Ecrit pour Eilisande, Corto/Raspoutine et les légendes russes
L'explosion avait blessé les yeux de Corto Maltese, et la trahison de Shanghai Li, bien qu'il s'y fût préparé, lui avait picoté le coeur. La chute ne lui avait rien fait. Il avait juste eu l'impression de tomber très doucement, très longuement, et comme il n'était jamais remonté, il soupçonnait que son lit d'hôpital était voisin de l'enfer.
Mais peut-être était-ce juste parce que Raspoutine était en train de rire dans le lit d'à côté, à lui faire mal à la tête.
"Je dois te demander ce qui te rend si joyeux," dit Corto. "Ce sera toujours mieux que de t'entendre ricaner."
"Corto, tu me fait de la peine, les bonnes nouvelles ne devraient pas t'affliger juste parce qu'elles ne sont bonnes que pour moi. Mais bien sûr, je vais t'expliquer. Le trésor des tsars n'est pas entièrement perdu, hin hin hin. Je suis Russe, donc il fallait que j'en récupère une partie. Moi et personne d'autre. Je le garde."
"Félicitations pour ta victoire, Ras."
"Tu penses que c'est un rêve ! Tu penses que j'ai tout imaginé !"
"Oui, mais je suis sincère. Il n'y a rien de plus précieux que les rêves."
"Tsssh, toi et ton romantisme. Et en plus, cette fois, tu te trompes complètement. Viens voir."
Corto ne put se défendre d'une certaine curiosité; il se tourna sur le côté et plissa ses yeux fatigués. Raspoutine, tout à sa joie de le frustrer, avait caché ce qu'il voulait montrer - ou peut-être rien - sous ses couvertures.
"Est-ce que tu as entendu parler du Khan Kontchak, Corto ?"
"A Kontchak l'amertume, à la Russie le triomphe," murmura Corto.
"Exactement ! Même s'il a vécu pendant des centaines d'années, donc je prendrai cette amertume-là."
Il dévoila le coffre de bois dans ses mains. Des gravures décrivaient un paysage - une montagne, un arbre, des animaux. Puis il l'ouvrit. A l'intérieur se trouvait un oeuf qui semblait fait d'or, gravé lui aussi.
"Tu as pu récupérer une partie du trésor des tsars, et c'est un oeuf de Fabergé ? Cela irait bien avec ta barbe."
Mais non, ce n'était pas cela. C'était quelque chose de bien plus qu'un trésor, c'était un mystère.
Raspoutine ouvrit l'oeuf comme une matriochka. Dedans, il y avait des fragments de métal qui semblaient tranchants.
"On dit que des pointes de flèches dans un oeuf étaient une amulette de bonne fortune, mais je suis russe, et tous les russes savent bien que Koschei l'immortel avait sa mort dans une aiguille à l'intérieur d'un oeuf."
Raspoutine avait saisi un des fragments de métal, et jouait avec, se caressant le dos de la main. Il sembla ne même pas remarquer quand le métal se teinta de sang.
"Je croyais que tu étais dans un rêve," murmura Corto, "mais en fait, tu es dans une légende. C'est plus sérieux."
"Tu es jaloux, Corto ? Tu es toujours celui qui avance dans une légende, sur les brumes de ta chimère, et personne ne peut te suivre. Cette fois-ci, l'histoire est à moi."
Raspoutine fonça sur lui comme un serpent en train de frapper. Corto n'eut pas le temps de se lever, ou de se déplacer il se protégea juste de ses bras croisés. Raspoutine parvint à frapper son avant-bras. Une éraflure, rien d'inquiétant.
"Hin hin hin," ricanait Raspoutine. Cela était plus sinistre, le son saccadé remplissant l'air autour de lui. "L'histoire est à moi, et je te prends dedans."
Il referma l'oeuf sur les pointes de flèches ensanglantées.
Corto se força à rouler sur le côté, puis à se lever, même s'il avait l'impression que se lever et marcher, quand on vous ouvrait la porte vers une légende, n'était pas ce qu'il y avait de plus sage.
Mais quand avait-il jamais essayé d'être sage ?
Il saisit par le col Raspoutine, qui ne cessa pas de rire pour autant.
"Oh, Corto, tu t'es toujours cru immortel, et je ne crois pas que tu aies pensé que je pourrais mourir un jour. Alors, dis-moi, qu'est-ce que cela change pour toi, d'avoir le sang de ton coeur avec le mien ? C'est
intime, n'est-ce pas ?"
"Tu es fou, Ras."
Il referma le coffret. Corto Maltese n'avait pas essayé de l'arrêter. Que voulait-il, perdre des doigts en bloquant la fermeture ?
Qu'espérait-il ? Que cela marche vraiment ?
"Oui, mais j'ai raison. Ma mère disait parfois que c'était son coeur que Koschei avait mis dans son oeuf. Je pense que tu t'en sers un peu trop. Sérieusement, Shanghai Li ? Une fille qui a voulu te tuer. Et la duchesse, qu'est-ce que tu lui trouvais, Corto ?"
"Tu vas beaucoup trop loin, Ras."
Les mains de Corto se serrèrent sur la gorge de Raspoutine, qui s'étouffa dans son rire.
"Bonne idée," murmura-t-il, d'une voix rauque et faible. "Nous pourrons voir si cela marche."
Il ferma les yeux, une expression d'extase sur le visage, et Corto ressentit un bref instant qu'il devait arrêter, que c'était lui qui allait trop loin. Mais il s'en sentait incapable, lié à lui de façon inextricable, et à laquelle il ne voulait pas croire.
Finalement, dans un mouvement trop large, trop intense, il recula. La boîte que Raspoutine avait serrée entre ses doigts tomba à terre. Un oeuf d'or roula en un long bruit d'orage.
Et il s'ouvrit. Aucune pointe de flèche de roula par terre. Quand Raspoutine se jeta à terre pour le ramasser, quand Corto se retint de faire de même mais regarda de tous ses yeux, il n'y avait aucune pointe de flèche à l'intérieur.
"Regarde cela," dit Corto. Il avait repris son souffle, il avait avalé de grandes bouffées d'air. "Tu l'as cassé."
"C'est toi." répondit Raspoutine d'un ton de reproche.
"L'immortalité n'existe que dans la solitude," murmura Corto, pour lui-même, mais Raspoutine lui lança un coup d'oeil courroucé quand il l'entendit, non, plus que courroucé, désespéré.
"Je peux toujours l'utiliser pour moi !" dit-il, agrippant l'oeuf entre ses mains serrées, d'un ton de défi, et Corto ne répondit pas que oui, il pouvait le faire. Il ne répondit pas qu'il ne le ferait pas. Raspoutine n'avait pas besoin de ses moqueries en ce moment.
Raspoutine partit, et ne revint pas.
S'il avait réellement été assez blessé, ou malade, pour être logé ici, quelque part entre les histoires, cela avait été oublié.
