Sainte Alia du Couteau aurait du être nommée Sainte Alia des Secrets, ou l'aurait été si les hommes et femmes qui l'entouraient avaient davantage conscience de ce qu'elle était et de l'étendue de sa vision. En elle reposaient les souvenirs de milliers de générations, de centaines de millions de conflits, grands et petits. Ses ancêtres avaient participé au djihad butlérien, aux conflits entre les Grandes Maisons, aux grandes guerres spatiales, aux guerres mondiales de l'antique Terre, à d'innombrables guerres de religions, à des guerres opposant des planètes entières, des nations de la taille de continents, de villes et de villages, et les tribus des premiers chasseurs-cueilleurs, des conflits impliquant les armes atomiques ou des pierres taillées. Quand Alia avait tué son grand-père Harkonen, c'était ces milliers d'ancêtres impliqués dans ces combats, grands ou petits, nécessaires à la survie ou parfaitement vains, qu'elle s'était appuyée.

La connaissance des combats n'était cependant pas tout ce qui faisait la force de ce lien unique et terrifiant qu'Alia partageait avec ses ancêtres. Alia ne se souvenait pas seulement avoir vécu ces conflits, elle connaissait tous les secrets y ayant menés, ceux que les belligérants avaient soigneusement cachés pour ne pas offusquer leurs populations, et ceux qui y avaient mis fin. Un avantage utile pour épauler son frère Paul dans le djihad et la construction d'un Empire atréide.

Alia connaissait des secrets qui auraient pu détruire l'Empire des Corrino bien avant que celle-ci ait décidé de s'attaquer à la maison des Atréides. Elle pouvait énumérer toutes les horreurs dont la Maison Harkonnen s'était vanté au fil des siècles, et toutes les autres, gardées soigneusement cachées pour que la Maison ne subisse pas une attaque concentrée de toutes les autres.

Alia avait connaissance d'autres secrets, trop anciens pour être un danger pour sa maison, mais délicieusement ironiques. Elle préférait ignorer le fait que cette connaissance faisait rire en cœur tous les Harkonnen qui se battaient pour obtenir une place dans sa tête trop occupée. Elle aussi appréciait l'humour de ce secret qu'elle ne partageait qu'avec Paul mais dont ils ne parlaient jamais.

Pour l'Imperium, il existait trois Grandes Familles dans l'univers, la famille Corrino déchue, les Harkonnen meurtriers et les Atréides justes et loyaux. Certes, l'opinion publique ne portait plus les Atréides aussi haut dans les nues qu'avant qu'ils ne déchaînent les Fremen dans l'Empire, mais les vieilles idées survivaient longtemps aux changements. Les Harkonnen étaient des monstres. Les Atréides étaient la meilleure option des deux.

S'ils savaient. Les Atréides faisaient remonter leur Maison a la plus haute antiquité de l'humanité, ses premiers balbutiements sur une planète dont tous ou presque avaient oublié la localisation mais révéraient encore le nom comme celui de leur berceau commun. Les Atréides se vantaient encore d'être la seule Maison dont le nom était resté inchangé depuis cette époque, faisant d'eux la plus vieille famille noble existante de l'humanité.

Sur ces deux points, ils avaient raison. Les femmes atréides du Bene Gesserit avaient du transmettre l'information de génération en génération en se gardant bien de dévoiler les détails moins reluisants de la légende familiale. Le duc Leto, le père d'Alia, n'avait jamais su que ces deux faits et s'était enorgueilli de la gloire auréolant sa famille. Lui n'avait pas ri en découvrant la vérité dans la mémoire d'Alia.

Les Atréides, ces parangons d'honneur et de justice, qui avaient su faire de leur planète-fief de Caladan un lieu idyllique où la nature prospérait sans entraver le progrès économique, et dans laquelle la population était heureuse et satisfaite, sachant qu'elle trouverait auprès de ses gouvernants la réponse à ses besoins et qu'elle n'avait pas à craindre l'injustice du pouvoir, ces Atréides descendaient de monstres.

Alia les entendait dans sa tête, ces monstres d'hier dont les descendaient s'étaient domestiqués mais qui, selon les définitions du Bene Gesserit, n'étaient qu'à peine humains. Elle ne pouvait faire autrement, même si leurs souvenirs étaient si anciens qu'ils étaient parfois étouffés sous tous les autres. Ils restaient cependant loin d'être totalement silencieux. Les plus violents de ces esprits étaient ceux contre lesquels Alia devait lutter le plus fort pour garder une semblance d'identité personnelle, ce qui était plus dur de jour en jour.

Elle les entendait tous, ces Atréides du temps passé, murmurer au fond de sa conscience. Tantale, le fondateur, le meurtrier originel, Pélops, le fils assassiné, Atrée, Agamemnon, Clytemnestre…

La nuit, elle rêvait d'Agamemnon devant le bûcher, sa fille debout, la main levée pour maudire son père qui se préparait à la sacrifier pour sa guerre, la plus meurtrière de son temps. La scène s'imposait à son esprit, encore et encore, ce qui signifiait qu'Alia la revivait aussi, et la culpabilité avec. Elle n'avait pas tué sa fille. Alia était trop jeune pour en avoir. Mais la nuit, elle se réveillait en sueur en se rappelant l'odeur de la chair brûlée de son enfant.

Inévitablement, cette vision réveillait les souvenirs de Tantale, la jouissance qu'il avait ressenti en servant son fils à manger à ses invités, parce qu'il était le seul à le savoir et que cela lui donnait du pouvoir sur les autres. C'était quelque chose qu'Alia avait hérité de lui, cette conscience que le savoir et le pouvoir étaient la même chose, sauf qu'elle ne l'avait pas tant hérité qu'intégré, parce qu'Alia n'était pas elle-même, mais un champ de bataille où s'affrontaient tous ses ancêtres.

J'aurais du être plus prudente, songea Alia. Si je n'avais pas parlé trop vite, j'aurais pu moi aussi goûter de ce met unique.

Cinq cent ancêtres en elle s'agitèrent en elle, offusqués. Eux n'avaient aucunement envie de goûter la chair humaine. Alia non plus. Cette pensée ne lui appartenait pas, c'était celle de Tantale.

Et pourtant, surgit une voix dans sa tête, tu n'hésites pas à boire l'eau des morts.

Non ! Ce n'était pas ses pensées, mais celles du vieux baron, de plus en plus fortes. Alia l'étouffa, ainsi que les centaines d'Atréides de Terre, de Caladan, et des dizaines de planètes où ils avaient vécu entre les deux s'offusquaient pareillement. Elle était Fremen. Nécessité faisait loi et l'eau était l'eau, qui ne pouvait être gaspillée. Ces Atréides là étaient gras d'eau. Ils ignoraient la dureté d'Arrakis. Elle avait déjà eu si soif qu'elle aurait été capable de boire du sang au cou de ses enfants.

Encore une pensée de Tantale. C'était lui qui avait pensé ça après le châtiment imposé par ceux à qui il pensait comme des dieux, les Muad'dib et Alia du Couteau de son temps. Ils l'avaient châtié par la faim et la soif. Un châtiment mérité pour son crime.

Les crimes… Ils étaient si nombreux chez les Atréides, et si abominables ! Cannibalisme pour Tantale. Infanticide pour Agamemnon. Elle voyait leurs crimes sous le jour sous lesquels ils se les présentaient, nécessité pour Agamemnon, curiosité pour Tantale. Elle voyait aussi la haine de Pélops pour son père Tantale et celle d'Atrée pour son père Pélops. Elle voyait Atrée reproduire le crime de son grand-père en servant par vengeance ses neveux à leur père, son frère jumeau Thyeste. Un juste châtiment !, hurla Atrée. Ma propre femme, me tromper avec mon frère, l'autre moitié de moi-même. J'aurais pu être plus sévère. J'aurais pu tuer les fils de la traîtresse. Elle m'a juré qu'ils étaient de moi, mais elle mentait peut être. Aucun homme ne peut rester sans réagir face à une telle trahison.

Alia tendait à avoir un autre avis. Elle n'avait pas oublié les mains d'Atrée presser sur son cou jusqu'à ce qu'elle n'entende plus que le sang qui battait dans ses oreilles avant qu'elle ne sombre enfin dans l'oubli.

Non. Elle n'était pas Érope. Elle était…

Le cycle de la haine continuait. Agamemnon, haïssant son père pour le crime commis contre sa mère, commettant le parricide pour venger celle-ci, tout en étant conscient qu'une chienne comme elle ne méritait pas de vivre, et qu'à la place de son père, il aurait répondu de la même manière à la trahison.

Non. Je ne méritait pas cette haine et ce mépris. J'ai épousé un des jumeaux avant dé découvrir que j'avais choisi le mauvais. N'avais-je pas droit à recevoir enfin un peu d'amour plutôt que des coups et du mépris ? S'il voulait que je soit fidèle, il n'avait qu'à se rendre digne d'être aimé. Thyeste a su le faire lui.

Catin. Traînée. Plus de coups t'auraient rendu plus obéissante.

Taisez-vous !, hurla Alia à tous ces Atréides défunts depuis plus de deux cent générations. Vous êtes tous morts ! Laissez-moi en paix ! Laissez-moi être moi-même qui que soit ce moi-même !

Mais la ronde des souvenirs continuaient, chaque fantôme se renvoyant ses crimes à la figure l'un de l'autre. Agamemnon, tuant son demi-frère Tantale et le fils de celui-ci pour effacer les traces de l'assassinat de son père et s'emparer de l'épouse de Tantale, l'épousant avant même que les oboles aient été placées dans leur bouche. Agamemnon, pleurant sa fille Iphigénie, mais rentrant quand même après dix ans de guerre chez une épouse à qui il avait déjà volé deux enfants en les tuant de ses propres mains.

Le souvenir de Clytemnestre bougea dans la tête d'Alia. Il a eu le toupet de revenir tout sourire, avec une prise de guerre qu'il a violé comme moi, lui faisant deux enfants. Je l'entends encore ouvrir à la volée les portes du palais, hurlant « Femme, apporte-moi du vin et fais-moi couler un bain, je reviens triomphant ». Triomphant, oui. Son armure était encore couverte du sang des enfants qu'ils ont tué à Troie. C'est toujours les enfants qui finissent pas payer quand les adultes sont en colère, une épée à un bras et de l'alcool dans l'estomac. Ce n'est pas que moi que j'ai vengé, ce sont toutes les mères de Troie. Oui, il a fallu que je tue aussi Cassandre et ses fils, mais je n'allais pas laisser ceux-ci prendre le trône de mon fils. Et pourtant, ils étaient si jeunes…

Bon sang, femme ! Dix ans que je me tue à la guerre pour récupérer la putain que mon frère a épousé et tu me trompes avec mon cousin ! Je vous avais confié Mycènes. Dix ans tu as régné en ta demeure, mais ça ne t'as pas suffit bien sûr, il fallait que tu me ridiculises en me tuant dans mon bain. Étaient-ils mien au moins ces enfants que tu m'as mis dans les bras ?

Oui, voulu répondre Alia, puisque c'est ton souvenir qui me hante et pas ceux de Égisthe et de Thyeste, quoi que je suis certaine qu'ils auraient leurs propres crimes à recaser dans ma tête, mais Oreste se mettait à crier à son tour.

Dieux ! Ma vengeance était juste ! Quel fils peut laisser le meurtre de son père impuni, même quand le criminel est sa propre mère ? Je devais le faire, et vous me récompensez par la folie ? Aurais-je pu me regarder en face si je l'avais laissé régner sur le trône qui aurait du me revenir ? Ce n'était même pas pour le trône, je n'en voulais plus avec tout le sang qui le salissait, mais je ne pouvais pas le lui laisser non plus. Ces voix dans ma tête… Est-ce une partie de la punition des dieux ? Ils m'ont tout pris, ma femme, mon pays, mon trône, ma raison…

-ASSEZ !, hurla Alia.

Épuisée, elle tomba à terre, soulagée d'être seule dans sa chambre, sans personne pour l'entendre sangloter en silence, roulée en boule comme l'enfant qu'elle n'avais jamais été.

Folie ! Cannibalisme ! Inceste ! Adultère ! Infanticide, parricide, matricide… Y avait-t-il un seul crime dont les Atréides n'étaient-ils pas responsables ? Informés de cette terrible vérité, Paul et elle n'étaient-ils pas condamnés à répéter les crimes du passé ? Allaient-ils se déchirer l'un l'autre pour le pouvoir sur l'Empire et l'Église de Muad'dib jusqu'à ce que le couteau d'Alia se retrouve planté dans la gorge de Paul, et celui de Paul dans sa poitrine à elle ? Serait-ce Jessica qui tiendrait le couteau et se dresserait au-dessus du corps ensanglanté d'Alia, le mot d'Abomination sur ses lèvres ?

Le silence seul lui répondit, et le rire du baron dans sa tête soudain vide.