8 avril 2029
C'était tout de même bête, de naître à peine un mois après la rentrée des classes – Hiro avait techniquement l'âge de rejoindre enfin le pensionnat, mais il était gardé dans la cour des petits. D'accord, c'était un brin méchant d'utiliser ce mot en particulier, mais c'était l'impression qu'il en avait. Il voulait tellement qu'on soit déjà l'année prochaine !
Quand il avait dit ça à M. Okamoto, celui-ci avait souri et lui avait déclaré que n'importe quel garçon avait hâte de faire ses preuves et d'être reconnu comme un homme parmi les hommes, peu importe l'espèce. Un peu ridicule, cette façon de voir les choses, il s'agissait seulement du pensionnat, pas d'aller couper la tête à un ours des montagnes ou de nager jusqu'en Chine et d'en revenir sans aide afin de prouver qu'on méritait de ne plus être considéré un bébé.
Bon, vu toute la pollution et la chasse dans le monde, c'était sans doute pas plus mal d'utiliser l'école et les diplômes pour marquer les différents degrés de la maturité. Hiro se rappelait que Sariatu-sensei avait été au bord des larmes pendant qu'elle expliquait à sa classe qu'un instrument rituel qui ne devait servir qu'à communiquer avec les loups n'était plus du tout utilisé aujourd'hui, parce que les loups avaient été exterminés dans les quatre coins du Japon, et ça avait causé des ravages parmi les youkai qui vivaient avec les animaux et s'occupaient d'eux, au point que ces clans n'existaient pratiquement plus, réduits à une poignée de représentants.
Quand il avait reçu son inscription à Mahoutokoro, Hiro ne s'était pas arrêté pour se demander pourquoi les créatures magiques et les sorciers restaient à l'écart des gens ordinaires – quand on habitait à San Fransokyo, on n'avait pas l'opportunité de croiser une yuki-onna en allant acheter son pain le matin, ni de faire coucou à une sirène pendant qu'on se promenait sur la plage. Et puis, il avait commencé à apprendre le code de bonne conduite, et il s'était dit que les youkai et les onmyoji voulaient être laissés tranquilles, que c'était juste grossier de demander à votre voisin s'il préparait des philtres alchimiques dans un coin de sa cuisine et quand vous aperceviez un truc suspect, il fallait détourner les yeux parce que c'était poli.
C'était une bonne réponse et en même temps, ça ne l'était pas. Mais comment un gamin de sept ou huit ans peut-il imaginer que des êtres vivant en moyenne deux à trois siècles et capables de réécrire le monde d'un bête claquement de doigts avaient en réalité peur des humains ?
Hiro supposait que c'était raisonnable : la magie venait du monde naturel, et les humains tendaient à infliger de gros dégâts à la nature. Les loups et les dodos n'étaient qu'une partie de cela, il y avait aussi les marées noires et le mercure déversé dans l'océan et les forêts coupées seulement pour être remplacées par des espèces considérées plus jolies mais qui ne convenaient pas du tout à la biodiversité locale.
Les humains n'aimaient pas le monde naturel, ils voulaient le réécrire comme eux voulaient que le monde soit. Ils ne s'intéressaient plus à la magie, réservée à un petit nombre, et répandaient une science qui était accessible à n'importe qui capable d'appuyer sur le bouton adéquat.
Comment expliquait la série Fate/stay night ? Ah oui, l'Âge des Dieux s'éteignait peu à peu tandis que l'Âge de l'Homme prenait ses aises, inondant chaque parcelle de la planète conquise par Homo Sapiens Sapiens de sa froide, rationnelle lumière.
Youkai et mages étaient nés pour un monde baigné par l'éclat de la lune et des étoiles, et de jour en jour la planète devenait trop lumineuse pour leur permettre de s'y attarder, malgré leurs efforts pour préserver des poches où se réfugier. Pour beaucoup, le choix de mourir avant de ne plus reconnaître la contrée leur ayant donné la vie s'était imposée comme une évidence.
D'autres encore avaient fait le choix du départ – départ pour quelle destination, Hiro n'en avait pas la moindre idée, mais il soupçonnait que c'était quelque chose ressemblant au palais du Roi-dragon des océans dans le conte d'Urashimatarô, le pêcheur emporté hors du temps. Peut-être une dimension parallèle ?
Quand il avait voulu demander des précisions à Nura Wakana-sensei, elle avait eu un petit rire triste et lui avait tapoté le haut de la tête avant de déclarer qu'il apprendrait le chemin de là-bas bien assez tôt, mais pour l'instant il était encore petit, qu'il profite donc du présent, d'accord, Hamada-kun ?
Hiro n'était plus tellement petit, il avait l'âge d'entrer au pensionnat et de se mettre à étudier sérieusement les arts arcanes au lieu de n'ingurgiter que de la théorie, mais Nura Wakana-sensei avait raison, c'était important de se concentrer sur le moment de maintenant.
Surtout quand maintenant était un dimanche, et que pour votre anniversaire, votre tante pâtissière avait préparé un assortiment de gâteaux constituant un arc-en-ciel de fruits et de chocolat et de pâtes feuilletés, c'était tellement bon que c'était dommage que chaque gâteau se dévore en deux bouchées grand maximum.
« Alors tu es toujours décidé ? » interrogea Hime-sempai qui vibrait de contentement, un peu comme Mochi quand le nekomata était heureux mais le contentement de la fille aux yeux rouges n'était pas réellement félin et dégageait plutôt une indéniable impression serpentine. « Tu resteras avec nous au lieu d'aller te sauver chez les Américains ? »
Hiro renifla superbement.
« Je ne me sauverais pas, je retournerais dans la patrie de mes ancêtres. Je suis né à San Fransokyo, tu l'as oublié ? »
« Je te pardonne » déclara théâtralement Hime-sempai, « la perfection n'est pas de ce monde, il faut que tu caches quelque chose à te reprocher. Et depuis notre première rencontre, ton accent ne s'entend presque plus. »
« Les merveilles de l'immersion totale en pays étranger quand on a le cerveau assez plastique pour apprendre la langue en quelques mois » railla Hiro.
Sa décision de poursuivre ses études à Mahoutokoro avait mûri et s'était renforcée tout au long de sa scolarité entre les murs de l'académie japonaise – comment pouvait-il abandonner ses amies, ses professeurs, ses ateliers favoris pour un établissement qui lui était inconnu, dont il ne connaissait aucun recoin, alors qu'il n'avait aucune idée du code à suivre une fois inscrit là-bas ? Oui, Oikawa-sensei lui avait fourni des pamphlets et des témoignages écrits par d'anciens élèves et enseignants d'Ilvermorny, mais ce n'était pas la même chose !
Et puis, ce n'était pas Ilvermorny qui avait envoyé quelqu'un pour les rassurer lui et sa famille quand il avait sept ans et ne comprenait rien aux phénomènes bizarres qui n'arrêtaient pas de se produire dans son entourage immédiate. Ce n'était pas Ilvermorny qui l'avait constamment rassuré pendant qu'il grandissait et explorait les limites de son intelligence et de ses talents. Ce n'était pas Ilvermorny qui s'était donné du mal pour qu'il puisse retourner voir sa tante et son frère alors que les Portoloins coûtaient cher et que le décalage horaire embêtait le départ et le retour.
Non, premier arrivé, premier servi. Et grâce au programme de l'alternance, Hiro ne perdrait pas l'essentiel, un double diplôme pour quand il serait prêt à entrer dans le monde du travail.
Il avait onze ans, il était entouré par sa famille et ses amies pendant qu'ils mangeaient des gâteaux, et il avait déterminé à quoi ressemblerait son avenir. La vie était absolument parfaite, et il ne voyait rien qui puisse la perturber.
Absolument rien.
