17 février 1988
En tant que créature - ou esprit, la classification n'était pas claire - originaire du Japon, un kitsune n'aurait pas dû se trouver sur la côte Ouest des États-Unis. Seulement, il s'agissait de San Fransokyo, ville construite en territoire américain et reconstruite par des ouvriers japonais, si bien que lorsque traditions et créatures nippones avaient décidé de s'enraciner dans le coin, la chose était passée sans trop de mal, et un yokai était tout aussi facile à y dénicher que ça l'était au Pays du Soleil Levant.
En temps normal, ce yokai-ci serait bien resté blotti dans son nid de vieux draps et de cartons si la fille n'était pas venue mourir dans sa ruelle.
Elle devait avoir huit ou sept ans, mais on lui en aurait donné cinq à peine tant elle était petite et maigre, les vêtements trop grands flottant sur sa charpente diminutive accentuant l'effet. Son t-shirt troué s'imbibait de rouge autour d'une entaille au couteau, un rouge aussi brillant que sa chevelure crasseuse et emmêlée.
Le kitsune adorait la couleur rouge. Et puis, un enfant restait un enfant. Gaspiller une vie si jeune, ce serait dommage.
Lorsque l'être se coula en elle, ce ne fut pas sans difficulté, car apparemment, il y avait déjà un locataire dans cette mignonne petite tête. Non, pas un locataire, un parasite. Hors de question de tolérer ça, mais le kitsune ne se sentait pas d'humeur à régler le problème aujourd'hui. C'était bien plus important de fusionner comme il fallait avec ce nouveau corps, l'inspecter en état et - oh, alors ça...
Décidément, cet hôte était de plus en plus intéressant.
Quand Viola Potter avait fermé ses yeux vert jade dans ce cul-de-sac qui empestait l'urine et la pizza moisie, elle ne savait pas ce qu'elle s'attendait à voir. Peut-être pas le Paradis - la tante Pétunia répétait toujours qu'une horrible petite fille comme elle finirait en Enfer et ce serait tant mieux - mais peut-être quelque chose comme la bibliothèque, où elle était à peu près certaine de ne pas être harcelée par Dudley et sa bande.
Elle se trouvait dans une forêt, de longs arbres élancés la cernant, leurs feuilles vertes rendues presque jaunes par la lumière radieuse qui les traversait. Des oiseaux pépiaient au-dessus de sa tête, et un gazouillis de rivière se glissait sous la mousse élastique qui recouvrait le sol.
Devant elle se tenait quelqu'un habillé d'une robe colorée aux manches amples, serrée à la taille par une large écharpe brodée de fils métalliques, ses longs cheveux noirs très raides encadrant un visage très pâle, à la bouche maquillée, aux yeux dorés fendus d'une pupille verticale surmontés de sourcils curieux, si épilés qu'ils en était réduits à deux gros points noirs.
La personne avait aussi deux oreilles pointues à la blancheur neigeuse, émergeant du casque élégant de sa chevelure, et trois queues touffues également blanches, pointant sous la robe colorée qu'elles soulevaient, laissant entrevoir plusieurs jupons superposés.
Constatant l'attention de la fillette sur elle, la créature eut un sourire rempli de dents très pointues - non, à ce stade, il s'agissait carrément de crocs. Viola aurait dû avoir peur, mais jusque là, cette étrange personne n'avait pas essayé de l'enfermer dans un placard ou de la pincer ou de la battre pour avoir été fainéante.
« Bonjour, ma chère petite » dit l'être, et sa voix ressemblait à la cloche de l'église quand le vicaire la faisait sonner, aussi grave, profonde et solennelle.
« Qui êtes-vous ? » demanda l'enfant, aussi hypnotisée par cette voix que par ce regard clairement inhumain.
La créature eut un rire très doux.
« Mais je suis toi, voyons. Tu es venue à moi, et désormais, nous ne faisons plus qu'un. »
Viola cligna des paupières. Elle s'était regardée dans le miroir à l'occasion, et elle savait qu'elle était loin de ressembler à cette personne en face d'elle - beaucoup trop petite, beaucoup trop laide, beaucoup trop... Viola.
« Non, je n'étais pas là depuis le début » intervint la voix profonde, interrompant le fil de ses pensées. « Jusqu'à aujourd'hui, j'existais en dehors de toi, comme une personne différente. Et puis, j'ai décidé que je voulais être toi. »
Pour le coup, la petite en eut le souffle coupé. Cette créature si raffinée, si belle, si captivante voulait devenir comme Viola ? Viola le monstre, Viola le fardeau pour les honnêtes gens, Viola dont les propres parents n'avaient pas voulu ? Quoi ensuite, l'oncle Vernon allait la déménager dans la chambre d'amis et la laisser manger à tous les repas ?
« Tu es fâchée ? Tu ne veux pas de moi ? » demanda la créature, apparemment désolée.
« ...Pourquoi vous me voulez moi ? »
L'être pencha la tête sur le côté, son regard doré toujours fixé sur la petite.
« Pourquoi ne te voudrais-je pas ? Si tu savais ce que j'ai vu en posant les yeux sur ta personne... Aimerais-tu que je te le montre ? »
Viola hésitait. Peu importe combien elle travaillait dur, combien elle faisait d'efforts, combien elle essayait de s'effacer, tout le monde répétait qu'elle n'était bonne à rien, qu'elle n'avait aucune qualité, qu'elle ne serait jamais rien de bon. Après tout ce temps, entendre quelqu'un affirmer que vous étiez quelque chose plutôt que rien, c'était difficile à croire.
Difficile et tellement attirant, tellement tentant. Viola avait vu les câlins que la tante Pétunia distribuait à Dudley, les compliments qu'elle faisait pleuvoir sur lui, l'admiration qu'elle lui vouait, et mille fois elle en avait convoité une moindre miette. Et maintenant que se présentait une occasion, c'était...
« Je peux te montrer » insista la créature. « Dis juste que je peux entrer. »
Viola ferma les yeux. Inspira profondément.
« Tu peux entrer. »
Si les kitsune étaient difficiles à classifier en tant que créature ou être, c'était à peu près pour la raison que, de même qu'un loup-garou est une créature dans son état maudit mais pas le reste du mois, un kitsune n'était une créature qu'en dehors d'un hôte approprié.
A l'état sauvage, le kitsune n'était ni plus ni moins qu'un renard doté de pouvoirs magiques - pratique pour fuir les chasseurs ou trouver de quoi se nourrir. Mais à l'occasion, il lui arrivait de posséder un humain, et comme on s'en doute, la créature résultant du mélange était aussi loin de l'animal qu'elle l'était de l'humain lambda.
Lorsque les yeux vert se rouvrirent dans l'allée, Viola Potter n'existait plus. Ayant cédé son corps et son âme à un kitsune, l'entité de sept ans ayant porté ce nom était purement et simplement morte, aussi morte qu'il était possible de l'être quand votre cœur continue de battre dans votre poitrine.
Le kitsune examina ses nouvelles mains avec attention tandis que sa psyché terminait de se réorganiser - mine de rien, rajouter sept ans de souvenirs à un siècle de mémoire, c'était loin d'être facile. Surtout quand une partie de cette mémoire se rapportait à une période animale. Un animal n'avait pas besoin d'une conscience de soi, ni même d'un nom.
Ah oui, un nom. Il me faut un nouveau nom.
Viola ne pouvait convenir, bien entendu. Viola était une fillette faible et craintive abandonnée à des esprits étroits qui se faisaient une joie de la malmener juste parce que. Il fallait autre chose, quelque chose de mieux.
Après une longue réflexion de dix bonnes minutes, le kitsune opta pour le choix de Kikyô. C'était aussi un nom de fleur, une jolie fleur aussi délicate qu'agréable à contempler. Et aussi un symbole du Japon. Mine de rien, un kitsune était chatouilleux concernant le statut de son pays d'origine.
Kikyô quitta le cul-de-sac où elle était morte et s'était relevée vivante d'une démarche nonchalante. Elle avait du travail à accomplir.
