Je vais vous décevoir, mais après cela, je n'ai eu ni papillons dans le ventre ni poils hérissés sur les bras pendant des jours. L'on dit que l'amour est le miracle de la civilisation mais personnellement je pense qu'il le conduira un jour à sa perte. Stendhal (Henry, pour les intimes) ne vivait pas au XXIème siècle comme vous et moi. Il ne connaissait pas les smartphones, il ne connaissait pas internet, mais par-dessus tout il ne connaissait pas le plus grand ennemi de l'amour (et de l'humanité) : les réseaux sociaux. Parce qu'avec les réseaux sociaux, l'amour ressemblait plus à tout un tas de données numériques qu'une réaction du cœur. Quoiqu'il en soit, l'amour n'était pas fait pour moi. Je répétais cette phrase depuis l'âge de huit ans, depuis que j'avais vu pleurer Marie-Louise parce que Lucien (ces prénoms sont purement fictifs) n'avait pas voulu de bisou sur la joue. Je n'ai pas eu le cœur brisé, mais j'ai trouvé ça ridicule. L'adolescence et ses affres ne firent que me donner raison d'ailleurs. L'amour, c'était vraiment idiot, pour les idiots, et je n'étais pas idiote. Et Edelgard, Edelgard ne m'avait pas parlé d'amour.
Je suis quand même partie plus tôt le lundi matin suivant. Car si je n'étais pas une idiote, quelqu'un semblait le croire. Inconsciemment ou non. Et ça, c'était très déplaisant. C'est bien pour cette raison que mon casque était encore vissé sur mon crâne quand j'entrai dans l'enceinte de Saint Seiros. Je dû le retirer après un avertissement, mais ça ne ralentit pas ma course pour autant. Je cherchais Dorothea (car c'était toujours Dorothea) et l'ironie fût pour une fois de ne pas la trouver dans mes pattes, mais près de son casier.
—Tu étais au courant ?!
—Ah, Byleth, bonjour à toi aussi ! Je vais très bien, merci de t'en soucier. Tu as passé un bon week-end ?
Bien-sûr qu'elle était au courant ! Dorothea savait toujours tout, avant-même que les gens ne sachent eux-mêmes. Pire encore, j'étais sûre qu'elle était de mèche. Alors oui, j'aurais pu lui demander simplement des explications par texto, mais je n'avais pas du tout eu envie de rester des heures scotchée à mon téléphone alors que j'étais déjà très occupée. Et j'avais surtout mieux à faire. Je vous entends déjà vous demander ce que les ados ont de mieux à faire que de colporter des ragots, eh bien c'est simple : jouer, dormir, manger, jouer, dormir, et jouer encore. J'étais vraiment très occupée.
—Ne fais pas comme si tu ne comprenais pas ! Je te parle de…
J'avais haussé le ton, et les plus curieux s'étaient déjà tournés dans notre direction.
—Je te parle de la demande d'Edelgard, chuchotai-je plus discrètement ensuite.
—Par tous les Saints ! Edie s'est enfin déclarée ?!
Dorothea ne connaissait pas le sens du mot « discrétion » mais elle avait fait l'effort de finir sa phrase sur une tonalité plus douce. Sa réaction, toutefois, me donna seulement envie de gifler ses deux joues.
—Je pensais que ce jour n'arriverait jamais, c'est… C'est merveilleux !
Elle se foutait ouvertement de ma gueule me dis-je. Mais je savais que Dorothea savait ! Et parce que je savais, elle savait que je savais aussi. C'était très simple.
—Sérieusement, Dorothea ! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?!
—Je ne vois vraiment pas de quoi tu parles.
Elle ferma son casier après avoir replacé ses cheveux et prit la direction de la salle de classe. Je dû lui emboiter le pas pour espérer avoir une discussion avec elle. Et, au vu de la situation, c'était plutôt cocasse.
—Tout le lycée sait qu'elle est en couple avec Dimitri !
—Tout le lycée pense qu'elle est en couple avec Dimitri, rectifia la brune. Le cercle intime d'Edie sait qu'il n'en est rien.
—Donc tu es au courant !
A mes yeux, le cercle intime d'Edelgard se résumait à Dorothea. Et Edelgard. Et Dimitri aussi de fait. Lui, était toujours fourni avec. Trois personnes, ça ne faisait pas un cercle. Un triangle, au mieux, et celui-ci n'était pas droit. Il me paraissait même très bancal depuis le vendredi passé.
—Qu'as-tu répondu ?
La chanteuse resplendissait de joie et débordait de bonne humeur. Rien d'inhabituel de prime abord, mais je l'entendais chantonner fièrement dans sa tête et cela me donnait envie de faire disparaitre le sourire de satisfaction qui fendait son visage. « Si seulement Claude était là » eus-je la folie de penser pendant un quart de seconde.
—Rien. Je suis partie.
—Par tous les Saints, Byleth ! On ne laisse jamais une femme seule après une telle déclaration !
—Je l'ai laissée parler. Je suis partie après.
—Tu as la délicatesse d'un troupeau d'éléphants, il va falloir améliorer tout ça pour être une bonne petite amie.
Elle avait accompagné « tout ça » de petits moulinets de mains me désignant, mais c'est bien sur la fin de sa phrase que je manquai de m'étouffer.
—Tu devrais te dépêcher d'aller fumer ta cigarette Byleth, je pense que tes poumons ont besoin de leur dose d'oxygène.
Elle se foutait encore de moi. Mais je regardai l'heure.
—Je n'ai plus le temps, pestai-je les yeux rivés sur l'écran de mon téléphone que je replaçai dans ma poche.
—Tu devrais au moins aller poser tes affaires alors.
Ma course s'arrêta nette. J'avais encore mon casque sous le bras, mes gants sur les mains et ma veste sur le dos. Je maugréai deux trois mots incompréhensibles et opérai un demi-tour pour me rendre jusqu'au casier qui m'avait été attribué. Il n'était pas neuf heures, et j'avais déjà envie d'être en week-end. Mon téléphone vibra au moment où je claquai la porte. Je déglutis de travers : c'était un message d'Edelgard. « As-tu pris le temps de réfléchir à ma proposition ? » disait-il. Mais je n'avais pas le temps de répondre car je devais me rendre en cours.
J'arrivai presque en retard en littérature bien que partie plus tôt pourtant. Tout ça, c'était la faute de Dorothea. Et la faute d'Edelgard. C'était leur faute à toutes les deux, me persuadai-je. Evidemment que Dorothea n'avait pas traîné pour se rendre en cours puisque la littérature était de ceux communs aux promotions (Ingrid était donc là). J'entrai donc bonne dernière pour aller me placer bien derrière comme d'habitude. Bien-sûr, Edelgard était déjà installée au premier rang. Son expression affichait une indifférence la plus totale à mon égard. J'avais l'impression d'avoir inventé sa « demande » et même le sms qu'elle m'avait envoyé. Ou bien étais-je un peu le linge sale qu'il ne fallait pas laver en public. Je m'en foutais, en fait, et pris seulement place sur ma chaise.
Le cours m'ennuyait et les oiseaux pioutant gaiement sur la branche aux feuilles qui se décoloraient peu à peu devant la fenêtre commençaient à me lasser. Je fis glisser mon téléphone de ma poche au dessus de ma cuisse et décidai de répondre au message que j'avais bien reçu et non pas inventé. « Pas encore. » me contentai-je. Puis je repris mon observation d'ornithologue en devenir. Avant que mon téléphone ne sonne dans ma poche, environ deux minutes après cela. Je m'attendais à une notification du genre « Grand soleil sur la région : les températures restent sur la fin de l'été. » mais c'était une réponse d'Edelgard. Je levai les yeux pour l'observer mais je ne trouvai qu'une sempiternelle concentration sur le bouquin qu'on était en train d'étudier. Dorothea avait littéralement éclaté de rire quand Essar avait transmis la liste des œuvres qu'on étudierait en cours cette année, en fin de semaine dernière. Claude Gueux était-il un homme déterminé ou bien désespéré ? De par sa condamnation, l'état faisait-il de lui une victime ou bien un coupable ? Sans le savoir, Victor Hugo avait apporté beaucoup de joie à Dorothea ce jour-là, et aujourd'hui elle s'en régalait encore plus.
Edelgard : Prends ton temps.
Mon téléphone avait encore vibré (il était toujours posé sur ma cuisse) pourtant le calme demeurait dans la classe d'Essar et de son gueux.
Vous : J'ai encore du mal à comprendre.
Edelgard : Je comprendrais parfaitement que la situation te mette mal à l'aise.
Vous : Je ne suis pas mal à l'aise.
Et je ne l'étais pas. Pas du tout même. Je ne savais même pas ce que « situation » désignait d'ailleurs.
Vous : Je ne saisis seulement pas quelles motivations te poussent à vouloir d'une fausse relation.
Je dû faire vite pour taper ce message un peu plus long que les précédents. Je n'avais pas envie de me prendre un autre avertissement et de finir chez Manuela une seconde fois. Chose qui arriva d'ailleurs, mais je ne le savais pas encore à ce moment-là. La réponse d'Edelgard mit quelques minutes à arriver.
Edelgard : Je suis déjà dans une fausse relation, et mes motivations sont celles que je t'ai déjà présentées. Réfléchis-y seulement. Tu as le droit de dire non.
Vous : OK.
Je me demande encore pourquoi j'ai répondu « OK » au fait de réfléchir, car sa demande était vraiment perchée. Lorsqu'arriva la fin de l'heure la classe entière se vida lentement. La déléguée des Aigles de Jais traînait à ranger ses affaires (peut-être qu'elle n'était pas motivée pour se rendre en sciences) alors je me levai et approchai de son bureau et de la chaise sur laquelle elle était encore assise. C'était étrange pour moi d'être proche du premier rang. Deux trois personnes gravitaient autour d'elle.
—Je ne te pensais pas du genre à sortir ton téléphone en plein cours.
« Surtout au premier rang » pensais-je. Mais Edelgard était première de sa promo, certainement la parfaite brebis aux yeux des profs. La vie était souvent facile quand on était comme elle (comprenez riche et populaire). Je m'attendais à ce qu'elle m'envoie joliment paitre puisque nous étions en public. Elle, c'était la couche de fromage bien gratiné au four, et moi la trace de brûler au fond du plat après lavage. Pourtant elle n'en fit rien. Elle conserva son sourire neutre et figé et se leva sans rien dire. J'imaginai qu'elle allait rejoindre Dimitri, mais son regard m'invita à la suivre (c'est comme ça que je l'ai interprété du moins). Peut-être pensait-elle que, si j'acceptais sa proposition, les gens trouveraient ça moins bizarre de nous avoir vues trainer un peu ensemble avant.
—Tu comptes faire quoi de Dimitri ?
—Dimitri est un grand garçon. Je suis certaine que ça ne lui posera aucun problème.
—Parce qu'il n'est pas au courant, en plus ?
—Et je ne me mêle pas de ses fréquentations.
—C'est comme ça que vous fonctionnez ? Vous êtes ce genre de faux-couple ?
Les lèvres de la blanche s'étirèrent (ce qui croyez moi arrivait si peu que c'était le spectacle de l'année qu'il ne fallait absolument pas manquer quitte à passer la séance entière debout entre deux types odorants). Je n'eus aucune réponse supplémentaire et avant même de le remarquer j'entrai en cours de sciences pendant lequel je me passai et repassai encore et encore cette étrange discussion. Si l'on pouvait appeler trois phrases échangées dans un couloir et quelques sms une discussion. Bien loin de celle que l'on allait bientôt avoir, mais ça, je l'ignorais encore.
