouta-t-il en direction des villageois inquiets.
L'on aida le prêtre à montrer sur la charrette et il s'en fut à la ville. Le froid et l'inquiétude enveloppèrent les personnes présentes dans un linceul d'épouvante. Comme il paraissait long ce chemin du retour ! L'impatience finit par gagner l'homme de foi, comme ses questionnements. Pourquoi un meurtre aussi étrange avait-il été perpétré sur ces terres réputées si tranquilles ? Était-ce la manifestation du Malin, ou celle d'un assassin pervers ? Les routes n'étaient plus aussi sûres ces derniers temps. Le peu de soleil présent disparu sous un épais brouillard. Cela ne présageait rien de bon…
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Sous les pas vifs du prêtre naquit un étrange écho. Il se répercuta contre les galeries voûtées du cloître aujourd'hui désertées par les moines. C'était un son étouffé par la crainte, comme si un mauvais présage, tapi dans l'ombre, l'attendait au détour d'un couloir.
Devenue les appartements privés des archidiacres, la construction en tuf volcanique(5), se mariait subtilement au grès blanc du palais épiscopal vers lequel l'homme de foi se rapprochait lentement. De type carolingien, son architecture s'imposait dans le paysage de la ville. Elle impressionnait toujours les visiteurs de passage. Les artistes du Moyen-âge avaient œuvré en ce sens. Beaucoup avaient donné leurs vies pour un tel chef-d'œuvre. Parfois, dans le brouillard matinal, perçaient les visages hideux des nombreuses de gargouilles et autres animaux fantasmagoriques, destinés à effrayer les impies. Certains se signaient, d'autres les ignoraient par peur ou superstition.
Heurter les esprits…les contraindre à l'obéissance…
Trois siècles plus tard, l'on n'en était plus à ces considérations, sauf de l'autre côté de la chaîne des Pyrénées, là où la Sainte Inquisition faisait régner un ordre démoniaque. Le père Gaultier s'en voulut immédiatement pour cette pensée dangereuse, mais il était tout à fait convaincu de la nocivité des pratiques à outrance.
Quelques travaux en cours l'obligèrent à longer l'entrée de la cathédrale où se présentait une lourde grille en fermant l'accès. En raison de son ancienneté, on ne la manipulait que les jours de fête. Les entrelacs ferreux constituant ce bijou d'artisanat pesaient si lourd qu'un homme seul ne suffisait pas à la manipuler. Le tourment du père Gaultier l'assaillait tant, qu'il en perdit le goût de l'admiration. Le dessin reproduit par Hermanin l'inquiétait au plus haut point. Qui par ces latitudes connaissait le nom du plus célèbre inquisiteur officiant dans un pays lointain ? Ce n'était sûrement pas un habitant de la région. Il ne pouvait s'agir que d'une personne de haut rang ayant un peu de connaissance et de savoir, or les derniers visiteurs de l'évêque Geoffroi de Pompadour (6) s'en étaient allés en direction de Rome, et plus particulièrement au Vatican. Un membre du clergé régulier plus dirigé vers un sacerdoce appuyé ? Cela paraissait inconcevable.
Depuis la bulle pontificale(7) « Exigit sincerae devotionis » datant de l'an de grâce mille quatre cent soixante-dix-huit du précédent pape Sixte IV, autorisant les souverains Espagnols, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, à nommer des Inquisiteurs de la foi, d'incessantes plaintes, parfois même de la noblesse française, fleurissaient sur le bureau papal. Malgré la nomination d'un nouveau pape Alexandre VI, issu de la famille Borgia, en mille quatre cent quatre-vingt-douze, grandes étaient les préoccupations de Rome pour remettre un semblant d'ordre dans ce chaos infernal.
Diego Rodriguez Lucero, réputé pour se montrer intransigeant, voire cruel, inquiétait la Curie romaine(8), au point de dépêcher un émissaire en Avignon où l'homme d'Église possédait une vaste propriété comme beaucoup de ses amis. Au Vatican, l'on faisait grand cas de ce personnage haut en couleur, voire très dérangeant pour l'Église. L'année dernière, l'homme avait échappé de peu à une tentative d'assassinat. Cela laissait entrevoir un début d'espoir de se débarrasser enfin de cet encombrant personnage. La papauté ne manquait jamais de moyens pour se défaire de ce qu'elle avait installé à grands frais.
Tout cela n'aurait su déranger le moins du monde l'évêque Geoffroi, attablé devant un somptueux repas près de la cheminée de sa salle à manger. Un gibier cuit à la perfection par sa cuisinière l'aurait bien mené sur les chemins du paradis, si ce n'était le soudain dérangement qui faillit lui faire avaler sa bouchée de travers.
Comment osait-on le déranger en un moment aussi délicat ? Ce bon vivant se posait la question, alors que ses doigts nimbés de sauce gouttaient au-dessus de son assiette en porcelaine.
Il consentit en soupirant, à reposer le pilon de faisan sur le rebord de son plat avant de froncer les sourcils en signe d'agacement. De haute stature et d'un poids conséquent, l'évêque portait haut et fier, une verve bien nourrie, comme un esprit aiguisé. Pas un seul cardinal qui ne puisse rivaliser en matière de savoir avec cet homme aussi brillant que raffiné, même si sa manière d'apprécier une pièce de gibier laissait à désirer. Son ventre rond et ses joues pleines parlaient pour lui, et malgré sa calvitie naissante, il en imposait encore, comme ses yeux bleus malicieux toujours prompts à se poser là où il le fallait. Hélas, son âge l'avait rattrapé et sa vue souffrait des ravages du temps, ce qui contrariait énormément ses nombreuses lectures, mais de l'autre des Alpes, dans la précieuse Italie, un homme de science à l'esprit agile avait mis au point un objet ingénieux des bésicles ! Cet homme de foi, dont le cœur avait accordé une place de choix pour la science avant d'entrer dans les ordres, n'avait pas hésité un seul instant, à se procurer deux paires de cette invention qu'il pensait divine. L'une en bois, et l'autre en corne, sur lesquelles il veillait jalousement.
Par les grâces du ciel, ce n'était que le curé de Languelet, et non l'un des prélats aussi méticuleux sur le prestige de l'étiquette, qu'assommant avec ses discours pompeux :
- Père Gaultier ! Vous me semblez perturbé. Vos souliers crottés m'en disent un peu trop long sur vos pas égarés, tout comme l'agitation qui vous commande. Dois-je remettre à votre souvenance, combien les routes qui mènent au Puy ne sont pas sûres ? Comme celles qui vous mèneraient à Rome, ceci dit ! La grâce du Seigneur à ses limites. Gardez cet avertissement à l'esprit, évitez de braver le danger, et je vous compterais un peu plus longtemps parmi nos ouailles. Alors… de quel sujet souhaiteriez-vous m'entretenir, car je suppose que tel doit être le cas… le questionna-t-il en détachant hâtivement un bout de chair sur l'os de sa volaille.
- Monseigneur, répondit le père en baisant l'anneau épiscopal(9)…
- Reprenez votre souffle, prenez un siège, videz ce verre, et nous y verrons mieux après cela, lui ordonna-t-il en remplissant une coupe d'un excellent vin.
Pour une fois, le prêtre se laissa convaincre. Il avala le breuvage d'un trait :
- Un évènement d'importance a conduit mes pas vers vous un assassinat teinté de malignité perpétré au cœur de la forêt de Languelet. Celle que tous surnommaient « La sorcière » vient d'être retrouvée en position de crucifixion, la tête vers la terre !
Le geste de l'évêque demeura en suspens :
- Un meurtre ?! Voici qui se montre à la fois surprenant, et fâcheux, et je ne parle pas uniquement de la crucifixion à laquelle vous avez fait allusion. L'on ne saurait lier un acte à la malignité sans y avoir porté une vision objective, et confronté les valeurs de la très Sainte Église. Ayez souvenance du martyre de Saint-Pierre, mon ami. Humilitas (humilité).
- Un corps supplicié, des entrailles offertes aux charognards et ceci, dit-il en sortant de sa poche le morceau de parchemin, je crains, Monseigneur que l'humilité ne semble plus être à l'ordre du jour. Cette symbolique a été, je le crains, détournée par l'ignominie de l'homme, ou de la Bête.
- Père Gaultier, votre verbe atteint des sommets inespérés. Vous me présentez là, une vérité que mon expérience, hélas, me permit de rencontrer un bon nombre de fois déjà. Montrez-moi ce que vous avez en main…
L'évêque d'un certain âge essuya la commissure de ses lèvres avant de s'adosser contre son fauteuil un air las sur ses traits. Après avoir subi les désagréments d'un très long voyage, pour arriver en plein cœur d'un procès notoire et largement discuté sur la place publique, voici qu'une affaire d'assassinat troublait le peu de sérénité qu'il était parvenu à retrouver. Les gens de ce pays ne se présentaient pas sous les meilleurs auspices, ne cessait-il de penser depuis l'excommunication d'une jeune duchesse dont la main fine avait frappé par trois fois un époux que les valeurs de la Sainte Église n'avaient point habité ! Le paysage vallonné de ces campagnes dissimulait bien des choses au nouvel évêque fraîchement nommé.
Il tendit son bras pour s'emparer de la preuve, plissa les paupières, et se mit à farfouiller sa poche droite à la recherche d'un objet indispensable pour sa lecture qu'il ne trouva point, et expulsa un soupir d'agacement :
- Pourriez-vous, s'il vous plaît, me faire lecture de votre écriture… je crains d'avoir oublié dans ma chambre mes bésicles.
Le curé de campagne cligna des paupières. À bien y réfléchir, c'était un mot dont il ne connaissait point l'explication, et pourtant sa curiosité ne serait probablement pas assouvie, il le craignait, le temps jouait contre lui, alors il se mit à décrire, abondamment et avec conviction, le dessin d'Hermanin comme le reste. À l'énoncé du terrible patronyme, une grande contrariété peignit les traits de son supérieur. Dans un mouvement d'humeur, son poignet heurta le verre. Déséquilibré, ce dernier répandit sur la nappe le vin qu'il contenait formant une large auréole. Le père Gaultier comprit combien ses craintes n'étaient point vaines :
- Par tous les saints ! Lucero… Diego Rodriguez Lucero ! Voici un nom qu'il me déplait de prononcer en ce pays à l'apparence paisible. Une résurgence de souvenirs au-devant de laquelle je me dois de me dresser avec véhémence se joue de ma quiétude. C'est là un fait extrêmement désagréable. Il est des personnes, hélas, que nous regrettons d'avoir croisées sur notre route, et que nous souhaiterions ne jamais revoir, je puis vous l'assurer !
Absorbé dans ses lointains souvenirs, l'homme saisit la salière en cristal dont il dévissa le bouchon en étain pour répandre les cristaux d'un blanc neigeux sur le coton brodé de la nappe. La troublante teinte vermeille disparut momentanément sous le condiment amoncelé sur elle, mais cela ne suffit pas à faire oublier le fâcheux incident. Déjà, sous la pâleur du sel, transparaissait à nouveau la couleur pourpre comme un mauvais présage dont il devenait prudent de se protéger.
Si ce n'était l'urgence de la situation, l'homme aurait accordé davantage de temps à sa rêverie, mais l'être réfléchi qu'il était, pressentait l'action à venir.
Cependant, il dû s'offrir une nouvelle contenance, et poursuivre le dialogue :
- Dites-moi mon Père, quelqu'un d'autre a-t-il vu ceci ?
- L'intendant de la famille Ysendrill, je suppose ; après mon ddépart. Ce n'est pas le genre de dessin que l'on peut soustraire à la curiosité. En revanche, en ce qui concerne le nom… Eloi n'a jamais reçu le moindre enseignement en matière d'écriture. Tout juste assiste-t-il aux offices. S'il n'a pas pensé à satisfaire sa curiosité, c'est uniquement parce que je ne lui en ai pas laissé l'opportunité. Qu'il me soit pardonné mon offense, Monseigneur, mais… j'ai encouragé l'enfant de chœur, à ne point faire état de l'avancée de ses études… sans doute ce nom n'a-t-il pas besoin d'être, pour le moment, connu de tous…
Les sourcils levés vers un front où s'affichaient quelques plis horizontaux créés par la surprise, Geoffroi fixait le prêtre d'un air à la fois surpris et amusé :
- Beati pauperes spiritu (Heureux les pauvres en esprit) ! Que les profanes n'y comprennent rien en matière de signes cabalistiques les conforte dans la paix de l'esprit, et nous avantage sûrement. Si quelques secrets peuvent encore leur échapper, ce n'est que mieux pour nous, répondit l'évêque un peu soulagé. Les affaires de l'Église conservent en leurs seins, plus de complexité que le canevas d'une Dame de haute Cour. Quant à votre petit mensonge, soyez assuré, mon Père, qu'il est déjà absout.
- Merci Monseigneur, cependant, l'érudition de la justice royale ne nous offrira guère de répit, ajouta le curé à nouveau soucieux. Je pense tout particulièrement au Sénéchal de Rochebonne.
Les sourcils broussailleux de l'évêque se soulevèrent à nouveau. Que ne s'acharnait-on pour en contrarier leurs courbures ! Cette fois, la curiosité piqua cet homme aussi sûrement qu'un frelon un jour d'été :
- Ah… me faudrait-il en connaitre un peu plus sur ce personnage qui semble vous causer ce souci ?
Soulagé de s'être délesté d'une partie de ses émotions, le curé se sentit un peu honteux. Le regard fuyant, il paraissait lutter un son for intérieur. La bonhommie de son supérieur le rassura quelque peu :
- Parlez sans crainte, mon ami. Vous n'êtes point en présence de Sa Sainteté papale, mais devant l'un de ses plus humbles serviteurs.
Rassurée, la parole se délia dans l'instant qui suivit :
- Je connais l'Intendant Eloi depuis son plus jeune âge. Sa fonction est de prendre en charge les affaires du seigneur Ysendrill, en son absence…
- Vous ne m'apprenez rien, mon Père…
- Euh… oui, veuillez m'excuser votre Éminence, mais je voulais en venir à ceci… auparavant, seul un homme doté de cette fonction suffisait à rendre à la fois la justice du seigneur comme s'occuper de ses terres, or ; dernièrement, un autre homme est apparu dans notre paysage pour administrer la loi.
- Poursuivez…
- Je rencontrai le Sénéchal de Rochebonne par inadvertance, il y a deux jours, tandis que je m'entretenais avec l'Intendant sur la présence de cet homme à l'allure austère. Ce dernier ne m'adressa qu'un salut de la tête, mais cela me parut suffisant pour qualifier ce moment de… fort déplaisant. Qu'il me soit pardonné mon audace.
Geoffroi de Pompadour, émit un sourire furtif, avant de reprendre la parole, faisant fi de la… témérité du prêtre. Le ton de sa voix se chargea :
- Vous avez beaucoup de choses à vous faire pardonner, me semble-t-il, néanmoins j'y consens. Certaines initiatives évitent parfois le chaos. Si ce personnage que vous qualifiez de fort déplaisant vient d'arriver sur ces terres, pourquoi n'en ai-je point été informé ?
- Eh bien… je n'en sais rien, Monseigneur.
- Que lui avez-vous trouvé de si étrange ?
- Tout… enfin… je veux dire, mon ressenti, tandis que le hasard nous mis en présence l'un de l'autre.
- Le hasard n'existe pas mon Père, mais si votre déplaisance à l'égard de ce monsieur se montra persistante, alors faut-il y voir un signe et le prendre en compte !
- Je me range à votre opinion Monseigneur.
- Voilà qui se montre sage ! Qui se trouve à l'endroit où le crime fut perpétré en cet instant ?
- Éloi et ses gardes. Gageons que nous devrions, très bientôt, compter sur ce représentant de l'ordre royal.
Le front de Geoffroi se plissa encore plus que d'ordinaire. Il poussa un soupir agacé, à ce rythme-là, il deviendrait aussi ridé qu'une vieille pomme :
- Moins il viendra fourrer son nez dans nos affaires, mieux cela vaudra pour notre ordre. Ne trainons point père Gaultier !
- Oui, Monseigneur…
En quelques enjambées, il se dirigea vers sa chambre. Le prêtre le suivit jusqu'au seuil de la pièce, s'interdisant d'entrer dans les appartements privés de son supérieur, mais il n'en poursuivit pas moins son observation. Doté d'une forte détermination, l'homme de foi s'avançait vers un meuble massif aussi haut que large, lequel contenait tout un tas d'objets hétéroclites et de paperasses. Après un moment passé à remuer ce désordre, il y trouva ce qu'il était venu chercher une forme rectangulaire possédant l'apparence d'une trousse taillée dans un cuir souple, qu'un lien maintenait fermée. Sous l'œil étonné du curé, l'évêque se tourna vers lui en brandissant sa trouvaille d'un air de conspirateur :
- Je ne saurais que trop vous remercier de garder ceci pour moi à l'abri de la curiosité humaine, comme à l'intérieur de l'une de vos poches, mon Père. Celles d'un évêque contiennent sa foi. Toute autre bizarrerie ne lui rendrait pas justice !
Gagné par l'inquiétude, le prêtre tourna et retourna la trousse de tous les côtés, craignant sans doute de voir surgir un maléfice dont il aurait le plus grand mal à se défaire, ce qui fit naître un sourire franc sur les traits amusés de son supérieur :
- Rassurez-vous, vous ne craignez absolument rien… du moins jusqu'à ce que j'en fasse l'usage. Ce ne sont rien de plus que quelques instruments voués à la science dont j'ai eu l'usage dans un lointain passé et qui pourraient bien, en ce funeste jour, me rendre le plus fier des services. Allons, pressons ! Ah… j'allais oublier…
Sans réfléchir, l'homme glissa l'objet de tous ses questionnements, dans l'une des deux ouvertures de sa bure, au niveau de sa taille, où elle était retenue par une ceinture, deux poches de tissus vouées à contenir ce qui devait être soustrait aux regards indiscrets, avant de s'engouffrer dans le sillage de Geoffroi, lequel avait déjà quitté la pièce pour revenir dans la salle à manger. Un ouvrage ouvert, et posé face contre le tissu d'un fauteuil, dissimulait sous ses pages un petit objet qu'il se hâta de fourrer au fond de sa poche :
- De quoi aider ma foi à y voir plus clair, dit-il aidé d'une mimique que commençait à apprécier le prêtre.
Plusieurs enjambées furent nécessaires, avant de le retrouver immobile sous le porche de l'une des entrées du bâtiment.
Statique, l'homme observait ses chausses… fouler les tapis de ses appartements ne lui posait aucun souci. Il n'en serait point de même sur cette neige collante qui venait de se remettre à tomber.
- Dieu ne nous facilite point la tâche mon ami ! déclara-t-il avant de dessiner de magnifiques empreintes sur la neige fraiche.
Si les cieux s'y mettaient eux aussi !
§§§§
Bien qu'étant habitué aux déplacements d'apparat, Geoffroi de Pompadour décréta, un sourire en coin, qu'il serait bon de délaisser la « coutume gauloise »(7) pour adopter une discrétion plus adéquate. L'esprit de l'homme s'était logé sous l'enseigne de la finesse, et ne se privait jamais de s'en servir dans les moments délicats. Cela lui valait une petite popularité assez appréciable, contrairement aux autres ordres établis dans la région.
La confiance se gagnait parfois au moyen de quelques mots, pensait le prêtre attentif aux moindres mimiques de son supérieur.
Un charretier venu livrer du lait attachait consciencieusement ses pots vides en terre cuite, lorsque la voix de stentor de l'évêque provoqua un vif émoi chez lui. Bougre de tonnerre ! Ce personnage haut en couleur avait de quoi surprendre l'ouïe et la vue, deux des cinq sens que se vantait de posséder l'être humain. La mule se contenta de repousser l'une de ses oreilles vers l'arrière en direction de cet étrange bruit, avant de secouer nerveusement sa tête. Son maître tenta de calmer la bête et s'en retourna vers l'homme d'Église. Il s'abîma dans une révérence un peu incertaine dont Geoffroi ne fit aucun cas. Seule la charrette de l'homme semblait l'intéresser au plus haut point :
- Voici un attelage sur lequel l'on ne s'attendrait point à me voir surgir, mais les aventures prennent souvent naissance là où l'on n'aurait jamais pensé les voir apparaître. Père Gaultier, ordonnez à mes gens quelque argent pour dédommager ce brave homme pour sa prochaine course, le temps pour moi d'envisager moult éventualités pour accéder à ce banc sur lequel j'espère ne point perdre de ma prestance.
Geoffroy possédait un esprit vif dont il usait en toutes occasions, même les plus sombres. Après tout, pensait-il, la pauvre Eulalie, n'en prendrait plus ombrage. Son temps était révolu. Elle avait vécu comme ses savoirs ancestraux le lui avaient recommandé. Paix à son âme. En revanche, le destin de l'évêque se vivait tous azimuts, aussi lui fallait-il s'assurer de la bonne continuation de ses entreprises, et celle-ci en était une.
La poigne du charretier ne fut pas de trop pour aider à le hisser sur la planche de bois faisant office d'assise. À cet homme de terrain, la rudesse n'avait jamais déplu, aussi n'émit-il aucune objection quant à ce moyen de transport peu adéquat pour un homme de son rang. Enfin, il allait goûter à autre chose que les ors de son palais épiscopal. Celui qui avait obtenu de la part de Charles VIII, l'autorisation d'échanger le diocèse de Périgueux contre celui du Puy-en-Velay, allait être servi.
L'équidé ne paraissait pas aussi enthousiaste que l'humain dont le poids avait considérablement alourdi la carriole. Avant d'ébranler l'attelage de son maître, la mule émit un braiment où se devinait son mécontentement, puis résignée, se mit à avancer.
Parvenu à la lisière de la forêt, le trajet devint plus hasardeux. La neige, collante, rendait très difficile la progression de la charrette. Les deux hommes de foi, plus attentionnés à s'agripper au montant de bois qu'à discourir sur la beauté du paysage, fronçaient le regard face à l'étendue de sapins et de mélèzes dont les imposantes présences semblaient dissuader les voyageurs de s'aventurer au cœur de la forêt :
- Dites-moi, mon brave, commença Geoffroi en s'adressant à l'homme qui conduisait l'attelage, êtes-vous certain de savoir vous diriger dans les méandres de cette luxuriante nature ?
- Vous inquiétez pas Monseigneur. C'est-y qu'je connais ces bois comme ma poche depuis tout p'tit !
- Eh bien je vous bénis pour cela, mon fils ! répondit l'évêque en adressant un regard de connivence au prêtre. Sommes-nous encore loin de l'habitation d'Eulalie ?
- C'est tout proche, Monseigneur. Pour sûr qu'la pauv'femme avait ben choisi l'endroit pour s'construire son logis !
- Un logis qu'il plaisait à certains de visiter en dehors des recommandations de l'église de ne point s'acoquiner avec la sorcellerie, répondit Geoffroi en durcissant le ton.
- Ben, c'est-y qu'elle n'a jamais fait d'mal à personne, l'Eulalie, pour sûr ! ajouta l'homme vivement.
- Oui…c'est ce qu'affirment les suppliciés lorsqu'armés de leurs innocences, ils périssent au cœur des flammes d'un bûcher.
Le regard du paysan s'agrandit de frayeur devant l'image apparue à son esprit. Il se signa sur le champ, ce qui fit naître un sourire discret sur le visage du prêtre. Son supérieur s'y connaissait pour ramener au bercail les brebis égarées.
Bientôt se distingua la forme typique du logis de la jeteuse de sort. Les hommes avaient allumé un feu dans l'espoir de se réchauffer un peu. Tous ôtèrent leurs chapeaux devant l'apparition de Geoffroi de Pompadour. Légèrement cabotin, l'homme appréciait toujours ces marques de déférences, mais n'en abusait point, ce qui le différenciait grandement des autres prélats.
Pour mettre pied à terre, il prit grand soin d'accorder à chacun de ses gestes, l'attention nécessaire, puis, après avoir rendu grâce au ciel d'y être parvenu sans encombre, il bomba son torse devant l'Intendant. C'était pour lui, une manière de montrer sa présence, autrement que par ce verbe généreux qui le caractérisait tant et qu'il ne tarderait pas à employer en ces lieux.
Il fallait bien avouer qu'il régnait une ambiance extrêmement délétère. L'évêque le ressentit très vite. Son regard suspicieux trainait ici et là, scrutant le moindre indice susceptible d'éveiller son sens de la déduction. Derechef, son instinct lui commanda de se tenir sur ses gardes lorsqu'enfin, il aperçut Eulalie, toujours clouée sur la porte de sa maison.
Quelques flocons s'accrochaient, désespérant sur ses cheveux trainant sur le sol et sa toison pubienne, toujours exposée aux caprices du temps :
- Il aurait été plus convenable de recouvrir cette nudité fort incommodante, monsieur l'Intendant ! annonça en guise de préambule l'évêque, chagriné par la vue de ce corps supplicié.
- Le père Gaultier nous a recommandé de ne rien toucher. Nous avons obéi aux commandements de l'église, répondit tout aussi vaillamment Éloi.
- Et Elle saura toujours se montrer éternellement reconnaissante envers les esprits avisés. Sachez Monsieur, que ce n'était qu'une question de pudeur, tout simplement…
L'homme opina du chef, puis s'éclaircit la voix :
- Que souhaitez-vous faire Monseigneur ?
- L'on ne peut mettre sur le compte des démons les actes de barbarie de certains hommes, c'est pourquoi nous devons examiner le cadavre avec beaucoup de prudence, et nous assurer par nous-mêmes s'il existe ou non, une implication démoniaque. La possession est l'affaire du Diable et de l'Église, le meurtre celui des hommes et de la justice, mais si les deux venaient à s'associer, c'est à moi qu'il reviendrait d'en juger. Commençons par ôter ces clous, puis nous entreposerons la victime à l'intérieur. Ne touchez pas ses chairs, enveloppez vos mains dans du tissu, et respirez au travers d'un linge, cela se montrera préférable. La prudence vous octroie une existence plus longue, Intendant Éloi, je puis vous l'assurer. J'en suis la preuve vivante.
L'inquiétude sévit parmi les gardes. Aucun d'eux n'avait pour habitude de frayer avec un ennemi invisible. Un vif émoi gagna les quelques villageois présents. Aucun n'osait s'approcher de ce corps fort encombrant, encore plus lorsqu'au moment où l'on tenta d'ôter les clous, un panache de fumée verdâtre s'échappa du métal entré en fusion.
Une toux irrépressible s'empara de toutes les gorges. Certains s'enfuirent sous le coup de la frayeur, espérant échapper aux forces obscures présentes en ces lieux. Ils en étaient maintenant convaincus. Au village, la nouvelle ne tarderait pas à se répandre comme une trainée de poudre.
Ceux qui restèrent se mirent à implorer la clémence des cieux, car ce meurtre résultait d'une punition infligée à l'ensorceleuse. Plus aucun doute ne subsistait.
L'évêque ressentit un élan de compassion envers ces pauvres gens pour lesquels croyances et religion, promettaient d'impitoyables châtiments quand l'amour aurait mérité un plus grand triomphe, mais la nature belliqueuse de l'homme, l'avait depuis le commencement, contraint aux vices.
Pour celle qui avait perdu la vie, comme pour ceux qui tremblaient pour leurs existences, Geoffroy prononça les paroles latines d'une prière salvatrice. Soudain, un vent tourbillonnant se leva, secouant la croix pectorale ornée de grenats qui pendait au bout de sa chaîne en or. La face ouvragée du bijou s'obstinait à se retourner contre son manteau de laine. Ce symbole de la Chrétienté dérangeait les forces des ténèbres. Elles ourdissaient insidieusement, il le percevait. Sa lointaine pratique des exorcismes nourrissait ses soupçons, mais il préféra n'en rien dire à voix haute. Le Mal n'était jamais inoffensif pour les âmes profanes. Le regard averti du prélat demeura dans l'observation. Il devait se tenir prêt à agir si la malice tentait la moindre manœuvre.
La force de quatre hommes fut nécessaire pour étendre la sorcière sans vie sur une couverture. La rigidité cadavérique entravait considérablement les gestes de chacun, et conférait à la défunte une étrange posture. Choqué, Hermanin se tourna précipitamment et vomit son maigre repas de la journée. Le père Gaultier lui intima l'ordre de se tenir à l'écart. Son jeune âge le dispensait, pour quelque temps encore, de ce genre d'affliction.
L'on déposa le corps sur la table de bois, où nombre de potions s'étaient répandues malencontreusement par celle qui avait tant œuvré pour les élaborer. Un juste retour aux sources en ce funeste jour.
Dès cet instant, Geoffroi de Pompadour prit les choses en main :
- Messieurs, je vais devoir vous sommer de quitter cette pièce. Pour ce qui est d'y revenir attendez que je vous y invite. Maintenant, il s'agit d'une affaire entre les forces du Seigneur que je représente, et celles du Mal, si mes soupçons se confirment. Dans le cas contraire, je vous abandonnerai cette affaire bien volontiers et avec un réel soulagement, soyez-en certain mon fils ! affirma-t-il en adoptant un ton paternaliste devant l'Intendant des Ysendrill.
Les deux hommes se jaugèrent un instant. La proposition semblait équitable, mais l'on n'occupait pas un poste d'importance chez un seigneur, sans jouer du droit à son avantage. Le regard sombre, Eloi se permit de contester cette décision :
- Monseigneur je regrette, mais ce crime a été perpétré sur les terres du seigneur Ysendrill. Me déposséder d'un droit de regard, me placerai en fâcheuse position.
La bienveillance de l'évêque revêtit son habit de sévérité, ce qui l'autorisa à user d'une voix plus directive. Aidée de quelques mots forts judicieux, son action fit mouche sur le champ :
- Je comprends, mais vous devez avoir connaissance des risques encourus. Si le Mal tentait d'éprouver votre résistance lorsqu'il trouvera le moment adéquat pour cela, et vous pouvez me croire sur parole, il n'y manquera point, je ne pourrai sans doute pas courir sur tous les fronts. Les démons se montrent d'une incroyable célérité, ajouta-t-il pour accentuer la peur chez l'autre. Souhaitez-vous toujours nous honorer de votre présence, monsieur L'Intendant ?
Réticent, à l'idée de devoir envisager pareil cas de figure, l'homme consentit à lui obéir sur le champ, et quitta l'endroit chargé de symbolisme.
Si Geoffroi devait obédience à ses supérieurs, les seigneurs d'Ysendrill frayaient depuis des temps immémoriaux avec le sombre pouvoir de la Papauté, lorsque certains de ses représentants bafouaient l'honneur de porter une foi plus que millénaire. Que quelques-uns d'entre eux se soient arrogé des droits pour le moins discutables ne dérangeait nullement la Communauté religieuse, pourvu que les deux parties ne se satisfassent de quelques accords fructueux. L'arrivée de l'évêque avait quelque peu bouleversé la donne. En ce jour, plus qu'en tout autre, l'homme de Dieu en prit conscience, si bien qu'il en vint à jongler avec finesse, afin de maintenir un équilibre que beaucoup jugeaient précaire. Heureusement pour lui, il n'avait pas eu affaire à ce Sénéchal que craignait tant le père Gaultier.
Sans attendre davantage, l'évêque referma abruptement la porte sur les visages où se lisait la stupeur. À l'intérieur régnait un froid glacial. Chaque respiration des deux hommes faisait naître un nuage de vapeur aussi subtil qu'évanescent. Un désordre indescriptible avait transformé le petit nid douillet, en un champ de bataille. Plus aucune potion ne subsistait sur les étagères de bois. Les quelques ouvrages qui avaient échappé au carnage gisaient comme autant de cadavres tombés pour une cause perdue. L'évêque s'accroupit devant un monticule et parvint à extirper du fatras un petit livre relié d'un cuir très sombre, où figuraient, sur sa couverture, d'étranges signes cabalistiques. Il se promit d'en étudier le contenu un peu plus tard, à l'abri de son palais. Il était rare de se procurer des manuscrits en rase campagne, hormis les quelques seigneurs terriens, et les membres du clergé, aucun être n'avait de notions en matière de lecture et d'écriture. Comment une femme aussi démunie avait-elle pu acquérir ce savoir ?
C'était là aussi un mystère qu'il aurait aimé élucider, mais il y avait plus urgent à faire. Hormis le faible halo de lumière diffusé par une bougie, il n'y avait rien d'autre à voir qu'un corps torturé recouvert d'une grossière couverture. Le détail de la cire s'écoulant sur le bois gonflé de la table accapara soudain toute l'attention du prêtre Gaultier. Parfois c'était dans le détail que l'esprit trouvait un refuge.
En revanche, l'esprit scientifique de Geoffroi de Pompadour semblait très intéressé par l'éviscération de la pauvre femme, une fois le corps mis à nu. Il prit le temps de se couvrir la partie inférieure du visage, et recommanda au prêtre de faire de même avant de s'approcher prudemment de la dépouille. Après avoir jeté un coup d'œil d'ensemble, il se positionna au-dessus du corps :
- Hum… père Gaultier…
Geoffroy dû s'y reprendre à deux fois avant de détourner l'attention du prêtre, de ladite bougie, laquelle ne possédait aucun autre intérêt que d'apporter un peu de lumière sur cette affaire bien sombre. L'homme émit un mouvement de sursaut :
- Euh… oui… pardonnez-moi Monseigneur… j'avais l'esprit ailleurs.
- J'ai cru le remarquer. Veuillez me remettre l'objet dont vous avez eu la lourde charge, au frais d'une peur que je qualifierai de légitime, énonça-t-il avec un petit sourire en coin, afin de désamorcer l'atmosphère tendue qui régnait en cet endroit.
- Le… quoi ? Ah oui… où ai-je la tête ?
- Là où elle se doit d'être, je vous rassure.
Il dénoua le lien et déroula l'étui souple, où avait été prévu un petit emplacement pour chacun des ustensiles. L'un d'eux, un petit instrument en fer, lui rappelait un stylet :
- Éclairez-moi de cette torche comme de vos suggestions s'il vous en venait à l'esprit mon Père, je suis toujours preneur. Voyons voir…hum…c'est une blessure nette, effectuée sans la moindre hésitation. L'angle d'attaque de la peau par la lame, l'obliquité des tranches de section…un travail d'orfèvre s'il m'était possible de le penser.
Armé de son outil de précision, Geoffroi poursuivit son examen, soulevant les chairs, accordant son attention à moult détails, tout en s'exprimant à voix haute comme s'il s'adressait à des étudiants en médecine :
- Approchez-vous un peu… voyez ces traces de brûlure circulaires, très caractéristiques aux creux de ces paumes. Probablement les clous envolés en fumée. Encore que…je ne vois aucun résidu de ferraille…curieux…
Geoffroi sortit de sa poche un étrange objet qu'il approcha de ses yeux. Le prêtre fronça les sourcils…
- « Roidi da ogli(9) », mon ami, « Verre rond pour les yeux » ! Un moyen de pallier aux inconvénients de l'âge. Hum… continua-t-il en poursuivant ses observations tête baissée, ne vous ai-je jamais raconté mes années d'études de médecine à la faculté de Montpellier(10) ? Une période de mon existence absolument fascinante. Tout l'intérêt de la médecine pour moi réside dans ses découvertes. J'avoue avoir parfois dépassé le cadre d'un enseignement ordinaire pour parfaire ma curiosité. Mon Maître en médecine m'y autorisa quelquefois sous couvert du secret. Oui, je sais que cela ne vous paraît point… convenable. L'homme de science est au monde ce que le prêtre est pour ses ouailles un guide. Celui qui mène la marche doit savoir où il pose ses pieds.
L'ensemble du corps passa sous la houlette de l'ancien élève en médecine. Concentré sur son sujet d'étude, Geoffroi le passait au crible, de la pointe des orteils à la racine des cheveux. La pauvre Eulalie n'avait plus rien à lui dissimuler. Cependant, une partie de son anatomie attira plus particulièrement son attention. L'intimité de la femme portait les traces d'une blessure similaire à ce qui avait été administré à l'intérieur des mains. Son soupir en dit long :
- J'aurais préféré vous éviter cette vision, mais constatez par vous-même…
Affreusement gêné, le regard du prêtre s'agrandit de terreur à la vue d'organes dont il n'avait jamais eu connaissance, du moins aussi précisément. En se redressant, l'homme d'Église se retrouva devant une paire d'yeux aussi ronds qu'immenses qui le fixait intensément. Il poussa une exclamation et recula de quelques pas, effrayé. Une chouette effraie ne l'aurait pas autant épouvanté !
Les verres des bésicles agrandissaient un nombre incalculable de choses pour qui les chaussait sur son nez, comme ils pouvaient également provoquer la surprise chez celui qui faisait face à cette magnifique invention que Gaultier qualifia d'emblée de diabolique. Une main sur le cœur, il tenta de discipliner sa respiration :
- Je suis désolée, Monseigneur, je ne suis pas habitué à tant de… nouveautés !
- Ce sont pourtant elles qui font progresser la science, Père Gaultier. Allons, approchez-vous sans crainte. Je comprends qu'il vous en coûte, mais il va vous falloir faire fi de cette nudité, pour vous concentrer sur ces chairs.
L'homme se signa, regrettant déjà sa présence en ces lieux. Son supérieur poursuivait son discours sans la moindre anicroche. C'était à n'y rien comprendre :
- L'étrangeté de cette marque à l'entrée d'un orifice voué à l'enfantement, souligne une farouche volonté de nuire à l'essence même de la femme, de ce qu'elle représente aux yeux de l'Église, le réceptacle de la vie ! Une infamie teintée de malignité. La chair est calcinée aux abords du vagin…
L'estomac aux bords des lèvres, le curé dut se faire violence pour diriger son regard là où on le lui recommandait. Hélas, son supérieur hiérarchique avait raison. Il ne pouvait s'agir que de l'œuvre du malin, tant l'on s'étati moqué de la symbolique :
- L'on a profané cette intimité à l'aide d'un objet contondant une arme probablement, ou peut-être un tison. Le temps nécessaire à la montée en température du métal aurait exigé un temps bien trop long pour commettre cette torture. En revanche, les serviteurs de l'ombre sont pourvus de bien des pouvoirs dont nous ne sommes pas prêts à en connaitre l'étendue. En un mot comme en cent, il y a eu profanation, infestation et torture. Par trois fois le Mal a frappé. Encore une provocation faite au Seigneur. Le facteur temps est la seule notion manquante dans l'élaboration de ma théorie. Comment savoir si celui qui tua le contrôla ? Soit nous avons affaire à un meurtrier porté sur un anticléricalisme prononcé et qui prendrait un malin plaisir à en jouer, soit le Mal s'est décidé à venir troubler notre apparente quiétude Père Gaultier, et mon avis pencherait plutôt pour la seconde option.
- En êtes-vous certain ?
- La certitude est l'impolitesse faite à Dieu, et la politesse rendue à la science, mon ami !
L'homme pieux avait à son actif un nombre impressionnant d'autopsies, et bien qu'il ait orienté son choix sur la pratique de la théologie, ses premières amours le rattrapaient quelquefois. Les gestes précis d'un chirurgien n'avaient plus aucun secret pour lui, et contrairement à une idée répandue, l'Église n'interdisait pas la dissection humaine. Seuls les profanations de sépultures, et les vols de cadavres étaient réprimés, et si le prélat ne s'était pas tourné vers la foi, sa préférence se serait dirigée vers la pratique de la chirurgie. Certains de ses professeurs le pensaient doué…
Armé de deux petits bâtonnets de buis, l'évêque s'approcha du visage de la défunte :
- Ex abrupto claritatem ad hominem (brusquement, la clarté vint à l'homme), mais avant que les premières lueurs de la science n'aient éclairé mon esprit, j'en ai traversé des ténèbres !
Il baissa délicatement la paupière inférieure de l'œil droit :
- Venons-en à ce que nous sommes venus chercher. Les messages…ils sont toujours dissimulés en des endroits surprenants. La facétie des démons…
- Que voulez-vous dire Monseigneur ?
- Provenant de ces entités, une torture ne serait pas une torture si elle ne délivrait pas un message ou un avertissement. Il est nécessaire de l'avoir à l'esprit, afin de trouver où il se niche. Dites-moi, Père Gaultier, selon vous… comment voit l'homme ?
- Par ses yeux en premier lieu, l'esprit les accompagne, et pour finir le cœur, enfin… il me semble, répondit le prêtre surpris par cette question.
- C'est très juste, alors nous allons d'emblée écarter le cœur pour cette femme. La sorcellerie s'est chargée d'en défaire l'innocence, hélas. La boîte crânienne me semble en bon état, paix à son âme de pécheresse, approchons-nous des globes oculaires. Voyons…dit-il en positionnant le premier bâtonnet sur la paupière supérieure, et l'autre sur la paupière inférieure afin d'en écarter les deux pans, il n'y a rien sur la rétine, ah… nous y voilà… dûment inscrit au moyen d'un instrument à la pointe affutée. Remarquable. Je crois, Père Gaultier que les démons possèdent quelques secrets dont il me plairait d'acquérir la connaissance. Pardonnez cet excès de liberté d'esprit mon ami. Alors… il est écrit… Vivat et occidere (vis et tue).
Les deux hommes d'Église s'échangèrent un regard où perça l'inquiétude. La voix de l'évêque baissa d'un ton :
- Quel genre d'hôte peut vivre sur un cadavre assez longtemps pour tuer impitoyablement son heure venue ? se questionnait-il à voix haute tandis qu'il s'égarait dans ses pensées.
- Un démon, un être venu des enfers, et tout à fait décidé à pervertir la pauvre humanité dont je fais partie, hélas ! murmura Gaultier encore remué par son cours d'anatomie.
- Yersinia Pestis, ou Peste noire. Une bactérie particulièrement virulente contre laquelle le monde de la médecine n'a pas encore trouvé de parade pour la contrer ! Une période d'incubation est habituellement nécessaire avant la déclaration de la maladie, mais ici, la malignité a pris quelques raccourcis.
- Par tous les saints, il est heureux que vous ayez pris les précautions nécessaires pour manipuler ces chairs mortes… soupira le prêtre.
- Si ce corps avait été ramené en ville, nous nous préparerions déjà à réciter quelques de Profundis(11) !
- Que faire de son cadavre ? questionna le prêtre étonné.
- Le brûler sur le champ ! Intendant Eloi ! appela l'évêque de sa voix de stentor.
L'intendant ouvrit précipitamment le battant de bois où se distinguaient très nettement des traces de sang :
- Que se passe-t-il ? questionna l'homme, son épée en main.
- Rassurez-vous, vous n'aurez personne à terrasser. L'ennemi est bien plus pernicieux qu'il n'y paraît. Ce corps a été empoisonné et infesté, ce qui fait beaucoup pour un cadavre. Il faut le brûler sans plus attendre ! affirma l'évêque d'un ton péremptoire.
- Je vais faire rassembler tout le bois nécessaire, Monseigneur.
Une soudaine agitation interrompit le dialogue entre les deux hommes. Quatre soldats armés de leurs épées s'approchaient de l'évêque et de l'Intendant. L'un d'eux disposait d'un pouvoir particulier au vu de sa veste noire confectionnée dans un tissu de laine, sur laquelle étaient brodés les insignes de la famille d'Olana, posés sur une fleur de lys, emblème du pouvoir royal. Son pantalon épais, rentré dans des bottes de cuir marron, accentuait une désagréable impression de raideur. Geoffroi de Pompadour émit un soupir discret…le sénéchal Jean de Rochebonne s'avançait dans sa direction avec la ferme intention de contrarier ses plans. À voir son air aussi raide que la justice royale dont il était le plus fervent représentant, l'évêque comprit qu'un échange musclé serait à envisager. De haute stature, ses cheveux sombres encadraient un visage sévère où deux lèvres fines ne parvenaient pas à se desserrer :
- Sénéchal de Rochebonne ! prononça l'évêque en appuyant sur le patronyme de l'officier royal.
- Monseigneur de Pompadour…
Son regard se durcit davantage à la vue du cadavre étendu sur la table de bois :
- Serait-ce celle que tous surnommaient « La sorcière du pays » ?
- Ce qu'elle était et qu'elle ne sera plus je le crains, répondit l'homme d'Église en plaçant sa main droite sur sa croix vermeille, signe qu'il s'apprêtait à engager une joute verbale avec son interlocuteur.
Le sénéchal sembla le remarquer, mais tout en continuant à fixer l'homme d'église dans les yeux, son discours fut adressé à un autre :
- Devrais-je vous rappeler ; Intendant Eloi, combien vous avez manqué de clairvoyance en faisant appel aux instances ecclésiastiques ici présentes, quand le représentant de la loi se devait d'être prévenu le premier ?
L'homme attendait visiblement une réponse qui tardait à venir. Après un temps de réflexion, Eloi se décida à lui répondre :
- C'est que… l'affaire s'engageait sur un terrain délicat, Sénéchal. Vous étiez retenu ailleurs, et il aurait été question d'infestation, d'après Monseigneur de Pompadour. Il fallait faire vite !
- Infestation ? Comment pouviez-vous vous montrer aussi catégorique ?
- Quelques exorcismes à mon actif m'y autorisent grandement mon fils ! répondit le prélat en provoquant l'homme de son regard perçant.
- Si mon respect vous est acquis, Monseigneur, ma fonction de chef de la justice seigneuriale m'oblige à agir en conséquence.
- Et quels seraient ces dires qui m'obligeraient à vous obéir ? interrogea Geoffroi en haussant le sourcil.
- J'ordonne, au nom du roi, d'emporter le cadavre de cette femme dans la demeure des Seigneurs Ysendrill afin que toute la lumière sur ce crime soit faite, répondit fermement le soldat.
- Vous ordonnez ?
- L'influence de la justice ecclésiastique à ses nouvelles limites, Monseigneur.
Hélas pour l'évêque, Monsieur de Rochebonne disait vrai. Avec la fin du Moyen-âge avait été repensé le pouvoir de la justice royale. Les sénéchaussées s'ancraient profondément dans les régions de France. L'Église perdait une partie de sa suprématie, ce que ne regrettait nullement Geoffroi de Pompadour, sauf peut-être en cet instant :
- Je suppose que toute intervention de ma part pour vous replacer sur le chemin de la clairvoyance serait vaine, même si la suspicion du virus de la peste couvait pernicieusement sur ce cadavre… encombrant ?
- La peste ? Êtes-vous médecin, Monseigneur ? interrogea le sénéchal d'un ton péremptoire.
- Disons… que j'ai quelques notions, mais…
- Vous seriez-vous découvert une nouvelle profession de foi ? questionna-t-il d'un air railleur. Monseigneur, mes ordres sont formels. Je remets à votre souvenance ma fonction de détenteur de l'autorité royale, et administrateur de la loi seigneuriale de ce comté. En conséquence, je décrète que la défunte sera examinée par les médecins de la famille Ysendrill. D'ici là, nous conserverons son corps dans les oubliettes du château.
- Sans être devin comme se pensait l'être cette pauvre femme, je puis vous promettre de trouver l'ombre au cœur de cette ardente affaire. Si d'une infestation démoniaque vous deviez souffrir pour n'avoir su vous en remettre aux bons soins de la Sainte Église, elle se règlerait au cœur d'un feu purificateur ordonné par la Sainte Inquisition. Votre monarque lui-même ne pourrait l'empêcher. Souffrir mille morts sous les brûlures pernicieuses des flammes, en appelant votre trépas de tous vos vœux, occuperait les derniers temps de votre existence. L'on met du temps à mourir ainsi, je puis vous l'assurer. Je l'ai à de nombreuses reprises constaté.
L'allocution de l'homme d'Église fit son petit effet parmi les personnes présentes, mais la décision du sénéchal demeura ferme :
- Grâce à votre prévenance, Votre Éminence, mes hommes et moi-même prendrons les mesures qui s'imposent, répondit le sénéchal quelque peu troublé à l'évocation de La Sainte Inquisition.
- Et que faites-vous du virus de la peste ?
- Nous prendrons toutes les mesures nécessaires, Monseigneur.
L'on enveloppa la dépouille de la pauvre Eulalie dans une couverture avant de la placer sur le plateau de la charrette, et de la recouvrir de la paillasse qui avait accueilli moult fois son corps fatigué :
- Posez la pierre la plus lourde que vous serez en mesure de trouver sur la trappe de vos oubliettes, Sénéchal, et ne vous avisez pas de l'ouvrir avant que je ne me sois entretenu avec le comte d'Ysendrill. D'ici là, je prierai pour le salut de vos âmes !
L'insistance de l'homme de loi semblait suspecte aux yeux de Geoffroi. Le pouvoir comportait certaines zones d'ombres en ce coin reculé de France, pensait-il, intrigué par la tournure des évènements. Il fallait en découvrir la raison, et de son point de vue, elle se dissimulait probablement au cœur d'une famille prestigieuse : les Ysendrill !
Tandis qu'il regardait la charrette s'enfoncer lentement dans le brouillard naissant, l'homme fit un signe au père Gaultier :
- Rentrons !
Les villageois se dispersèrent, inquiets. Le retour au palais épiscopal se fit dans un silence éloquent. Perché sur le cheval de l'un des gardes, l'homme s'abîmait dans une profonde réflexion. Quelque chose lui échappait. Sa venue en ce pays était trop récente, il manquait de connaissances sur les seigneurs du Comté, et l'histoire de cette prétendue sorcière.
Parvenu aux abords du bâtiment, Geoffroi posa le pied sur le sol durci par la neige, remercia l'Intendant pour cette escorte improvisée, et s'empressa de retrouver la chaleur de sa bibliothèque où il s'enferma à double tour.
§§§§
Aux abords du logis d'Eulalie, après le passage de l'évêque Geoffroi de Pompadour…
Olana tentait au mieux de discipliner son souffle, mais chacune de ses respirations la plongeait dans la douleur. C'était une compagne de longue date dont elle espérait un jour se débarrasser, mais le moment n'était pas encore venu.
Arrivée à la bifurcation de la route, son cœur se gonfla d'espoir. Peut-être Amélie avait-elle mal compris les dires des villageois, sans doute apercevrait-elle bientôt le fumet odorant s'échapper du toit de la maisonnée. Le chat l'accueillerait d'un miaulement, comme lors de sa précédente visite… oui, cela se passerait ainsi, se dit-elle à voix haute, mais il n'y eut point de fumée, pas plus que de chat à l'endroit où elle avait trouvé le réconfort la veille.
À la place, le silence… un terrible silence ponctué par le cri aigu des oiseaux de passage.
Lorsqu'enfin ses pas la conduisirent devant la porte obstruée par des planches de bois, son regard se figea à l'endroit où le sang d'Eulalie s'était emprisonné au cœur de la glace. Elle se laissa choir à terre, hébétée.
Soudain, son ouïe fut attirée par un son inhabituel. Ce n'était pas le bruit du vent à travers des branches dénudées, mais plutôt le feulement d'un animal, dans le lointain…
Elle se redressa vivement, prêtant l'oreille, espérant trouver la source de ce léger gargouillis. Sous un amas de branches se trouvait le chat de la sorcière. Allongé sur la branche cassée d'un sapin tout proche, il peinait à respirer, mais puisait dans ses dernières forces pour émettre ses miaulements. Avait-il senti la présence de la jeune femme ?
Sans plus attendre, elle le prit délicatement entre ses mains. Il poussa un cri plaintif alors qu'elle le calait contre elle, en le couvrant du pan de sa cape. Ses joues rougies par le froid, elle se mit à courir jusqu'à la taverne où elle poussa brutalement la porte d'entrée.
Amélie et les filles de joie s'empressèrent de l'accueillir. On lui présenta du linge de rechange, mais sa seule préoccupation fut de tremper le bout de son doigt dans du lait, et le présenter contre la gueule de l'animal. Comme il fallait s'y attendre, il détourna la tête, refusant de s'alimenter. Déçue, elle l'enroula délicatement au cœur de son châle en laine.
Pétronille la dispensa de ses tâches pour la journée. Elle ne lui serait d'aucune utilité en ce jour de fermeture exceptionnelle. La décision de l'Intendant Éloi était formelle, personne ne devait quitter le village. Préoccupée par le petit félin, la jeune femme monta dans sa chambre et s'y réfugia une bonne partie de la journée, refusant d'en sortir pour déjeuner. Le chat, pelotonné contre son sein, respirait toujours… pour combien de temps, pensa-t-elle le cœur serré ? Sa main effleura longtemps la fourrure soyeuse. Les filles passaient de temps à autre prendre des nouvelles, mais elle n'avait rien d'autre qu'un signe de dénégation à leur offrir, en désignant de son menton le petit félin.
Elle finit par s'endormir sous son édredon de plumes…
Partout s'étendait l'ombre… dansant avec une malignité insidieuse.
Une petite fille déambulait au milieu du néant, une poupée de chiffon prisonnière de ses bras. Elle était effrayée. Prise au piège d'un silence oppressant, chacun de ses pas résonnait d'une façon sinistre, comme l'écho de sa peur grandissante. Sa voix enfantine fendit le silence :
- Mélie… Mélie… prononçait-elle doucement comme pour ne point éveiller les monstres de ses cauchemars.
Des murmures lugubres lui répondaient, des voix désincarnées se moquant de son désarroi. Le temps lui-même semblait se distordre, l'entrainant dans un abyme sans fin d'où il lui paraissait impossible d'en revenir.
Brusquement un son strident retentit, provoquant un sursaut chez l'enfant. Elle serra un peu plus fort son jouet contre son visage. Il était le dernier rempart où elle pouvait se réfugier, mais pour combien de temps encore ?
Des vibrations sourdes et profondes remplacèrent l'abominable bruit qui lui avait tant fait peur. À intervalle régulier, il lui rappelait le battement d'un cœur géant, peut-être celui d'un dragon ou tout autre monstre…
Son regard fouillait désespérément les ténèbres à la recherche de la source du bruit… en vain.
Une voix grave et vibrante chantonnait. Les paroles devenaient de plus en plus audibles :
Jolie petite enfant…
Se promène, se promène…
En un endroit peu charmant,
Qui l'entraine, qui l'entraine…
Vers ses sombres tourments…
Des figures spectrales se matérialisèrent devant elle. Leurs traits étaient figés dans la mort. Elle avait dû se montrer terriblement douloureuse, au vu de leurs grimaces tordues de souffrances. Leurs orbites vides la fixaient pourtant, tandis qu'un sourire malfaisant s'étirait paresseusement. Leurs lèvres rouge sang s'ouvraient sur un trou béant comme s'ils s'apprêtaient à discourir le plus simplement du monde. Un hurlement s'échappa de la poitrine oppressée de la fillette. Son cœur battait à tout rompre. Elle se mit à courir en tendant les mains au-devant d'elle, mais ses jambes étaient devenues aussi lourdes que du plomb. Dans sa précipitation, elle trébucha sur quelque chose de mou, et s'affala de tout son petit corps. Trop terrorisée pour tenter de se relever, elle se contenta de se recroqueviller sur elle-même, et présenta sa poupée de chiffon Nanette, tel un talisman protecteur. Des rires sinistres accueillirent cette pauvre manœuvre dont ils perçurent la naïveté, puis ils s'interrompirent aussi brutalement qu'ils s'étaient manifestés.
Un gigantesque pylône émergea du néant. À mi-hauteur tournoyait un énorme rayon lumineux ayant la forme d'un losange aplati. Au fur et à mesure, la luminosité gagnait en intensité. L'on ne percevait aucune des deux extrémités. Elles se perdaient dans l'infini. La voix persiflait toujours :
Coucou jolie petite souris…
Que fais-tu ici ?
Va-t'en vite, va-t'en vite…
Le vilain méchant t'attrapera,
Des misères il te fera,
Va-t'en vite, va-t'en vite…
Des corps apparurent. Trapus, l'échine courbée, dotés d'un pelage noir, leurs doigts décharnés remuaient sans discontinuer, enjoignant la petite fille à les rejoindre. Ses yeux effarés cherchaient une aide, un secours qui ne viendrait pas. La présence des monstres n'était jamais le fait du hasard. Ils étaient là pour elle, comme une malédiction latente. Olana le sentait. C'était comme toutes ces promesses faites, alors que les punitions s'enchaînaient les unes après les autres. « Le méchant cornu viendra te dévorer », « Le démon te fera des misères et tu regretteras de ne pas avoir obéi à ta mère ! », « Il est trop tard pour tard, cette nuit, il viendra te chercher et t'emmènera avec lui ! »… lui serinait la domestique aux ordres de sa mère.
- N'ait pas peur Nanette… n'ait pas peur… chuchotait-elle au visage en tissu qu'un sourire éternel ne parvenait plus à rassurer.
Un bruit métallique attira son regard sur la droite. Ses yeux s'agrandirent sous l'effet de la terreur… là, tout près de son visage, à quelques millimètres, une lame froide renvoyait leur image. Elle gémit et recommença à pleurer. Ses nombreux hoquets se répercutaient contre les rires sardoniques des démons.
La honte la fit rougir… sur sa peau hérissée de frissons, coulait l'urine chaude le long de ses jambes.
Je vais te faire mal, petite fille, et personne ne viendra te sauver !
L'acier froid pénétra ses chairs, les déchirant avec une extrême lenteur…elle hurla !
À son réveil, la chandelle s'était éteinte, la froideur du corps de l'animal lui fit comprendre qu'il était mort. Des larmes silencieuses jaillirent. Encore et toujours…
- 1 - Cens : loyer de la terre.
- 2 - Champart : redevance sur des terres nouvellement mises en culture.
- 3 - Taille : somme prélevée par le seigneur chez les paysans en cas de besoin personnel.
- 4 – Diego Rodriguez Lucero : surnommé El tenebrero, était un prêtre catholique et l'un des inquisiteurs les plus craints du royaume de Castille. Il fit régner la terreur jusqu'à ce qu'il soit démis de ses fonctions.
- 5 - Tuf volcanique : roche généralement tendre, résultant de la consolidation de débris volcanique, généralement de taille inférieure à quatre millimètres, sous l'action de l'eau et formant un conglomérat.
- 6 - Geoffroi de Pompadour : évêque ayant officié à la cathédrale de l'Annonciation du Puy-en-Velay, entre 1486 et 1514.
- 7 - Bulle pontificale : il s'agit d'un document scellé par lequel le pape pose un acte juridique important.
- 8 - Curie romaine : ensemble des dicastères et autres organismes du Saint-Siège, qui assistent le Pape dans sa mission de pasteur suprême de l'Église.
- 9 - Anneau épiscopal : bague ecclésiastique et signe distinctif de la charge épiscopale catholique.
- 10 - Collège des évêques : ensemble des évêques de l'Église catholique qui entourent le pape à Rome.
- 11 - « Coutume gauloise » : faire défiler en parade le nouvel évêque sur une chaise. Tradition remontant à l'époque de la Gaule.
- 12 - Prélat : haut dignitaire ecclésiastique.
- 13 - « Roidi da ogli » : ou « Verre rond pour les yeux ». Les premières lunettes datent de 1284, mais elles n'étaient conçues que pour la vision de près seulement.
- 14 - Faculté de Montpellier : la faculté de médecine de Montpellier, est la plus ancienne en activité au monde. Parmi les enseignants, d'illustres savants occupent les chaires. Nostradamus fut l'un des plus célèbres élèves de la faculté. Elle renferme la plus riche bibliothèque de France avec 300 000 volumes et deux musées.
Le musée Atger, abritant une remarquable collection de dessins de maîtres régionaux, italiens, flamands de la Renaissance au XIXe siècle, et le musée d'anatomie qui abrite des instruments chirurgicaux, mais aussi des aberrations de la nature conservées dans du formol. (En ce qui concerne l'évêque Geoffroi de Pompadour, qui a réellement existé, je l'ai dotée de quelques connaissances en matière de chirurgie, mais cela ne reflète pas la réalité.)
- 15 - De Profundis : le sixième des sept psaumes de la pénitence, qui commence en latin par les mots de profundis, et qui sert ordinairement de prière pour les morts.
