CHAPITRE 5 : LES COPAINS AVANT LES PAINS

Ils pensaient tous que rien ne pouvait être pire que la disparition d'Adamaï. Ils s'étaient trompés.

Le roi sadida a toujours été considéré comme un excellent roi. Il avait tout le sang-froid dont sa fille était dépourvue et une éloquence qu'enviait son fils. Ses yeux noirs profonds ne cillaient jamais, vous rendaient mal à l'aise si on les fixait trop longtemps, sa voix, portante et imposante, annonçait toujours le dernier mot. Parce que le roi avait toujours raison. Travailleur, avisé, avec juste assez d'état d'âme pour appliquer la justice, sans pour autant avoir la compassion trop tangible de sa femme dont pourrait en profiter les plus calculateurs. Il n'avait de compte à rendre à personne, trônant dans son haut siège de velours à l'extrémité de l'éternelle table réunissant les états généraux, il hochait la tête en écoutant les propositions, puis d'un revers de main, oui, oui, très intéressant ce que vous proposez, mais restons sur l'idée de départ, non, je vous assure, nous vous avons assez entendu. Programmé pour gouverner, à chaque désastre ou question épineuse, on faisait appel à sa sagesse, même au-delà des frontières.

Sans avoir eu le temps de s'y préparer, il avait organisé une défense solide contre Nox. Combien même ce dernier s'était montré plus malin, il avait réussi à regrouper la population, disposer astucieusement les troupes d'infanterie sans mouvement de panique. Toujours sûr et déterminé. Il avait accueilli un nouveau peuple, potentiellement dangereux, avec une diplomatie sans égale. Il avait géré les crises de famines, pris ses dispositions lorsqu'Ogrest redoublait ses crises, continué d'exercer son pouvoir avec fermeté lorsque sa précieuse âme sœur l'avait quitté… Et pourtant, avec cette vie remplie de succès, d'obstacles, d'imprévus, il ne savait trop que dire lorsqu'il regardait ses deux rejetons se disputer à propos d'un ancien ami qui venait d'incendier le château et s'enfuir avec un Dofus.

Le roi sadida regarda Armand et Amalia se hurler dessus comme s'il regardait un télédrama familial trop répétitif, qui contenait toujours les mêmes running gag et qu'au bout de la huitième saison, on commençait à se dire que ce n'était plus aussi drôle que dans les premiers épisodes. Si son médecin le permettait, il oserait se lancer dans un bingo avec le petit Yugo qui ruminait en arrière-plan, avec sa petite mine, un petit verre lui ferait le plus grand bien. [Ndla : promis, j'arrête.]

Avant que le spectacle fraternel ne commence, il était déjà bien tenu au courant des nouveautés. On n'entendait que ça dans les couloirs. Ces domestiques, qu'est-ce qu'ils ont la langue pendue tout de même… Tous sages devant l'alité, ils deviennent de vraies pipelettes à peine la porte fermée, comme si l'ébène avait le pouvoir d'étouffer les badauds frétillants qu'à leur interlocuteur. Ah, tu as entendu ? Quoi donc ? Adamaï aurait brûlé toute l'aile est ! Comment ça, l'enfant ? Pas celui-là ! Oh, comment ça ? Ah, bah je ne leur ai jamais fait confiance, vous savez, ces étrangers… Voyons, c'est l'amant de la princesse, ne dis pas ça ! Mais non, ils sont amis !

Fatigué, le père détourna le regard vers le restant de la scène. Sa belle-fille – il ne l'aimait pas trop, mais c'était un joli vase – tenait un Chibi mou comme un sac et humide comme une éponge, en lui massant le dos avec le pouce. Ruel avait déposé pitoyablement ses mains âpres et chaudes sur les épaules osseuses du second Eliatrope, délavé.

« Dites-moi, vous deux, grinça le roi qui économisait au mieux ses forces restantes, vous comptez vous disputer même à mon enterrement ? »

Ça eut l'effet d'une douche froide. Armand, stupéfait, reprenait ses justifications entre deux balbutiements tandis qu'Amalia, les yeux déjà voilés de larmes, murmurait des prières oubliées, qu'enfant, on lui faisait réciter.

« Armand, j'ai déjà été clair à ce sujet : nous devons notre soutien au peuple Eliatrope.

- Mais cela va faire la énième fois qu'ils nous mettent en danger ! Le peuple sadida est trop peu puissant pour se permettre cette alliance ! Que dis-je, ce patronage, car ces catastrophes sont un piètre échange pour nos terres, notre bétail et…

- Le peuple sadida n'aurait pas autant de mal à remplir les charges si tu arrêtais de gaspiller le tiers de la trésorerie pour arroser ta plante, maugréa Amalia en lançant un regard haineux vers Aurora.

- Trésorerie ! s'exclama à nouveau Armand, théâtralement, parlons-en ! Que dirais-tu de la grossir en exécutant enfin ton rôle de princesse ?

- Nous avons déjà des traités avec les osamodas ! piqua Amalia, touchée en plein cœur.

- Nous devons notre soutien au peuple Eliatrope, répéta une dernière fois le roi de sa voix grave, comme une vérité absolue. Tu penses qu'un accident effacerait toutes ces années de loyauté et de secours ? Nous avons une reconnaissance éternelle envers eux. »

Amalia, restée silencieuse depuis le dernier argument fatal de son frère, peina à sourire de sa victoire. Investir dans la reconstruction du peuple Eliatrope était un projet qu'elle portait à cœur, à la fois pour les remercier de les avoir sauvés, pour l'humanité et aussi pour Yugo. Cependant, même si elle se battait corps et âme pour réunir des fonds, des actionnaires et des partenariats d'autres contrées, l'idée séduisait peu. La situation instable du royaume Sadida, la transition du monde des 12 à la suite de la défaite d'Ogrest, l'inexpérimenté Yugo manquant à l'appel, suffisait à convaincre les grands qu'il fallait attendre.

Elle n'arrivait pas à leur en vouloir.

Armand ne partageait pas ce projet. Non pas qu'il haïsse cette race, son cœur chantait des louanges quand il le fallait, cependant, il ne voulait pas traîner cette charge comme un fardeau qui mettrait son peut-être-futur royaume en péril. Ces deux partis pris, entre frère et sœur, agrémentaient les débats souhaitant démonter la loi salique.

« Je pense d'ailleurs qu'il serait temps de commencer à éponger cette dette… Amalia ?

- Oui, père ? s'étrangla-t-elle.

- Je te donne la mission de retrouver Adamaï.

- Quoi ? s'étonna l'assemblée. »

Si Yugo était resté atone, présent qu'en terme physique pur, les autres acteurs dépeignaient toutes sortes d'émotions. L'espoir pour les plus jeunes, la fierté pour le plus sage, la colère pour celui au sang bleu, un plaisir mesquin inattendu pour la femme mariée et l'ahurissement pour la concernée.

« Mais père ! Amalia doit, plus que jamais aujourd'hui, être présente au château ! Le royaume a besoin de-

- Je suis encore là, Armand. Et j'ai toujours bien commandé seul.

- Père, vous savez très bien que… rétorqua son fils, n'osant prononcer l'issu des prochains jours.

- Armand a raison, souffla sa sœur, je… je suis censée rester… »

Alors le roi Sadida Sheram Sharm se redressa sur sa couche, croisa les mains sur son torse et ferma les yeux. Veuillez nous laisser seuls, disait-il sans parler.

Le fils aîné se traina dehors avec peine, suivi de la troupe incrédule.

« Approche. »

La fille se blottit contre le bras gauche brûlant de son père.

« Ma petite fille, que fais-tu ces derniers temps, à part être dans ma chambre ?

- … C'est Armand, il ne me laisse pas…

- Je sais. On m'a dit qu'il te donnait que les tâches ingrates. Mais toi, espèce de tête brûlée, tu te laisses faire ?

- J'ai abandonné depuis longtemps l'idée de lui rentrer quelque chose dans la tête !

- Tu es mauvaise langue. Sois gentille avec lui, veux-tu ?

- Hmph… »

Il se dispensa de lui réciter pour la énième fois tout le cérémonial sur l'affection que lui porte sincèrement son grand frère, malgré leur relation explosive. Avec le temps, il avait toujours espéré que la fumée qui enrageait sa fille et la brume d'arrogance qui voilait son fils allaient s'évaporer, en vain.

« Père, j'ai peur pour le royaume. Je ne suis pas d'accord avec sa politique. »

Elle se pinça les lèvres, se sentant comme une imbécile présomptueuse.

Amalia la première ne s'estimait pas reine. Ecaillée par la solitude, elle eut longuement l'occasion de discuter avec son intérieur. Elle manquait de mordant, ne connaissait pas le système sous le bout des doigts et préférait parcourir ses forêts respirer le même air que ses sujets plutôt que les conquérir de loin sur un trône doré. Cependant, elle avait peur. Peur d'Aurora et son sourire mesquin, peur de servir d'intermédiaire entre un potentiel héritage, peur d'assister à une erreur de son frère, peur des responsabilités, peur de son futur. Jusqu'ici, lorsque cela arrivait, la princesse se confiait à son père. Il corrigeait avec justesse les débordements, la protégeait contre les mariages engagés et n'avait pas peur de lui rendre médaille, lors des diners mondains, lorsque telle idée, telle stratégie, revenait à sa petite fille.

Mais bientôt, il ne sera plus là.

« Plus aujourd'hui que n'importe quel autre jour, ma précieuse fille, tu dois partir.

- Je ne comprends pas…

- Bon sang, Amalia, t'éduquer est plus fatigant que mourir… »

La brunette ria à gorge déployée, forcée, en réaction à la peur et au gouffre qui l'attendait pour le deuil à venir. Ses joues étaient déjà trempées.

« La route est longue, reprit-il. Tu n'es pas encore prête. Quand tu reviendras, je voudrais que tu le sois.

- Et si pendant mon absence… »

La princesse ne continua pas sa phrase. Le roi lui adressa un regard plein d'amour.

Elle le regardait et comprit. Elle savait que c'était la dernière fois.

Dans un village surplombant le Pic du Cervin, il y a plusieurs centaines d'années

« Au commencement, il fit devenir ses désirs en entités. Ses volontés étaient puissantes, floues, difformes, mais remplies de lumière, et son esprit pur se fragmenta alors en plusieurs âmes… »

Oropo entendit sans écouter le vieux Jole réciter La genèse, chapitre premier de son seul ouvrage que chaque habitant de cette vallée chérissait de tout son coeur. Il avait le regard pointé vers la voûte érodée du temple, ses bras maigres et veineux formaient les segments d'un grand arc de cercle, dirigé vers le ciel. Les chandelles, habilement placées, grandissaient sa personne et l'entouraient d'un halo jaune, enflammé. Son ombre, projetée à plus d'une dizaine de mètres au-dessus des fidèles entassés sur les assises, masqua les bas-reliefs contant des souvenirs qui ne leur appartenaient pas, gravés sur des piliers saillants.

Le garçon qui n'avait pas quatorze ans, écrasa de toutes ses forces ses mâchoires l'une contre l'autre pour contenir son bâillement. Ses doigts tentèrent de conserver leur prise molle sur le livre, ouvert à la mauvaise page, étalé sur ses genoux. Le brun avait beau y mettre toute sa volonté, il perdait toujours le fil de la cérémonie lorsque l'ancêtre entamait son hebdomadaire refrain final d'abord, un cantique qui résumait l'importance du secret et de la discrétion, ensuite un récital de La génèse, puis pour finir, un rappel sur la future arrivée de leur créateur.

Le brun tourna discrètement la tête vers sa gauche et croisa le regard d'une fillette de son âge, en plein chahut avec un garçon mûr. Oropo se concentra sur le contraste entre sa peau bronzée, qui lui rappelait les fèves de cacao qu'il aimait tant, et ses cheveux verts, comme la mousse, ondulés et abrités de l'humidité et du soleil grâce à un chignon sophistiqué, décoré d'une branche de sauge rouge. Il la fixa longuement, cherchant un regard qui ne vint jamais, assez pour que sa mère, Arabiatta, se rendit compte de sa déconcentration.

« C'est bientôt fini, chuchota-t-elle en passant sa main sur sa coiffe, tiens quelques minutes.

- … et il viendra essuyer toutes les larmes de nos yeux, continua le vieux Jole, prendra nos mains et nous guidera vers son royaume…

- … il n'y aura plus deuil, ni cri, ni douleur car lorsque nous ferons plus qu'un, chuchota Oropo, en cœur avec tous ses voisins.

- … toutes ces choses auront disparu.

- Il nous portera dans son cœur…

- …supportera nos fardeaux…

- … allégera toutes nos épaules…

- L'apaisement sera tel que nous serons dans un rêve éveillé. Le repos nous gagnera, nous libérera.

- Qu'il soit loué, murmuraient tous les Eliotropes en écho. »

Les bougies s'éteignirent et personne ne disait mot les prochaines secondes.

Ce n'est que lorsque l'aîné releva les yeux et ferma le livre positionné sur l'ambon que la vie reprit son cours normal. Les enfants sortaient des rangs en rigolant, les adolescents accompagnaient leurs parents en piquant du nez, les adultes reprirent les conversations laissées en suspens, sur la moisson, les Meulous qui rôdaient dans la forêt, le prix du pain qui augmentait… Oropo suivait au pas sa mère, sage jusqu'au bout des ongles, les bras occupés par un petit lutin curieux.

« Jole ! s'écria le petit, haut comme trois pommes, comment Yugo a pu nous créer alors qu'il n'est pas encore né ? C'est bizarre !

- Parce que notre créateur voulait un peuple et non des sujets, Figaro, répondit l'homme maigre avec bienveillance. »

L'enfant, qui avait sa tête à découvert, abattit ses ailes de wakfu contre son crâne.

« Je comprends pas…

- Jole, fais un effort, ricana Oropo.

- Parce qu'il voulait un peuple aimant et construit, expliqua alors Arabiatta, comme s'il avait toujours existé et qui l'attendait, quelque part. Nous avons des traditions, un langage, des villes, des bâtiments. Si nous étions venus en même temps que lui, nous aurions rien de tout ça, aucune union, aucune unité, nous serions des sujets dispersés.

- Mais… réfléchit Oropo, perplexe, lorsque nous faisons des enfants, c'est pour nous en occuper, pas pour qu'ils grandissent seuls ?

- Yugo s'occupera de nous, renchérit le sage de sa voix de velours. Simplement, il nous laisse prendre nos choix, décider de notre vie, de notre civilisation, comme un parent. Ta maman n'est pas toujours à tes côtés pour dicter ta conduite, n'est-ce pas ? Elle te prodigue des conseils, tout comme lui nous apprend ce que sont la bienveillance, la loyauté, le respect et l'amour, mais toi seul peut décider de prendre un autre chemin.

- Et puis, il nous a offert le plus beau cadeau au monde : la vie, ajouta la mère, nous pouvons nous débrouiller un petit moment pour le remercier.

- Toujours aussi claire, ma chère Ara. Tu viens pour l'eau ?

- S'il te plaît. La chaleur n'apporte pas profit à notre puits… »

Le grand homme apporta deux seaux trop lourds pour ses brindilles qui lui servaient de bras. Pour taquiner son aîné, Figaro l'arrosa joyeusement. Pour lui répondre, Oropo lui renversa le récipient sur la tête. Et pas seulement le contenu – ce qui fit hurler de rire le plus jeune, trempé comme une rivière.

« Oropo ! rugit la jeune femme.

- C'est lui qui a commencé ! se défendit très intelligemment le concerné.

- Ce n'est rien, il y en aura pour tout le monde. Les Eliotropes sont joueurs, laisse-les faire, ricana l'ancien. »

Au même moment, l'adolescent qui ne faisait pas son âge, reçu une boulette de papier dans l'œil au travers un portail.

« Aide-moi. »

Il reconnaissait la calligraphie arrondie et le parfum d'orangé qui se dégageait en relief sur les Ecritures saintes imprimées, plus fines. Il y lisait un extrait en se retenant de fulminer, à la fois de rire et de colère.

« C'est qui ? demanda son petit frère.

- La cruche du village, répondit platement Oropo, les yeux rivés sur le mot. »

Il en reçut un deuxième, dans l'autre œil cette fois.

« Ce garçon s'imagine faire sa vie avec moi. »

Soupir.

Quelques zap plus loin, il aperçut le prétendu copain de la fillette aux cheveux de jade, offrant un magnifique bouquet de roses à ce qui semblait être une porte. La lâche, incertaine de la conduite à tenir, avait décidée de s'exiler aux toilettes ! Oropo empoigna un bloc note vierge déchiqueté à chaque page et renouvela la barbarie.

« Dis la vérité : que tu es fidèle à tous tes amants et que cette relation ne peut pas durer, écrit-il avant de l'envoyer au travers une jointure non étanche de la sanisette.

- Arrête de te moquer et sors-moi de làààà !

- Dis juste « non » ?

- Il ne m'écoutera pas ! Il a parlé de maison, de fleur, d'adopter un Piou et d'avoir un fils qui s'appelle Paprika !

- Dégueulasse, le nom.

- SOS ! IL TOQUE ! »

Le garçon releva la tête sur le gentilhomme, attendit qu'il sorte sa hache de sous son manteau et charcute le bois sombre dans un mouvement ample et précis. L'outil aurait fendu l'air de son bruit métallique. Des éclats de bois auraient écorché sa figure souriante enfoncée dans l'ouverture. Le regard fou, il aurait dit « Here's Johnny ! »

Mais ce moment n'arriva jamais et Oropo en fût particulièrement déçu.

« Il a peut-être une envie pressante ?

- S'il te plaît. Je te payerai naturellement.

- C'est bon, pas la peine de me donner de l'argent.

- Je répète : je te payerai naturellement. ) »

Il ne piqua pas un fard, désormais insensible aux provocations de la sybarite. Il prenait un plaisir malsain à la voir s'empêtrer dans son propre tripotage. Cependant, Oropo n'appréciait guère ni d'être le témoin de ce manège sempiternel, ni le coupable d'un cœur désemparé.

« Excusez-moi, êtes-vous bien Leyni ? »

L'audience se demandait qui avait l'air le plus benêt entre l'innocent avec un square en bouquet et l'acolyte trempé.

Ivoirre, pimpante comme une pivoine, s'extirpa de son repaire.

« Euh… Oui ? Et vous êtes ?

- Oropo, se présenta-t-il raffinement, un très cher ami d'Ivoirre.

- Ohhh, Oreooo, pépia la brunette, comment va ?

- Hein ? »

Leyni, adiré, dévisagea le fameux « ami » se sécher le chapeau avec une serviette du lavabo.

« Euh… bah enchanté… mais nous étion-

- Jolies fleurs ! Elles sont pour qui ?

- J'avoue ! surenchéri Ivoirre en s'éloignant d'un grand pas chassé, elles doivent sentir bon.

- Dommage que tu y sois allergique, princesse, commenta platement Oropo.

- Hein ? répéta l'hébété, à la fois pour l'information nouvelle et le surnom trop affectueux.

- Je peux t'en acheter la moitié ? Elles iraient bien dans ma salle de bain !

- Désolé ! céda le jeune homme, les yeux exorbités, en panique. Désolé, mais… ! C'est pour Ivoirre ! »

Silence gêné.

« Oh… expira la fille.

- Hon… inspira son compère. J'ai l'air d'interrompre un moment important… - Oropo se glissa entre les deux – C'est comme si j'avais rien à faire là, c'est fou !

- Tu devrais partir ? suggéra la verte.

- Oui, je devrais ! approuva activement l'intrus, ancré à sa place.

- Euh… hésita Leyni, oui ?

- En plus il commence à faire frais.

- C'est parce que tu es trempé…

- C'est vrai… Je peux aller chez toi me sécher ?

- Pas besoin de demander !

- Mais je suis jamais allé chez toi, moi… ronchonna l'amoureux transi.

- C'est la première fois ! s'exalta outrageusement Oropo en marquant une légère pause théâtrale, qu'Ivoirre me présente un homme. »

Naïf, Leyni rougit comme une adolescente, le sourire gras.

« Bon, je devrais rentrer… conclut Oropo.

- Ça va aller ? s'enquit la jeune fille, paniquée.

- Je sais pas… je pourrais trouver le chemin, ou bien me perdre… ou bien me faire kidnapper… ou bien me faire renverser par une charrette… ou bie-

- Je vais t'accompagner ! se porta-t-elle volontaire.

- Mais… mais… ?

- Les copains, c'est sacré, Leyni ! Tu te souviens de ce que nous répète le vieux Jole ? Il est temps de mettre ça en application.

- Exactement, acquiesça Oropo qui s'éloignait déjà, les copains avant les p… - il toussa – les partenaires. »

Au détour de la grande avenue Saint Jole, Ivoirre rejoignit Oropo qui s'était déjà enfoncé dans le ventre de la masse. Des artisans arrivaient hors d'haleine des barriques gênaient la circulation, des tonneaux peinaient à céder sous la fragilité des douves, des fruits et légumes disposés à même le sol, de la laine, des céréales une odeur de piou rôti flottait les clients racontaient leurs idées de recettes aux marchands on se heurta à un malin qui zappait dans ce tapage. Au loin, la cloche du temple chantait.

Sans répondre, Oropo tendit un cornet garni à la fillette.

« Géniale ton idée du pitre trempé jusqu'aux os ! J'savais pas que tu te mouillerais pour moi.

- C'est Figaro qui m'a arrosé tout à l'heure.

- Hon…

- La prochaine fois, tu nettoieras ta crotte toute seule.

- Oreoooo, tu sais bien que j'arrive jamais à leur dire non !

- C'est lâche, tu es une profiteuse. Tu t'empiffres de nouveaux chapeaux, de bijoux et de savons à la rose jusqu'à épuiser leurs économies !

- Quoi ?! Pas du tout ! Je les ai prévenus que je cherchais rien de sérieux !

- Et tu sais très bien qu'ils acceptent en espérant quelque chose en retour. »

L'enfant pointa du doigt la peau intensément brune de la belle, accusateur. Sa main se contracta lorsqu'il croisa ses yeux caramel, ses lèvres brillantes comme des marrons, l'ovale de son visage pressé par les bandeaux retenant un discret chapeau incliné.

« Tu joues de tes charmes. Tu es consciente que tous les élio ont un faible pour toi. »

Une expression diabolique se dessina.

« Dois-je comprendre que tu me trouves jolie ? répondit-elle avec un ton suffisant qui le hérissait.

- Non, bafoua-t-il après y avoir songé. Et tu compteras pas sur moi lorsque tout te tombera dessus.

- Pourtant, tu m'aides bien, là.

- Parce que j'ai de la peine pour ces pauvres gars ! Il doit toujours attendre, sans comprendre, avec ses roses à la main !

- Il s'en remettra, balaya-t-elle. Revenons-en sur moi, j'aime ce sujet de conversation. »

Elle émietta une série de papiers qu'elle se jeta sur elle-même, comme des confettis.

Le garçon garda son regard glacial.

« Dévergondée, souffla-t-il en saisissant les mots qu'ils s'échangeaient il y a peu, tu découpes tes saletés dans La Génèse ! Quel idiot irait déchirer La Génèse ?

- La dernière fois que j'ai lu ce bouquin, c'était aux toilettes. Excellent laxatif.

- Tu es folle ! Ce livre est sacré !

- N'importe quoi ! C'est juste une compilation de souvenirs écrits par celui qui en possède le plus ! ça en fait pas de lui un élu ! Il te suffit de grandir pour les connaître. »

Oropo s'enferma dans son mutisme pour tempérer les idées morbides qui s'aggloméraient en lui.

Ils traversèrent la grande place du marché, longèrent une rue moins animée, puis s'appuyèrent sur la gauche de la boucherie Elioceau jusqu'à une impasse qui donnait sur une maisonnette blanchie à la chaux et au toit en chaume, positionnée derrière une charrette où des biens s'entassaient sous un drap. A leur arrivée, il y avait déjà deux tartines de pain noir et un bol de bouillon d'oignons, de carottes et de thyms. Une bouilloire sifflait à côté d'une marmite brûlante, estompant les tictacs de la grande pendule du salon.

« Tu savais que je viendrais ? interrogea le brun.

- Non, ça, c'est ma part, intervint une voix incisive. »

Sur le pas de l'escalier qui menait aux chambres, un sacré bougre fin comme un serpent, avec des épaules larges osseuses et des mains scabreuses. Son regard rossard se durcissait lorsqu'il plissait les yeux. Il faisait bien deux têtes et demie de plus qu'eux, malgré sa forme affaissée.

Paralysé sur le seuil, Oropo n'osait plus bouger.

« N'aie pas peur, c'est que mon cousin, Meribald, on l'héberge pendant trois jours.

- C'est un rebelle…

- « Rebelle » quel grand mot pour un gars qui prend juste l'air ! Et c'est Meri, entre-nous.

- Un gars qui part quand il s'ennuie et revient quand il en a besoin, hein ?

- Oropo ! cria presque Ivoirre. C'est la famille ! C'est bon ! »

Le plus grand ne s'offensa pas. Il s'approchait, à moitié plié, les mains sur les genoux. Une plaie cicatrisait sur sa tempe et on devinait ses côtes sous son vêtement. Le rebelle cherchait à soulever le visage humide du gamin et lui pinça méchamment la joue.

« T'imagine même pas tout ce que j'apporte à ton fichu village, morveux.

- Quoi ? Des éclaireurs ?

- Tout un monde ! s'exclama Meri. »

Il le répéta une dernière fois, les yeux au plafond, comme si c'était une remarque très spirituelle.

« Oropo n'a pas tort, Meri. A part nous ramener tes babioles, tu fais rien qui justifie le risque ! On nous connaît pas, dehors.

- Qu'est-ce que tu en sais ? Tu y es déjà allée ?

- Arrête. Tu sais très bien que c'est vrai.

- Non, toi, arrête. On est pas représenté, mais on est pas traqué non plus. C'est vous, qui vous vous victimisez. Arrêtez de vous croire extraordinaires et venus d'une autre planète.

- On vient de nulle part, surtout.

- Vous êtes juste trop sages, cracha-t-il. Plus tard, vous verrez que le monde est pareil pour toutes les races. Il n'est pas plus méchant pour nous, ni plus gentil pour les autres. Et c'est pas toi avec ton chapeau de chacha qui va changer l'Histoire. »

Ivoirre grogna, agacée et découpa une tranche de brioche qu'elle plaça à côté d'une écuelle et d'une cuillère en bois. Elle fixa Oropo. Bon, j'ai faim, moi, alors si tu pouvais te bouger…

« J'dois y aller, Ivoirre, j'ai des trucs plus importants à faire, lâcha Oropo, soudainement repu.

- Ah ouais ? Quoi par exemple ?

- Partir. »

Il se précipita dehors, le cœur battant.

Il n'avait jamais vu de rebelles avant. Ces personnes qui sortent du village sans autorisation, rencontrent les autres civilisations, qui marchent sur les pavés de Bonta et qui étudient à Amakna. L'odeur salée de la mer qui se dégageait de ce type lui collait à la peau. A cause de ces personnes, le village peut se retrouver en danger personne n'aime les intrus, encore moins ceux dont on ignore leur origine, ceux qui s'effacent après la mort, mais qui décrivent l'avenir.

L'Eliotrope ne fait pas parti de ce monde, l'Histoire ne cherche pas à les y inviter. Ils ont gagné le droit de vie, pas celui d'exister.

Merci du fond du cœur pour tous ces commentaires et encouragements adorables, ça me motive, vous ne pouvez pas savoir ! Je devais déjà vous le dire au chapitre précédent, mais ça aurait gâché sa fin. :')

Bon, je vous présente mes excuses pour les fautes, j'avoue privilégier mon temps libre à l'écriture plutôt que la relecture… :v

Comme vous pouvez le voir, on va retracer ensemble une interprétation du passé d'Oropo. (une sorte de mini fanfic dans la fanfic…) Forcément, j'ai dû inclure des OC Eliotrope, je vous rassure, ils n'auront pas d'autres importances que de révéler le dilemme de la crise identitaire d'Oropo. Pour vous dire, ils auront à 90% des noms de sauce.

Bien que je sois moins active, je reste ouverte sur Discord pour ceux qui veulent papoter/partager leurs idées.

PS : je sais que les elio ne peuvent pas avoir d'enfants et donc de parents. Tout sera expliqué au fur et à mesure, je ne peux pas tout déballer d'un coup :c