« Bon sang, Luthor, tu sais pas faire dans la demi-mesure... » Alex faisait les cent pas au milieu de la pièce. Elle avait débarqué tôt le matin, ou tard le soir, Lena ne savait pas vraiment dire. Elle s'était allongée quelques secondes, sur le canapé. Lorsqu'elle avait fermé les yeux, Kara était en train de mettre les armes dans un cageot. Lorsqu'elle les avait ouvert, les planches souillées de sang de son parquet n'étaient plus là. À l'arrière de la maison, Kara les faisait brûler dans un bidon d'huile vide. C'est là qu' Alex était arrivée, tout droit de National City. « T'as le bonjour de Sam, Luthor. Je veux bien un café, si tu as ça dans ta cahute » avaient été ses premiers mots à l'adresse de Lena. « Bonjour à toi aussi, Danvers », avait-elle maugréé en retour.
- Tu ne peux pas rester ici. Ils vont revenir. Tu es trop à découvert ici. On rentre à National City. Là, on pourra te protéger.
Le ton était sans réplique. Nulle doute qu'elle avait échafaudé tout un plan. Et un plan de secours. Et un plan de secours au plan de secours.
- Non.
- Non ? Comment ça, non ? Tu réalises que tu es en danger de mort, et que la prochaine fois, ils ne te rateront pas ?
- Je sais, ça. Au lieu de se terrer à National City ou à Midvale en attendant qu'ils arrivent, comme tu dis, je propose qu'on passe à l'attaque. On va les chercher. On les trouve. On met le clone hors d'état de nuire, et chacun rentre chez soi. Ça t'irait, comme plan, Danvers ?
Sceptique, Alex croisa les bras. « Et comment tu veux faire ça ? On les trouve où, ces tarés-là ? » Kara observait la discussion, en silence.
- On les trouve là, répondit Lena, en ouvrant son ordinateur. « J'ai tracé le message que j'ai envoyé. J'ai tracé aussi le numéro. Il s'est connecté à six heures du matin, comme tout les jours, de ce que j'ai pu voir dans le registre des appels. Là, il a reçu le message. Je ne sais pas qui l'a lu, mais le téléphone, en tout cas, lui, était connecté. On doit aller là-bas, pointait-elle sur l'écran. « C'est là qu'ils sont ».
Alex interrogea Kara du regard. Visage neutre, la blonde lui opposa les paumes de ses mains, se dédouanant de la décision.
Elles roulaient en silence depuis plusieurs heures déjà. Le 4x4 d'Alex faisait plus penser à un char qu'à une voiture. Lena s'était endormie à l'arrière, après avoir entré les coordonnées dans le GPS. Alex conduisait pied au plancher, les mains crispées sur le volant. Les talents de Lena pour la géolocalisation et tout ce qui avait trait à la technologie surpassaient ceux des meilleurs agents fédéraux. Et ça n'était qu'un fragment de l'étendue de ses qualités. Alex était toujours impressionnée. Mais elle se gardait bien de le lui dire.
- Je croyais que tu ne voulais plus la voir. Et maintenant on se retrouve à chasser un clone tueur...
Kara ne répondait pas, appuyée contre la vitre, les yeux fermés, elle appréciait les rayons du soleil.
- T'as une allure très gentlewoman farmer, en tout cas. Je croyais que de Clark et toi, c'était lui le fermier, plaisanta Alex. « Comment se présentent les récoltes ? »
La blonde avait enfoncé son bonnet jusqu'aux sourcils. Elle portait une doudoune sans manche par dessus une chemise à gros carreaux bleus et noirs, avec un jean percé aux genoux. Ses bottines étaient éraflées.
- Pourtant, j'enseigne.
- Ah bon ? Et tu es prof de quoi ?
- Littérature. Au lycée. J'assure aussi l'option journalisme, ça me fait des heures en plus.
- Mmh.
- Comment va Kelly ? C'était votre anniversaire des trois ans et deux mois, la semaine dernière.
- Bien, elle va bien.
Elles s'étaient donné assez peu de nouvelles depuis que Kara était partie. Quelques messages, ici et là. La colère et la déception d'Alex prenaient du temps à disparaître. Elle en voulait à Kara d'avoir pété les plombs. Mais c'était sa sœur. Elle voudrait toujours la protéger. L'aider. Kara avait refusé l'aide de tout son entourage. Elle avait fait le choix de s'éloigner. Alex respectait sa décision, même si sa sœur lui manquait plus qu'elle ne voulait bien le reconnaître.
- Je sais que ce n'est pas toi qui lui a dit où me trouver.
- Personne ne lui a dit. Elle a deviné toute seule. Je m'en doutais. Elle ne lâche pas l'affaire, elle est comme ça.
- Elle est comme toi. Forte. Têtue.
Alex laissa filer quelques secondes. C'était vrai. Elle avait mis du temps à apprécier Lena et s'ouvrir à elle en partie à cause de ça. Elles se ressemblaient énormément. Ça faisait des étincelles.
- Vous avez parlé ?
- Non. Pas vraiment. On s'est vues une fois. Et puis hier soir, j'ai entendu des coups de feu, je suis venue voir.
- Tu étais dans les parages...
- J'étais dans les parages, reconnut Kara. « Je savais qu'un truc comme ça arriverait tôt ou tard. Il y a toujours quelqu'un pour essayer de tuer Lena. Pour ce qu'elle est, ou à cause de moi ».
- Cette fois, c'est un peu des deux, on dirait. Elle essaye de te sauver, apparemment. J'ai fait des recherches. Rien de suspect. Si menace il y a, elle est la seule à la voir. Rien sur nos écrans radar. Que de l'ordinaire.
- Elle a souvent un coup d'avance. Si elle le dit... Je la crois.
- Comme toujours.
« On veut te tuer. Et on va réussir... à te tuer ». Lorsqu'elle avait entendu Lena, elle avait été soulagée. La tension, la culpabilité qui la rongeaient s'étaient atténuées. Elle savait. Désormais, elle connaissait l'issue. Elle acceptait d'aller au devant de la mort, si tel était son destin.
- Tu sais qu'elle n'a aucune chance, magie ou pas, si elle se retrouve en face d'un clone de toi ?
- Pas d'accord. Elle est capable... de beaucoup de choses. Elle nous surprendra. Elle se surprendra. Il y a de la force en elle. Plus qu'elle ne le croit.
- Si tu le dis, Yoda.
Alex laissa filer quelques secondes. « Vous allez... tu vas ? Enfin... »
- On est divorcées. Et c'est plus compliqué que ça.
- Je me doute. Y a rien de simple dans votre histoire d'amour épique.
Kara voulait répondre. Lui dire que ça n'avait rien de simple, effectivement, une relation entre une kryptonienne outée dans un monde d'humains, héroïne d'une ville, et une humaine surdouée mais émotionnellement complexe. Mais c'était d'elle dont elle été tombée amoureuse. Dès leur première rencontre, se disait-elle aujourd'hui. Ça avait été elle, et personne d'autre. Mais elle ne le dit pas à Alex. « Elle est en train de se réveiller. Ses battements de cœur changent », fit-elle. « Roger. On arrive dans une grosse demi-heure. Il faut qu'on établisse un plan. Luthor ? Tu m'entends ? On fait quoi, en arrivant ? »
- Ah oui. Donc vraiment, on y va comme ça. Subtilité, zéro. Précautions, zéro. On peut au moins peut-être appeler des renforts, non ? Je le sens pas du tout, mais alors pas du tout... Quitte à venir dans le Nevada, autant aller à Vegas. Ou dans la zone 51, quitte à faire du tourisme », sifflait Alex entre ses dents.
Elle et Kara étaient en embuscade derrière un rocher. Elles étaient au beau milieu du désert, face à une colline. De la poussière et du sable volaient entre les roches. Le soleil était cuisant.
- On en est pas si loin, remarqua Kara. « C'est vraiment si incroyable que ça, la zone 51? » Alex éclata de rire.
- C'est une foutue base militaire. Rien d'autre... Pour l'Arche d'Alliance, tu repasseras. Bon. Qu'est-ce qu'elle fait ? » Elles se tordirent le cou pour tenter d'apercevoir Lena.
- Ah c'est dommage, ça m'aurait plu de la voir aussi, cette fameuse arche », fit Lena dans leurs oreillettes.
Kara retint un rire. Alex soupira.
- Luthor, tu fais quoi ? T'es sûre de toi ? C'est quoi, le plan ? Quand est-ce qu'on te vient en soutien ?
« N'intervenez que si je suis au sol. Et que je vous le demande expressément, ou que je suis en danger de mort imminent. Kara saura. Pas avant. Ne vous découvrez surtout pas. Kara, tu ne te montres surtout pas », fut la seule réponse qu'elles eurent.
- Je le sens pas. Je le sens pas. Je le sens pas du tout. C'est foireux. C'est super foireux », fit Alex en regardant Kara, hors de leur dispositif d'écoute commun. Elle tendit la main vers son micro intégré, jeta un œil au loin. « Les gars, on va sans doute avoir besoin d'un petit coup de main. Je vous envoie les coordonnées GPS ». Elle regarda Kara. « Ça ressemble à une souricière ou je ne m'y connais pas. Tu attends quoi, qu'elle se fasse tuer ? Parce qu'elle est bien partie pour ». Kara ne répondit pas. Elle avait... confiance.
Deux cent mètres plus loin, Lena avançait, les yeux plissés sous le soleil de plomb, face à la colline qui devenait de plus en plus grande. Elle s'arrêta à la limite de l'ombre projetée à ses pieds. Les talons dans la lumière, les orteils dans l'ombre. Elle prit une grande inspiration, ferma les yeux, expira longuement, paumes de main tournées vers le ciel. Une petite voix lui disait que ce qu'elle s'apprêtait à tenter était pour le moins... ambitieux. « Mais pas infaisable. Ça n'a simplement pas été fait avant. C'est tout », se répondait-elle. Elle déclencha le dispositif qu'elle avait fabriqué le long de ses bras. Les récepteurs se mirent en place au centre de ses paumes. Il fallait qu'ils encaissent. Il le fallait. Elle refit mentalement les équations. Ça la rassura. Les mathématiques ne mentent pas. Ou peut-être que si, parfois ? Non. La science ne ment pas. Mais elle peut se tromper.
Elle resta là. Attendait. Ses cheveux tressés se balançaient dans son dos. Son gilet pare-balles lui pesait sur la poitrine. Les morceaux de glace qu'elle avait glissé à l'intérieur avaient fondu. Il se passa de longues minutes sans que rien ne bouge. Il n'y avait que le sifflement du vent et des rapaces qui venaient voler au dessus d'elle de temps à autre, quand elle distingua une silhouette qui avançait vers elle. Il devait y avoir une porte dérobée quelque part, une ouverture qu'elle ne voyait pas, comme les dispositifs de surveillance qu'elle percevait. La silhouette grandissait, devenait familière à mesure qu'elle s'approchait. Un frisson lui passa dans le dos. C'était vraiment troublant. Elle était face à elle, à quelques mètres. C'était elle, sans être elle. Le clone de Kara. Quasi parfait. Il y avait quelque chose dans l'expression de son visage qui la trahissait. Comme lorsqu'elle était sous l'effet de la Kryptonite rouge. Le clone pencha la tête, la scanna de bas en haut, sans vergogne. Lena devinait sa base de données qui s'enrichissait de seconde en seconde. Une sensation qu'elle adorait. Quand elle était du bon côté de la base de données.
- Alors, c'est toi, Lena Luthor ? Tu es... plus petite que ce que je pensais. Je te voyais plus grande que ma base de données me le disait. Tu es venue te jeter la gueule du loup, comme on dit. Je ne pensais pas que ce serait aussi facile que ça.
- C'est bien moi, oui. Enchantée. Qu'est ce que te dis que ce sera facile ?
- Ah, tu es du genre à aimer faire la conversation avant de mourir ? C'est intéressant. Je n'ai pas beaucoup d'occasion de faire progresser la fonction linguistique de l'intelligence artificielle. On me pose des questions avec des réponses en oui ou non.
- Et on te donne des ordres, aussi.
- Non. Pas vraiment. Je suis juste un programme. On m'a allumée, et puis voilà. Je suis les lignes de code qui ont été faites pour moi. C'est tout.
Elle eut un geste de la main pour repousser un moucheron. Lena restait sur ses gardes. Mais elle était fascinée. Le clone était plus qu'une réussite. C'était un modèle du genre. Dans dix ans, toutes les armées allaient se battre pour un tel jouet.
- Un simple programme... Qu'est ce que ton programme dit de moi ?
- Lena Kieran Luthor, ex Danvers Zor-El. Intelligence humaine élevée. Ingénieure. Scientifique. Sorcière. Tendance à la colère et à la vengeance. Joueuse d'échecs médiocre.
- Uh. Médiocre. Incroyable. Il est indécrottable.
Le clone haussa un sourcil.
- Tu vas vite comprendre. Au fait, tu as un nom ?
- LLV4.
- Ah. C'est un bon matricule, mais c'est un peu triste pour un nom. Il n'y a pas quelque chose que tu préférerais ?
- Quelle importance ? Je vais te détruire. Kara Danvers aussi. Est-ce si important que j'ai un nom ?
- Oui. J'aime savoir contre qui je me bats. C'est important de nommer les choses. Ça ne fait pas moins peur et ça n'est pas moins dangereux. Mais on sait ce qu'on a en face de soi. « Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur du monde ». Je n'en ajouterai pas.
- Philosophe, en plus de ça...
- Non. Critique littéraire.
- Manhattan.
- Pardon ?
- Mon nom. J'ai décidé. Ce sera Manhattan.
- Comme le cocktail ?
- Comme le projet.
- Je vois. Enchantée, Manhattan, fit Lena en inclinant la tête, sans la quitter des yeux. Le clone en fit de même, intriguée. « Et bien, maintenant que les présentations sont faites, nous y allons ? »
- Nous y allons.
Lena recula de quelques pas. Le clone ne bougeait pas. Elle attendait. « Les blancs commencent toujours », souriait-elle d'un air mauvais. « Oh oui », rétorqua Lena, en fermant les yeux, sourire aux lèvres. Elle tendit les bras en avant, paumes ouvertes vers son adversaire, une jambe devant l'autre, en position de fente. Elle n'avait aucune idée de ce qui allait véritablement se passer. Du moins, elle en avait une idée théorique. Physiquement, ça pouvait être différent. Une inspiration. Concentration. Une expiration. Les doutes la quittaient. Ni sentiments, ni émotions. Elle avait les idées claires. D'une pression du majeur dans ses mains, elle enclencha le dispositif. Elle entendit la mécanique le long de ses bras qui se mettait en marche. Son oreillette grésilla. « Conditions optimales. Ciel dégagé, plein soleil. Paré. »
« On est parti ». Toujours les yeux fermés, elle psalmodia l'incantation, d'une voix claire, distincte, sans discontinuer. Les premières secondes, il ne se passa rien.
- On attend quelque chose ? Ça commence à faire long », grogna le clone, qui s'avança vers elle.
- … sol invictus, sol invicto comiti, sol invictus, sol invicto comiti...
Un rayon de lumière, puissant, descendit du ciel, vint frapper ses paumes. « Ugh... ». Lena fléchit, un genou au sol alors qu'elle repoussa la force emmagasinée dans les répercuteurs de puissance dans ses mains. Le rayon percuta le clone droit dans sa poitrine. Manhattan restait debout, avait peine, le torse penché en arrière. Lena sentait qu'elle reculait, raclait le sol, alors qu'elle tentait de maîtriser le flux d'énergie qu'elle avait déclenché. Muscles tendus, elle luttait, psalmodiait en silence. Tant que les mots se formaient dans son esprit, le flux continuerait. Son esprit tenait. Son corps commençait à faiblir. Elle sentait les pierres qui déchiraient son jean, la poussière qui se mêlait au sang sur son genou. Ses mains chauffaient sous le métal, la brûlure se faisait sentir sur ses avant-bras. Elle se pencha en avant, envoya toute la puissance qu'elle avait. « Échec », murmura-t-elle pour Manhattan. Elle sentit le souffle. Puis lâcha prise. Le noir. Le vide. Si accueillant. Elle se laissa glisser dans les ténèbres.
« Bordel, mais qu'est ce que c'est... » Alex lâcha ses jumelles, se retourna vers Kara. « Elle est vivante. Pas de beaucoup. Fonce ». La brune l'interrogea du regard. « Je ne bouge pas. Promis ». Alex partit au pas de course, bouclier en avant, pistolet à la main, levant de la poussière sur son passage. « Les gars, si vous voulez intervenir, c'est maintenant. Opération d'extraction. Je répète, c'est un go pour l'extraction. C'est un go ! »
Kara restait recroquevillée sur elle-même derrière le rocher, les yeux clos. Bam. Bam. Bam. Le pouls de Lena était fuyant. Mais il était là. Elle sut avant Alex que Nia, J'onn et Reign arrivaient. Elle entendit le blast des boucliers de protection de Nia. Les tirs d'Alex, de Reign. Un corps que l'on traîne par le gilet pare-balles. Des articulations mécaniques qui grincent. « Repli, repli, repli ! » Kara sentit le souffle de l'explosion. Elle ouvrit grand les yeux.
