« Bella Swan est enceinte. »
Grand silence. Je regarde mon père : ça se voit qu'il comprend pas. Il a l'air totalement perdu. Si j'ai eu la même tête quand Swan me l'a annoncé, c'est pas étonnant qu'elle ait eu envie de m'en foutre une.
Maman comprend plus vite que lui :
« Tu… Tu l'as mise enceinte ? »
Ses yeux sont écarquillés. Elle a la bouche ouverte, je résiste à l'envie de lui rappeler qu'elle risque de gober des mouches. À mon avis, ce serait malvenu.
Alors je réponds :
« Oui. »
Mon père a toujours l'air hagard alors que maman déglutit ostensiblement.
« De… Comment… »
Elle cherche ses mots. De combien de mois ? Comment on a fait ? Comme tous les couples, malheureusement. Même si j'en ai aucun de putain de souvenir.
« Je vais être grand-mère ? »
Je hoche la tête, déconfit : ça va leur faire un coup de vieux.
Ça y est, papa se réveille : ses poings se serrent, sa mâchoire se contracte, ses sourcils prennent une posture de mauvais augure. J'ai déjà vu mon père énervé, je me prépare à la tempête.
« Edward… »
Je sais comment ça va se passer. Il va gueuler, me demander ce qui m'a pris, me dire que je lui fais honte, qu'il ne me pensait pas capable de faire ça, qu'il ne me comprend pas, vraiment, parce que bon, merde, c'est pas comme ça qu'il m'a éduqué, à mettre enceinte les filles qui n'ont rien demandé.
Je m'apprête à essuyer la gueulante. Il ouvre la bouche et...
Et la sonnerie retentit violemment. Vu comme je suis tendu, je sursaute. J'hésite à aller ouvrir mais je n'ai pas le temps de prendre une décision : j'entends la porte grincer sur ses gonds et soudain, Bella Swan entre dans la cuisine et l'air devient plus respirable.
« Bonsoir Carlisle, bonsoir Esmé ! J'arrive trop tard ? »
Elle a l'air enjoué des grandes vacances mais je vois bien que son sourire ne remonte pas jusqu'à ses yeux. Elle s'approche d'eux, hésite à leur claquer la bise, se ravise, puis vient de mon côté.
« Ça va ? » elle me demande silencieusement, juste en articulant et en haussant les sourcils.
J'acquiesce. J'ai la gorge sèche mais je sens que je me détends : je ne suis plus seul.
« Bella… »
Mon père a toujours kiffé Swan : il la trouve très drôle (j'ai jamais compris pourquoi) et très intelligente. Alice est plus calme quand Swan est là, et rien que pour ça, Swan mérite les lauriers de la victoire selon mon père. Je crois qu'il aurait aimé l'avoir comme fille. Je sais qu'il la considère presque comme telle.
J'arrive pas à savoir s'il sera plus déçu d'elle ou de moi. Et ça me fait mal.
« Qu'est-ce que tu fais là ?
- Edward était avec moi quand je l'ai annoncé à mon père. Ça me paraissait juste de venir quand il vous l'annoncerait, même s'il me l'a interdit. »
Je suis content qu'elle ne m'ait pas écouté. Papa osera jamais gueuler comme il en a le secret avec une femme enceinte dans la pièce. Swan est le meilleur paratonnerre que je puisse avoir.
« Notre fils nous annonçait justement…
- Que nous allions avoir un enfant, oui. »
Elle a relevé le menton en un geste de défi. Papa monte en pression, je le vois. Je le connais.
Je suis pareil.
« Il est hors de question…
- Carlisle…, le coupe maman d'une voix inquiète.
- Parce que vous croyez qu'il est seul responsable de la situation ? On était ivres, tous les deux. On est aussi responsables l'un que l'autre. Vous n'aviez qu'à apprendre à votre fils à boire avec modération. » cingle Swan.
Papa devient rouge. Je me rapproche d'elle et pose la main sur son épaule.
« Swan… Vas-y mollo. »
Elle se dégage d'un geste brusque. Papa craque, sans trop desserrer les dents : il siffle entre ses lèvres à peine entrouvertes.
« Bella… Vous êtes trop jeunes ! C'est une connerie ! Une immense connerie !
- Carlisle ! »
Cette fois, la voix de maman a claqué.
« Tu ne peux pas dire ça ! Un enfant n'est jamais une connerie, c'est toujours une chance !
- Putain de merde ! » crie mon père en donnant un coup dans le mur.
Swan recule. Elle a pas l'habitude de voir le gentil Dr Cullen craquer ainsi. Papa est un sanguin qui passe son temps à se contenir : là, il est plus trop dans le contrôle. Je me rapproche d'elle : pas question qu'elle prenne peur.
« Mais tu vois pas, là ? Ton fils, père à son âge ? Avec la meilleure amie de ta fille ? Il profite d'une fille ivre et... »
Il fait les cent pas dans la cuisine, fulmine, nous regarde. Je sais pas quel tableau on offre, mais c'est sûr que la donne a changé. Swan est à côté de moi et je fais barrage, encore et toujours.
« Ils vont droit dans le mur, bordel !
- Carlisle…
- Je me suis saigné pour lui offrir une éducation digne de ce nom et faut encore qu'il merde tout, toujours ! »
Aïe. Ça fait mal.
Je ne pensais pas que mon père pensait ça de moi. J'ai toujours su qu'il était un peu déçu de moi, parce que j'étais pas aussi brillant que ce qu'il voulait, pas aussi intello. Même quand j'arrive premier sur le podium, il est jamais content.
« T'as qu'à me déshériter direct, papa. Au moins ce sera fait, et t'auras pas à te préoccuper de ton minable de fils. »
Je sens la main de Swan qui passe sur mes poings serrés. Elle glisse ses doigts contre mes phalanges, caresse le creux au niveau du pouce, insère son pouce dans ma paume. Mes doigts se desserrent.
Mon père a l'air blessé : sa colère est retombée d'un coup.
« Fiston… C'est pas ce que je voulais dire.
- C'est ce que tu as dit. »
J'ai mal au cœur. Maman essaie de calmer le jeu :
« Eddie, chéri, il ne le pensait pas !
- Bien sûr que si, il le pense. »
Maman n'ose plus rien dire. Je guette dans les yeux de mon père. Je vois qu'il est déçu et qu'il se sent minable. Tel fils, tel père…
« Carlisle… »
La voix de Swan est douce, comme si elle essayait d'apprivoiser un animal sauvage. Je sens toujours sa main dans la mienne et ça me permet de tenir debout. Je pensais pas qu'un contact aussi simple apportait autant : je comprends mieux les couples niais qui se triturent les mains quand ils stressent. J'espère qu'elle ne me lâchera pas.
Si elle me lâche, je m'effondre.
« La situation n'enchante personne, vraiment. Je n'ai jamais voulu tromper Jacob ! »
Mes parents connaissent Jacob. Maman le trouve charmant et bien élevé et papa trouve qu'il a une tête de dogue allemand et qu'il est ennuyeux à mourir. J'ai toujours été d'accord avec lui.
Un des rares sujets sur lesquels on était d'accord.
Papa soupire et se tourne vers la fenêtre. Maman se tord les mains, les larmes aux yeux. J'ai toujours mal mais je me contiens : j'ai pas l'habitude de faire pleurer ma mère. Je me raccroche à la main de Swan, la serre. Sa colère me protège.
C'est drôle : il y a une semaine, j'aurais jamais cru que Swan pourrait m'aider à affronter mon père.
J'aurais jamais cru devoir affronter mon père.
« Tu me déçois, Edward. » lâche-t-il finalement en regardant le jardin par la baie vitrée.
La phrase fait mouche : ça me fissure à l'intérieur, mais j'ai ma réponse toute prête.
« T'aurais dû être habitué, à la longue… »
Maman sanglote, ça y est. Elle hésite, elle ne sait pas quel parti prendre. Son mari ou son fils ?
C'est Swan qui prend les choses en main :
« Edward dormira sur mon canapé ce soir et les nuits suivantes si vous êtes incapable de reconnaître que vous vous comportez comme un connard. »
Mon père frémit, maman gémit. Et moi, même si je trouve ça violent, même si jamais j'oserais parler comme ça, même si c'est Swan, ça me fait du bien d'entendre ça, comme un gamin qui découvre pour la première fois de sa vie la jouissance acide de la rébellion.
« Jeune fille, ta grossièreté…
- J'ai passé l'âge de me faire gronder, le coupe Swan. Et je m'adapte à mon auditoire. Pauvre type. »
Elle me tire par le bras et on quitte la cuisine alors que j'entends maman qui retient mon père.
Je la suis. Elle me mène à ma chambre, jette un sac sur mon lit.
« Prends tes cours. »
J'obéis comme un automate. Je rassemble mes affaires, déniche un maillot de bain dans le bac à linge sale, jette un slip propre dans mon sac de cours. Swan observe les posters affichés aux murs et la bibliothèque presque vide.
« Je suis prêt. »
C'est dans la voiture que je remarque qu'elle craque. Ses mains sont prises de tremblements. Je la pousse gentiment pour prendre le volant : ses nerfs doivent lâcher.
Elle se met à pleurer une fois que la voiture fait crisser le gravier. Ok, c'est mes parents à moi qui font de la merde, mais c'est des parents de remplacement pour elle, je crois. Surtout maman. Swan a pas vraiment eu de mère.
Maman est la mère de substitution de pas mal d'enfants de Forks.
Elle renifle, marmonne, se mouche dans sa manche, c'est dégueulasse.
Le tableau de bord indique qu'il est à peine vingt-et-une heures trente. Mes réflexes prennent le relais et je prends la route que je connais le mieux dans tout Forks.
Je conduis jusqu'à la piscine.
Swan m'observe forcer la serrure sans rien dire. Pour une fille de shériff, je la trouve peu réactive. Elle entre derrière moi.
On traverse les vestiaires vides : nos pas claquent contre le carrelage et les murs encore humides.
Je me déshabille, reste en caleçon : mon maillot est resté dans la voiture. Quand je plonge, je me retrouve. Je pleure, à cause du chlore, sans doute. Je commence à nager furieusement, violemment. J'ai jamais été aussi agressif. Je suis pas du tout dans le fameux laisse-toi glisser des cours de natation des benjamins. Je frappe l'eau. Je me fais mal tellement j'y vais fort.
L'eau est ton amie, arrête pas de me répéter Emmett à chaque entraînement où j'ai un peu trop envie de la boxer.
Il a pas tort. Elle est là quand j'ai besoin d'elle, et elle m'accueille.
Swan aussi est là, assise sur le plongeoir. Elle me regarde nager jusqu'à l'épuisement.
Et quand on finit par rentrer chez elle, c'est elle qui conduit. Ses yeux sont rouges mais secs. Elle a retrouvé ses esprits le temps que je me purge. Elle regarde droit devant elle, ses mains posées sur le volant de la Volvo comme si elle avait toujours conduit une voiture plus efficace que son vieux pick-up de merde retapé par son mec.
On roule en silence.
Sur ma langue le goût du chlore – et mes yeux brûlent.
