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Anamorphosia

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La vérité monte d'un coup d'aile jusqu'au symbole.

Emile Zola

Atteindre l'âge des Sestales, impliquait à la fois l'apparition de deux caractéristiques physiques chez les succubes(1) ; leurs ailes et leurs cornes, mais aussi l'apprentissage des plaisirs charnels. Toutes les pensionnaires du Manëlstrom, étaient destinées à devenir des Anamophésiennes . Ce terme désignait le pouvoir de la transformation, au moyen de la maîtrise de l'esprit. L'aura de chacune se troublait, avant que ne s'opère le changement d'apparence.

Leurs missions consistaient à s'introduire dans les rêves des hommes, les séduire, puis apparaître en chair et en os, et les faire succomber à leurs avances. Dotés d'un corps dépassant allègrement les deux mètres, ce dernier abandonnait ses caractéristiques démoniaques, pour apparaître avec des proportions humaines. Leurs physiques se conformaient aux critères des humains, et leurs voix adoptaient un accent plus doux, très charmeur.

Parfois, elles prenaient l'apparence de l'amour défunt d'un époux, pour lui faire croire qu'il reprenait vie. Elles s'unissaient aux mâles, pour ensuite mieux les abandonner à leurs sorts. Ces êtres, dépourvus de force, répondaient toujours favorablement aux tentations de la nuit, oubliant le bon sens requis en pareil cas. L'humain était alors destiné à se perdre, et mourir de ses croyances. Les âmes affluaient ainsi par milliers depuis la nuit des temps, mettant en relief la suprématie de la race orgueilleuse des Anamophésiennes.

La complexité de cet enseignement en avait fait un art. Il avait pris naissance du plus lointain des âges, si bien que l'exacte origine se perdait dans la nuit des temps. Aucune particularité de ce qui définissait la nature humaine n'échappait à la vigilance des préceptrices. La psychologie du mâle, les vices, les perversions sous toutes leurs formes, la manipulation comme la parole destinée à percer le cœur, étaient étudiés avec une extrême attention. Les mots avaient une importance capitale dans leurs formations. Plus ils résonnaient parés d'une intonation de choix, plus ils se montraient décisifs.

Poésies, déclarations éloquentes, mais aussi tirades enflammées étaient déclamées par ces gorges brûlantes.

Une fois le parcours initiatique achevé, les êtres ailés devenaient les plus troublantes tentatrices du royaume de l'Enfer. Si elles étaient ardemment convoitées par les démons supérieurs, Lilith, reine des succubes, veillait à ce qu'on les traitât à la hauteur de leurs valeurs. Cependant, la luxure et la débauche des incubes(2) leur octroyaient une grande part de liberté. Profiter de ces créatures, entrait dans leurs prérogatives, et l'on permettait ces écarts pour assoir la suprématie du mâle.

Les plus douées d'entre elles étaient vouées à sévir sur les couches des hommes de pouvoirs des derniers mondes existants. Posséder l'esprit de puissants personnages, provoquer des besoins incessants, s'immiscer dans la vie politique du pays, déjouer les plans de conquêtes et autres guerres marchandes… la perfidie nimbée de douceur pouvait agir dans l'ombre sans verser la moindre goutte de sang. Vaincre un esprit, valait bien le triomphe d'un combat. Pour autant, leurs pouvoirs se limitaient à leurs charmes malsains, quand celui des incubes s'imposait dans le maniement des armes. Les rares fois où certaines d'entre elles avaient été mises en présence de l'ennemi, elles avaient craint la magnificence des anges missionnés à la surveillance du monde des ténèbres. Face à leur pureté, il leur avait fallu battre en retraite, et même si quelques-unes s'étaient laissé griser par les récits des batailles d'antan, peu nourrissaient le goût de la guerre.

Seule la force physique des démons pouvait se mesurer aux redoutables armées de l'archange Mickaël. C'est ainsi que les succubes en passaient par les Mères inférieures, dignes représentantes de L'Ordre maléfique du Manëlstrom, seules entités en mesure de prodiguer une éducation de valeur.

À mi-parcours de leur enseignement se profilait la douloureuse transformation nommée Anamorphosia pour les succubes, et Métamorphosia pour les incubes laquelle signait l'entrée dans l'âge adulte.

Les nouveau-nés mâles possédaient des embryons d'ailes que le temps préservait de l'impatience, et une paire de cornes noirâtre ou rouge selon la pureté de sa condition. L'âge moyen leur faisait prendre de l'ampleur, et leur croissance s'achevait lorsque l'âge mûr était atteint. Selon la tradition, l'on rendait les honneurs aux nouveaux appelés, par le biais d'une cérémonie réunissant l'ensemble des démons supérieurs. Des chants guerriers accompagnaient ce moment d'exception. À la fin, l'on allouait à chacun, une épée qui lui appartiendrait jusqu'à son dernier souffle, et tuerait au nom de celui qui la commandait. Façonnée au cœur des forges de Khétébiel, elle était affutée à la perfection, et pour toute la durée de vie du démon. La mort emportait les plus valeureux. Le déshonneur n'était pas de ce monde.

Pour les succubes, il en allait tout autrement. Leurs venues dans le royaume des ombres ne comportaient aucune particularité, sinon la promesse de leurs mères d'acquérir un devenir exemplaire en y joignant une éducation parfaite. Trois âges déterminaient leurs conditions le premier âge comprenant les apprentissages de bases comme l'obéissance et l'acquisition d'un langage de valeur, le second âge marquait la fin de l'appartenance à son clan, et lui permettait d'intégrer le prestigieux Manëlstrom, quant au troisième âge, il était voué au service de la reine Lilith.

Toutes possédaient, au milieu de leurs dos, deux lignes de poils sombres sous lesquelles des chairs boursouflées enflaient, au fur et à mesure de leurs avancées dans l'existence. En une nuit, elles se déchiraient afin de permettre à une paire d'ailes parcheminées de se déployer lentement. Délicates et fragiles, elles s'épaississaient jusqu'à l'âge mûr. En de très rares occasions, il arrivait que l'épiderme se meurtrisse et se lacère profondément, entrainant une hémorragie et un désordre de leurs organes internes. Le succube était alors irrémédiablement perdu, et l'on préférait le sacrifice sur l'autel de l'honneur, à une lente agonie.

Dans le même temps, des cornes perçaient leurs peaux épaisses et prenaient leurs temps pour croître lentement. Un front large laissait toujours présager de beaux attributs à venir, ce que ne possédait pas le succube à la peau pâle.

Les Mères s'interrogeaient souvent sur les spécificités physiques de la fille de l'archange de "l'autre", comme on la surnommait. Si la majorité des créatures peuplant ce monde présentait des caractéristiques identiques, il n'en était rien pour elle. À la pâleur de sa peau comme de sa chevelure, à ses hanches arrondies et ses seins lourds, à son visage aux douces proportions, à ses lèvres tentantes, s'opposait une peau sombre parsemée de poils hirsutes, une crinière d'un rouge profond, un front proéminent, une apparence de bipède voutée, des seins pointus, des sabots fendus, et un visage dont les traits s'étiraient sur les tempes. Pour autant, le physique de l'enfant de Néhémia, n'était pas une exception. Autrefois, les premiers succubes nés des archanges déchus présentaient de telles caractéristiques, mais au fil du temps, beaucoup d'entre eux s'étaient éteints sans avoir offert de descendance à leurs lignées. Jalousies et plans ourdis dans le plus grand secret les avaient peu à peu décimés.

Priver Bétsabée de servitude envers les démons supérieurs, ce qui était l'honneur ultime pour les élèves, contentait déjà le plan des Mères. Elles semblaient ainsi convaincues, de se prémunir d'une nouvelle trahison. L'intronisation de Néhémia à la Cour Infernale, avait laissé des traces. Se contenter d'affronter les vils humains serait une destinée suffisamment acceptable pour le fruit de cette détestable union. De toute évidence, il était certain que l'exploit ne devait pas se réitérer. Sans cesse excitée, la méfiance d'Ârnok était loin de s'assoupir. Il fallait asservir l'élève, afin que l'oiseau rare ne s'envole jamais. Il pouvait encore servir les plans machiavéliques de ces viles créatures complotant à l'abri des oreilles indiscrètes. Les espions étaient légion en ce monde enténébré, et l'on se chuchotait la malice afin de ne pas avoir à s'en défaire par obligation.

À mesure qu'approchait l'Anamorphosia, Ârnok accentua sa surveillance auprès de Bétsabée. Pour parfaire sa manœuvre, elle confia à une préceptrice particulièrement retorse nommée Ilsork, la tâche d'être ses yeux et ses oreilles.

Si elle était crainte, c'était beaucoup plus pour son extrême perversité, que pour son apparence des plus insolite un corps décharné et raide, supportant une tête où se dissimulait plus de nocivité qu'une armée Infernale. Depuis toujours à la solde des Mères aigries et tordues comme des ronces de par leurs grands âges, elle n'en servait pas moins leurs vils desseins. Après avoir rendu de fiers services à plusieurs générations de démons supérieurs, leurs laideurs les condamnaient désormais à l'oubli. Une grande colère que l'impitoyable supplice du temps ne pouvait qu'attiser grondait encore en elles. C'était un affront dont elles avaient eu le plus grand mal à s'affranchir, mais la venue au Manëlstrom d'un succube inestimable comme Bétsabée, défit quelques rancœurs et les reporta sur cette proie.

Une alliée de choix servirait leur cause Lillith la seule à avoir conservé un lien indéfectible envers ces enseignantes.

Le fiel des anciennes servirait la cruauté de la maîtresse du Maître, que l'on savait démesurée. Loin des regards du chef des démons, elle avait œuvré depuis la création du prestigieux établissement, afin que chaque succube fasse preuve de rivalité entre eux, pour que chaque génitrice ourdisse un destin de légende au nom de sa progéniture en fomentant des plans sournois. Les luttes intestines ne se comptaient plus, et ravissaient celles qui s'en nourrissaient. Diviser pour mieux régner, entrait dans ses considérations, comme celui à qui elle se donnait sans la moindre vergogne.

Tous deux nourrissaient les ressentiments des uns envers les autres, semant parfois le chaos au cœur de ce royaume pour mieux s'en réjouir, et assoir leurs pouvoirs. Cela avait exigé du Maître des lieux de rassembler ses plus nobles sujets sous ses ailes, et d'instaurer une monarchie dictatoriale.

Alors les anciens archanges, entièrement dévoués à leur nouveau Maître, tuèrent ceux qui nourrissaient des envies de conquête, et les démons durent se plier à ses exigences. Ainsi s'était imposé son règne !

Loin de ces imbroglios politiques, la fille d'Astaroth avait plusieurs fois rendu visite à Ashkênor, loin des regards curieux, du moins l'espérait-elle, depuis leur première rencontre insolite. Sa docilité lui permit de berner les surveillances, lesquelles s'amoindrissaient quelquefois à son égard. Ârnok avait beau enjoindre les autres Mères du danger qu'elle représentait, l'on finit par apposer le sceau de la folie sur cet esprit torturé et empêtré dans sa haine.

Lorsque vint le temps des enseignements du plaisir, le succube blond se montra extrêmement assidu et attentif, sans pour autant qu'Ilsork ne soupçonna un quelconque intéressement. Elle la trouva même moyenne quant à ses performances, ce qui convint parfaitement à celle qui tentait de faire taire le trouble né au fond de ses entrailles. La jouissance semblait être une force de manipulation jusqu'ici insoupçonnée, pour celle qui en jouerait plus tard.

Se parfaire sans attirer l'attention lui paraissait la manière la plus intelligente de progresser. Sa mère avait été à bonne école, elle se promit de mieux faire, aidée des conseils de la sorcière dotée de sa légendaire fraise noire amidonnée.

Seul un nom entravait son destin Lillith. L'on pouvait fort bien vaincre un serpent, à la seule condition de lui couper la tête, lui avait rétorqué l'être aux boucles rousses en se jouant de ses faux airs de souveraine, seulement, il lui faudrait choisir une arme et frapper fort. Était-ce là une gageure ?

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Il vint un moment où l'apathie des succubes alerta les préceptrices. Un peu plus de ténèbres assombrirent la nuit perpétuelle, aussi froide que malsaine. L'air devint lourd, et les Mères soupçonneuses.

La transformation était proche. Affaiblis, les succubes s'étaient retranchés à l'intérieur de leurs cellules, allongés sur leurs couches. L'on eut tôt fait d'entendre les premières plaintes s'élever entre les murs de l'imposante bâtisse. Lancinantes et macabres, elles se joignirent à celles des suppliciés, jamais très loin. Attirés par l'odeur du sang, les hyènes et les loups ne cessaient de rôder alentour. Quelques démons inférieurs, gagnés par leurs bas instincts, erraient près des lourdes grilles, avides de ces sons dont ils se délectaient.

Dans les couloirs, nombre d'enseignantes dissimulées sous un long voile d'organza, se déplaçaient à pas mesurés et feutrés. C'était à peine si leurs visages se devinaient sous la transparence de l'accessoire d'apparat. Seul l'appendice nasal butait contre le tissu, comme leurs incantations. La solennité d'un tel instant se vivait une fois tous les mille passages de lune, et revêtait une grande importance. Dans la grand-salle, montaient en puissance les mélopées chantées par l'ensemble des préceptrices, attentives au bon déroulement du précieux cérémonial.

Le cortège des Mères inférieures, baigné d'une lueur fantomatique, se mouvait avec lenteur, diffusant dans son sillage un parfum entêtant. Agrippée à leurs mains parcheminées dotées d'ongles aiguisés aussi noirs que la nuit, une petite fiole en céramique contenait l'Isiomme, un onguent préparé par les sorciers depuis la nuit des temps, et destiné à un emploi très précis. Ârnok, le visage émacié et ridé, ne trahissait aucune émotion, mais sous le secret de son voilage, se vivait une satisfaction démesurée qu'elle peinait à dissimuler.

À bien y regarder, ses yeux enfoncés dans leurs orbites brillaient un peu plus que d'ordinaire. Leurs teintes rougeâtres se prêtaient à toutes les peurs, mais ses mots claquèrent comme des coups de fouet :

- Remplissez la mission qui vous honore. Soyez, pour notre souveraine, la créature asservie dont elle pourra s'enorgueillir. Montrez-vous digne de votre devoir. Accompagnez vos élèves au cœur de l'Anamorphosia !

Toutes obéirent à l'injonction de leur aînée, courbèrent la tête et se dirigèrent vers les chambres. Leurs soumissions en passaient par des gestes lents et forts respectueux. Chacune d'entre elles connaissait le modus operandi.

Ilsork s'apprêtait à effectuer sa mission auprès de Bétsabée, lorsqu'elle fut sèchement interpellée :

- Je m'occuperai de la fille d'Astaroth !

- Mais… ne m'en avait-on point confié la…

- Mon choix souffrirait-il d'être discuté Ilsork ? questionna vivement la Mère inférieure.

Furieuse d'avoir été écartée de la cérémonie, elle se résolut à obéir, et digéra sa rage en silence. Cette soudaine éviction lui rappela combien la hiérarchie des Mères pouvait quelquefois étouffer sa soif de pouvoir.

D'apparence docile, elle choisit le repli, se promettant de briser plus tard son obéissance, tandis que sa mâchoire se contractait sous l'effet de sa hargne. La marche déterminée d'Ârnok, prouva combien ce moment était attendu depuis longtemps, et il l'avait été tout particulièrement, après le conciliable liant les Mères les plus âgées de la Maison des Enseignements ; Ârnok, Bâalmonne, Kaôrte, et Phormôpe. À la fin, cinq mots avaient émergé du complot visant le succube à l'allure dérangeante : « Nous voulons qu'elle soit tuée. »

Contentée plus qu'il n'aurait fallu, Ârnok avait affiché un sourire pervers teinté de malignité. Enfin, disparaîtrait cette nuit le pion le plus encombrant de son échiquier. Après la disparition de la génitrice suivrait celle du succube doté d'une mortelle pâleur.

Paré de cette supériorité dont jamais elle ne se lasserait, elle tourna le loquet de la porte conduisant chez le succube, et referma soigneusement derrière elle. La nuit allait être longue…

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Toutes les créatures du monde enténébré possédaient un cœur beaucoup plus imposant que celui des êtres humains. Ce dernier doté de quatre cavités pour les incubes, et d'une cinquième chez les succubes, cette dernière se greffait sur les ventricules inférieurs, et portait le nom de Victum, une dénomination empruntée au latin que les démons utilisaient souvent dans un élan blasphématoire. Elle signifiait « Vaincre ».

Au moment de l'Anamorphosia, cette excroissance du muscle cardiaque s'éveillait sous l'action de l'Isiomme posé en couche épaisse sur la peau, et aussitôt absorbé. Éveillé brutalement par les composants de la médication, le Victum adoptait alors un rythme propre, prenant ainsi le relais des autres ventricules, lesquels se désordonnaient impitoyablement sous l'action de l'intense processus de la transformation, et palliait la faiblesse du cœur soumis à rude épreuve. Réguler l'apport sanguin dans les autres organes du corps nécessitait de la part du muscle cardiaque, de puissantes contractions, rendues possibles grâce à la fonction stimulatrice du Victum. Or, si cette particularité assurait une transformation beaucoup moins douloureuse, tout en veillant à ce que le reste du corps n'en pâtisse, l'onguent préparé par les sorciers demeurait indispensable.

Depuis sa couche, Bétsabée accablée par ses maux, plantait son regard dans celui de l'entité cruelle. Il implorait une aide, un secours, une délivrance, mais il se heurta à une impitoyable froideur. Qu'il était bon de se repaître de la vision de ces traits tordus par l'intense épreuve, pensait le vieux succube ravi.

Dans l'esprit de celle qui sentait sa mort l'approcher s'éteignit l'espoir aussi sûrement que la flamme d'une bougie. Ses jambes se replièrent sous son torse. Envahi par l'affliction, son front s'inclina, sa respiration ralentit. La Mère inférieure rapprocha son siège du matelas où s'enfonçait le corps. Ses lèvres s'entrouvrirent, laissant échapper les mots aussi perfides que cruels :

- L'histoire se répète ma chère Bétsabée, car il fut un temps où je me tins auprès de ta mère. Accablée par ses tourments, je soulageai ses maux. Daigna-t-elle, pour autant sur moi, porter un peu de sa reconnaissance ? Bien loin s'en fut, car elle nourrissait en son sein, un autre dessein séduire ton père en opérant de ses charmes acquis en ces lieux, accédant ainsi au pouvoir des incubes. De tout ce qui lui fut appris entre ces murs, elle n'en conserva que le plus utile, à seule fin de servir ses intérêts, refusant de se soumettre à ma loi, comme à notre souveraine Lilith. Ce qu'elle semble avoir omis, c'est que nos castes nous ont enfermées dans une obéissance éternelle, et ta venue en ces lieux répondit à une obligation à laquelle elle ne put se soustraire. Et te voici à ma merci. Ton temps est compté, car je sais combien ta fourberie se serait jouée de moi à la moindre occasion offerte. J'aurais anéanti à la fois la mère, et la fille !

Noyée sous ce flot de paroles dégoulinant de fiel, Bétsabée sentit sa fin approcher. Son esprit s'efforça de conserver les idées claires, mais l'impitoyable épreuve de l'Anamorphosia l'immobilisait sur son lit de souffrance, sans la moindre possibilité d'en réchapper. Déjà suintait un liquide vermeil des deux boursouflures symétriques situées sur son dos :

- Même ton sang trahit ta race ! cracha-t-elle à travers une immonde grimace.

Désireuse de conserver sa position de force, elle approfondit le ton de sa voix jusqu'à atteindre une tonalité qu'elle avait depuis longtemps perdue :

- Approcher Ashkênor sans qu'elle ne te tue, éveilla ma curiosité. Te pensais-tu plus intelligente que moi ? Tu étais épiée depuis le premier jour, Bétsabée, et même si les autres Mères doutèrent de ma mauvaise foi, je ne relâchais pas pour autant ma surveillance. Toutes finirent par se ranger de mon côté. C'est dire si mon triomphe me comble en cet instant. Je vais te regarder mourir, et narrerai à celui qui se penchera sur ton cadavre, combien le fruit de ses amours tendancieux déposséda son épouse attitrée de son existence, pour répondre à son ambition démesurée. L'on ne pourrait remettre en cause la dernière confession d'une mourante, ajouta-t-elle en appuyant sur un mot employé à l'ennemi. Il s'affichera alors sur mes traits de circonstances un chagrin si profond, qu'il me serait possible d'applaudir ma performance.

Une plainte déchirante lui répondit, interrompant ce discours haineux. Toute la partie inférieure de son corps irradiait de douleurs. Sans l'Isiomme, le cœur finirait par lâcher. Ârnok en avait conscience depuis le début, mais conservait, entre ses mains, le précieux récipient scellé. Sans l'aide médicale, le Victum demeura inerte, et les organes, mal irrigués, souffrirent du manque d'oxygène. Bétsabée perdit plus de la moitié de sa capacité respiratoire. Ses poumons se comprimèrent douloureusement à l'intérieur de sa cage thoracique, ses yeux saignèrent tout comme ses oreilles, quant à son esprit il perdit en lucidité. Chaque poussée lancinante des ventricules provoquait une douleur insupportable dans sa poitrine. S'enfonçant inexorablement dans la mort, elle apercevait encore le sourire hideux de la Mère :

- Que ta souffrance est belle, lui disait-elle en caressant de ses doigts noueux la chevelure éparpillée sur l'oreiller.

Dans un dernier sursaut, la gorge du succube se contracta. Plus aucun souffle n'y parvint. L'horrible sensation d'étouffement lui fit écarquiller les yeux, avant qu'un voile noir ne les close à jamais. Lentement, l'âme s'évanouit, abandonnant derrière elle, un corps tourmenté et inerte. Dans l'obscurité de ce monde maléfique s'éteignit Bétsabée.

Les chairs pâles du succube demeuraient enflées, retenant encore les ailes que la science n'avait pas permis de faire apparaître, et le sang persistait à s'écouler entre les nombreuses lésions. Ârnok détourna son regard sur les renflements que ses ongles griffaient d'une lenteur démoniaque. Quel enchantement…

Alors qu'elle pensait avoir atteint le paroxysme de sa jouissance, une violente bourrasque repoussa le battant de bois contre le mur sur lequel il buta. Face à elle, le long corridor plongé dans une semi-obscurité sembla s'animer.

Il avançait une masse sombre et compacte, se déplaçant dans sa direction. Les flammes des rares chandelles, fixées sur les bougeoirs muraux, furent soufflées. Les uns après les autres, les halos lumineux s'évanouirent, plongeant dans l'ombre la glorieuse bâtisse. Contrariée, la Mère inférieure plissa ses paupières ridées. Cette vision lui rappelait une nuée d'insectes malfaisants, armée de son intention de tout dévaster sur son passage. Une étrange vibration comprimait l'air ambiant, réduisant la possibilité d'emplir convenablement ses poumons. Un feulement immonde s'éleva entre les murs de cet endroit maudit. Bien vite, la Mère apposa un nom sur cet étrange phénomène Ashkênor, son ennemie jurée ! Sa lèvre supérieure se souleva, oscillant entre une grimace immonde et un sourire convenu.

La curiosité des préceptrices les avait détournés un instant de leurs tâches. Toutes se montrèrent désireuses de connaitre la raison d'un tel désordre. Postée devant l'entrée de chaque chambre, tels des petits soldats prêts à obéir aux ordres, chacune attendait l'arrivée dantesque. Plus aucun doute ne subsistait quant à son origine.

Pour sa part, la sorcière estima le moment venu de se matérialiser. Apparaître ne faisait pas tout. Il fallait se faire voir, et dans cet exercice, l'entité excellait plus que quiconque. Lorsque se dissipa la forme nuageuse, l'on devina les contours d'une forme familière, et d'une coiffure unique en ce royaume. Un feu la nourrissait, la parant d'une beauté dangereuse. Ce fut la première partie de son être à s'extraire du néant fourmillant et bruyant. C'était ainsi que son nom s'imposait, que sa puissance s'affirmait. Puis une autre vision supplanta les légendaires boucles en cette nuit enflammée.

Une robe à l'imposante circonférence occupait l'espace qui dû se plier face à cette grâce. Cela ne semblait pas le moins du monde la gêner. Constituée d'un important métrage de tissu chatoyant couleur bleu nuit, la soie se fixait à un corset à baleines souples, au moyen d'un système de petits crochets dorés à l'or fin. Le tout enserrait un corps dont les formes présentaient quelques splendeurs ayant résisté à la malveillance du temps, alors que son visage affichait un rictus particulièrement repoussant. Son regard flamboyait de malice et passait de la teinte des ténèbres, à celle d'une parure de rubis. La vue de ses ailes au plumage sombre, provoqua moult grimaces chez sa rivale, et lui rappela cette immonde condition d'archange qu'elle maudissait dans un relent de jalousie nocive. Du fond de ses entrailles remonta une bile acide, qui abîma les tissus de sa gorge. Un grognement accompagna la brûlure. La haine empruntait toujours les allées de prestige !

Ravie de sa prestation, Ashkênor poussa la coquetterie à dévoiler deux rangées de dents noires, dont on n'aurait su dire si elles étaient gâtées ou pas. C'était un sourire particulièrement sournois. L'un de ceux qui ne laissaient présager aucun doute quant à sa nature. Son adversaire se contenta de se raidir, préparant déjà dans un coin de son esprit asservi à sa gloire, la riposte à venir, mais comme à chaque fois devant cette apparition, Ârnok afficha sa contrariété. L'enseignante tenta le tout pour tout, débitant de sombres paroles en un rythme effréné. Plus elle accentuait la variation du ton, plus la parole se muait en un rempart protecteur constitué d'un épais brouillard à la consistance gélatineuse. L'agacement de la créature esseulée et terriblement perverse venue des abîmes atteignit son paroxysme lorsque le battant de la porte se ferma à quelques pas de sa personne. Comme il fallait s'y attendre, s'attaquer à l'entité rousse se montrait toujours défavorable.

Les mains fines sur lesquelles il manquait quelques doigts fendirent l'air, aidées de mouvements ostentatoires. Elles décrivirent d'étranges arabesques, animées de leurs fureurs. Son sourire carnassier s'accentua, tandis qu'elle proférait une litanie empruntée à un dialecte ancestral inconnu des préceptrices, hormis la Mère, laquelle se terrait comme un insecte nuisible au cœur de sa toile.

L'étrange sonorité irrita les conduits auditifs de toutes les créatures présentes. Certaines durent protéger en gémissant leurs oreilles, desquelles s'échappait un filet de sang. Entre Ashkênor et son ennemie de toujours subsistait un panneau de bois qu'elle trouva agréable de réduire à néant. L'antique matériau, pourvu de la malice des lieux, se mit à gonfler, puis se rétracter, en un rythme saccadé, le mettant au supplice. À la fin, il émit un dernier craquement sinistre, avant de voler en éclats. Une myriade de débris végétaux s'éparpilla autour d'elle, accompagnée d'un vacarme assourdissant.

Campée sur le seuil de la chambre du succube blond, elle opéra un demi-tour théâtral, dû à l'imposante tenue sur laquelle tous les yeux se posaient, puis se posta face au corridor. Là… elle affronta les regards des quelques ombres récalcitrantes encore en mesure de soutenir cette vision, les obligeant à le diriger vers le sol, puis elle dégagea des paumes de ses mains une onde de choc effroyablement brutale dans leurs directions. Toutes furent impitoyablement repoussées à l'intérieur des pièces, tandis que d'un même élan se rabattaient les portes.

La corne de son sabot gratta le sol de marbre noir. L'autre la fixa intensément, et eut tôt fait de comprendre l'affrontement devenu inévitable, mais un coup d'œil avisé, posé sur la couche de l'élève inerte, suffit à la sorcière pour évaluer la situation dans son ensemble et rendre plus tard sa politesse. Il fallait agir, et vite. Loin de lui abandonner l'avantage, la Mère inférieure devina ses intentions, et tenta de les intercepter en dirigeant sur elle, un arc de feu matérialisé à grand renfort d'incantations.

Avant même d'avoir atteint sa cible, une onde de choc d'une incroyable force provoquée par la créature rousse propulsa littéralement une Mère inférieure aussi coriace qu'agaçante, contre le mur, lui ôtant toute possibilité d'émettre le moindre mouvement, puis elle pivota vers Bétsabée. Tandis que la démone bavait quelques insanités au milieu d'une salive verdâtre, Ashkênor extirpa de l'intérieur de son corset brodé, un objet insolite paré d'une longue aiguille en or, reliée à un petit réceptacle de verre contenant un liquide visqueux. Les trois doigts de sa main droite, dénudèrent le torse du succube, comptèrent les anneaux reliant les deux parties de la cage thoracique, et s'arrêta au troisième. Elle jeta un regard en direction de la démone empêtrée dans sa haine viscérale :

- J'espère ne pas avoir perdu la main !

Puis elle enfonça l'aiguille jusqu'au trois quarts de sa longueur, actionnant simultanément le piston de l'étrange objet. Le produit opaque quitta sa prison transparente, pour s'introduire dans le corps du succube. Instantanément, la partie supérieure de son corps s'arcbouta en un mouvement brusque. Le thorax du succube figé depuis peu dans la mort enfla sous l'action de l'Isiomme fortement concentré, qui affluait dans le même temps à l'intérieur du système veineux. Les poumons retrouvèrent leurs fonctions sous la puissante action du diaphragme, tandis que s'éveillait brutalement Le Victum. Chacun de ses battements parut résonner dans la pièce tant il cognait fort contre sa paroi minérale. Le cœur réanimé battit à contretemps, réinjectant le sang dans les organes vitaux, dans l'anarchie la plus totale. Sous la violence du débit, certains vaisseaux se rompirent. Le corps pâle se para de bleus disgracieux. Peu à peu la vie reprenait ses droits, au prix d'un réel désordre. Le temps pressait pour Ashkênor. Une masse noire cherchait par tous les moyens à s'extraire des chairs tuméfiées. La poussée des os, supportant le plumage, exigeait énormément d'énergie, pour se frayer un chemin à travers les muscles tétanisés. Le sang affluait dans toute la région dorsale de la créature inerte. L'hémorragie pouvait être fatale, mais la sorcière ne pouvait intervenir davantage sans occasionner au corps d'irréversibles dégâts. Seuls ses doigts rescapés agiraient comme les plus précis des instruments d'un chirurgien.

Ârnok profita du laps de temps consacré par son ennemie à se préparer au geste médical, pour s'extirper de son refuge, et se lancer sur sa proie. Une rouvièrre, petite lame fixée sur son anneau de profession et dont l'extrémité avait été trempée dans un poison fulgurant, cherchait à atteindre l'œil ennemi. La volonté du vieux succube mourut au beau milieu de la pièce, stoppée par une onde invisible, mais extrêmement puissante, capable de faire osciller l'espace-temps. L'archange déchu possédait, en lui, la force originelle qui l'avait vu naître de la volonté divine. Elle ne pouvait être contrée par aucune autre créature, hormis celle évoluant auprès de son Créateur. Ârnok maudit cette force à laquelle elle n'aurait jamais accès, alors que l'élan propulsé par Ashkênor, lui fit percuter la roche sombre du mur. Un grognement s'échappa de sa gorge fétide. Elle tenta de se redresser, mais son corps lévita dans les airs comme une poupée désarticulée.

Avec d'infinies précautions, son corps effectua une rotation d'un demi-tour, et se positionna à l'envers. Le voile d'organza, aussi noir que les pensées qu'il recouvrait, s'avachit gracieusement sur le sol en un drapé raffiné. Ce tableau abstrait, rappelait celui d'une nature morte glorifiant une charogne pourrissante sous une flaque de sang. Bien que très inconfortable, la position incongrue ne semblait en aucune façon, déranger la démone.

La sorcière afficha une vilaine grimace, tandis que sa raison lui recommandait de se recentrer sur une méthode ancestrale ayant fait ses preuves, mais non dénuée de risques pour celle qu'elle tentait de secourir.

D'un geste sûr et mesuré, elle écarta les muscles devenus apparents afin d'offrir un peu plus d'espace à la masse noire qui enflait. Des mots incompréhensibles s'échappèrent de ses lèvres. Ils rappelaient une litanie dont le sens profond se drapait d'un respect peu commun en ces lieux. Pourtant, les sons parurent agir en conséquence, car au cœur des chairs pointaient déjà les reliefs d'un plumage emprisonné dans une substance visqueuse de couleur sombre. Avec d'infinies précautions, les doigts qui restaient, agrippèrent les rémiges(3) que des contractions musculaires poussaient à se séparer des chairs au beau milieu d'un gargouillis sanguinolent.

Les plumes noirâtres finirent par s'extirper des plaies jumelles.

La particularité de leurs conditions emplit la Mère d'une haine sans nom :

- La digne fille de son père ! murmura Ashkênor.

Délogées de leurs prisons, les témoins d'une lignée prestigieuse reposaient mollement sur le marbre noir, suintantes, fragiles, et presque intactes. Il manquerait à jamais, les trois dernières rémiges primaires de son aile gauche que la sorcière avait été dans l'obligation de sacrifier, pour extraire les deux appendices du corps affaibli. Sous les halos des bougies noires scintillaient ces deux joyaux arrachés à la mort. Quelques soubresauts épars démontraient déjà leur impatience de se mouvoir, animés d'une force puissante. Bientôt, Bétsabée connaitrait l'ivresse du vol, comme le respect pour ces témoins d'un lointain passé dont feraient preuve les autres démons.

Mais il fallait accorder au temps, le temps qu'elles se parfassent. Désormais hors de danger, mais toujours inanimé, le succube blond adoptait une respiration plus apaisée. Satisfaite, Ashkênor afficha un sourire narquois, tandis qu'elle s'avançait vers la Mère, les mains tendues en signe d'une affection dont aucun être animé de bon sens n'aurait aimé accepter. Tout y était. Le ton mielleux, la férocité du vice, le grognement vindicatif, jusqu'à la perfidie à la senteur de souffre :

- Mon amie ! Voici enfin venu le temps de nous rendre quelques politesses.

Accroupis à la hauteur de son visage, ses traits s'étaient parés d'une insolente compassion. En guise de baiser, les incisives nocives se plantèrent au cœur d'une joue creusée par l'âge, avant d'arracher sans le moindre ménagement, peau, muscle et nerfs.

Une grimace afficha le dégoût de l'ange déchu, une fois le tout recraché :

- Tes chairs pourrissent ma chère !

Chacune observa l'autre, en se drapant dans le linceul du silence. L'entité à la chevelure de feu fit claquer sa langue. C'était un signe… celui de son mécontentement. Ârnok fit de même, ce qui répondit à la colère de celle qui lui faisait face.

Les premiers échanges fusèrent sous la forme d'un dialecte incompréhensible où s'invita la grandiloquence. Les mots roulaient, se heurtant en de sourds grondements. C'était si étrange à entendre…

Plus les mots étaient débités à la vitesse d'un vent tourbillonnant, plus ils semblaient se charger de colère. Cela ne ressemblait en rien aux divers dialectes usuels. Venu du fond des âges, ce langage n'était connu que des plus anciens, et avait perdu de sa superbe, car très difficilement prononçable.

Il naquit alors un conflit d'un caractère purement féminin, menaçant l'univers pourtant bien structuré du Manëlstrom. Les deux entités s'invectivaient, en y mettant une rage certaine, au point d'attiser la curiosité des autres préceptrices. La haine se parait de sa superbe lorsqu'elle était aussi dignement représentée. Malgré tout, il était temps de faire fi de sa malice, et de s'inquiéter du sort de sa dirigeante.

Quelques intrépides, hâtèrent leurs pas en direction de la chambre où la porte avait disparu, mais elles furent rejetées avec la même violence que les paroles échangées.

Au comble de la félicité, et après une intense joute verbale, le pouvoir de l'ancêtre des succubes fit son œuvre :

- Tu ne t'es pas départie de ta civilité, Ârnok. Ta langue s'y emploie toujours à merveille.

- C'est bien là tout ce dont je dispose pour énoncer cette admiration qui nous lie, répondit tout aussi insidieusement le succube en persiflant tel un serpent.

- J'admire cette déraison qui est tienne. Pousserions-nous l'ironie jusqu'à énoncer le plaisir de nous savoir en beauté, ou devrions-nous dissimuler ce compliment sous le sceau de l'hypocrisie ? poursuivit la sorcière en souriant.

La Mère inférieure poussa un grognement. Ses yeux, emplis de fiel, luttaient pour ne point le laisser s'échapper. Cela semblait ravir la sorcière dont un rictus moqueur ne quittait pas ses lèvres rouge sang :

- Tss, tss, tss… énonça-t-elle en secouant légèrement sa tête d' un air faussement contrit, devrais-je passer mon existence à contrer un courroux qu'il te plaît d'attiser de tes vœux les plus ardents ?

L'haleine fétide de la sorcière, provoqua une grimace chez le succube au moment où elle prit la parole :

- Tant… que ma souveraine me prêtera vie… je m'emploierai à te contrer ! répondit l'entité terriblement gênée par sa position.

- En ce cas, je vais rendre muette pour un temps, cette bouche bravache !

Une injure fusa. Ârnok ne s'avouait jamais vaincue... mais une parole n'avait d'intérêt que si elle surpassait celle déjà émise. Aidée d'une incantation, la sorcière fit apparaître un épais fil de métal de la longueur d'une main. Posé à même le sol, il se matérialisa sous la forme d'un serpenteau, lequel commençait à se mouvoir, doté d'une quelconque vie, à laquelle la magie n'était point étrangère. L'animal ondulait en remontant le long du bras de La Mère, souhaitant se rapprocher de l'endroit de son prochain méfait. Plus il avançait, plus Ârnok prévoyait la tâche à laquelle le reptile était destiné, mais elle ne put rien tenter.

Parvenu à l'orée de ses lèvres, il les perça avec lenteur, et beaucoup de délicatesse, se frayant un passage pour son corps. Au fur et à mesure, il abandonna dans son sillage des trainées de sang noir. Son corps scella un temps les lippes démoniaques.

La Mère inférieure endura ces maux d'une incroyable intensité avec un sang-froid peu commun. Toutes deux s'octroyaient des supplices depuis la nuit des temps, et rivalisaient d'ingéniosité pour les parer d'une sublimation toujours plus éloquente.

Lorsque cela fut fait, il se rigidifia.

Satisfait de ce bel ouvrage, l'archange déchu reprit la parole :

- Me montrerais-je soudain raisonnable ? Voici que j'accorde à mon élan, un triomphe modeste. Je sais combien tes prochaines vengeances gagneront en prestige, aussi, je vais te donner une raison supplémentaire de les nourrir comme il se doit. Bétsabée sera désormais placée sous ma protection. D'autorité je prendrai les décisions qui s'imposeront, et la première consistera à l'ôter d'entre tes griffes acérées. L'emplir de savoirs, l'éloigner de cette prétendue souveraine devant laquelle tu courbes l'échine depuis trop longtemps, lui narrer l'histoire telle qu'elle fut, comblera mon temps précieux. Si à tes yeux elle est la fille d'une traîtresse énonça-t-elle tout haut alors que la pensée de la Mère fusait dans son esprit, à mes yeux, elle est surtout la progéniture de l'un de mes anciens frères, ce qui tu en conviendras, est un rappel de notre toute-puissance face à ta pauvre condition. Régner sur le Manëlstrom depuis si longtemps, ne t'accordera aucun privilège. Tu devrais en prendre ton parti, mais ta haine déraisonne le peu d'esprit qu'en toi tu chéris. Dans un souci de perfection, je vais ajouter à mes points de croix, un petit artifice auquel tu as déjà goûté.

- Fernnöck ! ordonna-t-elle d'un ton sec.

Trois pointes acérées se matérialisèrent instantanément, et convergèrent à une vitesse folle vers le visage d'Ârnok. À un cheveu de l'épiderme parcheminé, elles stoppèrent leurs courses. Toutes trois flottaient dans l'air. L'une entre les deux yeux, les deux autres à chaque coin externe des globes oculaires :

- Il va de soi que toute manœuvre de ta part, ou de l'une de tes coreligionnaires, se solderait par ton trépas.

Privée de sa liberté de mouvement, l'ennemie de toujours considéra sa défaite comme un pis-aller, mais non comme une renonciation. Au fond de son regard flamboyaient les relents d'une vengeance que son esprit fomentait déjà.

Ashkênor tira sa révérence avec une élégante beauté pour un être d'une aussi flagrante laideur. Désespérant de ne pouvoir lui répondre, Ârnok émettait des sons informes et dérangeants, ce qui fit opérer un demi-tour d'une lenteur savamment entretenue par l'ego surdimensionné à sa rivale. Dans l'embrasure qui avait jadis, abrité une porte, Ilsork suivit d'autres Mères, se drapait dans une étonnante dignité, attendant le moment propice pour porter secours à la plus âgée d'entre elles. Cette bouche cousue de fer lui sembla de la plus totale indécence, mais dans son for intérieur, elle ne semblait point mécontente de la brillante leçon que devrait digérer celle qui l'avait écartée du processus de la transformation ! Devant l'autorité suprême de l'être à la perfide rousseur, elle se garda bien d'émettre son avis :

- Il n'est de meilleure compagnie qui ne se quitte, ma chère Ârnok. Prenez soin de notre vénérable ancêtre, vous autres ! Il ne faudrait point que l'on privât de sa mauvaise parole une si brillante locutrice. Lorsque deux lunes auront traversé les cieux, je reviendrai chercher Bétsabée. Soyez asservies à cet ordre brûlant. Ma tête pesante me fait parfois perdre toutes mauvaises raisons de la porter. Ce fut un parfait déplaisir de te revoir, Ârnok, comme toutes les fois où nous échangeâmes d'aimables louanges à nos égards.

Le passage s'ouvrit sur ses pas. L'enfant de Néhémia reposait sur sa couche. Un sourire éclairait ses traits…

§§§§

L'on prodigua moult soins sur les plaies cicatrisantes d'où s'échappait une paire d'ailes à la beauté sulfureuse. Un noir profond et tragiquement ostentatoire, parait ces attributs d'une aura particulière. Parfois, un souffle de vent caressait leurs surfaces soyeuses. Au gré d'un souffle de vent, se soulevait la Barbe molle(4), et bien qu'immatures, ces témoins d'un lointain passé affirmaient leurs prestances Lune après Lune, sous le regard envieux des préceptrices. La peau parcheminée ne pouvait rivaliser avec l'élégance naturelle d'un tel plumage ni sa couleur si particulière.

Dans un dernier flamboiement prestigieux, les armées de Mickaël avaient assisté à la perte de l'immaculée blancheur des ailes divines, avant qu'elles ne se parent d'une profonde noirceur, sans doute la plus douloureusement splendide.

L'âme impure s'était octroyé une magnificence que la pureté tentait de nier. Depuis, la beauté recouvrait ces deux mondes d'un linceul de souffrances.

Loin de ce passé qui la fascinait, Bétsabée, retrouva peu à peu ses forces. Toutes les fois où son regard se posait sur les pointes de Fernöck, lesquelles tenaient toujours en respect l'entité malfaisante, un sentiment de jouissance l'envahissait. L'autre en conçut une haine encore plus féroce, envers celle que la sorcière était venue secourir. Sans l'intervention de cet être excentrique et terriblement efficace, sa vengeance aurait été accomplie, mais le destin en avait décidé autrement. Ashkênor avait toujours eu une avance sur ses plans. Ses connaissances sur les sciences du corps et de l'esprit lui avaient octroyé une supériorité sans égale dans l'interprétation des pensées de ses ennemis. Il était vain de la combattre, mais elle s'y essaierait toujours. Agacée d'être l'objet de toutes les curiosités, elle dut se résoudre à se cloitrer dans ses appartements pour ruminer sa rage.

Après avoir traversé par deux fois les cieux perpétuellement enténébrés, l'astre daigna enfin se positionner au-dessus de la sombre bâtisse, comme s'il était d'importance de noter ce qui allait se jouait en ce lieu.

L'entité rousse se présenta une nouvelle fois devant les grilles du bâtiment, poussant l'ironie jusqu'à faire sonner le glas de la cloche, même si aucun portail n'aurait su résister à son désir de le franchir. Le plus naturellement du monde, elle avança de sa démarche singulière, un sourire narquois sur ses lèvres. C'était là un plaisir sans fin.

Ârnok, que ses odieuses coutures condamnaient au silence, émit un gargouillis indécent. Elle daigna se présenter à elle, mais elle se montra néanmoins au balcon de son perchoir d'où elle divulguait ses ordres comme ses discours haineux. Ses doigts aux ongles acérés agrippaient le bois noir et verni de la tribune, en y joignant une force peu commune. Elle toisait son ennemie, fière et rancunière.

Dans chacune de ses prunelles se lut un désir de vengeance aussi brûlant qu'un tison prêt à torturer :

- As-tu mis ton silence à profit, très chère ?

Hormis son désir de tuer cet être infâme, rien d'autre ne se vit sur le visage osseux :

- Tu t'es montrée fort sage, Ârnok. Il est grand temps de libérer ce qu'entre tes lèvres tu retiens.

Chacune des entités présentes se questionnait sur la manière dont cela se produirait, elles frémirent d'horreur en apercevant le métal enfler et tendre la peau usée jusqu'à ce qu'elle se déchire. Un flot de sang noir jaillit par saccade, et se répandit sur les vêtements de la Mère que l'on entendit hurler de douleur. La violente extraction de la muselière rappela combien il était bon d'appliquer le principe d'obéissance en toutes circonstances, et tout particulièrement en présence de l'entité rousse.

Ârnok porta ses deux mains contre son menton, alors que le liquide visqueux continuait de s'échapper entre ses doigts. Elle tenta de retenir quelques lambeaux de chair, mais ce fut peine perdue. Ils churent au sol, sous le regard impassible de celle qui savourait ce moment.

Malgré tout, l'esprit de vengeance poussa l'entité blessée au plus profond de ses chairs, à puiser dans ses dernières ressources, pour laisser échapper le fiel qu'elle avait retenu durant deux Lunes :

- Une dette che dreche entre nous, Ashkênor… une dette chont tu devras ch'acquitter ! énonça-t-elle péniblement.

L'entité leva la tête dans sa direction. Ses mains durent stabiliser ce que ses épaules portaient de plus en plus difficilement, puis elle fit mine de fouiller ses poches, et en sortit une petite bourse de velours rouge-cramoisi. Cette dernière ne contenait plus de richesse depuis fort longtemps à en constater la triste platitude :

- Hélas, ma fortune d'hier s'en est allée… je ne sais où d'ailleurs. M'accorderais-tu quelques crédit… chérie ?

Et celle qu'aucun être en ce monde n'aurait souhaité croiser sur sa route entraina à sa suite son élève, en laissant échapper un rire moqueur, ainsi qu'une dernière parole :

- Elle est toute à vous, mes sœurs !

§§§§

Après avoir tiré sa révérence auprès des Mères inférieures, dont la plus puissante nourrissait encore une rancune tenace, le succube à la pâleur nocive suivit les pas de son aînée un long moment, avant que la créature ne s'évanouisse sans crier gare :

- Je t'abandonne à tes choix, Bétsabée. À toi de me trouver… s'entendit-elle susurrer non loin d'elle, alors que subsistait un brouillard verdâtre tout autour d'elle pour la perdre.

Décontenancée par la tournure des évènements, mais néanmoins désireuse de connaitre la suite accordée à son destin, elle baissa ses paupières, et se concentra sur ses pensées, le profond ressenti de sa réflexion, oubliant les odeurs entêtantes de l'indécision. A la place, elle somma son instinct de guider son pas. Il eut tôt fait de la diriger là où le succube millénaire souhaitait l'entrainer.

Son corps fendit l'épaisse brume, pour s'enfoncer dans la pénombre. Au-delà de ses interrogations, apparaissait clairement son désir de surpasser ses craintes. Il lui fallait avancer, sans jamais renoncer. Peu à peu, l'horizon s'éclaircit. Il lui semblait enfin pénétrer des terres qu'aucun sabot n'aurait su fouler.

Par-delà les champs de ronces empoisonnées, par-delà les marécages nauséabonds, par-delà les mirages illusoires et savamment entretenus par une main maîtresse, existait une habitation fort simple que l'on pouvait qualifier de fort simple. Une construction basse en pierre volcanique, dotée d'une forme ronde, sans la moindre fenêtre, seulement une cheminée par laquelle s'échappait perpétuellement un panache de fumées pestilentielles, s'était ancrée dans un recoin de ce royaume, à l'abri de la curiosité. Son allure présentait une troublante ressemblance avec celle d'une petite chaumière accueillante, mais il ne fallait pas s'y tromper. Quiconque s'aventurait un peu trop près, n'en revenait jamais. Même les rares animaux rampants sur cette terre impie évitaient l'endroit d'instinct.

C'est sur ce coin de terre, que vivait la créature solitaire, oubliée de beaucoup, si ce n'était de tous. Au cœur d'une renommée qu'elle avait su distiller aux quatre coins du royaume des Enfers, elle avait poussé la provocation jusqu'à se jouer de la forme géométrique interdite. Son esprit d'opposition en avait fait un être excentrique que Lilith s'était permis de condamner sous l'œil amusé du Maître, sans jamais devoir remettre en cause son existence. C'était là un fait, qu'une maîtresse n'avait su défaire, malgré son désir de le parfaire. Toutes les fois où elle s'y était essayée, Satan avait su faire taire la parole inquisitrice, aidé de son pouvoir de mâle. Aucun être en ce monde n'en sut jamais plus, et la créature s'enferma dans son antre, comme une araignée l'aurait fait au cœur de sa toile tissée.

Fermement décidée à franchir le seuil de la demeure, Bétsabée chercha de sa main le loquet… mais il n'y en avait pas. Il devait bien pourtant y avoir un moyen de pénétrer cet endroit ? La magie servirait-elle son désir ? Encore fallait-il en maîtriser l'apprentissage. À la fin de sa réflexion, ne subsistait que la parole dont il faudrait user, en incluant son désir. Elle posa son front contre le battant de bois. D'entre ses lèvres naquirent les mots :

- Puisque mes pas m'ont conduit jusqu'ici, alors qu'il me soit permis d'entrer. Je m'en remets à toi, Ashkênor.

Par trois fois, le murmure de sa supplique fit gonfler le bois noir, lequel emprisonnait au cœur de ses fibres, une vibration basse et lancinante. Lorsque le silence se fit, la porte s'ouvrit.

Une grande pièce accueillait les très rares visiteurs et servait de lieu de vie, à en juger par le mobilier au charme désuet. Il présentait quelques caractéristiques baroques de par sa conception outrageusement décorée, mais le cadre correspondait en tous points, à la personnalité décadente de l'être qui l'habitait. Le noir et le pourpre se disputaient les faveurs du peu de couleurs que ce goût s'était permis d'associer.

Cependant, ce n'était pas ici que la créature passait le plus clair de son temps. L'ordonnancement quasi parfait de l'ensemble indiquait très clairement que l'entité officiait ailleurs. Il suffisait de le trouver.

En prêtait un peu plus d'attention à la configuration de la pièce, le succube aperçut dans un renfoncement de la pièce un escalier en colimaçon qui s'enfonçait dans quelques profondeurs. Travaillé comme de la dentelle, le fer forgé octroyait de la superbe à cette réalisation artistique. La flamme d'une torche traversait les entrelacs de métal ajouré, répercutant un savant jeu de lumière sur la roche du mur.

La particularité de l'ouvrage résidait dans la hauteur inégale de chacune des marches, de sorte qu'une extrême attention était requise pour l'emprunter. Il n'existait de plus belle manière d'accéder à la connaissance, qu'en se laissant guider par la main courante aussi lisse que froide, comme conférer à sa sollicitation, l'humilité adéquate.

L'étonnante blancheur de la pierre calcaire dont était constituée l'immense pièce du sous-sol vers lequel il conduisait lui offrait un écrin de valeur, tout en sublimant sa silhouette sombre.

En ce lieu immense se dissimulaient plus de savoirs que de considérations pour le Maître. Des piles et des piles de livres anciens, de grimoires et autres recueils rédigés en des langues oubliées de tous, s'érigeaient comme des colonnes antiques. La poussière les avait revêtus d'un manteau poudreux qu'il aurait été inconvenant de déranger.

Posées sur des étagères, des fioles par centaines, contenant des liquides étranges de par leurs couleurs et leurs compositions, étaient alignées dans un ordre parfait. Toutes portaient une étiquette sur laquelle figuraient symboles et écritures raffinées.

Tout ce que contenait cet endroit était voué à l'initiation et à l'enseignement des sciences occultes. Si Bétsabée avait acquis un certain nombre de connaissances au Manëlstrom, il en irait tout autrement en ce lieu, du moins l'espérait-elle ainsi.

D'emblée, l'enivrant parfum de la connaissance aiguisa chacun des sens de l'entité aux ordres de la sorcière. À portée de main, l'arrogance qu'offrait la connaissance, affinait déjà le moindre de ses sens. Un sentiment d'euphorie excita son corps, tandis que sa vue embrassait le décor singulier, ainsi qu'une silhouette assise sur un fauteuil plongé dans la pénombre.

Les contours du meuble épousaient à la perfection ce corps envahi des plus troublantes excentricités, mais ce qui semblait le plus impressionnant, étaient ces deux iris pourvus d'une teinte écarlate et incandescente, laquelle la fixait sans relâche. De cette noirceur opaque, s'extirpa une main dont l'un des doigts portait un bandage grossier :

- Je pense avoir sauvé celui-ci !

Un rire fit face au silence, puis une tête parée de sa légendaire fraise noire, et de ses boucles flamboyantes, s'extirpa de la noirceur pour se montrer. Les lèvres impies dévoilèrent deux rangées de dents aiguisées, entre lesquelles se frayèrent quelques mots :

- Eh bien Bétsabée après nous êtres rencontrées sur les chemins perdus de mes terres ancestrales, te voici enfin parvenue en mon petit royaume. Ta haine a pris plaisir à rejoindre la mienne, et le chemin tu as su trouver. Le temps est venu d'ouïr un discours que mon esprit va nourrir.

Accompagné d'un glissement feutré, un fauteuil à dossier s'approcha du succube, avant de l'inviter à s'assoir. Aussitôt, l'assise s'approfondit, s'adaptant à la morphologie humaine de la créature, et les accoudoirs se haussèrent à hauteur de ses coudes. Un coussin cala sa nuque, tandis qu'un marchepied rencontrait ses pieds chaussés de bottes :

- Tu voulais des réponses à tes questionnements ? Alors écoute…

-1- Succubes : démons femelles.

-2- Incubes : démons mâles.

-3- Rémige : plume rigide.

-4 - Barbe molle : fin duvet situé à la base de certaines plumes.