Il s'éjecte du canapé comme un diable hors de sa boîte quand la sonnette de l'appartement déchire le silence. Il ouvre la porte et réceptionne la rousse qui lui saute dans les bras. Juste un pas de recul, elle est pas bien lourde, ça va. Elle le serre fort, si fort, comme jamais.

- Ça va mon grand ?

Il la lâche, retrouve son espace personnel, hoche la tête et sourit.

- J'me fais chier, mais ça va.

Il ne retourne pas la question. Parce qu'il ne veut pas entendre parler du bureau. Parce qu'il ne veut pas savoir ce qu'on dit sur lui. Charlie pose son sac à bandoulière estampillé "Voie 9 ¾ " sur le canapé, en extirpe un laptop couvert d'autocollants pop culture et le pose sur la table basse, sur le coin qui n'est pas envahi de dossiers. Il passe dans la cuisine ouverte sur le salon, lance la machine à café, fouille dans le frigo et en sort une des petites boîtes en carton. Il patiente quelques secondes, battant la mesure d'un doigt contre le comptoir pendant que le café coule dans un grondement crachotant.

Il vire quelques dossiers, les balance sur un fauteuil et dépose deux mugs de café fumant et la tarte sur la table basse.

- T'en es à combien aujourd'hui ?

Elle sourit en pointant du doigt les tasses. Mais dans ses yeux verts, il y a quand même cette pointe d'inquiétude qui le plante comme un pic à glace. Me fais pas ça, Charlie. Pas toi.

- C'est le deuxième, rassurée ?

Fais pas cette tête, on dirait que je viens de t'annoncer que j'entre dans les ordres.

- Tiens, goûte moi ça.

Il lui tend une petite cuillère et pousse la pâtisserie devant elle.

- Toi, tu me donnes une tarte ? Toi ? Qui êtes-vous et qu'avez-vous fait de mon Dean ?

Ses lèvres s'étirent dans un spasme. Il souffle un rire bref tué dans l'œuf.

- J'peux plus rien avaler aujourd'hui je crois. Le Doc m'a gavé comme une oie.

- Ton psy ? Novak, c'est ça ?

- Ouais.

Il prend une gorgée de café. C'est un peu trop âpre et aigre. Amer. Ça manque de douceur et de sucre. Le goût n'est pas chaud, c'est sec et ça fouette. Merde, pourtant c'est du bon, pas une saloperie en dosettes. Il grimace.

- Il m'a filé un burger du resto de sa famille, celui à côté de Columbia Park, tu sais.

Elle ouvre de grands yeux ronds.

- Oh la vache, le resto Français euh… "La guinguette" - avec un accent à couper au couteau - j'ai déjà eu un rencard là-bas, avec Thérésa. C'est une tuerie.

Il hoche la tête.

- Ouep.

Elle plonge sa cuillère dans la tartelette et la porte à sa bouche. Elle mâche, ferme les yeux et pousse un grognement de bonheur.

- Oh c'est aussi bon que dans mes souvenirs. Tiens, goûte.

Elle pioche une toute petite lichette, juste pour être sûre qu'il ne refuse pas. Il la laisse lui enfourner la cuillère dans sa bouche, et ouais, putain c'est bon. La tranche de pomme est encore un peu ferme, légèrement acidulée. Y'a du sucre caramélisé, un fond de cannelle, la pâte sablée fond sur sa langue. Devant le "alors ?" muet, il hoche la tête avec un sourire.

- C'est gentil de sa part.

Ou c'est de la pitié, va savoir.

- J'me suis endormi comme une merde sur son divan. Et quand je me suis réveillé, il me colle dans les mains un burger tout droit tombé du paradis et une tarte à en damner un saint. Je pensais qu'il allait me pourrir, je suis pas censé roupiller sur mes heures de thérapie.

- Ça se passe mieux qu'avec Chuck ?

Le "K" claque avec tout le mépris qu'elle ressent pour lui. Dans ce "K", il y a du dégoût, de la colère. Du calme, tigresse.

- Ouais.

Il se gratte la nuque, vire ses tennis et s'assoit en tailleur sur le canapé, à deux doigts de prendre le plaid qui traîne sur le dossier. Reprend son café pour s'occuper les mains. Charlie termine sa tarte, mais lui réserve la dernière bouchée qu'elle lui plante dans le bec d'autorité. Il mâche et ferme les yeux. Prolonge le plaisir le plus possible avant d'avaler.

- Il est calme.

- Ah, ça change de l'autre con.

Héhé oui. Tu m'étonnes. Entre l'excité qui se prend pour Robin Williams dans "Le cercle des poètes disparus" - mais avec une bonne dose d'héroïne en plus - et monsieur Zénitude incarnée, c'est plus un fossé, c'est un univers entier.

- Un peu coincé tu vois, mais il… Enfin je sais pas, j'aime bien sa voix je crois. Je veux dire, elle est grave et calme.

Il se mordille la lèvre inférieure, fait mine de regarder ce qui se passe dans la cuisine. Dean, t'as le droit d'aimer la voix de ton psy, merde.

- Eh bien tant mieux, c'est plutôt une bonne chose.

- Ouais. Et il m'a donné une piste, c'est pour ça que je t'ai appelée.

C'est pas comme si t'étais censé te reposer hein ? Mais tant que tu bosses, t'es vivant, alors ça me va.

- Je t'écoute.

Il lui tend le prospectus qu'il extirpe de la poche de son sweat. Déballe ce que le psy lui a dit. Il se penche avec elle vers l'écran du laptop qu'elle tient sur ses genoux, finit par poser la tête sur son épaule pendant qu'elle parcourt les dossiers, passant en revue les photos et listing de tout ce qu'on a trouvé au domicile des victimes. Chou blanc.

- On va devoir se pencher sur leurs historiques internet et téléphoniques. Ça va faire plaisir à Kevin.

Elle y croit aussi, à cette possible vague piste. Il soupire quand même un peu de dépit. Il est blanc comme une merde de laitier. On dirait qu'il a été taillé dans la masse grisâtre du ciel.

- On se fait l'épisode de Docteur Sexy ? C'est l'heure.

Ah oui, 18h. Roule ma poule. Il attrape la télécommande, pendant qu'elle déplie le plaid et les emballe dedans. Elle n'a pas froid, c'est pour lui. Parce que ça fait deux heures qu'elle le sent vibrer contre elle, c'est même plus quelques tremblement occasionnels, c'est continu. Il ne s'en rend même plus compte, ou alors il n'arrive plus à les contrôler. Ils se serrent l'un contre l'autre, les têtes imbriquées l'une dans l'autre pendant que Dean lui raconte ce qu'elle a manqué depuis la dernière fois. On va peut-être enfin savoir si le bébé de Julia est bien de Marc, ou pas. Il est sûr que non, Charlie lui jure ses grands Dieux que oui.

Sam rentre une heure plus tard, trouve son frère et sa petite sœur de cœur - celle qu'il n'aurait jamais pensé vouloir avoir comme dirait Dean - empaquetés devant la télé en sourdine. Elle lui fait un grand sourire, il lui demande silencieusement si elle reste manger. Il ne veut pas réveiller son frère qui bave un peu sur le plaid, les lèvres entrouvertes. Bien sûr qu'elle reste, mais pour l'instant elle prend son rôle d'oreiller très à cœur.

Dean se réveille quand Sam sort de la salle de bain. Il refuse de manger, mais il s'installe quand même à table avec eux, une bière à la main. C'est amer, c'est froid. Mais Charlie raconte son dernier rancard et c'est drôle.

- D'habitude, je les repère à dix kilomètres, les hétéro en quête d'exotisme. Elle m'a bien eue.

- Bah, dis-toi que t'as rien perdu.

- J'ai raté l'occasion de m'envoyer en l'air Dean, c'est du gâchis. Elle aurait quand même pu se rendre compte de son erreur avant que je la ramène chez moi.

Il glousse bêtement. Sam a un sourire en coin. Les histoires de cul de Dean et Charlie, toujours haut en couleur.

- La prochaine fois, je viens avec toi. Juste au cas où.

- Tu veux ramasser mes miettes ?

- Nan, mais je serais là pour voir la prochaine qui se tire en courant de ton appart. Histoire de prendre des photos de ta tête, en souvenir.

Elle lui balance une boulette de pain pour le faire taire.

- Crétin.

- Moi aussi je t'aime Charlie.

Charlie est partie. Sam est allé se coucher. Dean est sous la douche, augmente encore et encore l'eau chaude jusqu'à en brûler sa peau de milliers de petits points piquants. La vapeur emplit complètement la petite pièce, l'enveloppe, l'isole et le rassure, malgré la légère douleur. Il a la tête qui tourne un peu, il sort avant de tomber dans les pommes, manquerait plus que ça.

Il s'écroule dans le canapé, enroulé comme un rouleau de printemps dans son plaid, essaie de regarder la télé, mais il ne comprend rien au film. Il abandonne, récupère ses dossiers du bout des doigts, s'étirant le plus possible parce qu'il a la flemme de se lever. Il grimace. Le prospectus de Novak lui fait de l'œil. Il l'attrape, prend son téléphone et entre l'adresse du forum dans le navigateur. Mouais, ben c'est pas gai tout ça. Ça lui colle encore plus le bourdon de se noyer dans la misère affective des autres. Il s'explose les yeux sur l'écran parce qu'il ne veut pas allumer la lumière. C'est pour ça que quelques larmes lui échappent. C'est l'écran. Les spécialistes - de quoi ? - le disent en plus, que c'est mauvais. Il repère quand même quelques pseudo récurrents, ceux qui répondent à tous les posts, qui semblent trop investis, ou au contraire trop détachés. Va retrouver un psychopathe au milieu de toutes ces souffrances, c'est pas comme s'il allait utiliser Hannibal Lecter comme alias, hein ? Il vérifie quand même. Non, évidemment non. Il renifle, s'essuie les yeux. Pose son téléphone sur le canapé. Le reprend deux secondes plus tard et ouvre une nouvelle page.

Cherche la recette du Chaï Latte.

- J'vais faire des courses, t'as besoin de quelque chose ?

Sam sirote son café appuyé contre le plan de travail. Dean était déjà levé - pas encore couché plutôt - quand il est sorti de sa chambre. Il a l'air un peu fébrile, agité dès l'aube.

- Ouais, tu peux me prendre des pousses de soja et du Nuoc-mâm ?

Dean grimace. Son grand élan de petit frère qui carbure aux graines et à l'herbe à lapin alors que lui ne mange que ce qui se déplace à quatre pattes - ou vole.

- Je vais faire une tarte pour ce soir, tu seras là ?

Sam hoche la tête. Bien sûr Dean, où veux-tu que je sois ? C'est pas comme si j'avais une vie en dehors du boulot. En dehors de toi.

- Et prends du PQ !

Il entend vaguement Dean qui crie "Ok !" avant de claquer la porte.

Dean est planté devant la cuisinière une heure plus tard, couvant du regard la casserole de lait où infusent cannelle, gingembre, anis, poivre et d'autres trucs dont il ne connaissait même pas le nom avant. Il s'est retrouvé comme un con devant le rayon épice du supermarché, la liste devant les yeux à galérer à retrouver les bons machins. Il a presque eu honte dans le rayon petit dej' à prendre du thé comme une mémé au lieu de l'arabica habituel. J'vous emmerde.

L'odeur commence sérieusement à être pas mal quand il coupe le feu et filtre la décoction dans un grand bol. Il s'installe à la petite table ronde, trempe ses lèvres et ferme les yeux quand le goût chaud retrouve sa place entre chaque neurone. Il ajoute encore du sucre roux, reprend une gorgée. Là c'est parfait.

Il a juste le temps de poser son bol avant qu'un sanglot n'éclate, lui râpant la gorge quand il force le passage à lui faire mal. Il pleure en silence, la bouche entrouverte sur un cri muet qui lui étire et déforme les lèvres. Il frappe du poing sur la table, juste assez de force pour faire sursauter la petite cuillère, pas beaucoup plus.

Sammy, tarte. Allez, bouge toi pauvre merde.

Il s'essuie le visage avec sa manche d'un geste rageur, se lave les mains et attrape le sac de farine en reniflant, furieux.