Sebas a entendu parler de Harrenhal, évidemment. Impossible de vivre dans les Sept Couronnes sans échapper à la moindre mention de la forteresse laissée à l'abandon malgré les soins de ses maîtres qui n'en finissent pas de crever sans laisser de descendance, le château édifié afin d'assouvir l'orgueil démesuré d'Harren le Noir et qui est devenu le bûcher de sa vanité et de ses ambitions, le lieu si imprégné de sang et de terreur que les pierres ont gagné la réputation d'être maudites.
C'est une forteresse digne des contes les plus atroces et horrifiants, et pourtant lorsque le jouvenceau de seize ans pose enfin les yeux sur la monstrueuse construction, il doit bien avouer que ses cauchemars sont surpassés de très loin par la réalité.
Harrenhal est absurdement, grotesquement, obscènement gigantesque : son enceinte ressemble à une falaise à pic, si immense que les machines de guerre perchées au-dessus des merlons font figure d'insectes coincés en haut d'une armoire. La porte aux moellons décolorés est plus large que le plus gros donjon de Winterfell, à en croire un Ned bouche bée qui n'est pas tombé de cheval seulement parce qu'il a eu l'opportunité de voir le Mur avant d'être envoyé aux Eyriés comme pupille, et après avoir passé des murailles si épaisses qu'il faut emprunter un tunnel pour parvenir de l'autre côté, leurs chevaux sont emmenés dans une écurie où patientent plusieurs centaines de leurs congénères et où plusieurs centaines d'autres peuvent encore loger à l'aise.
Une telle démesure, c'est déjà intimidant, mais Aegon le Dragon n'a rien arrangé en permettant à sa monture de déchaîner ses flammes contre la forteresse : grumeleuses, cloquées et crevassées, les cinq tours sont plus hideuses et déformées les unes que les autres, titanesques chandelles quasi fondues par une chaleur émergeant des Sept Enfers eux-mêmes qui continue à noircir les pierres plusieurs siècles après les ravages originels. Pas étonnant que personne ne veuille s'approcher d'un endroit pareil, et Sebas se demande sincèrement comment la maison Whent peut supporter de vivre ici.
L'atmosphère d'Harrenhal est lourde et chargée de menaces, cela en dépit des efforts fournis pour conférer un aspect plus aimable au château et en faire un lieu digne des célébrations pour le retour du printemps et l'honneur de la gracieuse et charmante Alyssa Whent, fille du seigneur local. Ou peut-être le jeune faucon est-il simplement obsédé par ses tragédies au point de ne pas pouvoir profiter du moment présent, telle est l'accusation formulée par Robert qui ne perd certainement point de temps pour entreprendre une servante au grand daim de Ned qui rappelle à son ami plus vieux que lady Lyanna – la promise de Robert et la sœur de Ned qui se réjouit de la revoir après tant d'années de séparation – sera bientôt entre ces murs et qu'elle mérite toute l'attention de son futur époux.
Robert prend l'air contrit et s'excuse, mais Sebas soupçonne que le jeune Sire d'Accalmie n'en finira pas moins avec une souillon dans son lit sous prétexte que lady Lyanna n'est pas encore arrivée, que son sang bouillonne après des heures de voyage sur les routes, et quoi d'autre encore, des justifications boiteuses qui ne parviennent pas à dissimuler qu'elles sont bancales. Sebas se demande s'il doit rire ou pleurer devant le désastre imminent que préparent ses deux amis.
À la place, il se tourne vers son père. Jon Arryn arbore une mine soucieuse, lui aussi, mais le seigneur suzerain du Val ne considère vraisemblablement pas les rumeurs selon lesquelles les ombres tourmentées d'Harren le Noir et de ses fils persistent à gémir dans les recoins des tours incendiées pour troubler le sommeil des vivants.
Non, le connaissant, il s'inquiète à cause des conséquences qui ne manqueront pas de s'abattre sur les Sept Couronnes si jamais un incident vient à troubler le tournoi – avec la noblesse de Westeros rassemblée à Harrenhal et une masse copieuse de petites gens, sans parler des marchands et visiteurs essosiens en quête de profit et de divertissement, présents eux aussi, impossible d'étouffer un scandale avant que celui-ci ne prenne une ampleur digne d'une rébellion Feunoyr. Quoique, le tournoi de Murs-Blancs a engendré une rébellion promptement écrasée, au point que certains mestres hésitent franchement à qualifier cela de rébellion en bonne et due forme plutôt que de conspiration avortée dans l'œuf.
« Si ce n'est pas trop présomptueux de s'enquérir du fond de votre pensée, Père ? »
Jon Arryn pousse un long soupir, si long qu'il semble impossible que des poumons humains puissent contenir une telle quantité d'air, mais pour qui habite dans les montagnes où l'altitude rend la respiration ardue, ce n'est rien de notable.
« Lord Walter Whent ne recule certainement pas devant la dépense afin de financer ce tournoi, alors que sa bourse ne donne guère signe de prospérité » commente le vieux faucon.
Sebas fronce les sourcils.
« Excès d'enthousiasme ? » suggère-t-il. « N'importe qui peut céder à la tentation et perdre toute prudence, y compris un seigneur jusque là frugal et raisonné dans la gestion de ses biens. »
« Cela se peut » murmure le Sire des Eyriés. « Mon fils, pitié pour un homme qui n'est plus si jeune que cela, quand le prince viendra… de qui sera-t-il accompagné ? Tant de chevaliers ont fait partie de la Garde Royale, on finit par les confondre. »
La Garde Royale ? Pourquoi mentionner les sept meilleurs chevaliers du royaume ? Le jeune faucon n'y comprend goutte.
« Ser Arthur Dayne, assurément, on ne voit jamais le Prince de Peyredragon sans l'Épée du Matin, semble-t-il. Le Lord Commandant Gerold Hightower, le Taureau Blanc, cela reste à voir, il pourrait demeurer avec sa Grâce le roi et la reine… et puis ser… Oswald… Whent… »
La gorge de Sebas s'assèche subitement alors que les dernières syllabes du nom meurent sur sa langue. Ser Oswell Whent, le frère cadet de lord Walter Whent qui vient d'organiser un tournoi bien trop luxueux pour sa poche, à moins de disposer d'un généreux mécène ? Et qui de plus généreux que la famille royale, ou plutôt le prince Rhaegar vu que sa Grâce le roi ne semble plus tellement désespéré de satisfaire ses vassaux au lieu des voix dans sa tête…
Il a peur de continuer à cheminer sur ce sentier précis, surtout entre ces murs noircis et imbibés par le sang et les malédictions de milliers de morts, des morts dont les yeux persistent à dévisager les vivants qui osent festoyer gaiement dans ce lieu qui les a vu périr sans recevoir aucune miséricorde.
Son père le regarde, et il n'y a aucune trace de plaisanterie dans ses yeux bleu brillant, le bleu du ciel quand l'air donne mal à la poitrine et lacère la gorge à chaque inspiration parce qu'il fait si froid au sommet des montagnes.
« Je ne pense pas avoir à te répéter encore de faire très attention au cours des jours à venir, surtout si les épreuves s'avèrent plus complexes et périlleuses que ce à quoi nous nous attendions tous » déclare Jon Arryn. « Et je soupçonne que ce sera le cas. »
« Pourquoi les choses ne peuvent-elles jamais être simples ? » se lamente à mi-voix l'héritier du Val et des Eyriés.
« Oh, elles sont simples, mais pas pour la noblesse » soupire son père. « Si tu étais un paysan, tu disposerais d'une existence sans histoire, mais tu ne l'es pas, et nous sommes là. »
« Nous sommes là » répète Sebas, et le nœud dans ses entrailles ne se dissipe pas.
