– Et là, peu à peu, tu t'éteins, lâcha Buck. Comme si on t'aspirait ta vitalité et ta joie de vivre. Tu perds toute estime de toi. Tout te parait futile.

Buck essuya une larme alors que Maddie attendait silencieusement qu'il poursuive.

Il avait décidé qu'elle avait le droit de savoir quel genre d'homme était son mari, qu'elle devait comprendre que le garçon, qu'elle avait rencontré durant ses études, était en réalité un monstre.

Doug avait déformé la réalité.

Maddie avait confirmé l'avoir rencontré « Chez Martin », qu'ils avaient échangés des banalités mais qu'il s'était fait passer pour son colocataire d'université. Maddie n'y était pas restée assez longtemps pour se rendre compte de la supercherie.

Et puis, c'était il y a des années.

Mais elle avait admis avoir laissé un message sur le répondeur de ses parents pour leur dire qu'elle savait tout et qu'à présent elle allait renouer avec lui. Doug avait sans doute écouté le message avant de les assassiner.

Et dire qu'il avait dit avoir fait ça pour lui.

– Et le pire, c'est que je prenais toujours sa défense, poursuivit-il. Comme si ce n'était jamais de sa faute, que c'était de la mienne. Petit à petit, tu te retrouves complètement seul.

De nouveau, Buck essuya ses larmes et Maddie posa sa main sur la sienne en soutien.

– Je suis là, lui promit-elle. Je suis là, maintenant. C'est fini Buck. Je suis heureuse que tu sois là avec moi et en sécurité. Tu aurais toujours dû être en sécurité. J'aurais dû être là, te protéger.

– Non, Mads, ce n'est pas de ta faute.

– De la tienne non plus. Tout ira bien maintenant. Il ne te fera plus jamais de mal.

– Ouais... Je sais.

Maddie s'engagea sur l'allée de graviers, qui dégagèrent des nuages de poussière et le véhicule cahota dans les nids-de-poule, avant de s'arrêter devant la maison. Assis dans la Jeep, les deux frère et sœur contemplèrent sa maisonnette.

Buck n'avait pas envie d'être là.

Il avait adoré sa maison mais l'idée d'y revenir après ce que Doug lui avait fait, ici-même, était insupportable. Malgré tout, il savait qu'il ne pouvait pas sans cesse repousser l'inévitable. Même s'il n'avait pas l'intention de rester sur place, il lui fallait au moins prendre quelques affaires. Athena et Bobby l'avaient accueilli chez eux depuis sa sortie de l'hôpital et il leur en était reconnaissant.

Il ne se sentait pas de revenir vivre ici, seul.

Il n'avait pas envie de voir les taches de sang sur le parquet de sa chambre. Il craignait que le simple fait d'ouvrir la porte ne fasse ressurgir l'image de Doug, le jetant sur le lit, le forçant à se mettre à genoux...

Il n'était pas prêt à revivre tout cela.

– Tu veux que je t'accompagne ? demanda Maddie.

– Non, je... C'est quelque chose que je dois faire tout seul.

– D'accord, je t'attends ici. Tu prends le temps dont tu as besoin, je ne bouge pas. Et en cas de besoin, tu m'appelles.

– Ok, merci Mads.

– C'est normal.

Buck sortit de la voiture.

Ça prendrait certainement un peu de temps avant qu'ils ne retrouvent leur complicité mais c'était déjà un bon début. Maddie ne forçait rien, elle le laissait choisir de leur degré d'intimité, de la confiance qu'il souhaitait mettre dans leur relation mais elle restait présente au cas où et c'était de ça donc Buck avait besoin.

Il s'éloigna de la Jeep et préféra se diriger vers la maison de Ann.

Il avait besoin du soutien de sa meilleure amie. Il tenait encore à la main la lettre qu'Eddie lui avait donné. Quand il lui avait demandé pourquoi il lui avait écrit, il avait secoué la tête en disant : « Ce n'est pas moi. »

Il l'avait alors dévisagé, confus.

« Tu comprendras en la lisant », avait-il ajouté.

Il ralentit son allure en s'approchant de chez Ann et plissa le front d'un air déconcerté.

Il y avait des toiles d'araignée sur la fenêtre. Un volet s'était détaché et traînait par terre, fracassé. La balustrade de la véranda était brisée et des mauvaises herbes avaient poussé entre les lattes de bois disjointes.

Buck ne pouvait croire à la scène qui s'étalait devant ses yeux : une poignée de porte rouillée, pendillant à moitié, des vitres crasseuses, visiblement pas nettoyées depuis des lustres.

Aucun rideau...

Aucun paillasson...

Aucun carillon éolien...

Il hésita, tout en essayant de trouver une explication logique à ce qu'il voyait. Il se sentait bizarre, comme en apesanteur, dans une sorte de rêve éveillé. Plus, il s'en approchait, plus la maisonnette lui paraissait délabrée.

Il fronça les sourcils en découvrant que la porte était fendue en son milieu, avec un morceau de bois cloué en travers pour la maintenir au chambranle qui s'effritait.

Il constata, effaré, qu'une partie du mur, dans un coin, était pourrie et laissait la place à un trou béant.

Il découvrit, interloqué, la partie inférieure de la fenêtre brisée, des éclats de verre jonchant le sol de la véranda.

Buck gravit les marches, incapable de s'arrêter. Il se pencha et scruta par les vitres la maisonnette plongée dans la pénombre.

Poussière, saletés, meubles brisés, piles d'ordures. Rien n'était nettoyé, ni repeint. Tout à coup, Buck recula vers la véranda et manqua trébucher sur une marche brisée.

Non.

Impossible !

Qu'était-il arrivé à Ann ?

À tous les aménagements qu'elle avait apportés au pavillon ?

Buck l'avait vue accrocher le carillon éolien. Ann était passée chez lui, en se plaignant de devoir tout nettoyer et tout repeindre. Ils avaient bu du thé, du vin, mangé du fromage, et Ann l'avait taquiné à propos du vélo. Ann l'avait retrouvé après le travail et ils avaient fait le chemin du retour ensemble...

Buck se massa les tempes, l'esprit en effervescence, en quête de réponses. Il revoyait encore Ann assise sur son rocking chair et rire en buvant du thé.

Buck s'éloigna de cette maison en ruine. Ann était réelle. Impossible qu'elle ait été le pur produit de son imagination. Buck ne l'avait pas inventée.

Mais Ann aimait tout ce que je faisais : elle buvait son thé sans sucre, comme moi, aimait les vêtements que j'achetais, et son point de vue sur les membres de ma nouvelle famille reflétait le mien.

Une dizaine de détails piochés au hasard se mirent à se bousculer dans sa tête, tandis que deux voix intérieures se livraient une joute verbale...

« Elle a vécu ici ! »

« Mais pourquoi c'est une telle ruine ? »

« On a observé les étoiles ensemble ! »

« Tu les as regardées tout seul, c'est pourquoi tu ne connais toujours pas leurs noms. »

« On a bu du vin chez moi ! »

« Tu l'as bu tout seul, c'est pourquoi tu étais aussi pompette. »

« Elle m'a parlé d'Eddie ! Elle voulait qu'on soit ensemble ! »

« Elle n'a jamais mentionné son nom jusqu'à ce que tu fasses toi-même sa connaissance, et il t'a intéressé dès le début. »

« C'était la thérapeute de Chris ! »

« Ce qui t'a servi d'excuse pour ne jamais parler d'elle à Eddie. »

« Mais... »

« Mais... »

« Mais... »

Une à une, les réponses lui parvenaient au rythme des interrogations qui lui traversaient l'esprit.

Pourquoi il n'avait jamais connu le nom de famille de Ann, ni ne l'avait jamais entendue partir au travail... ?

Pourquoi Ann ne l'avait jamais invité chez elle, ni n'avait jamais accepté son offre de l'aider à repeindre... ?

Comment Ann avait pu surgir miraculeusement à ses côtés, en tenue de jogging, au moment le plus opportun... ?

Buck sentit un déclic se produire en lui, tandis que toutes les pièces du puzzle s'imbriquaient les unes dans les autres.

Ann, comprit-il soudain, n'avait jamais vécu là.