Quand j'ai dit que l'année démarrait mal, vous n'avez vraiment pas idée. J'ai été de nouveau convoquée dans le bureau de Manuela-montres-les-moi et cette fois par Montres-les-moi et ses deux arguments en personne. La plante verte qui se trouvait sur le bureau la semaine passée n'était plus là et avait été remplacée par un cactus informe (qui décèdera également). Mon ventre grondait sévère : c'était bientôt la pause déjeuner, et je sortais de deux heures et demi d'athlétisme (dont une entière à courir) ce qui me rendait particulièrement irritable. Pas de Seteth au programme de la veille, et le lundi j'avais vraiment lutté pour garder mes deux yeux grands ouverts. De fait, je me demandai pourquoi j'étais ici. Et j'espérais que Manuela choisisse avec prudence et soin ses mots.
—Que me vaut cette visite, Byleth ? Tu as besoin de quelque chose ? Un prospectus de dépistage peut-être ? Ou un simple check-up médical ?
Elle était déjà en train de fouiller dans un tiroir rempli de paperasse pour en sortir un formulaire à remplir où je cru presque apercevoir un stéthoscope.
—C'est vous qui m'avez demandé de passer, hier.
Manuela m'avait en effet grandement incitée à venir la voir la veille, le lendemain à onze heures.
—Ha ! Oui, c'est vrai.
Elle fit lentement glisser un mouchoir sur le bureau pour le faire tomber avec les autres. Soit la poubelle n'était jamais vidée, soit elle se remplissait très vite entre deux ramassages. Et la seconde option s'avérait juste.
—Mes collègues ont remarqué que tu avais du mal à rester concentrée en cours.
—Le professeur Cichol a une dent contre moi. J'ignore pourquoi. Jusqu'aux dernières nouvelles ne pas se hisser en haut du classement est un droit pour n'importe quel lycéen.
—Oh, non. Il ne s'agit pas de Seteth.
Je me détendis immédiatement. En dehors de Cichol, les autres professeurs ne m'impressionnaient guère. Sauf peut-être Nevrand en athlétisme qui décrétait que lorsqu'il fallait courir : eh bien il fallait courir. Même avec un point de côté, même avec une jambe en moins (heureusement tous les lycéens possédaient leurs deux jambes et pieds livrés avec ici). Même Charon était moins dure malgré une expression très ferme. C'est qu'il en faut des professeurs pour surveiller trois promotions de lycéens s'agiter (les cours d'EPS étaient mixtes).
—Hanneman m'a expliqué qu'il t'avait vu sur ton téléphone durant son cours. Tu sais pourtant que c'est interdit.
Alors il m'avait vu. Mais pas Edelgard. Ce qui est étonnant n'est-ce pas ? La vérité (toujours aussi désagréable à entendre) c'est qu'Edelgard avait surtout été plus discrète. Rien à voir avec un quelconque favoritisme.
—Tu sais que toutes ces choses-là figureront dans ton dossier scolaire ?
« Et je m'en moque » m'interdis-je de répondre. Ce n'était pas comme si je comptais faire de longues études ou quelque chose comme ça après tout. Pas à ce moment là du moins.
—Qu'est-ce que je dois faire alors ?
—Remonter tes notes, dans un premier temps.
—Les cours viennent seulement de commencer.
—Mais les recruteurs d'universités prestigieuses regardent les dossiers scolaires dès la première année en secondaire. Avant-même pour certains.
—Dès la naissance, vous voulez-dire.
Avec mon dossier, de toute manière, je n'avais aucune chance d'entrer à la fac. Et aucune de décrocher une bourse puisque je ne possédais aucun talent particulier. Je ne brillais dans aucune matière et me contentai de flirter avec la moyenne dans le meilleur des cas. J'avais l'intention de chercher un boulot une fois diplômée et les études s'arrêteraient là.
—Vous avez d'autres remarques à me faire ?
—Ce ne sont pas des remarques, mais des conseils.
Conseils notifiés dans mon dossier scolaire, ouais.
—D'autres conseils alors ? j'insistai sur le mot conseil avant de reprendre. Je ferai des efforts, Madame Casagranda.
Je la saluai après lui avoir effrontément menti. Comme si j'avais envie de faire des efforts. Pourquoi les professeurs ne pouvaient pas seulement laisser leurs élèves dans la médiocrité ici ? Dans un établissement public, ça ne leur posait aucun problème pourtant.
Dorothea m'attendait à l'extérieur, adossée contre la porte. Du moins elle fit mine de s'y adosser quand je l'ouvris. Je savais très bien que son oreille y était solidement collée pour ne pas dire scellée juste un instant avant. Elle avait tenu à m'accompagner prétextant que j'allais avoir besoin d'alliés pour affronter une telle bataille. Mais affronter Manuela-montres-les-moi était plus ou moins pareil à affronter deux airbags après un accident de la route. Et croyez-le ou non mais beaucoup de lycéens (et même lycéennes) auraient pris à cœur d'enfouir leur visage dans ces airbags.
—J'imagine que tu as tout entendu ?
—Quelle mauvaise élève tu fais ! Et quelle mauvaise amie d'oser seulement me poser la question ! Bien-sûr que j'ai tout entendu ! Je suis venue pour te soutenir après-tout !
—Et lui alors ?
Je passai devant Claude comme s'il n'était pas là. J'avais juste accompagnée ma question d'un geste de la main afin de ne pas (trop) leur faire remarquer que j'aurais préféré être seule.
—Il nous a juste suivies. Comme d'habitude. Les cerfs courent malheureusement vite.
—J'ai pensé que ça pourrait être intéressant ! Notre célébrité locale convoquée pour la seconde fois en l'espace d'une semaine ! Peut-être que tu as besoin d'un petit réconfort, Byleth ? Si c'est le cas j'ai-
—Ca ira, le coupai-je. J'ai faim. Je vais manger.
—Ah ! Très bonne idée !
—Je mange seule, Dorothea. Ca vaut pour toi aussi, ajoutai-je à l'attention de Claude.
—Seule ? C'est d'une telle tristitude ! Pourquoi ne viens-tu pas manger à la cafétéria comme tous les autres ?
Je ne répondis rien. Car Dorothea venait de répondre à sa question toute seule. Comme une grande. De quoi être fière d'elle. J'aspirais seulement à un peu de tranquillité. Ce n'était pas trop demander, vous ne trouvez pas ?
Une fois mon étroite salle de pause gagnée, j'avalai un énorme morceau de mon sandwich sans croutes qui me fit un bien fou. J'eus l'impression que le pain alla directement se loger au fond de mon estomac sans passer par la multitude de mécanisme qui devait l'y conduire (un peu comme au Monopoly : allez directement en prison, ne passez pas par la case départ et ne recevez pas 200$). Manger, y'avait que ça de vrai. C'était tellement agréable que j'en oubliai un instant la promiscuité de la cage d'escalier (d'où la nécessité bientôt urgente de crocheter la porte du toit).
—Cet endroit n'est vraiment pas confortable. Peut-être devrions-nous y ajouter quelques coussins ?
—Et pourquoi pas deux fauteuils alignés, une table basse, des magazines et une plante verte, aussi ?
—La plante verte est une très mauvaise idée, dis-je en repensant à celles mourantes dans l'infirmerie d'orientation.
Je croquai un autre bout mais me ramassai les cheveux de Dorothea au même moment, ce qui eut le don de m'agacer un peu plus. Manger : c'était sacré.
—Et puis d'abord, vous pourriez me dire ce que vous foutez-là ?!
—Je ne pouvais définitivement pas te laisser manger seule !
Rappelez-vous : la tristitude.
—Hey, j'existe !
Pas aux yeux de Dorothea. Navrée pour Claude.
—En plus, je vous signale que j'étais là bien avant vous. Cette cage d'escalier m'appartient.
Dorothea n'écoutait pas du tout Claude et s'afférait à observer les lieux. Enfin, les lieux, c'était vite dit. Quelques marches et un demi-palier.
—Un zabuton ou deux. Et on pourrait peut-être même faire glisser une banquette ici.
—Ne touche pas à ma cage d'escalier !
—Les cerfs n'ont aucun gout.
—Les aigles sont superficiels.
Claude semblait agacé. Pas autant que moi, mais agacé quand même. Ce qui ne ressemblait pas à Claude. Sauf quand Claude était en présence de Dorothea.
—Je suis aussi un aigle je te ferai remarquer.
—Oh ça ne vaut pas pour toi ! Toi, tu es si différente !
Le visage du jeune brun se dérida et il me gratifia d'un généreux sourire. Moi j'eus juste l'envie d'y mettre une baffe. Comme à Dorothea d'ailleurs. J'avais beaucoup envie de mettre des baffes à cette époque, tous les visages m'invitaient à les gifler.
—Vous pourriez-me faire un peu de place ? Je dois installer mes affaires.
Et le trafic de Claude, qui était déjà notre trafic à Claude et moi, devint notre trafic à Claude, Dorothea et moi. Et moi, j'avais seulement envie d'avoir la paix et de manger mon sandwich.
