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Bétsabée
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« La plus belle ruse du Diable, est de vous persuader qu'il n'existe pas. »
Charles Baudelaire
Autrefois en Enfer...
…
Sur une couche de satin pourpre, se répandait un sang noirâtre que les douleurs de l'enfantement s'acharnaient à faire couler. Les chairs vives se contractaient violemment, octroyant à cet accouchement une rare intensité. Les griffes firent usage de leurs forces, accompagnées de cris rauques. À la fin, l'on en vint à maudire le fruit d'un coït fulgurant, mais au grand soulagement de la mère qui l'avait porté au plus profond de ses entrailles durant six cent soixante-six passages de Lune, naquit au cœur de la montagne Cimmérôs, un succube dont le grain de peau rosée, et la pâleur de sa chevelure, laissa supposer une erreur de mauvaise nature.
Ses traits fins portaient beaucoup plus d'étrangetés qu'il ne s'en était jamais vu en ce monde de ténèbres. Il manqua à son premier souffle, l'ostentation tant espérée par ses géniteurs au vu des Maîtresses accoucheuses qui la mirent au monde. Néanmoins, ses feulements n'en devinrent pas moins une réelle curiosité auprès des gouvernantes allouées à ses premières années. Au fond de cette gorge tempêtait la colère, à moins qu'il se fût agi d'une difformité des cordes vocales, proposa le sorcier en guise d'hypothèse, ce que rejeta la mère d'un geste dédaigneux.
Hormis cette particularité, seules ses petites mains aux ongles tranchants battaient l'air avec véhémence, comme si elles s'acharnaient à retenir un monde neuf entre ses serres, pour en désorganiser l'ordonnancement.
Troublante petite beauté rageuse, apparue dans le royaume du Mal, où la laideur et la vanité prévalaient sur la pensée. L'on prénomma la créature, Bétsabée. Un nom, trois syllabes, une gageure pour sa mère, agacée par cette descendance incertaine.
Si Lilith avait enfanté un nombre impressionnant de démons, ce nouveau-né était le fruit d'une courtisane et grande rivale de la reine des succubes, avec l'une des entités les plus puissantes, Astaroth, trésorier des enfers, et mémoire vivante de l'histoire des anges déchus. Au destin de l'archange qui autrefois avait connu la magnificence du cercle divin, s'était lié celui d'une courtisane douée d'intelligence et de savoirs. « Il ne tient qu'à vous d'honorer notre hardiesse. », lui avait-il susurré à l'oreille, alors qu'il la prenait fiévreusement sous les alcôves de son palais, construit sur l'autel de sa magnificence.
Élevée au rang d'épouse d'un haut dignitaire, Néhémia quitta l'emprise de la souveraine du monde inférieur. Désireuse de mener son destin là où elle le souhaitait, elle n'en fut pas moins méprisée par le succube aux cheveux noirs, et maîtresse officielle de Satan depuis des temps immémoriaux. Écarté un temps de la noblesse maudite, le rang de son époux réajusta sa position, laquelle devint à la fois très satisfaisante, mais tout aussi précaire.
Dès son introduction à La Cour Infernale, elle fut plongée dans un nid de serpents dont elle apprit à anticiper les terribles morsures, car de tout temps régnait un froid glacial dans l'esprit des démons. Haines et violences s'y logeaient pour mieux la répandre. De l'agressivité de cette constatation, devait-on lui accorder une ultime jouissance, car le mal se nourrissait de lui-même. Le triomphe de Satan, avait germé sur ce terreau malsain, et avait donné naissance à une impressionnante hiérarchie. Démons supérieurs, démons inférieurs, succubes, sorciers et autres mages, se devaient de tenir leurs rangs, sans penser s'en défaire. Entre toutes ces créatures, s'ourdissait fréquemment des complots dont la teneur n'avait jamais nui au Maître, puisqu'il en était souvent l'instigateur, et ce de la manière la plus insidieuse qui soit, sans jamais se trahir.
Il s'offrait ainsi l'occasion de mesurer le degré de servitude chez les êtres qui l'entourait, ainsi pouvait-il à mauvais escient contraindre les rebelles à plier l'échine ou mourir de sa main. Ce séduisant climat plaisait au Maître, autant pour la complexité de son existence, que pour l'aliénation où il enfermait chacun de ses sujets lui ayant juré obéissance. La loi prévalait sur toutes déviances, et les démons devaient s'y soumettre, comme les damnés subissaient leurs supplices dans l'expiation de leurs souffrances.
Emportés dans la spirale de l'ambition, les jeunes succubes révélaient au fur et à mesure de leurs instructions leurs capacités. La pâleur virginale de Bétsabée, jointe à la noirceur manipulatrice de sa mère, en fit un succube à l'apparence docile, dont l'obéissance contentait ses précepteurs, mais très vite, Néhémia eut pour obligation de confier le fruit de ses entrailles aux Mères Inférieures, chargées de l'éducation des succubes de hauts rangs.
Espionnes du Maître et instigatrices des conflits de par les mondes existants, toutes en passaient par les enseignements des démones du Manëlstrom, un endroit retiré dans les abysses du purgatoire, où seules les dirigeantes les plus âgées dispensaient leurs connaissances. Chez un petit nombre d'entre elles, l'on retrouvait la nostalgie d'un lointain et prestigieux passé, celui de la genèse, où de nombreuses guerres avaient ravagé deux des planètes en rotation autour de l'Axe de vie. Un grand nombre d'anges comme de démons y perdirent l'existence. La jeunesse s'extasiait sur ces temps de destruction, mais depuis des siècles, les conquêtes des autres univers, s'étaient montrées particulièrement épineuses, si bien qu'aspirer à de nouvelles victoires, exigerait toujours plus de pertes. Les armées célestes étaient sur tous les fronts et paraient la moindre attaque.
Dans les rangs des incubes et des succubes, grondait l'impatience. La légende du Maître s'essoufflait. L'on avait soif de triomphes, aussi, s'acharnait-on à sans cesse marteler le fer au cœur des forges de Khétébiel, et l'on joignait autant de sortilèges magiques aux alliages de métaux, que de tranchants sur les lames des épées.
Mais auparavant, il fallait en passer par un enseignement pointilleux et terriblement exigeant, en un lieu voué à cette intention, et où depuis quelque temps les préceptrices peinaient à dispenser l'élégance de la luxure, la magnificence de la tromperie, la suprématie de la trahison, comme la fascination pour la fornication, dont les anciennes élèves avaient bénéficié autrefois. De nombreux récits parvenaient encore à séduire et retenir l'attention de leur auditoire, mais beaucoup appelaient de leurs vœux la Fin des Temps, le dernier combat entre Satan et ses frères d'autrefois.
Sous des cieux perpétuellement enténébrés, et parfois percés de lueurs rougeâtres se découpait une bâtisse. Elle se dressait fièrement sur ses fondations presque millénaires. Son architecture rappelait un art gothique glorifié par la prétention d'une humanité vouée à s'éteindre. Voûtes sur croisée d'ogives, arc-boutant, contreforts et rosaces dont les vitraux aux nuances sombres accentuaient plus que de raison la sournoise comparaison avec les bâtiments religieux érigés par les hommes, apparaissaient sans la moindre pudeur en ces lieux maudits . La recherche de verticalité était l'un des vœux ardemment souhaités par les bâtisseurs de l'ombre. Il fallait en imposer, coûte que coûte. Plus la construction narguait les cieux, plus elle y gagnait en malignité.
Territoire prohibé au masculin, l'endroit se voulait à l'écart de toutes les tentations. De lourdes grilles en fer forgé en condamnaient l'accès. L'obéissance absolue aux ordres des Mères, leur octroyait la particularité de ne posséder aucune serrure. Le métal semblait voué au scellement, et ne dérogeait à aucune autre règle que celle de la soumission envers ces succubes d'une autre époque.
Au fil des siècles, ce palais du savoir avait acquis une magnificence assez contradictoire avec le paysage malsain où il avait été érigé. L'antagonisme de sa conception était au cœur de sa réputation.
Entre ces murs sombres officiaient les Mères Inférieures. Dotées d'un âge vénérable, toutes se montraient émérites, ce qui faisait d'elles de redoutables préceptrices au savoir ancestral. Elles vivaient en vase clos depuis la perte de leurs attraits physiques, ce qui finissait inévitablement par se produire. Après avoir connu les honneurs, en se vouant à Satan, elles subissaient les outrages du temps, et finissaient oubliées de tous, au fin fond de ce territoire battu par les vents.
L'apprentissage de la musique, des sciences comme de la géométrie dont les démons étaient friands, des chants discordants, et de la sorcellerie demeurait essentielle pour les élèves.
L'on professait également entre les murs des boudoirs, un savoir feutré. Comment évoquer le désir, de quelles manières accentuer les ardeurs du mâle, afin de bénéficier des faveurs liées à ce pouvoir. Beaucoup s'étaient rendus maîtres de situations complexes. Là où la guerre exigeait des morts par milliers, un succube pouvait changer la donne.
Cet enseignement n'était réservé qu'aux plus érudites et méritantes. Il était donc considéré comme un honneur d'entrer au Manëlstrom, où l'on devait courber l'échine.
Aussi, alors qu'une tempête sévissait au cœur du neuvième cercle, où la sombre bâtisse s'enracinait dans la terre, fut présentée à la mère Inférieure Ârnok, un succube à peine entré dans l'âge des Sestales, l'opposé de la chasteté. La pâleur de sa chevelure surprit l'Intendante de la Maison des Éducations. Voici que cet être portait sur son corps, les particularités d'une humanité haïe par les créatures aux ailes noires.
De longs cheveux aussi lisses que la soie, une morphologie beaucoup moins trapue que celle des autres élèves. Ses cuisses longues et fines, manquaient de muscles, et la couleur de sa peau jurait en ce lieu où les épidermes d'une teinte rouge, remportaient tous les suffrages. Son visage ne laissait rien paraitre, mais l'enseignante ne s'y laissa guère prendre, car déjà se devinait l'esprit de rébellion sur l'ossature de ses pommettes saillantes, comme la ligne de ses sourcils aussi blonds que le reste de sa pilosité. Ce regard, qu'elle jugea détestable de par sa couleur pâle, et sa pupille rouge laquelle s'élargissait sous l'effet de sa contrariété, ne cessait de la fixer. Elle remarqua, cependant, son cou d'une étroitesse inhabituelle. Etait-ce une faiblesse chez elle ?
Il existait bien trop de différences chez cet être, pour lui octroyer le privilège de gagner sa place parmi les autres élèves de la Maison des Enseignements, mais son envie de façonner la fille de celle qu'elle considérait comme une traîtresse, a son image, ouvrit à Bétsabée, les grilles du plus prestigieux endroit voué à l'éducation des succubes.
Silencieuse, elle posa un regard appuyé sur Bétsabée, scrutant chaque courbe de ses formes, avant de reporter son attention sur la mère :
- Est-elle prête à se soumettre à notre volonté ? questionna Ârnok avec arrogance.
- Elle l'est, lui répondit la mère en relevant son menton d'un air de défi.
- Si ton parcours se montra brillant Néhémia, il est à espérer l'obéissance de la part de celle que tu engendras, énonça la Mère Inférieure sans la moindre considération pour l'ancienne courtisane. Elle devra dissimuler cette détestable blondeur, source de lumière malveillante, et comme tu pourras t'en douter, la place que tu occupes désormais ne saurait te garantir certains privilèges en ce qui la concerne.
Un soupir d'agacement fendit le silence suite à ces mots, ce qui sembla contrarier la représentante des Mères. Loin de s'en émouvoir, le pas feutré de Néhémia l'a rapprocha de son ancienne enseignante. Le serpent offrit un semblant de sourire qui n'en était point un, et fit entendre le bruissement du taffetas dont était confectionnée sa robe. Ses lèvres effleurèrent le tympan qui en avait entendu bien plus qu'il n'en aurait fallu, et susurra d'une voix traître :
- Très Chère Mère… Astaroth et moi-même remettons entre vos mains le fruit d'une union qu'il vous plut de louer. Comme il a dû être porté à votre connaissance, le Maître nous dota de quelques privilèges dont nous n'hésiterions point à user en ces lieux, si un fâcheux évènement venait à se produire. Plus que le destin de Bétsabée, c'est l'estime et la considération que je porte à votre personne, qui m'enjoins à vous la confier personnellement. Je m'en remets à notre bonne vieille amitié.
Ce discours, aussi mielleux que porteur d'un dangereux avertissement, fut énoncé de la plus charmante des manières. Au fond des prunelles noires qui avaient impressionné plus d'une élève naquit la perfidie. La redoutable enseignante fit claquer sa langue fourchue, avant d'user du même ton pour répandre son fiel :
- Ma chère, cette déférence à mon égard m'honore, Néhémia. Je remarque avec sublimation, combien mes enseignements semblent avoir porté leurs fruits. C'est bien plus que je ne l'aurais espéré.
- C'est tout autant que vous en obtiendrez de la part de Bétsabée, Irrévérente Mère.
- La volonté de la voir placer ses pas dans les tiens me tente plus que de raison. Sans doute trouverais-je quelques instants à lui consacrer.
Comme il fut préconisé, un voile noir recouvrit ce visage devant lequel Ârnok, ne pouvait que reconnaitre l'étendue de son échec, toutes les fois où elle le croisait. Cela parut convenir au jeune succube, bien plus à l'aise pour observer le nouvel univers dans lequel elle s'immergea avec une troublante sagesse.
Aucune Mères n'eut à souffrir de l'irrévérence de la nouvelle venue. Une fois l'attrait de la nouveauté passé, le succube se fondit dans la masse des élèves, sans paraître souffrir le moins du monde de sa dissimulation forcée. Elle apprit, longtemps, énormément et bien plus que ne l'exigeaient les recommandations des enseignantes.
La nuit, tandis que les ombres s'étendaient toujours plus loin sur ce monde fourbe, le succube s'octroyait un repos éphémère, profitant de sa solitude pour sillonner les longs couloirs du Manëlstrom. Le plus souvent, ses pas la conduisaient en direction de la bibliothèque.
À l'intérieur, des centaines d'étagères en bois d'ébène regorgeaient de livres et de manuscrits en tous genres. Au moyen d'escaliers en fer forgés, elle accédait à la passerelle extrêmement étroite où se trouvaient les ouvrages les plus anciens qu'elle adorait feuilleter avec le plus grand respect. Ces trésors d'histoires, reliés le plus souvent de cuirs sombres et dont les couvertures rivalisaient d'ornementations en or, rassemblaient sur leurs papiers vélin, des savoirs mathématiques, géographiques, anatomiques, sans compter les innombrables récits de batailles épiques.
Cependant, ce n'était pas de ce genre de savoirs dont elle aurait aimé s'emplir, mais de ceux qu'une insatiable curiosité la poussait à chercher ailleurs.
Or, il se trouva que lors de ses nombreuses nuits d'errance, elle remarquait très souvent les allées et venues d'une silhouette autant courbée par le poids de son âge que par sa nocivité. Dans le dédale des corridors de l'aile est, où se situaient les appartements privés des Mères, Ârnok quittait d'un pas pressé, un lieu qu'une lourde porte dotée d'une serrure dantesque, condamnait jalousement. Les ciselures du métal prouvaient à elles seules, la majesté de la clef qu'elle était en mesure d'accepter. Que pouvait-il y avoir en cet endroit, qu'il faille en protéger l'accès ?
Il fallait contenter cette curiosité dévorante pour laquelle elle était prête à prendre tous les risques.
Le plus étonnant avait été de constater la facilité avec laquelle elle s'était introduite dans le bureau de la Mère Inférieure. Alors qu'elle s'acharnait à fouiller consciencieusement la pièce, elle fut prise sur le fait. En guise de punition, on lui administra un châtiment corporel devant les pensionnaires à la fois frappées de stupeur par cette audace, et toutes aussi satisfaites par cette démonstration de violence. Par dix fois, une main enserrant une poignée de verges aussi souples que tranchantes s'abattit avec force sur la peau laiteuse de la créature. Compte tenu des faits, sa mère ne put intervenir, et dû accepter la sentence.
Jamais elle ne connut de plus honteuse défaite. De vilaines cicatrices résulteraient de ce moment de faiblesse, et cette terrible constatation l'obligea à serrer les dents et faire preuve de courage. Attentive, Ârnok parut très impressionnée. Elle en ressentit une si grande satisfaction, qu'elle s'enivra lors de son repas du soir. Dans l'esprit du succube blond naquit une conviction… on l'espionnait et se méfiait d'elle, et ce malgré son acharnement à faire preuve de la plus grande discrétion. Le temps était venu de rendre des comptes.
Au troisième passage de Lune dans les cieux empourprés, l'élève un peu trop curieuse surprit une conversation entre deux Mères et trois succubes trop dociles pour se montrer malhonnêtes, où son nom fut prononcé. Un accord avait été passé entre ces créatures, dont elle avait fait les frais. Son regard scruta chacun de ces visages, avant de retrouver la noirceur de sa chambre.
Le temps semblait avoir remisé cette fâcheuse affaire aux archives, mais asservit aux ordres de sa colère, la bête noire de l'irrévérente Mère, se laissa tenter par l'action. À peine avait-elle un pied dans la chambre de la félonne, que l'autre se tint sur ses gardes :
- Que me veux-tu Bétsabée ?
- Une confession.
L'élève ouvrit de grands yeux :
- Tu blasphèmes ! répondit-elle à sa demande.
- À mon corps défendant, puisqu'il me faut l'avouer.
Un rire franc détourna l'attention de la créature :
- Est-ce toi qui me vendis au plus offrant ? De combien de privilèges t'a-t-on paré pour cette mission ?
- Bien assez selon moi, lui répondit le succube à la peau sombre.
- Je loue ce tour de force.
- Vraiment ?
- En plus de ta beauté portée à mon admiration.
Parée de bijoux articulés sur chacune de ses phalanges, Bétsabée effleura les contours du visage aux angles vifs. Un temps décontenancé par cette audacieuse manœuvre, le succube parut très vite conquis par cette hardiesse. Ses prunelles incandescentes qu'un désir excitait, entrèrent en contact avec les iris pâles de celle qu'elle avait un temps surveillé. Comme elle semblait à la fois fragile et forte. Un subtil mélange qu'elle-même peinait à dompter. De caresses en émoi, elle sut chasser la méfiance :
- M'accorderais-tu, un peu de ce temps, qu'à ton plaisir je désire vouer ?
L'immobilité de sa proie était déjà une réponse en soi. Au cœur des senteurs de cuirs et d'encens, s'ajouta celle du désir, libérant toutes les audaces. Tandis que les cliquetis de ses joyaux invitaient le succube à se laisser happer par une sensation délicieusement scandaleuse, il naquit dans le ventre de Bétsabée, une onde de chaleur, que la malfaisance obligea à reconnaitre. Hormis une haleine brûlante expirée par celle qui était désormais sous sa coupe, et qu'elle goûtait langoureusement de sa langue habile, aucun autre mouvement ne vint contrarier sa prise de pouvoir.
La pointe en métal ouvragé recouvrant son ongle blanchâtre effleura la mâchoire proéminente du succube. C'était là un point très sensible de cette rude anatomie. L'une expira un soupir qui mourut presque aussitôt au fond de sa gorge, mais l'autre, trop pressée, ne put contenir davantage la précieuse pointe aiguisée comme une lame de courir sur la peau du cou offert. Le geste fut bref, précis et malheureusement fatal. L'incision de quelques millimètres dans les chairs palpitantes, se montra suffisante pour faire jaillir le sang noir au rythme des pulsations cardiaques. Privé de cet apport indispensable à sa survie, le succube écarquilla les yeux, requérant la part de pitié qu'elle ne trouva nulle part au fond de ces prunelles aussi froides que la nuit.
Bétsabée, cueillit le baiser du désespoir, alors que se mourait le succube sous ses lèvres frémissantes. Une fois venue sa fin, elle consentit à parfaire sa tâche. En plus d'avoir été saignée à blanc, l'on retrouva les orbites de l'élève, privées de ce qu'ils avaient abrité. Ses poings fermés et posés sur son ventre renfermaient les précieux organes de la vision.
La seconde élève mourut étouffée. Entre ses doigts, reposait sa langue encore chargée de ses mots, et la troisième apparut aux Mères, le regard exorbité, sa tête reposant sur une mare de sang. Ses oreilles avaient été consciencieusement découpées au moyen d'une lame aiguisée, et placées au même endroit que pour les deux autres.
L'ouïe, la parole et la vue avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance. Dès lors, l'on intensifia la surveillance de ce succube particulier sur lequel s'étaient portés tous les soupçons. Aucune preuve ne put être découverte, quant à une hypothétique confession de la part de Bétsabée… il ne fallait pas s'y attendre. Son air accablé trahissait un sens inné pour la fausseté, car l'on aurait pu croire à cette affectation tant elle y avait joint la perfection. Dans l'esprit de l'Irrévérente Mère Ârnok, se mélangeait à la fois l'admiration face à cette performance, mais aussi la haine éprouvée envers la génitrice du jeune succube. Néanmoins, elle lui accorda le bénéfice du doute aux yeux de tous, et prit la décision de veiller jalousement sur l'être démoniaque.
Une occasion favorable pour pénétrer à l'intérieur de ce lieu convoité où elle espérait s'emparer de la clef, se présenta une nuit de tempête, alors que des vents impétueux frappaient les rosaces de la bâtisse. Derrière une pile de livres se trouvait un petit coffre richement orné de gravures dont la signification lui était étrangère. À l'intérieur reposait un pochon de velours noir qu'elle souleva de sa main. C'était assez lourd pour cultiver l'espoir d'y trouver l'objet de sa convoitise. Lorsqu'elle défit les cordons de satin, un sourire éclaira ses traits.
Par chance, les gonds n'émirent aucun grincement, ce qui laissait supposer un entretien régulier du fer. Son regard, habitué à percer les ténèbres, distingua sur un guéridon non loin de l'entrée, une bougie, à côté de laquelle était posée deux sylexias, pierres naturelles provenant des profondeurs de la terre, destinées à provoquer une étincelle, lorsqu'on les entrechoquait entre elles. La mèche, enduite de cire, s'enflamma aussitôt.
Grâce à la faible lueur dispensée par la flamme de la chandelle, elle put contenter son insatiable curiosité… un sol recouvert d'un tapis épais, dont les motifs lui semblaient déplaisants, amortissait cependant ses pas, ce qui parut la rassurer. Aucune ouverture sur l'extérieur n'avait été prévue. En revanche, elle fut déconcertée par la forme circulaire de la pièce. C'était là une hérésie chez les démons, et bannie de toute construction, de par sa référence au monde angélique. Une table de bois ouvragée exhalait un parfum d'encaustique, comme celui du mystère. Elle supportait un ensemble d'écriture composé d'un encrier en pierre sombre, cerclé d'or, et d'une plume de corbeau dont les reflets irisés dansaient sous la lumière vacillante. Devant ce meuble, un lourd fauteuil capitonné de velours cramoisi accueillait le lecteur, car la pièce toute entière était un concentré de savoirs tant il y avait de manuscrits et de parchemins roulés de toutes sortes. Certains laissaient deviner des secrets millénaires entreposés au cœur de ses nombreuses lignes.
Sa joie fut de courte durée, car derrière une tenture de brocart qu'elle pensait décorative, était apparu Ârnok. Ses doigts noueux agrippaient une canne faite de l'os d'un animal robuste au vu de son épaisseur.
Les yeux rétrécis de l'ancien succube rencontrèrent ceux emplis de colère de son élève. Le piège s'était pourtant montré grossier. Comment avait-elle pu penser duper cet être plusieurs fois centenaire ?
L'Irrévérente Mère prit le temps de s'assoir, avant de faire entendre le son de sa voix. Pour autant que puisse en juger le blond succube, il ne se montra point véhément :
- Je savais que ta curiosité finirait par avoir raison de ta prudence, Bétsabée !
Tracassée par cette déplaisante présence, elle demeura silencieuse :
- Elle n'est pas toujours un défaut, surtout lorsque l'être qui l'abrite, en revendique la légitimité. Par bien des manières, tu me rappelles ta génitrice… aussi têtue que toi ! Elle était un élément pour lequel j'avais de grandes ambitions, mais elle choisit une autre voie. Peut-être serait-il temps pour toi de me faire connaitre la raison de ta venue.
La créature rebelle pesa chacune des paroles qu'elle proféra avec calme :
- Je veux acquérir la connaissance dissimulée en cet endroit.
- Qu'espères-tu trouver ici qu'il ne te faille enfreindre ma loi ?
- Ce qui ne me sera jamais enseigné ailleurs, répondit-elle en laissant son regard se poser sur les secrets enfermés au cœur des manuscrits et autres palimpsestes(1)disséminés dans la pièce. L'astrologie, la sorcellerie, la lecture des oracles,
tous ces savoirs opaques dont il me plairait d'en deviner la clarté.
- À quelles fins ?
- Les miennes.
Comme à chaque fois qu'elle se préparait à la réflexion, Ârnok fit claquer sa langue avant de prendre place sur le fauteuil. Ses mains décharnées jouaient avec le relief du bois des accoudoirs. Rien ne lui importait plus que d'installer une atmosphère d'une grande intensité, ce que le succube eut beaucoup de mal à comprendre. Enfin, les mots jaillirent :
- Cela fait beaucoup de choses à apprendre et à répandre. Approcher des domaines que l'on ne maîtrise point peut s'avérer extrêmement dangereux, as-tu envisagé cette possibilité ?
- L'ambition ne s'embarrasse d'aucun questionnement, tant que ma détermination guide ma volonté.
- J'ai cru le remarquer.
Elle prit une lente et profonde inspiration :
- Tu pourrais acquérir tout ce que tu ambitionnes avec autant d'acharnement et bien plus encore, mais pour cela… il te faudrait en payer le prix !
- Quel est-il ? questionna le succube, soudain méfiant.
- Je vais remettre les choses au clair avec toi, Bétsabée. Pour t'avoir observée attentivement, je sais pertinemment que ma mort comblerait ton ambition, comme ce fut le cas pour ces trois succubes sur lesquels je n'aurais pas misé une seule âme damnée. Tu ne seras jamais une exécutante comme les autres, mais une dominante en devenir. Je le vois au plus profond de ton regard, je le sens à travers ton souffle brûlant, mais ne pense pas ton destin acquis, car aucune conviction ne s'y invite.
- Quel est ce prix que tu exiges ? demanda-t-elle à nouveau, faisant fi de sa maladresse.
- Directe, abrupte et impatiente… très bien, venons-en à l'essentiel. J'exige le prix d'une vie !
- Laquelle ?
- Celle de ta mère !
Ârnok leva son menton. Au fond de ses prunelles coulait le feu de la haine, mais il n'y avait rien d'autre, rien qui ne puisse encourager le succube lui faisant face à se méfier d'avantage :
- Ne me réponds pas dans l'immédiat. Je t'accorde le temps de la réflexion. C'est là, la moindre des choses pour une tâche aussi ingrate. Sache combien tout ce que tu admires ici grimoire, parchemins, lettres et formules de mages… tout s'ouvrira à ton intelligence, grâce à mon aide. Si tu me nuis, tu pourras dire adieu à tes rêves de grandeur. Pars à présent, et emporte avec toi ce dilemme qui est tien désormais.
Les pensées du succube perdirent toutes forces, et n'eurent pas plus d'effet que la colère impuissante d'un enfant. Un ultimatum, en mesure de déterminer le reste de son existence, venait de lui être posé. C'était la seule pensée que chaque passage de lune remettrait en question. L'esprit de l'enseignante de Manëlstrom paraissait porter dans ses circonvolutions, plus de folie qu'elle n'en aurait trouvée chez les damnés dont les cris montaient des profondeurs de leurs geôles, mais force était de constater que toutes deux avaient enfin trouvé un terrain d'entente, une terre infertile où croissaient, à force d'acharnement, les plus dévorantes ambitions.
Au cours des temps agités qui suivirent, se distinguait sur les traits de l'Irrévérente Mère, le sourire teinté de malignité, lorsqu'elle croisait son élève. Rien de trop ostentatoire cependant, mais assez pour se souvenir du marché maléfique. Prise aux affres d'une conscience dont elle avait hérité de son père, cela devenait contraignant.
Une grande agitation secoua le Manëlstrom, lorsque d'une voix assurée, mais éteinte de toute compassion, l'on annonça la disparition de Néhémia, épouse d'Astaroth et mère de Bétsabée. Les Mères autorisèrent leur discrète élève à assister aux funérailles où l'époux fit preuve d'une dignité exemplaire, avant que ses attentions ne soient à nouveau détournées par un projet de guerre. Au royaume de l'ombre, la mort semblait aussi fugace qu'un changement d'humeur. Droite et digne, la progéniture du démon supérieur ne laissa rien paraître. Dissimulée sous sa paroi d'organza, sa blondeur parlait pour elle. Il n'était pas de bon ton d'accorder à cet être hybride, plus d'attentions que nécessaire. Trop de différences les enjoignaient à se méfier de ce pion gênant.
À son retour au couvent, le succube se tint à l'écart autant de temps que l'avait exigé sa soudaine notoriété, puis son existence, comme celles des autres, reprit son cours. Craignant d'avoir agi inconsidérément en exigeant d'être reçue par Ârnok le plus rapidement possible, elle apaisa ce sentiment de par la légitimité de sa demande.
Appuyée contre le dossier de son fauteuil, l'Irrévérente Mère l'attendait patiemment. Ses ongles jouaient sur le bois de la table chargée d'ouvrages de toutes sortes, que de magnifiques couvertures invitaient à feuilleter. Le regard perdu au milieu de ces représentations d'un passé chargé d'histoire et de connaissances, ses lèvres s'entrouvrirent aussi sûrement que celles d'une maîtresse face à son amant :
- Je dois reconnaitre combien cette ambition que tu nourris de tes vœux te sied comme celle qui fit ma fierté autrefois.
Bétsabée releva son menton d'un air de défis :
- Dis-moi, fille d'Astaroth… quel effet cela fait-il d'occire sa mère ?
La provocation transpirait au cœur même des mots. Le succube contrôla au mieux ses élans et s'enferma dans son silence :
- Qu'as-tu senti naître en toi à l'instant de son trépas ?
Il devenait pénible de contrôler des tensions retenues bien malgré elles :
- Cela suffit ! intima le succube de sa voix ferme.
- Cela suffira en son temps, chère Bétsabée !
- Je suis venue réclamer mon dû, Ma Mère !
- Et tu l'auras.
Armé d'une joie souveraine et malfaisante, Ârnok se délectait de chacune des expressions contrariées de celle qui lui faisait face :
- Tout ceci est à toi, dit-elle en désignant livres, parchemins été grimoires posés en vrac sur la table de bois.
- Très bien, alors commençons.
- Commencer quoi ?
- Je ne peux déchiffrer ces écritures sans ton aide.
Un ricanement s'invita dans le silence :
- Tu voulais les livres, à toi d'en percer les mystères. Reste à savoir si ta volonté se montrera à la hauteur de ton sacrifice.
Les doigts noueux de la démone agrippèrent le rebord du meuble au moyen duquel elle se redressa. Le masque de la sévérité s'afficha sur ses traits. La vengeance avait le goût du triomphe parfois. Son regard noir plongea dans celui, pâle, du jeune succube. Les mots furent murmurés avec délectation :
- À présent, le mensonge et la haine nous lient aussi sûrement qu'un serpent à sa proie.
Consciente de l'erreur dont elle s'était rendue coupable, Bétsabée accepta la sentence, non sans se promettre d'y mettre un terme définitif de la plus flamboyante des façons.
Elle trouverait la faille, ce n'était qu'une question de temps.
Ârnok comprit au même instant que ses jours étaient comptés, mais le goût de la vengeance dépassait celui de ses craintes et son temps était, de toute manière, révolu. Ce n'était qu'une question de logique.
§§§§§
Dès lors, l'élève acharnée mit tout en œuvre pour tenter de percer les mystères conservés dans ces ouvrages. Mais sa seule volonté n'y suffisait pas. Plus elle s'acharnait, moins elle y parvenait. Partagée entre l'impatience et la déception, sa détermination vacilla plus d'une fois. Poussant le vice jusque dans ses retranchements, Ârnok ne manquait jamais de s'informer sur l'avancée de ses recherches, et devant ce visage empreint d'une colère qui se voulait légitime, la préceptrice quittait la pièce en émettant un rire sardonique, dont les échos se répercutaient sur les murs des couloirs.
Au plus profond de son être, l'être à la blondeur suspecte, refusait l'échec et persistait dans sa quête folle.
Elle finit par noter la présence d'un assemblage de lettres au cœur de ses lectures, lequel revenait assez régulièrement Ashkênor. Cela ressemblait à un nom, le nom d'un personnage ayant probablement joué un rôle d'importance au fond de ce désert sombre, mais lequel ?
Elle imprima cette dénomination au fer rouge dans son esprit, espérant un jour accéder à la compréhension.
Par le fait d'un hasard souhaité, il se présenta un concours de circonstances sur lequel se greffa un destin qui attendait son heure. Alors que les autres succubes vaquaient à leurs plaisirs et occupations diverses, l'un d'entre eux quittait sa cellule, après s'être débarrassé de sa longue robe de taffetas noire dont le décolleté vertigineux entretenait le vice, pour un pantalon de lin dont le cordon de serrage octroyait une belle aisance à ses mouvements. Une tunique bleu nuit, complétait cette tenue confortable, tandis qu'elle conservait son voile sombre pour ne point focaliser l'attention sur elle. Ce n'était pas la première fois que la monotonie lui faisait fuir le petit périmètre de sa chambre, à l'intérieur de laquelle elle se réfugiait après s'être, une fois de plus, essayée à déchiffrer l'indéchiffrable.
L'espérance était toujours la même trouver le silence… mais dans un endroit où le Mal faisait naître les lamentations chez les persécutés, où espérer en jouir ?
Cette nuit-là, alors que ses pas l'éloignaient toujours plus du monastère, son instinct la guida en direction du fleuve de l'oubli, le Léthé. Dès lors que l'on suivait ses circonvolutions, l'on perdait la notion du temps et ce que l'on était venu y chercher. C'était ce qui était promis aux damnés. Leurs mémoires défaillantes les tourmentaient alors sans relâche, ouvrant un peu plus la porte sur les terres de la folie, prête à les recueillir. Malgré le trouble des hurlements, elle sortit de son étui l'instrument de musique que tout succube se devait de maîtriser ; le violon.
Elle se mit à jouer, mais sa tentative se montra vaine. Le regard dirigé vers la terre, Bétsabée réfléchissait à son devenir. Avoir occis sa mère ne lui avait guère permis de progresser vers la connaissance qu'elle souhaitait plus que tout acquérir.
Si les apprentissages des Mères Inférieures trouvaient quelques intérêts à ses yeux, il était fort peu probable qu'ils lui soient utiles. À quoi bon tenter les humains si ce n'était pour son propre compte ? Pourquoi obéir quand diriger présentait de bien meilleurs intérêts ?
Jamais elle n'avait envisagé de suivre la même destinée que sa mère. Livrer un combat sur une couche, ou sur un champ de bataille équivalait à s'avancer vers le triomphe. Or, il y avait toujours une personne devant laquelle plier l'échine. Son statut de succube ne lui interdisait point d'apprendre le maniement des armes, mais peu embrassaient une carrière de guerrière. En revanche, s'essayer aux savoirs que les Mères Inférieures gardaient jalousement pour elles, la tentait bien plus.
Bétsabée souhaitait régner sur tous les fronts pour une seule raison attirer l'attention du Maître. Que son regard sur elle se pose, et sa victoire serait un triomphe, mais le secret la liant à Ârnok, freinait le dessein qu'en son cœur elle nourrissait de plus en plus mal. De plus, un pion sur l'échiquier de son plan la gênait plus que tout Lillith. Souveraine et maîtresse en titre de Satan, ce succube à la sombre chevelure, se devait de disparaître, de ce monde. Il n'existait aucun autre choix, mais comment renverser une suprématie que seuls les incubes dispensaient à grand renfort de fierté ? Quels moyens employer pour briller aux yeux de ces créatures viles et insidieuses ?
Toutes ses pensées l'indisposaient au point de la faire s'enfoncer toujours plus avant dans la forêt où serpentait péniblement l'eau noirâtre. Sans qu'elle en prenne conscience, ses pas l'avaient guidé sur un coin de terre qu'elle n'avait encore jamais foulé. D'insoutenables relents de pourriture empuantissaient l'air, mais cela ne la freina pas pour autant. Dès lors que l'intensité des hurlements baissait…
Sur ces terres aussi sauvages que leur Maître, le hasard n'existait que pour les faibles, pensait-elle en se forçant à suivre son élan. Peu à peu les cris des suppliciés et des loups, se raréfièrent. Un calme étrange, sublime, la cerna de toute part. Son amertume lui parut soudain tellement intense...
Était-ce donc cette étrange absence de bruit que l'on qualifiait de maléfique ?
Si les démons ressentaient une aversion totale face au silence, cela n'avait jamais été son cas. Eux ne le supportaient pas. En aucune façon. La rage et la colère s'emparaient de leurs êtres si les humains qu'ils possédaient s'en servaient comme d'une arme. C'était alors le moyen le plus sûr de les faire faillir. Et c'est pourtant ce qu'elle apprécia en ce lieu. Comme celui qui ne peut apposer de réponse aux questionnements qui le suivent, elle s'engagea toujours plus loin, plus profondément dans les dédales de bois tordus qui parfois lui barraient le passage.
Peu à peu, la forêt se clairsema pour totalement disparaître, devant un mur de roche immense. Il se perdait dans les sombres nuages. Cela ne pouvait se terminer ainsi. Elle s'approcha au plus près de la pierre luisante. Quelques lichens y poussaient péniblement. Ses mains effleurèrent la matière aussi dure qu'un granit. La moindre anfractuosité se dévoilait sous ses doigts comme si elle prenait connaissance de chaque parcelle de sa composition. Mis à part son impatience, rien d'autre n'émergea de son être, jusqu'à ce que la colère n'éclate. La contenir perpétuellement l'alourdissait de jour en jour, et ce mur de pierre résumait à lui seul l'impasse où elle se trouvait. Il fallait trouver une issue.
Où se trouvait son destin ?
Une étrange voix coupa le silence comme une lame de guerre l'aurait fait dans une chair putride :
- Pour trouver, encore faudrait-il savoir ce que l'on cherche !
Bétsabée fit volte-face. Elle eut beau scruter les ténèbres, rien n'apparaissait. Pourtant, la voix n'était pas le fruit de son imagination :
- Si tu ne vois rien, c'est peut-être parce que tes yeux sont voilés, lui répondait-on accompagné d'un rire.
Aussitôt, la démone ôta d'un geste nerveux, son paravent d'organza noir, puis elle affina un peu plus sa vision, plissant son regard pâle, scrutant le moindre recoin de la roche. Tout à coup, elle distingua une onde déformant la roche noirâtre, comme si elle prenait brusquement vie. Elle rétrécissait, puis se dilatait sous l'effet de mouvements dont elle n'aurait su précisément en connaitre l'origine. Que ce nouveau mystère épaississe un peu plus ses sens perturbait le succube. Qui se jouait d'elle avec une telle effronterie ? Un rire parut répondre à son questionnement.
Alors que s'intensifiait son agacement, il s'extirpa de la pierre un être invraisemblable. Un vieux succube accoutré d'une étrange manière la fixait sans relâche. Ce corps difforme se disputait l'envie de résister aux assauts du temps par tous les moyens. Ses ailes sombres et considérablement fripées n'étaient plus qu'un apparat désuet. Son corps dissimulé sous une robe improbable tant elle paraissait cousue d'un tissu de brocart aussi épais que du carton, paraissait malingre, mais avait conservé une certaine prestance.
Un nez bossu et légèrement épaté, surplombait une bouche écarlate laquelle, lorsqu'elle s'entrouvrit, révéla une dentition immonde. Deux rangées de dents noirâtres ressemblaient à un sourire de convenance.
Un rire caverneux emplit l'espace, alors que sa paire de cornes atrophiées accentuait la vision d'un Enfer dantesque. Le plus surprenant était encore l'excentricité qui l'avait poussé à entourer son cou ridé d'une fraise de couleur noire, amidonnée à la perfection, et au-dessus de laquelle apparaissait une tête si horrible, que le reflet d'un miroir l'aurait sans doute effrayé. Tout n'était qu'angles vifs. Des pommettes exagérément saillantes, deux yeux aussi noirs que le sang qui pulsait dans ses veines, engloutissaient tout ce qui se trouvait à portée de vue, quant à sa coiffure…elle était d'une extravagance sans nom ! Une multitude de boucles rousses empesées sous quelques artifices semblaient avoir été posées sur ce crâne depuis des temps immémoriaux.
Leurs regards s'accrochèrent. Plus la surprise se peignait sur les traits du succube à la blondeur indécente, plus la rousse âgée d'un nombre de siècles conséquents affichait une profonde austérité :
- Sois la bienvenue en mon royaume ! dit-elle en désignant l'espace de sa main parcheminée. Comme il est gravé sur la porte des Enfers « Âmes impies, vous qui foulez un royaume de rutilance, abandonnez toutes espérances pour embrasser vos souffrances. ». Je t'invite à jouir de cet instant unique.
Bétsabée reporta son attention sur la main que lui tendait cette étrange créature. Elle ne possédait que trois doigts :
- Les hyènes se sont nourries des autres. Parfois, elles sont très impatientes. Maintenant, je veux entendre la perfidie qui ne demande qu'à jaillir de cette bouche pulpeuse.
Ses pieds de bouc frappèrent avec lenteur le sol, aidé de son impatience :
- Comment peut-on porter autant de laideur en soi ? finis par déclamer le jeune succube mue par un élan singulier.
- Un succube sachant différencier la laideur de la beauté ! Ton père ne t'a pas transmis que ses gènes, lui répondit-elle en fixant de ses intenses prunelles, celles de l'impudente.
- Que veux-tu dire ?
- Rien de plus que tu ne saches déjà. Ton apparence parle en ton nom, ajouta-t-elle d'une voix étrangement doucereuse.
- Cette réponse ne saurait me convenir !
Le vieux succube plissa son regard. On lui présentait du répondant. Son attention s'accentua :
- La témérité te différencie sûrement, mais finira par te nuire. Est-ce une prédisposition innée, ou les Mères t'auraient-elles initiée au goût de la rébellion ? Cela me semblerait plutôt hasardeux au vu de leurs craintes à mon égard.
- Je n'ai pour rébellion, que le choix de mon dessein.
- Et qui ne semble point converger vers l'obéissance.
S'amusait-elle de cet échange, derrière cette allure impassible ? L'élève, aussi curieuse que prudente, aurait aimé s'en assurer :
- Sers-tu le Maître ? On le dit proche de la perfection… jamais mon regard ne se porta sur lui, mis à part les mots d'une mère qui ne m'en compta guère, questionna le succube curieux d'en apprendre toujours plus sur celui qui dirigeait ce monde.
- De quelle perfection parles-tu ? La tienne ou celle que l'on entretient par ici ?
- La mienne semble mieux servir mes convictions !
L'étrange personnage parut accueillir cette franche réplique avec une joie non dissimulée. Sa tête s'inclina sur le côté. Elle demeura ainsi quelques instants avant de poser ses deux mains de chaque côté de sa tête afin de la redresser. Un rictus apparut sur ses traits avilis :
- Alors qu'aurais-je à ajouter à cette fierté qui est tienne ?
Le succube la fixait intensément… avait-elle attiré le regard autrefois ? S'était-on fourvoyé pour ce corps aujourd'hui difforme ? Il y avait bien longtemps que ces lèvres fines n'avaient dû dispenser du plaisir aux incubes.
Un ricanement franchit péniblement la barrière des lèvres abîmées par ses propres morsures :
- En effet, en effet… mais autrefois, l'on savait se répandre entre mes lèvres aussi sûrement que l'on se répandra entre les tiennes !
Avait-elle deviné ses pensées ? Il y avait tant à connaitre de ce genre de créature, mais sa jeunesse lui interdisait de se hâter :
- Je n'en suis encore qu'aux prémices de mes apprentissages, répondit vivement le succube passablement irrité par cet échange.
- Il est plus à craindre de tes futurs attributs, que l'avenir radieux prévu pour toi dans le domaine de la tentation.
Sa main difforme se tendit en direction de ce superbe corps qui lui faisait face. Elle siffla tel un serpent en plissant ses paupières :
- Tout n'est qu'intensité et fureur en toi, cracha-t-elle alors que sa tête basculait à nouveau sur le côté et qu'elle tentait vainement de l'immobiliser.
- Pourquoi ta tête penche-t-elle toujours ?
- Le savoir, Bétsabée. Il finit par peser.
- Tu connais mon nom ?
- JE suis l'histoire, répondit-elle en sombrant dans la gravité. Ton père connu l'origine des mondes, tout autant que moi, répondit l'entité malfaisante en la fixant dans les yeux. Nous fûmes confrontés à la lumière autrefois. Tes cheveux… ils sont si pâles, comme ta peau… les miens furent identiques avant qu'un mauvais feu ne s'empare de leur teinte originelle.
Intrigué par la teneur de cette confession, le jeune succube s'approcha un peu plus près de ce corps difforme :
- Ma venue au monde n'est pas le fruit du hasard, n'est-ce pas ?
- Sois-en convaincue, lui fut-il répondu.
- Qui es-tu ?
- Ashkênor.
Le nom fusa comme l'éclair dans les cieux. L'attention de Bétsabée redoubla. Ce nom tant de fois apparut dans les ouvrages dont elle ne parvenait pas à en percer les mystères, se matérialisait à elle de la plus étrange des façons :
- Oui… il m'est apparu combien me trouver, t'importais. Avant de m'apercevoir, tu m'as souvent trouvée entre les pages des vieux grimoires. J'y tiens une place de choix, je dois le reconnaitre.
- Lis-tu dans mes pensées pour y répondre aussi sûrement ?
- Ce n'est pas bien difficile. Si elles s'étaient montrées moins impétueuses, une vieille amie de ma connaissance ne t'aurait pas damné le pion aussi facilement. Un bien vil marché pour contenter une vengeance souveraine, car te voici maintenant enlisée dans ton propre châtiment.
Son exclamation furtive et sèche étonna le succube :
- À quoi fais-tu allusion ?
- A l'erreur qui fut tienne. Manifestement, ta mère n'avait aucune prédisposition pour tenir son rang. Ainsi son destin fut-il clos par sa propre progéniture. Malgré tout, ton choix se montra audacieux, et je dois avouer combien j'aime les esprits curieux et exècre les dociles, cracha-t-elle en ajoutant une infâme grimace.
- Alors peut-être pourrais-je te solliciter pour quelques apprentissages ?
- Qui serviraient ta cause ? questionna la démone aussi amusée que méfiante.
- La mienne, et sans doute celle dont tu souhaiteras me faire part le moment venu.
Le sourire malsain d'Ashkênor s'élargit, dévoilant une denture exagérément dangereuse :
- Je retrouve ici la part de ton héritage maternel, énonça-t-elle en laissant enfin échapper ce rire qu'elle tentait de museler.
- Ailleurs on la combat !
La réplique fit mouche, et la créature empêtrée dans ses tissus soyeux, sembla adopter une posture moins académique pour se montrer plus à l'écoute. Bétsabée poursuivit son virulent réquisitoire :
- Je veux me défaire de l'emprise de cette abominable Mère, je veux anéantir ce pouvoir dont elle semble se glorifier à foison, et connaitre ce que les livres me cachent.
- C'est tentant… mais tu n'en es qu'à ton éveil. Ton esprit ne peut s'ouvrir à la connaissance sans y avoir été préparé. Que disent de toi tes enseignantes ?
- Rien. M'écarter du savoir est leur seule préoccupation, confia le succube en serrant les dents.
- Il en est pourtant une qui sut se jouer de toi. J'entends d'ici sa voix doucereuse t'inciter à te soumettre à elle. Or, par ton aveuglement, tu finis sous sa coupe. L'intelligence est un manteau brodé du sceau de l'infamie, pour qui n'en est pas digne. L'on se pense à l'abri des intempéries, quand elles sont décidées à nous atteindre d'avantage. Te voici aussi démuni qu'au premier jour de ton existence. Tu dois apprendre à te protéger.
De qui devait-elle se défendre se questionna l'élève aussi curieuse que tourmentée :
- De toi-même, pour commencer, et de ceux qui feront preuve d'un quelconque intérêt pour toi. Ceux-là se montreront les pires.
- Pourquoi devrais-je tenir compte de tes conseils ?
- Parce que tu es sur mes terres, là où j'interdis à quiconque de s'y trouver sans qu'il ait à subir l'empoisonnement de mes brouillards. Notre rencontre n'était qu'une question de temps. Tu espérais me trouver, et tes pensées m'attirèrent. Tu es une musicienne. C'est un art qui exige de savoir à qui parler. C'est ainsi qu'il parvient à ses fins quelquefois.
- Que veux-tu dire ? interrogea Bétsabée intriguée par ces mots.
- Il se trouve qu'il existe en ce royaume des appréciateurs éclairés. Si la noirceur a depuis longtemps pénétré les âmes troublées, il en existe certaines pour qui la pureté présente encore quelques charmes. Je puis au moins satisfaire une partie de ta curiosité. Fixe la roche sur ta gauche, que vois-tu ?
Elle reporta son attention sur le mur de granit où semblait se perdre la moindre parcelle de sa volonté :
- Rien !
- Montre-toi plus perspicace ! Là où ta volonté t'entrainera, tes pas suivront.
Alors Bétsabée baissa ses paupières, prit une profonde inspiration. Sa détermination afflua sur chaque pore de sa peau laiteuse… au fond de son âme, le feu couvait, et derrière le rideau de flammes, apparut la plus troublante détermination. « C'est par ma seule volonté que mon esprit se meut… » ne cessait-elle de murmurer pour s'encourager à se surpasser. Sa main droite caressa la pierre froide comme si elle suivait un chemin précis et depuis longtemps gravé dans la matière. Ce moment lui parut aussi intense que libératoire. Voir ne suffisait pas, il fallait ressentir. Si les succubes possédaient une vue incroyablement aiguisée, et qu'ils évoluaient dans toutes sortes de noirceurs, ils savaient également s'en remettre à leurs sens perverties.
Soudain, ses doigts rencontrèrent le vide, une ouverture qu'elle s'était efforcée d'ignorer :
- Pourquoi étais-je aveugle ?
- Pourquoi ne vois-tu que maintenant ?
Deux questions se firent face. Le succube planta son regard dans celui de l'entité :
- Parce que tel était mon souhait.
- Eh bien, nous y sommes. Prendre le contrôle sur tes désirs, voici ce que tu te dois de garder à l'esprit. Cette anfractuosité va s'élargir durant ta progression, parce que tu vas y pénétrer, fille d'Astaroth. Que ton instrument ne quitte jamais ta main. Lorsque le chemin prendra fin, tu trouveras l'endroit que tu cherchais pour y faire vivre ton art. La plus complexe des clefs ne saurait déverrouiller une serrure, quand le plus souvent la porte demeure ouverte.
Son regard se dirigea vers le passage qu'aucune autre ne franchirait… jamais :
- Ne te réfugie pas dans tes certitudes. Accepte l'inattendu. Si ton chemin devient pénible, ne t'en détourne pas. Ce que tu recherches exige l'effort pour le trouver. Protège tes mains.
Elle s'y engagea sans plus attendre :
- Bétsabée ?
Elle s'immobilisa un instant :
- Échoue, et tu rejoindras celle qui te donna la vie !
Plus elle s'enfonçait au cœur de la roche, plus le passage gagnait en aisance. Bientôt, il lui permit d'avancer correctement sans avoir à subir de nombreuses égratignures sur ses bras. Le silence prenait des proportions gigantesques. Elle s'entendit penser pour la première fois de son existence. Elle qui n'avait connu que le chaos, rencontrait enfin la sérénité. Comme il était étrange de la comprendre si bien quand l'on s'évertuait à la combattre sans relâche…
Brusquement, le chemin prit fin. Devant elle se dressait un énorme éboulis de roches qui barrait sa route. Elle n'avait pas le choix, il fallait l'escalader. La tâche lui prit du temps et beaucoup de peine. La pierre glissante ne lui facilitait guère la manœuvre. Plusieurs fois, les semelles de ses bottes glissèrent sur le granit luisant, et l'un de ses genoux s'écorcha sur un angle saillant, mais il en aurait fallu bien plus pour la décourager. Le plus important était de protéger l'étui de son instrument, et faire attention à ses mains, comme l'avait recommandé Ashkênor.
Les deux pieds posés sur la dernière pierre, elle parvint, non sans mal, à maintenir son équilibre. Ce qu'elle vit la laissa sans voix.
Un cirque naturel aux parois abruptes, et de forme semi-circulaire, faisait face à une grandiose construction. Un portail aux dimensions titanesques était baigné de lueurs fantomatiques. Il semblait condamner l'accès d'un monde interdit, noyé au cœurs de perpétuelles vapeurs éthérées. Au cœur des cieux s'entrechoquaient d'intenses luminosités, que de nombreux éclairs transperçaient violemment dans un silence éloquent. Aucun vent n'y soufflait jamais, aucune pluie impure ne souillait cet endroit. Ailleurs, la roche était sombre, l'herbe noirâtre, et le marbre l'était tout autant… tant de noirceur éveilla un sentiment de fascination chez le succube. Quelles étaient les mains qui l'avaient façonné l'ouvrage d'exception ? Comment avait-on été en mesure de réaliser un tel exploit ?
Elle jugea l'édification d'une qualité exceptionnelle. Pourquoi n'en avait-on jamais fait état ? Un endroit aussi grandiose ne pourrait demeurer indéfiniment caché du reste des démons, à moins qu'il ne soit connu de quelques-uns. Une sourde colère naquit dans l'esprit du succube. L'on dissimulait tant de choses en ce monde !
Il avait dû se jouer ici quelques évènements d'importance, pensa-t-elle subitement, des évènements que l'on ne tenait pas à inclure au cœur des enseignements destinés aux élèves. Était-ce la même chose pour celui des incubes ?
L'outrageant silence, en était la preuve, s'il fallait en trouver une. Cette construction semblait narguer cette terre par son symbolisme outrageant. C'était sans aucun doute la raison pour laquelle elle s'était soustraite du reste du territoire du Maître. Si les dissonances prenaient tous leurs sens pour les Mères Inférieures, cette absence de bruits témoignait d'une force opposée à l'Enfer lui-même. La réponse à ses questionnements se trouvait en ce lieu. Loin de se défaire de cette pensée, elle s'abîma dans l'admiration de ce joyau, et comprit combien séduire les humains ne serait jamais son destin.
Son propre raisonnement devenait si convaincant, qu'elle sentit naître l'élan d'une nouvelle force en elle. Plusieurs fois, son visage se tourna vers la gauche, la droite, et même derrière elle. Personne ne se trouvait en ce lieu, sauf elle. L'observait-on derrière cet étrange brouillard ? L'intérêt du succube prit de l'ampleur. Cette œuvre était-elle en rapport direct avec le Maître ?
La curiosité la poussa à entreprendre une descente tout aussi risquée. Elle oublia son trouble et se concentra sur le moindre de ses gestes. Ses pieds se posèrent enfin sur le sol stérile, et ne résistèrent point à l'envie de se rapprocher du portail.
Une volée d'une trentaine de marches menait directement devant les entrelacs de métal reliés les uns aux autres dans un sublime assemblage, et qui semblaient avoir été forgés d'un seul tenant.
Une sensation dérangeante, et d'une forte intensité s'empara de son corps. L'enjoignait-on à rebrousser chemin ? Elle plissa son regard, expulsa une exclamation de défi et persista dans son ascension, mais la même impression s'invita en elle.
À la troisième tentative, une onde de choc la propulsa en arrière. Elle chuta et se retrouva sur son postérieur, ses mains posées sur la terre sablonneuse, le regard abasourdi. Si ce néant abritait une telle détermination, il possédait une force phénoménale.
L'instant n'était pas à la bravade, comprit-elle. Pas encore. Elle devait en apprendre plus. Le regard toujours dirigé vers l'imposant ouvrage, elle se redressa :
- Il viendra un temps où celui qui, de l'autre côté me fait face en ce jour, devra répondre de sa hardiesse. J'en fais le serment !
Le brouillard sembla s'agiter, se replier sur lui-même pour émettre un son très particulier, identique à celui d'un chant lointain, lourd, et empreint de déférence. Elle prêta l'oreille, mais le silence était revenu.
Son attention se reporta sur l'étui de son instrument de musique, posé à terre devant le grand escalier. L'envie d'en jouer lui rappela la recommandation d'Ashkênor. Cela devait avoir une signification bien particulière. Elle sortit de son lit de velours l'instrument, et l'ajusta au creux de son épaule. Sa joue se cala contre la mentonnière. Malgré une petite hésitation, elle affirma sa prise sur l'archer. Les doigts de sa main gauche se positionnèrent sur les cordes… elle vida ses poumons, puis prit une profonde inspiration, et commença à jouer. Un crissement abominable retentit. L'habitude de faire résonner les infâmes sonorités que les Mères Inférieures appréciaient tant, l'habitait encore.
Sa main interrompit l'odieuse cacophonie.
Elle expulsa ce grognement si caractéristique que sa gorge emprisonnait depuis sa naissance, avant de baisser les paupières et de positionner le bout de ses phalanges sur les cordes…
A l'orée d'un silence qu'elle n'espérait plus, naquit l'envie de faire vivre son art, de lui offrir enfin l'espace et le temps.
Dès les premières notes, le timbre unique du violon lui conféra une puissante émotion. Toute l'intensité de son engouement la vouait à l'extase.
Une envolée aérienne s'échappa du corps caverneux de l'objet voué à la musique. Elle emportait avec elle la passion dévorante et ardente que nourrissait de plus en plus difficilement le succube. Son jeu d'archer lui permit de produire une variation délicate de tonalités, toutes plus prenantes les unes que les autres.
« Comment te contenter de la médiocrité, lorsque l'excellence t'appelle de tous ses vœux ? Tu n'auras pour destin que celui pour lequel j'œuvre… » lui soufflait son âme tourmentée.
Une onde de chaleur prit possession de son être, enveloppant son cœur aussi sûrement que l'aurait fait un linceul sur un corps emmuré par la mort. Ses lèvres émirent le désir de souffler un nom qui lui brûlait les lèvres. Tandis que l'archer poursuivait son œuvre sur les cordes, glissant au gré de ses envies, elle gémit, accordant à ce souffle d'air un pouvoir intense.
« Que mes notes soient siennes… »
Brusquement, sa pensée s'interrompit. La présence d'une force incroyable immobilisa son geste. Son bras demeuré en suspens semblait paralysé. Plus aucun muscle ne répondait à ses commandements. Une voix puissante, grave, et néanmoins posée lui intima un ordre bref :
- Joue… et ne te retourne pas !
La parole fut brève, mais la tessiture de la voix, chargée en notes profondes et suaves, s'infiltra sur son épiderme, caressant chaque parcelle de son corps.
Il coula dans ses veines plus de chaleur et de désir qu'elle n'en avait jamais connu jusqu'ici.
« Cette voix trouble mon âme. Mon ventre brûle, mes pensées s'enchevêtrent, tout me pousse à satisfaire cet ordre… je dois jouer, jouer pour LUI. IL m'écoute, cela ne peut être que LUI. La musique prend tout son sens… elle est en moi… je la lui offre… »
Ses doigts agrippèrent la volute(2) de son instrument, où avait été sculptée une tête de serpent, animal qu'elle chérissait comme le Grand Duc dont elle admirait les vols gracieux. Le violon trouva sa place tout naturellement et l'archer poursuivit son œuvre.
Sous la voûte, envahit par des nuages tempétueux aux teintes tourmentés, s'éleva un air dont les accords plus doux, exaltaient une déchirante mélancolie. Seules quatre cordes exprimaient une incroyable palette de sonorités, et plus elles montaient dans les aigües, plus la précision devenait extrême. Si la musicienne jouait de dos, il n'en admirait pas moins le jeu de ses doigts, et de l'archer. Une telle dextérité excita son amour pour cet art.
Le souffle rauque et régulier de l'être aux ailes sombres s'intensifia, adoptant le même rythme que celui employé par ce succube aux cheveux si pâles. Dès lors, il devina le sacrifice qu'un tel apprentissage avait dû exiger, la volonté et l'ardeur dédiée à l'exercice, la témérité comme la virtuosité dont elle faisait preuve en cet instant. De ses longs doigts crochus, il déchira l'air aussi lourd que le désir de la violoniste de lui plaire. Le rythme s'infiltra sous chaque parcelle de sa peau brûlante, accentuant ce plaisir qu'aucune maîtresse n'aurait su magnifier. Elle savait exactement comment exprimer son effronterie de femelle.
Sous l'emprise de cet art se délitait sa méfiance. Un rictus s'afficha sur ses traits. Peu importe qu'elle l'emporte. Si tout son être jouissait de ces notes, autant se soumettre à leurs volontés de lui plaire.
Au moyen de son charme, le violon emporta cette mélodie aux confins de la virtuosité. Lorsqu'enfin, épuisée d'avoir donné le meilleur de ce qu'elle possédait, elle osa braver l'ordre, et se retourner, ce qu'elle vit dépassa son entendement. Jamais elle n'avait été mise en présence du Maître. Son jeune âge ne l'y autorisait pas encore. Il fallait, pour cela, être intronisé devant la Cour Infernale. En raison de l'animosité ayant existé entre sa mère et Lilith, il était fort peu probable que cela se produisit un jour, du moins le pensait-elle jusqu'à cette nuit.
Elle prit alors conscience de l'importance de ce moment, comme de l'être soumis à son admiration. Son impressionnante stature imposait le respect. Il gagnait en majesté grâce à sa paire d'ailes d'un noir bleuté, surmontée par deux griffes aussi aiguisées que des lames de guerriers. Son corps n'était qu'un amas de muscles rougeâtres d'où il émanait une impressionnante force virile. La finesse de ces enchevêtrements de peaux et de matières organiques semblait provenir d'un ordonnancement presque divin, ce qui provoqua un sursaut d'intérêt chez elle.
Malgré l'insistance du jeune succube à poser son regard sur ce corps quand il aurait été souhaitable de le baisser en signe de soumission, Satan ne prononça aucune parole. Ce qui aurait pu être interprété comme de l'effronterie sembla plaire au Maître, désireux de connaitre les limites de sa hardiesse.
La laideur dont il était paré semblait atteindre une perfection très paradoxale. En ce monde, beaucoup ignoraient l'autre apparence de celui qui les commandait, et dont personne ne jouissait mis à part lui, lorsque les psychés recouvrant les murs de son palais lui renvoyaient son image. La légende le disait proche de la perfection, mais ce n'était pas celle qu'elle admirait pourtant.
Ses cornes spiralées prenaient naissance sur un front bombé, pour se recourber vers l'arrière de son visage, sur lequel apparaissaient deux yeux d'un noir aussi profond que les abysses d'un océan tempétueux. Parfois, ils pouvaient prendre une couleur rougeâtre si la colère s'invitait en eux.
Des pommettes hautes et anguleuses, soutenait un visage habité par la force et la tempête, dont personne n'aurait su en comprendre l'origine. Le plus impressionnant était encore son regard. Il contenait à la fois la fougue et l'envie, la ruse et l'intelligence, la haine et l'amour, l'admiration et la magnificence. Des forces colossales s'opposaient perpétuellement au fond de ces yeux aussi sombres que l'encre des mots qui emplissait les manuscrits de la pièce secrète de la grande bibliothèque.
Le succube se laissa dominer par ses émotions. Elle omit de les discipliner, trop accaparée par leur intensité, et entra dans le silence de la contemplation, en espérant retrouver une certaine contenance une fois la raison revenue.
L'archange que l'on disait déchu, finit par se détourner et disparaître dans un panache de fumée noirâtre. À sa place ne subsista que l'étrange parfum de la tentation. Il naquit en ce jour chez le succube, le désir de surpasser tous ses enseignements, de ne plus jamais faire preuve de ses ressentis et de prendre le contrôle, celui de son avenir pour commencer, et celui des autres par la suite. Jamais le sceau de la soumission ne l a marquerait. Elle en était convaincue. Il lui faudrait acquérir d'autres savoirs, apprendre à manier l'épée, plaire au Maître pour espérer pénétrer son royaume. Il y avait tant à apprendre de lui, tant à découvrir. Son apparence n'était qu'une façade. Que dissimulait-il de si précieux ?
Un nom émergea de ses pensées…Lilith. Ce pion dérangeant sur le nouvel échiquier de sa destinée, devait absolument disparaître. Elle était celle qu'il fallait combattre dans l'ombre, pour espérer approcher au plus près celui pour qui son admiration l'emportait dans ses espérances les plus folles.
Elle rangea son instrument dans son étui, et reprit le chemin en sens inverse, non sans avoir jeté un dernier regard sur le portail derrière lequel les brouillards aux teintes chaudes se plaisaient à s'entremêler.
Ashkênor l'attendait… immobile, son regard noir posé sur elle :
- Ta musique s'est invitée jusqu'ici. Jamais une interprétation ne me parut plus singulière. Cet instant ne sera pas celui de ton trépas, beau succube. Ainsi en a-t-il été décidé.
L'intérêt de Bétsabée grandit considérablement :
- Qui l'a décidé ? Le Maître ? Comment peux-tu avoir connaissance de ses faits ? Parle !
- Fougueuse, colérique, impétueuse, impatiente… le feu coule en toi. Tout le contraire de ton père. Tu vas devoir apprendre à te maîtriser. C'est ici que j'interviens. Bientôt tu parviendras à l'âge où les Sestales devront recevoir les enseignements de la fornication destinée à la tentation des humains. Tu entreras dans une phase de transformation pour devenir une Anamophésienne, comme le fut ta mère.
- Je sais ce que cela implique. Perdre ma condition de succube le temps de devenir une femme pour accomplir mes missions de séduction.
- C'est exact. Mais cela ne se fera pas sans souffrances. Tes attributs de succube auront un coût. Nous en reparlerons en temps utiles. D'ici là, reviens sur mes terres.
- Comptes-y !
Le rire caverneux du succube s'éleva dans l'air privé de sa légèreté :
- Nous allons nous entendre, Bétsabée, l'entendit-elle prononcer alors que de son pas, elle s'éloignait.
- 1 - Palimpseste : parchemin dont on a effacé la première écriture pour pouvoir écrire un nouveau texte.
- 2 - Volute : pièce en érable qui termine le manche d'un violon.
