Ecrit pour Ploum, qui voulait Khatha et Triphop en friends with benefits


Quand Triphop était enfant, Khatha était le trésor de sa famille. Son grand-père en parlait comme d'un héritage, un destin, un dieu dont l'histoire et le destin étaient racontée à la veillée, en mots calmes et pesés.

Un jour, il l'a dit à Bam, la fille des voisins, alors qu'ils jouaient ensemble au parc. Ils avaient un dieu immortel à la maison ! Qui avait toute une collection d'objets magiques !

Il voulait l'impressionner. Mais aussi, il lui faisait confiance pour n'en parler à personne. Grand-père avait dit n'en parle à personne, mais en parler à quelqu'un de confiance était différent. Peut-être.

Mais elle ne l'a pas cru, et peut-être était-ce la raison pour laquelle son grand-père ne voulait pas qu'il en parle en premier lieu.


A l'adolescence, Triphop découvre que sa famille n'a pas toujours raison. Il se sent seul, et fait très mal semblant de le faire exprès, de l'apprécier. Même sa relation avec Bam devient tendue. Elle est sortie avec un garçon pour la première fois, ce fut bref, et la façon dont elle parle de son ex ne donne pas envie à Triphop de sortir avec… avec n'importe qui, vraiment.

Ironiquement, c'est le moment où il brille le plus dans ses études, où il découvre que s'il veut faire autre chose que ce que sa famille lui destine, il y a un moyen à sa portée. Personne à l'école ne sait qu'il est un enfant rebelle.

Un jour, il est invité au Musée ; évidemment, il en reprendra la gestion quand son père partira à la retraite. Il faut qu'il apprenne les ficelles.

Quand il était enfant, il était fasciné par ces objets surnaturels. Maintenant, tout ceci lui semble banal et inutilement dangereux.

Il boit une tasse de thé avec Khatha. Quand il était petit, il le trouvait magnifique. C'est toujours un beau garçon, certainement, mais cela ne signifie rien.

"Vous n'êtes pas un dieu," lui dit-il, et son ton est accusateur, comme s'il lui en voulait pour cela.

Son père articule immédiatement des menaces sourdes dans sa direction. Mais Khatha lève la tête, le scrute, comme s'il avait dit quelque chose de surprenant.

Il ne dit rien, pourtant, et ils finissent de boire leur thé en silence.

Quand ils sortent de la pièce, Khatha s'insinue entre Triphop et son père, presque naturellement, pour un instant.

"Non. Tu as raison." murmure-t-il à l'oreille de Triphop avec douceur ; et il s'écarte immédiatement, le laisse sortir et mariner dans ses questions.


Khatha a demandé à ce que Triphop soit présent, lui dit son père. Il semble surpris. Il peut l'être, après le discours sévère qu'il lui a fait sur la politesse due aux aînés.

Ainsi, être immortel est le moyen gagnant pour forcer tout le monde à être poli avec soi. Cela explique des choses.

"Je serai direct." lui demande Khatha. "As-tu l'intention de m'assister dans le musée après ton père ?"

Triphop trouve difficile de répondre non, même s'il en a envie.

"Pourquoi devrais-je le faire ?" demande-t-il.

"Je me suis posé cette question aussi. Veux-tu savoir ma réponse ?"

Triphop voudrait tellement avoir épuisé tout son émerveillement enfantin, dire à voix haute qu'il s'en moque, et le penser. Mais il veut savoir, il veut comprendre, et il le confesse, contrôlant difficilement la colère dans sa voix.

Et Khatha lui raconte son histoire, depuis le début, quand il était un humain normal et pauvre. Triphop n'est pas certain de vouloir le croire, mais qui raconterait une histoire fausse en se peignant de façon aussi noire ? Qui raconterait que son immortalité vient d'une malédiction, qui vient d'une trahison pour laquelle il n'a aucune excuse ? Qui jetterait au feu ce qui lui permet d'obtenir le respect et la fascination de ceux qu'il croise ?

(Ca, et la quantité obscène argent qu'il possède. Mais d'après ce que dit Khatha, il y a quelques façons sûres de faire fortune qui demandent de ne pas pouvoir mourir, et aussi de ne pas avoir peur des malédictions parce que la place est déjà prise.)

A la fin, Triphop est presque sûr que si Khatha ment, ce n'est pas pour se faire bien voir.

"Pour sauver le monde, donc ?" demande Triphop, sa voix aussi ironique que possible. Il est un peu touché. Il n'aime pas que cela se sache.

"Idéalement."

"Cela a attendu quelques siècles, je pense pouvoir prendre encore quelques années pour me décider," dit finalement Triphop, déjà à moitié conquis et bien trop fier pour l'avouer.


Triphop fait des études courtes d'économie ; pas assez pour devenir riche, assez pour pouvoir faire efficacement la comptabilité de quelqu'un qui l'est.

C'est à la fois une façon dont il pourrait reprendre le musée et une façon d'y échapper facilement. Il en est très conscient. Le choix est difficile, et il le reporte à plus tard.

Bam suit la tradition familiale et rentre dans la police, son père lui offrant les appuis nécessaires, son intelligence et son courage au travail faisant le reste. Elle en devient, si c'est possible, encore plus intimidante.

Cela doit faire partie des compétences spéciales qu'on apprend dans la police et pas en comptabilité, comment être aussi ferme que le fer.

Quand Triphop revient de l'université, il demande à rencontrer Khatha lui-même.

"Je le ferai," dit-il. "Je vous aiderai avec votre musée. À une condition : cessez de me traiter comme un gamin."

"J'ai fait ça ?"

"Avec tout le monde ! Même avec mon grand-père ! Je le comprends, nous sommes beaucoup plus jeunes que vous. Tous les humains sur terre. Mais ce serait possible de le montrer un peu moins ?"

"Tu penses que tu es mon égal ?"

"Je n'irai pas jusque là. Si j'accepte, vous êtes mon patron, à qui je dois le respect. À qui je devrais le respect même s'il avait vraiment la personnalité d'un chanteur pour jeunes filles, et pas que le visage."

Khatha rit. "Et je devrais ne pas t'appeler un sale gamin, après ça ?"

Triphop sourit aussi. Cela gâche un peu la formalité de sa réponse. "Pour atteindre nos objectifs, donnons-nous une période d'essai."


Un soir où Triphop découvre plus intimement les entrailles du musée, une angoisse sourde le prend au ventre, à l'idée de cette pile de malédictions semblant écraser l'espace.

"Tout va bien," dit-il d'un ton qu'il espère consolateur, qu'il espère distant. "Beaucoup de ces objets sont bien plus maudits que vous."

"Je suppose que je suis le moins dangereux à toucher," répond Khatha, "et cela ne veut pas dire grand chose."

Il se moque de Triphop, mais par humour, pas par mépris. Il semble presque vivant à ce moment, pas le dieu de l'enfance devenu idole brisée. Et puis il le défie, et Triphop est encore assez jeune pour prendre tous les défis sérieusement.

Alors il pose lentement, délibérément, sa main sur la joue lisse de Khatha. La peau est très douce sous ses doigts, et étrangement chaude.

Il l'embrasse, la tête vide, de toute idée de sacrilège et de tout désir pour l'avenir. Khatha répond, même s'il ne comprend que confusément ce qu'ils font, et le monde qui les attend, peuplé de malédictions, semble un peu moins terrifiant.


La première fois était une impulsion. La seconde est rationalisée à l'excès.

Ce n'est pas seulement parce que Khatha est d'une beauté frappante, même si cela joue certainement. C'est plutôt qu'ils sont prisonniers de leur secret sur l'approche de la fin du monde, une trappe collante de solitude dans laquelle Triphop a insisté pour être pris, dans laquelle il est revenu se jeter stupidement.

L'embrasser semble presque trop facile. Si cela se passe mal, qu'y a-t-il à perdre ? Pas sa place, et certainement pas de rêves. Triphop peut oublier qu'il a un cœur à briser, que même l'idée d'embrasser Bam est terrifiante et nostalgique.

La seconde fois qu'il embrasse Khatha, c'est dans son bureau, où il y a un canapé. Il n'avait pas prévu de s'y retrouver renversé, mais il ne se plaint pas.

Le plaisir les traverse et ne les transforme pas, léger et acide. C'est absolument parfait.


La jalousie semble être une pulsion universelle, qui s'insinue aux endroits les plus absurdes. Il n'y a aucune romance entre Khatha et Triphop. Ils le savent bien tous les deux. Et pourtant, Khatha semble s'être pris d'aversion pour Bam, et fait semblant à répétition d'oublier son existence.

Et pourtant, quand Khatha devient obsédé par le serveur du café local, Triphop ne peut contenir une sourde irritation.

"Il ressemble à votre frère de serment," dit-il. "Et alors ? C'est quelque chose qui devrait arriver, quand on vit assez longtemps ?"

"Pas de cette façon." répond Khatha. "Pas exactement le même visage."

"Vous n'avez pas de photo, et la mémoire est trompeuse."

Triphop n'est pas pleinement convaincu par son propre argument, Khatha encore moins. Mais il n'aime pas l'alternative, qui est quelqu'un qui prend l'apparence de Chan pour des buts certainement inquiétants.

"Alors parlez-lui !" s'exclame-t-il. "Allez au fond du mystère !"

Khatha détourne le regard, tente de cacher qu'il est bien plus effrayé qu'en découvrant les artefacts les plus dangereux.

Khatha ne pense même pas que le garçon pourrait être un artefact lui-même ; il est juste un humain terrifié d'avoir le cœur brisé.


Le mystérieux jeune garçon qui a le visage d'un mort travaille maintenant au musée.

Triphop devrait être content que Khatha ait suivi ses conseils. Il devrait être rassuré : Dome semble humain. Il n'a rien du charisme mystérieux que Khatha prête à son frère de serment. Non, qui était réel. Même si son cœur est biaisé, il ne lui a pas inventé une horde de fidèles.

Si c'est quelqu'un qui fait semblant de lui ressembler, c'est très mal fait.

Triphop peut donc revenir à ses affaires et cesser de s'inquiéter à son sujet.

À part que…

Le premier jour, par accident, Dome réveille le démon qui dort dans l'esprit de June. Ce n'est, objectivement, pas sa faute. Mais c'est une étrange coïncidence.

Le second jour, par un autre accident, il provoque un vol aux conséquences inimaginables.

Ce n'est pas le meilleur employé que Triphop ait supervisé, et l'autre est un démon de vengeance. Triphop ne peut pas croire que ce soit lui qui ait retenu l'attention de Khatha.

Ce ne serait pas un problème, juste une simple contrariété, s'il était certain que Khatha _aime_ vraiment le genre naïf et qui a besoin d'être secouru en permanence, et qu'il n'est pas en train de regarder à travers lui, de chercher une ombre qui n'est pas là.


Le dernier baiser de Khatha et Triphop n'est pas triste, juste un défi moqueur. Dome est parti. Triphop prend les joues de Khatha entre ses mains, attend une réaction. Il n'en a pas, pas avant que leurs lèvres se touchent et que Khatha recule.

"Dites-moi," lui dit Triphop.

Khatha comprend, bien sûr. "Je suis amoureux de lui."

C'est un soulagement de l'entendre le dire. Un peu d'envie aussi, peut-être.

"Alors vous pourriez le lui faire savoir," grogne Triphop. "Vous le connaissez à peine. Vous n'êtes même pas amis."

"Ah," répond Khatha avec son habituel petit sourire hautain, "mais la plupart des gens ne sortent pas avec leurs amis."

Il a raison ; c'est un coup au cœur de Triphop, à double tranchant.

"Vous ne sortez pas avec lui non plus," répond Triphop, mais c'est une piètre réponse.

Khatha regarde dans le vide, et il regarde Dome dans ces moments, sauf que le vide peut être Chan aussi.

"Vous devriez sans doute." rajoute Triphop. Si Khatha le connaissait vraiment, il cesserait de confondre les deux.

"Toi aussi, tu devrais sans doute sortir avec quelqu'un que tu aimes vraiment," répond Khatha, désinvolte.

Et puis, plus sérieux, le regardant en face. "Je ferais peut-être même l'effort de me rappeler son nom."

Bien sûr, Triphop mérite que Khatha se mêle de sa vie privée, attendu qu'il n'a fait que se mêler de la sienne depuis que Dome est une partie de l'équation ; et même avant, il suppose qu'on ne peut pas coucher avec quelqu'un sans faire un peu partie de sa vie privée.

Mais ceci est direct à l'excès, et Triphop est sur le point de rire aux éclats (parce que c'est vrai) alors qu'une bile amère imbibe ses entrailles (parce que c'est vrai)

Parce que les maladresses de Dome et les catastrophes provoquées lui ont donné plus d'occasions de parler à Bam que depuis leur petite enfance, et peut-être que c'est un signe.

Parce que le manque de courage qu'il reproche à Khatha, son refus de tout perdre, a son exact miroir en lui.

Ils avaient, tous les deux, besoin d'avoir cette conversation.


Le musée a perdu son âme. Ce n'était pas le corps momifié de Chan - celui dont Khatha n'a jamais mentionné l'existence à Triphop, même aux jours de leur intimité. C'était Khatha lui-même.

Cela pourrait être triste, après des générations à y travailler. Mais le monde a été sauvé, Khatha a osé faire ce qui devait être fait, alors cela ressemble plus à une très puissante nostalgie.

"Ce n'est pas la fin," dit June. Elle est immortelle et elle est une histoire, elle croit que les seules fins sont celles qui accordent à chacun l'aumône d'une signification. "Bien sûr, il n'y aura pas de nouveaux objets, mais je peux rester, m'occuper des collections, empêcher la poussière et les araignées d'y traîner leurs pattes, en attendant qu'il revienne - ou, peut-être, que quelque chose arrive."

Cela semble juste d'une manière qui est presque amère. Qu'elle soit la dernière à prendre soin de ces lieux, et pas Triphop. Son âme à elle, la robe rouge, est toujours ici.

"Je ne peux pas te payer," observe-t-il.

"Je n'ai pas besoin de nourriture, même si j'aime ça. Je me débrouillerai," promet-elle avec un beau sourire ambigu, qui peut annoncer aussi bien des jours ascétiques que des vengeances comme travail secondaire. "Mais M. Khatha m'a donné un travail, et c'est le sens dont j'avais besoin."

Triphop, bien sûr, ne peut que lui donner sa bénédiction. Lui a besoin d'un travail pour payer les factures ; il ne supporterait pas l'oisiveté, même en considérant les quelques dons généreux qu'il a gardés de Khatha au fil des années. Il passera de temps en temps, promet-il.

Il a besoin d'autre chose. D'être brave, pour l'instant.


Bam ne se rappelle pas Triphop. C'est le prix qu'il a payé. Cela en valait la peine.

C'est une autre des raisons pour lesquelles il ne revient pas au musée. Il a utilisé un artefact dangereux pour son profit personnel, le plus grand des interdits, et il ne regrette pas.

Autant ne plus s'exposer à ce genre de tentation.

Alors qu'il marche en direction de chez lui (il va passer près de la maison de Bam) il se dit que tout n'est pas perdu. Ils sont toujours voisins, ils peuvent créer de nouveaux souvenirs. Il n'a pas besoin qu'elle le croie. Juste qu'elle soit là.

C'est presque la Bam qu'il connaît, même si elle ne se souvient pas de lui. Ce n'est pas une tragédie, ce n'est pas une étrangère qui a le même visage.

Et pourtant, alors qu'il cherche son courage, il repense à Khatha et à sa réticence à aborder Dome, et se dit, je comprends, un tout petit peu, ce que tu ressentais.