Bonjour!
Ok. It is time. J'avais promis qu'un jour, j'écrirai autre chose que des OS. C'est aujourd'hui chose faite. Je vous présente le premier chapitre de ma première véritable fanfiction. Cette histoire est terminée. Entièrement rédigée. Il y a donc une fin et elle ne vit pas uniquement dans ma tête. Les mots ont été écrits.
J'ai commencé cette fic il y a plus d'un an. Je crois que c'est le projet le plus abouti que j'ai fait (pour l'instant!) en terme d'écriture. Je suis tellement content d'être allé au bout de ce truc. J'espère que l'histoire vous plaira autant que de mon côté j'ai pris plaisir à l'écrire.
Je pense poster un chapitre par semaine. A voir, en fonction des minis corrections que j'ai à faire. Normalement, ça devrait aller (on croise les doigts).
On retrouve mes ships de toujours, même si cette fois-ci, c'est un peu plus compliqué que d'habitude : les bisous sont compromis. Il y a des ombres un peu étranges, des cartes et des lesbiennes - my classic shit, finalement.
Je ne vous embête pas plus longtemps et je vous souhaite une bonne lecture!
Les ombres dansent et marchent lentement. Elles se déploient dans la pénombre. Des formes mouvantes ; les gens n'ont pas de visage. Mika se demande souvent si le monde a toujours eu une telle allure. Les reflets dans les vitres sont ternes. Les voix prennent tant de place que l'esprit oublie l'importance du corps. Parfois Mika rêve de couleurs. Elle ferme les paupières et elle imagine un endroit chaud, une dune teintée d'orange et de jaune. Sa mère s'amusait à lui lire des histoires où les hommes devenaient peinture. Mais elle n'est plus là et les couleurs se sont envolées bien avant la naissance de Mika. Il ne reste que les livres pour raconter les contes. Une vérité qui n'en est plus vraiment une.
Depuis sa naissance, elle ne connaît que les silhouettes. Les hommes n'ont pas de visage, mais beaucoup de secrets. Les corps ne sont qu'une brume qui bruisse — on aperçoit les plis des jupes, les manches volantes des chemises trop grandes et les pantalons bien repassés. Les miroirs ne servent qu'aux aveugles. La sensation du verre froid rassure, permet d'avoir les pieds ancrés dans le sol. Mika n'a jamais vu le monde où l'Autre était semblable et hostile.
— Pfiouuuu, les larmes coulent et ça brille sur la peau !
— La quoi ?
— Le tissu qui protège ton corps.
— Mais nous ne sommes que de l'air.
Sa mère avait des idées brûlantes dans la tête. Parfois si grandes que ça débordait. Ça glissait des lèvres pour venir s'échouer dans les mains de Mika. Le regard de son frère était tourné vers elles, mais il ne disait jamais rien — elle n'a jamais su s'il prêtait vraiment attention à ce qu'elles racontaient.
— Si nous n'étions que des nuages, tu ne pourrais pas sentir le froid sur le bout de ton nez. Je ne pourrais pas t'embrasser pour te souhaiter bonne nuit !
Elle avait des pouvoirs magiques. Mika ne pouvait empêcher ses bras de gesticuler d'admiration. Sa mère pouvait la toucher là où les autres la traversaient en pleine rue sans même le remarquer.
— Maman, raconte-moi l'histoire des hommes de la Terre !
Sa voix se craquelait toujours lors de cette demande. Mika était terrifiée qu'un jour, elle refuse. Le silence régnerait, si longtemps qu'elle en oublierait le conte et les couleurs. Ses sens rejoindraient le néant.
Elles étaient assises sur le canapé caramel du salon, seule touche vive dans leur petite maison. Une pluie fine tombait dehors, mais la fenêtre demeurait ouverte. Sa mère hocha enfin la tête et le soulagement envahit Mika.
— Il y a longtemps, à une époque très, très lointaine, le monde était aussi chaud qu'un soleil d'été, commença doucement la femme.
Mika entendit son frère lâcher un grognement.
— Les Arcanes gouvernaient les cités de pierres. Un beau jour, alors que le silence devenait trop pesant et que l'ennui brisait leurs os d'ivoires, des enfants apparurent. Les contrées vides se retrouvèrent peuplées de rires. Cette vie maladroite parvint jusqu'à leurs demeures isolées et les Arcanes contemplèrent ces créatures d'un air circonspect. S'ils furent effrayés par cette arrivée inattendue, l'un d'entre eux vit son cœur s'attendrir. Il y eut quelque chose dans les sourires et dans l'écoute des périphéries qui le fascina. L'Impératrice était une femme généreuse, mère de tous les enfants. Elle était une guerrière redoutable et une magicienne puissante. Elle aimait les hommes. Elle les aimait peut-être trop.
— Parle-moi des hommes ! Parle-moi des hommes ! l'interrompit la petite fille.
— J'y viens, ne t'inquiète pas.
Mika s'enfonça dans les coussins. Un vent brûlant pénétra dans la pièce. Elle s'imaginait que l'Impératrice était là, qu'elle aussi écoutait.
— Nos ancêtres étaient des êtres de chair et de sang. Leur corps était de l'argile. Modeler la matière, faire disparaître et réapparaître, tels étaient les dons de l'Impératrice. Uniques et semblables à la fois, ils raffolaient de l'infinité des apparences. Aussi fluides et changeants que la houle, ils exploraient leur intérieur sans cesse. Le monde était leur terrain de jeu. Ils engendraient d'innombrables inventions, si étranges qu'il arrivait qu'elles perdent de leur sens. Les gens aimaient, haïssaient. La Terre était chaude. Il y avait des arcs-en-ciel après la pluie. Des couleurs embrassaient le corps des hommes. Leurs bras, leurs mains, leurs jambes, rien ne se ressemblait. Tout n'était que mouvement et création. Leur imagination était sans fin.
L'horloge accrochée au-dessus de la bibliothèque sonna neuf heures.
— On a compris, maman, coupa alors son frère. Le monde était parfait, les hommes étaient plus heureux et nous ne sommes que leur descendance stupide et dégénérée.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, objecta sa mère pleine de douceur.
Même si son ton était calme, elle vit sa silhouette noire onduler. Lorsqu'elle était énervée, son ombre gonflait, gonflait… Mika se demandait si elle n'allait pas exploser. Il y avait une colère sourde qu'elle contenait dans ses poumons et qui la rongeait de l'intérieur.
— Tu te complais dans des histoires pour enfants ! Tu refuses de voir la réalité. Les hommes n'ont jamais eu d'autres apparences que des contours. Nous avons toujours été des silhouettes informes. Il n'y a pas de honte ou de mystère derrière tout ça. C'est comme ça que les choses sont, c'est tout.
— Takeshi ! Arrête de vouloir faire ton grand ! s'agaça Mika.
Elle croisa les bras, les sourcils froncés. Sa mère posa sa main sur le haut de son crâne, muette. Sa tête pivota vers son fils.
— C'est dans ces moments-là que je réalise que tu grandis bien vite.
Sa voix était empreinte d'une nostalgie douloureuse. Le jeune homme marmonna quelque chose avant de se lever brusquement. Sa chaise crissa contre le sol. La porte de sa chambre claqua.
L'horloge sonna à nouveau. Mika remarqua alors le désordre tout autour d'elle : les rideaux qui s'envolaient, le tapis poussiéreux et les assiettes encore sales, trônant sur la petite table en bois.
Sa mère ne dit plus rien. Elle prit Mika contre elle et la porta dans son lit en fredonnant une comptine. Lorsqu'elle fut enroulée dans les draps, Mika essaya très fort d'imaginer à quoi pouvaient bien ressembler des bras et des jambes. Mais le corps restait aussi flou que les silhouettes des hommes.
Elle enfile sa veste précipitamment. Son bras rate la manche. Une fois, deux fois, trois fois. Elle abandonne à la quatrième tentative. Son téléphone sonne.
— Oui ? répond-elle, une tartine coincée entre ses dents.
Elle balaie son appartement en désordre d'un mouvement de la tête, cherche ses chaussures du regard, les aperçoit sous un tas de vêtements sales.
— Qu'est-ce que tu fous ?
— Bonjour à toi aussi, Daishou. Tu as passé une bonne nuit ? Fait de beaux rêves ?
— Arrête d'essayer de gagner du temps.
Elle pose son téléphone au sol, commence à nouer les lacets de ses baskets. Dans la panique, elle confond sa droite et sa gauche, les chausse à l'envers.
Tant pis, pense-t-elle. Elle se souciera de ça plus tard. Étonnamment, ce n'est pas si inconfortable que ça.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je vous attends là.
— On est déjà au point de rendez-vous, Mika.
— Ah.
Sa tartine tombe du mauvais côté. Elle peste, mais n'a pas le temps de nettoyer.
— Je pense que tu n'es pas au bon endroit, hasarde-t-elle.
— Non. Je pense que tu n'es pas encore partie de chez toi. Je me trompe ?
— Oui. Je viens de passer le pas de ma porte. Donc techniquement, je suis en route.
— Dépêche-toi. Je n'en peux plus d'entendre Kuroo me faire la liste de ses champignons préférés, gémit-il. Il n'arrête pas de faire des mouvements très agaçants. Du style : tourner autour de moi, pendant qu'il me baragouine des trucs incompréhensibles. C'est quoi un Cantharellus cibarius, bordel ?
Mika prête une oreille distraite à son ami qui se plaint. Elle farfouille dans son sac à la recherche de ses clés.
— Bingo !
— Tu ne m'écoutes pas, pas vrai ?
— Pas trop, avoue-t-elle.
Une fois sur son palier, une bourrasque la fait reculer d'un pas. Elle remarque son bus sur la route en contrebas.
— Je te rappelle plus tard !
— Mika, je te jure que si -
Elle n'a pas l'occasion d'entendre ce que Daishou a à lui dire (probablement des menaces sanglantes où il lui assure qu'il va aspirer son ombre et en faire une bouillie qu'il donnera à manger à Kuroo. De toute façon, cela ne l'impressionne plus. Elle y est habituée, depuis le temps).
Elle se précipite vers les escaliers de son immeuble. Une fois dehors, ses jambes s'allongent dans de grandes foulées. Courir avec des baskets qui ne chaussent pas le bon pied n'est pas si facile. Elle tombe plusieurs fois dans la boue, mais parvient à attraper son bus. Le chauffeur est désagréable — probablement parce qu'elle a payé avec des petites pièces. Il la salue à peine. Les passagers ne répondent pas à son bonjour. Elle soupire. Aucune tête ne se lève. Une dame parle fort au téléphone comme si elle était seule au monde.
Elle retrouve Kuroo et Daishou avec une heure de retard. Un exploit.
— Je te jure que si je le pouvais, je te secouerais comme un prunier jusqu'à ce que tu comprennes le concept de la ponctualité, bougonne Daishou avant même qu'elle ait le temps de s'excuser.
— Heureusement pour moi et malheureusement pour toi, nous sommes pour l'un et l'autre des courants d'air.
— J'aurais presque envie de te féliciter, Mika, intervient Kuroo. À cinq minutes près, tu avais moins d'une heure de retard !
— Prends exemple sur Kuroo, Daishou. C'est un vrai ami, il m'encourage !
— C'est parce que c'est un idiot, rétorque-t-il. Il n'y a que des gens stupides qui voient le verre à moitié plein.
— Disons que je n'aime pas jouer les mecs cyniques qui haïssent la planète entière sans raison.
— Tu ne peux pas le voir, mais j'ai levé les yeux au ciel. Même plus haut que ça.
Mika éclate de rire. Il se met à pleuvoir. L'air est frais et les feuilles des arbres sont humides. Ils s'engouffrent dans la forêt après avoir récupéré des paniers en osier dans la voiture de Kuroo.
Les sentiers n'ont pas été empruntés depuis longtemps. Les villes grignotent lentement la nature de leur bitume morne. Les routes sont habitées par des milliers de solitaires qui vivent dans des appartements au-delà des nuages. Ils oublient de poser un pied à terre. Le gris et l'amertume partout. Rien qu'un silence morbide : les ombres ne parlent pas.
Ils marchent un bon quart d'heure avant que Daishou commence à se lamenter. La terre spongieuse accroche à leurs semelles.
— Quelqu'un peut me rappeler pourquoi j'ai accepté de venir avec vous ?
— Parce que tu es amoureux de Kuroo.
— Parce que tout le monde adore les champignons, avise Kuroo avec quelques secondes de retard qui lui sont fatales.
— Je ne sais pas laquelle de vos réponses est la plus débile. Mika, la tienne est très offensante.
— Tout de suite ! s'indigne la jeune fille en levant les bras.
— Je pense que tu as un problème avec tout ce qui n'est pas du bitume, renchérit Kuroo.
— Je me contente de peu de choses, finalement. Un endroit chauffé et une connexion internet me suffisent.
— Tu es vraiment un sale con de capitaliste. Le jour où tu deviendras un de ces tocards prétentieux, un patron d'une grosse entreprise bien polluante, s'il te plaît, pense à m'effacer de ta vie.
— Je croyais que j'étais déjà un sale tocard prétentieux?
— Oh, mais tu l'es. Mais je ne serais pas surpris que tu puisses faire pire, ricane le jeune homme.
La forêt devient de plus en plus dense. Les buissons sont plus touffus, les branches épaisses. Mika s'amuse à poser ses paumes contre l'écorce des arbres. Le sol est tacheté de feuilles mortes et elles se froissent sous le poids de leurs pas — la terre frissonne.
Elle observe ses amis se chamailler, le cœur gonflé. Elle se surprend à s'égarer dans les autres. Elle a appris par inadvertance à voir la subtilité des gestes d'autrui, l'intonation unique dans les voix de chacun. Son frère dit que la singularité n'existe pas. Que l'individu se perd dans la masse puisqu'il est la masse. Mais Mika n'est pas d'accord. Bien que leurs corps ne soient qu'une image floue et grisâtre, les hommes ne sont pas immobiles. Et c'est cela qui fait toute la différence.
Elle a grandi dans une ville où l'on parle pour demander une faveur. En classe, ses professeurs ne la connaissent pas. Les amphithéâtres sont remplis d'élèves, mais personne ne pose de question. Elle s'égare souvent en scrutant les bâtiments par la fenêtre. Sales, ternes, les lumières des lampadaires agressent et ne laissent voir que la pluie fine d'un ciel qui n'est presque jamais sans nuages.
— Mika ! l'interpelle alors Kuroo. Oh ça y est, elle est repartie dans sa tête.
— Je t'entends, tu sais.
— Ce n'était pas le cas il y a deux secondes.
— Tu disais ?
— Je te faisais remarquer que tu avais écrasé le premier champignon qu'on venait de croiser.
— Le premier et probablement le dernier, déplore Daishou.
— Mais on a à peine commencé à marcher !
—C'est déjà trop. On rentre ?
— Non, répliquent de concert Kuroo et Mika.
Finalement, ils trouvent des champignons. Mika écoute Kuroo avec beaucoup d'attention : il lui présente différentes espèces. Elle est heureuse de reconnaître des trompettes de la mort, des girolles. Il y a aussi des pieds-de-mouton — le nom lui provoque un fou rire inarrêtable.
— Quel nom idiot, soupire Daishou en portant sa trouvaille au niveau de son visage.
Aucun de ses deux amis ne réagit (Mika car elle est trop occupée à rire et Kuroo parce qu'il ne prête plus attention à ses remarques dédaigneuses). Daishou est comme ça : hautain avec le monde entier. Rien ni personne n'y échappe. Mika est persuadée que cela a à voir avec l'ordre des choses. Son meilleur ami rejette la nouveauté avant de l'accepter, et la terre se porte très bien ainsi.
Elle savoure les restes d'un plat cuisiné avec les champignons qu'ils avaient cueillis l'autre jour. Elle est soulagée de ne pas devoir passer au Konbini. C'est une tâche qu'elle rechigne à effectuer. Le magasin est étouffant. Les allées se ressemblent toutes. La parfaite symétrie et la chaleur collante la laissent toujours étourdie. Le caissier qu'elle croise ne lui adresse jamais la parole. Elle a essayé au début. Il n'a jamais répondu à ses questions anodines. Elle a préféré abandonner; les autres clients s'agaçaient de cet échange à sens unique.
C'est Kuroo qui lui a apporté de quoi manger hier soir. Elle a cru pendant quelques brèves secondes à son attention soi-disant désintéressée. Puis il a commencé à parler de Daishou, et Mika a compris.
— C'est quoi cette fois-ci ? Qui a raison sur un exercice de physique ? Qui tiendra le plus longtemps sans faire la vaisselle ?
— Je ne sais pas de quoi tu veux parler.
Elle a croisé les bras tout en le regardant mettre le plat à réchauffer dans son micro-onde.
— Mon appartement n'est pas un bureau des plaintes. Encore moins pour des histoires aussi ridicules que les tiennes. Sors de chez moi et merci pour le repas.
Elle avait commencé à le pousser vers l'entrée quand celui-ci a fini par admettre la vérité.
— OK, OK, je confesse ! On s'est engueulé. Mais il y avait une bonne raison !
— Tu dis ça à chaque fois, a objecté Mika.
— Il a refusé de goûter mon plat.
Mika fait claquer sa langue.
— C'est marrant, il n'y a pas une seule fois lors de vos querelles ridicules, où ton égo – ou le sien – ne rentre pas en compte dans le calcul. Il faudrait peut-être que vous pensiez à travailler sur votre sensibilité.
— Ouch. Rends-moi mon délicieux repas, tu ne le mérites pas.
— Certainement pas.
— Je te propose un marché : je garde ce qu'il restera de ce qui m'a l'air d'être un mets divin, et en échange, je t'écoute geindre toute la soirée.
— Deal.
Elle a souri.
— Je te préviens, je ne serais pas silencieuse. Moqueries autorisées.
Le plat de Kuroo s'est révélé délicieux. La discussion, elle, était parfaitement pitoyable. Ses deux amis avaient fini par se jeter des champignons à la figure avant que Kuroo ne parte en claquant la porte. Mika n'a retenu aucun rire.
Malheureusement, elle se retrouve face aux conséquences d'un sommeil trop court. Son réveil sonne depuis une heure lorsqu'elle émerge d'un rêve où l'Impératrice la contemplait en silence. Aussi grande qu'une tour, son regard imposant l'avait transformée en pierre. Secouée, elle envoie valser sa couette.
Mika a enfilé deux chaussures différentes dans la précipitation. Mais ça, personne ne peut le voir. Une fois que vous touchez les choses, c'est comme si l'ombre qui vous enlaçait gangrenait tout le reste.
Elle marche d'un pas rapide dans la grande avenue qu'elle emprunte tous les jours. Les trottoirs sont bondés et les gens ne s'écartent pas. À quoi bon ? Ils se traversent tous. Mika déteste la sensation que cela lui procure. Elle se confond avec un inconnu trop pressé qui ne se souviendra jamais d'elle. Elle a l'impression qu'une bourrasque glacée se faufile entre ses veines.
Il pleut et elle a oublié son parapluie. La ville est terne et sale. De hauts immeubles peuplent les rues. Un éclat de lumière blanche passe au travers des fenêtres rectangulaires. Kuroo lui envoie un message pour l'avertir qu'il lui a gardé une place. Elle le remercie rapidement avant de lever son nez de l'écran pour esquiver les passants qui se dressent devant elle. Elle exécute une danse, se contorsionne. Ses os craquent.
La ville est un ennui qui vous tue.
Mika s'est toujours demandé comment les hommes pouvaient se traverser, tout en ayant la sensation de peser si lourd. Daishou lui parle de la gravité, mais il ne comprend pas. C'est comme si personne n'existait dans le reflet des yeux. La foule devient si transparente que le corps n'est qu'un mirage.
C'est parfaitement stupide, pense-t-elle. Les gens se font quand même renverser par des voitures, la pluie nous trempe les cheveux, le tissu est frais lorsqu'on le touche. Pourtant, si je tends ma main vers n'importe qui, elle se referme sur du vide.
Le vide n'accable personne. C'est une habitude, comme tout le reste — autant que les voix molles et sans passion, aussi logique que les nuages qui ne s'évaporent jamais. Ce n'est pas une tristesse éternelle. Ce sont des rues monocordes, des sols lisses, assommants de rigidité et d'indifférence.
Elle a parlé de sa mère à Daishou et Kuroo. De ses pouvoirs. Ils n'y ont pas cru. Son frère lui dit qu'elle n'est simplement pas prête à passer à autre chose. Une colère noire, sourde.
Elle a senti les baisers de sa mère, ses mains s'enroulant autour des siennes. C'est une chaleur réconfortante que l'on n'oublie pas. La plaie béante de son absence. L'on a égaré un morceau de son cœur et elle a beau le chercher, il la fuit à chaque nouveau carrefour.
Des clés s'échappent sous son nez. Mika se stoppe net, revenant trop brutalement à la réalité. Elle se penche pour les ramasser. Une silhouette de petite taille se tient devant elle. Elle espère un merci, mais n'y croit pas vraiment.
— C'est à…
Sa question meurt dans sa bouche. En un instant, le monde bascule. Elle jure que les gouttes de pluie se sont pétrifiées dans l'air. Les moteurs des voitures sont silencieux, les gens immobiles, figés dans leurs mouvements. Elle est obnubilée par la personne qui lui fait face.
— Vous êtes d'un orange si chaud…
Ses mots s'échappent.
— Pardon ? l'interroge une voix fluette.
Mika essaie de balbutier quelques phrases, en vain. Elle se contente après quelques longues secondes de lui tendre les clés. La jeune femme (elle présume que c'en est une) la remercie avant de disparaître dans la masse informe qui s'étale autour. La rue est bondée ; elle s'efface déjà, malgré son incandescence.
Pour la première fois de sa vie, des gens la traversent sans qu'elle s'en soucie. Elle ne sait pas combien de temps elle reste ainsi, incapable d'esquisser un geste. Elle se demande si c'était un rêve. Son ombre orange, semblable aux fleurs colorées que lui décrivait sa mère. Pourtant, personne ne semble avoir remarqué.
Elle se tourne vers la rue que l'inconnue a empruntée. Au loin, une tache détonne dans la grisaille des silhouettes. Elle hésite, avance sa jambe, la recule. Elle serre ses poings, chacune de ses phalanges craque. D'un seul coup, elle relâche tout.
Kuroo l'attendra longtemps sur les bancs de l'amphithéâtre, mais ne s'inquiétera pas plus que ça. Mika n'est jamais à l'heure ; la terre entière est au courant. Seulement cette fois-ci, elle aura une bonne raison — si son ami veut bien la croire.
Mika se sent parfaitement ridicule. Cachée derrière une poubelle, elle épie depuis une bonne dizaine de minutes la silhouette. Cette dernière est assise à une table d'un café dont les vitres laissent voir l'intérieur. Tout en bois, l'endroit est sobre, sans aucune fioriture. Rien que le strict nécessaire. Tables, chaises. Un comptoir où des tasses blanches s'accumulent.
En face de la jeune fille se trouve une autre ombre. Sa main est appuyée contre son menton, tandis qu'une de ses jambes est repliée sur une banquette bleue foncée. Celle qu'elle a suivie agite ses bras dans tous les sens. Son orange a de temps à autre des reflets plus intenses, des éclats vifs qui attrapent le regard.
Autour d'eux, les gens boivent leur café en silence, têtes baissées. Ils ne prêtent ni attention à la foule qui se presse dans les rues, ni au ciel orageux.
Mika attend, mais elle ne sait pas trop quoi. Elle ignore quoi lui dire. « Salut ! Tu es au courant que tu es orange ? C'est vraiment très joli ! »
Vingt minutes passent et elle reste là, accroupie. Ses genoux sont douloureux. Elle est trempée. L'odeur nauséabonde lui donne des hauts le cœur. Un homme jette une canette vide sur elle, sans même remarquer qu'il a manqué la poubelle. Elle peste.
Elle devrait agir, mais Mika hésite, suspendue entre le confort d'être invisible et celui de découvrir les secrets de l'univers. Elle repense aux contes de sa mère. Si elle lui a souvent parlé d'un monde très ancien où les hommes étaient plus qu'un moyen, où ils existaient pour eux-mêmes et par eux-mêmes, elle n'a jamais mentionné quoi que ce soit concernant les ombres et les couleurs. Peut-être est-ce trop incongru, trop stupide. Peut-être que ce n'est que la fatigue qui lui vrille les tempes. Mika relève la tête vers la silhouette. Elle se frotte les yeux plusieurs fois. L'orange demeure. Ses rêves dégoulinent dans le réel. Ils s'écoulent de son esprit et teintent la ville de mille nuances.
Yachi parle trop et ne le réalise qu'une fois qu'il est trop tard. Le mécanisme est enclenché et elle n'arrive plus à l'arrêter. Les mots sortent de sa bouche dans une cascade confuse ; elle a beau essayer de les rattraper, ils glissent, se tordent et s'échappent dans l'air. Elle ne sait plus ce qu'elle raconte. Ça y est. Elle bredouille, puis les tressaillements nerveux de la jambe d'Akaashi ralentissent et elle ne peut plus se concentrer sur autre chose que son genou qui se soulève et descend. Se soulève et descend, se soulève et descend… Encore. Et encore. Et encore.
Puis stop ! Le mouvement s'enraye et sa vision se fissure. Elle garde bêtement la bouche ouverte.
— Yachi ? Tout va bien ?
Elle enserre sa tasse afin de retrouver une contenance. Le silence des gens autour lui donne la migraine — ou c'est le bruit dans sa tête qui la blesse, elle hésite encore. La banquette est inconfortable. Le thé a un goût de carton dans sa bouche.
— Excuse-moi. J'étais… ailleurs.
— J'ai vu ça.
Le ton de son ami est légèrement moqueur. Elle esquisse un sourire qu'il n'observera jamais. Des réflexes invisibles.
— On peut discuter d'autre chose si tu préfères.
Yachi pense au cours qu'elle est train de sécher — un de plus qui s'ajoute à une liste interminable. De toute façon, son absence passe inaperçue. Elle ne laisse aucune trace, car elle n'a aucune prise, nulle part.
— En ce moment, je devrais être en cours de littérature. Il porte sur les récits mythiques, les contes et les nouvelles, si je ne me trompe pas. C'est très intéressant. C'est une fille de ma classe qui me l'a dit. Moi je ne sais pas, je ne m'y suis jamais rendue.
Quelques larmes dégringolent de ses joues. Elle pleure depuis qu'elle a commencé à parler, mais Akaashi ne peut pas le voir — tout va bien. Du moment qu'elle reste discrète, qu'elle ne renifle pas, cela peut passer pour un rhume.
Mais le jeune homme n'est pas dupe, elle le sait bien. Akaashi est simplement prévenant. Tout le contraire d'Oikawa. Elle sourit en pensant à lui — un idiot qui l'ouvre trop.
— Ce n'est pas grave, Yachi. Tu as tout le temps de trouver ce qui te plaît.
Une serveuse dépose un verre d'eau sur la table d'un coup sec avant de repartir sans un mot.
— Oh pitié, tu sais bien que ce n'est pas ça dont il est question. Si j'arrête, ça signifie travailler jusqu'à la fin de ma vie dans l'entreprise de ma mère et prendre sa place dans quinze ans. Je ne veux pas de ça. Ces études sont mon unique échappatoire, les seules qu'elle ait accepté que je fasse. Pour une raison que j'ignore d'ailleurs. Les lettres ne sont pas réputées pour aboutir à une très grande carrière — à moins d'être un génie, je suppose.
Akaashi semble chercher ses mots. Il enlève et remet machinalement sa paille dans son gobelet.
— Tu n'es pas obligée de lui dire, avise-t-il. De toute façon, la question que tu dois te poser n'est pas : comment éviter le conflit avec ma mère ? Cela n'aboutira qu'à le repousser. Demande-toi plutôt : comment me détacher d'elle ?
— Il faudrait que je me trouve un boulot, que je mette de côté. J'aurais bien aimé voyager. Mais je suis tellement déprimée ces derniers temps que je peine à sortir de mon lit.
Peut-être que les autres villes sont vivantes. Elle se demande ce que cela ferait de sentir les rayons du soleil plus d'une journée sur sa peau. Elle n'est pas certaine que cela existe. Yachi n'a jamais entendu parler d'un pays où les rires courent dans des rues chaleureuses. Même les écrivains ne se risquent pas à de telles utopies.
— On peut t'aider avec Oikawa. On fera les CV ensemble, on cherchera des annonces un peu partout. Tu n'es pas toute seule.
Yachi passe distraitement le revers de sa main sur sa joue.
— Oikawa ne voudra jamais.
— Crois-moi, il va le faire.
— C'est sûr que si c'est toi qui lui demandes... se moque Yachi. En même temps, qui ne tomberait pas sous le charme de la voix enchanteresse de Keiji Akaashi ?
— Tu sous-estimes ma force de persuasion. Et puis, il t'apprécie énormément, Yachi. Je pense très sincèrement qu'il serait prêt à te couvrir si tu lui annonçais que tu avais assassiné quelqu'un.
Yachi rit. Des têtes se relèvent dans leur direction. Ses épaules se détendent.
— Les gens t'aiment. Il faut que tu arrêtes de croire que c'est toi contre le reste du monde. Je ne suis pas ta mère, Oikawa encore moins.
— C'est plutôt moi sa mère.
— Clairement.
Le calme s'installe. Elle voudrait le remercier, mais les mots se coincent dans sa gorge. L'eau déborde, et l'instant d'après un désert aride remplace l'abondance de la mer.
Le téléphone d'Akaashi se met à sonner. Il sort dans la rue pour prendre l'appel. Pour tuer le temps, elle fait défiler ses messages. Rien. Elle passe aux informations, lit sans vraiment laisser les phrases s'imprimer. Il ne se passe rien. Un navigateur célèbre s'est noyé à bord de son bateau et l'article ne compte que quelques lignes.
Elle relève la tête au moment où une ombre se dessine sur la table. Elle s'apprête à montrer à Akaashi une vidéo d'un chat absolument adorable quand elle se dit que son ami a nettement rétréci en l'espace de quelques minutes. Plusieurs solutions à cette étrange énigme se posent alors à Yachi : ou bien le jeune homme a vieilli à une vitesse effarante, ou ce n'est pas Akaashi.
— Salut. Tu es orange.
Yachi a une sorte de hoquet qui se trouve entre le gémissement et le rire dubitatif.
— Pardon ?
— Ton ombre. Elle est orange, insiste l'étrangère.
Elle parle fort. Une femme assise seule dans un coin du café se racle la gorge, agacée.
— Tu es daltonienne ?
— Euh… Non.
La situation est tellement lunaire que Yachi doit se mordre la lèvre pour ne pas rire. La silhouette reste là, les bras ballants. Ne sachant quoi faire, elle attend. La serveuse ne semble pas se soucier des éclats de voix. Elle nettoie des tasses, tournant le dos aux clients.
— Tu as perdu tes clés ce matin. C'est moi qui te les ai données, précise-t-elle. Et… ça doit te paraître fou et je dois surtout avoir l'air complètement taré… mais-
Elle marque une pause. Inspire un grand coup.
— Je te jure que ton ombre est orange. Enfin, tout ton être irradie et personne ne semble le voir. C'est magnifique, d'ailleurs. Ce n'est pas une maladie grave, hein ? Oh, mon dieu, c'est ça, avoue-le. Je suis vraiment la dernière des idiotes, je suis désolée, j'espère que tu vas guérir et que tu as un traite-
Yachi est incapable d'en placer une pour la couper dans son élan de panique. Elle agite les mains, mais la jeune femme ne semble pas le remarquer.
— Bonjour, fait alors une voix très calme derrière l'inconnue.
Cette dernière sursaute, puis avec un temps de retard lâche un cri. Akaashi se tourne vers Yachi.
— C'est une amie ?
— Euh… pas vraiment.
Akaashi n'ajoute rien et hausse les épaules. Il y a peu de choses qui le surprennent, et cela se comprend. Lorsque l'on est proche d'Oikawa, il faut être prêt à tout. À force, l'on développe une indifférence face aux événements inopinés.
Lorsqu'elle détourne le regard pour revenir à la fille, celle-ci a disparu. Elle remarque une silhouette au comptoir. Elle semble parler à un des employés qui reste immobile un long moment. Elle insiste, son ton monte et l'autre finit par céder à sa demande. Elle se dirige alors vers eux avec un papier et un stylo. Elle griffonne quelque chose à la va-vite et glisse la note sous la tasse de Yachi.
— Je sais qu'il n'y a pas de courant d'air à l'intérieur, mais on n'est jamais trop prudente, explique-t-elle.
Le crayon disparaît dans sa tête — elle l'a probablement coincé dans ses cheveux.
— Bon, je suppose que je passe vraiment pour quelqu'un de louche, mais voilà mon numéro. Ce n'est pas de la drague, enfin ce n'est pas que tu ne m'attires pas, mais on se connaît pas et-
Elle s'interrompt.
— Bref. Appelle-moi si tu en as envie. Je suis sûre que j'ai les réponses à ça quelque part chez moi. Il faut seulement que je cherche. Ma mère avait beaucoup de livres sur nous et les ombres. Laisse-moi deux jours. Je dis ça comme si j'étais certaine que tu allais me recontacter, mais ne te sens pas obligée, c'est comme tu veux et-
Second silence.
— Conclure vite. Pardon. Mon numéro (elle tapote sur le papier) et je m'appelle Mika. Je m'excuse du dérangement.
Elle commence à s'en aller, mais se retourne pour ajouter :
— Tu as une très jolie voix, au fait.
Puis elle part définitivement. La clochette de la porte résonne longtemps dans la tête de Yachi. Akaashi et elle restent pantois, sans trop savoir comment réagir. Le café est presque vide.
— On en parle ou l'on fait comme s'il n'était rien arrivé ? demande-t-elle alors.
— On passe à autre chose. Oikawa m'a prévenu qu'il serait bientôt là.
Leur ami arrive peu de temps après, ne remarque rien des émotions de Yachi qui dansent tout autour d'eux. Elle garde toutes ses questions pour elle.
Sur le chemin du retour, elle regarde son reflet dans les vitrines, mais son ombre ne semble pas différente des autres. Elle se dit qu'il vaut mieux oublier tout ça. Pourtant, elle accroche le petit bout de papier à l'écriture épaisse et aux chiffres ronds sur son frigidaire, bien en évidence.
Il pleut toute la nuit et Yachi ne rêve de rien. La rivière qui coule non loin d'un chemin près de chez elle a débordé, si bien que la boue a envahi la rue. Au matin, le papier a glissé au sol. Impossible de détourner le regard. Elle l'attrape, se dit que les mots de cette fille étaient encore plus confus que les siens.
Elle lui a demandé de patienter deux jours. Pendant ce temps-là, elle continue de s'observer dans les fenêtres et les miroirs. Rien ne change.
Akaashi est assis sur le lit de Yachi. Son appartement est ridiculement petit et bien trop encombré. Le plafond bas accentue la chaleur étouffante provenant de dehors. Son amie a beau laisser sa fenêtre ouverte nuit et jour, la température ne diminue pas.
Elle prend place en face de lui et tend une assiette avec quelques biscuits. Il croque dans l'un d'eux, mais ses dents se heurtent à un véritable rocher. Aucune miette ne tombe sur les draps rayés.
— Je n'ai trouvé que ça dans mes placards, s'excuse-t-elle. J'ai du gaspacho périmé depuis un an si tu préfères.
— Ça ira, refuse-t-il poliment.
La cuisine, la chambre et le salon ne sont qu'une unique pièce. Seule la salle de bain qui loge, Dieu sait comment, des toilettes est séparée du reste.
Peu importe le mur sur lequel ses yeux se posent, Akaashi peut y observer des photos de paysage ou de posters d'émissions de radio qui se veulent amusantes et qui ne le sont pas vraiment. C'est peut-être ça qui étouffe. La pièce se referme sur eux et l'air se fait de plus en plus moite.
Yachi dit qu'elle aime le pittoresque et l'absurdité de ces émissions. Il est persuadé qu'Oikawa y est pour quelque chose. Tous deux sont passionnés par une chronique qui dépeint la vie d'un chien qui tente de s'évader de la maison de ses maîtres. Il y arrive à la suite d'aventures ridicules, et se retrouve dans une association pour les chiens errants. À la fin, il est inlassablement adopté par la famille qu'il s'efforce de fuir. Akaashi déteste, mais Oikawa et Yachi trouvent ça tordant. Il n'a pas cherché à savoir pourquoi. Il y a des combats qu'il est impossible de mener seul.
— Je veux lui envoyer un message, annonce Yachi.
Il essaie une dernière fois de croquer dans son biscuit. Rien ne se passe. Il abandonne ; sa bouche est sèche.
— À qui ?
Il aime faire ça. Feindre l'innocence, s'amuser avec les différentes octaves, osciller tranquillement. Yachi se dépêtre maladroitement avec ses sentiments et Akaashi patiente — il faut saisir le bon moment. Oikawa lui dit qu'il est sadique. Il préfère appeler ça de la décence.
— À Mika.
Il continue son petit jeu.
— Arrête. Tu sais très bien de qui je parle.
Grillé. Tant pis.
— Pardon.
— Donc, reprend-elle. Ça fait deux jours. Mais j'ignore quoi lui dire.
— Salut, c'est la fille avec une ombre orange. Tu as fait des tests pour ton daltonisme ?
Elle soupire.
— Très drôle. C'est Oikawa qui déteint sur toi ?
— Ne dis pas des choses blessantes comme ça, tu veux bien.
S'il était sincère, il expliquerait à Yachi que Mika était probablement saoule, même s'il était dix heures. Ce sont des choses qui arrivent.
Cependant, il garde ça pour lui. Il entend bien dans les hauts et les bas de la voix de Yachi que quelque chose est touché, piqué même. Il le sent dans la courbe de ses gestes et les mots qu'elle emploie pour décrire ce qui se passe. Il ne veut pas la blesser.
— Je pense que tu devrais dire l'essentiel, ne pas trop réfléchir, finit donc par conseiller Akaashi. Tu la préviens que c'est toi, pour éviter un quiproquo et une situation encore plus ridicule qu'elle ne l'est déjà, et ensuite tu lui demandes si elle a trouvé ce qu'elle cherchait.
— C'est fou comme les choses deviennent simples dans ta bouche.
Elle attrape son téléphone qui trône sur sa table à manger qui est son bureau, sa table de salon et sa table de nuit.
— Tu n'as plus le papier ?
— J'ai retenu le numéro (une pause). Par inadvertance.
Akaashi ne relève pas. Il commence à avoir très soif. Elle se met à rédiger un message. Ça s'éternise. Il s'agace un peu ; ne le montre pas — c'est inutile.
— Alors ?
— Attends, attends, fait-elle en agitant sa main.
— Ça fait dix minutes.
— C'est un très long message.
— Je vois ton écran, Yachi. Tu as marqué trois mots.
Elle souffle bruyamment. Jette son téléphone à l'autre bout du lit. Akaashi l'attrape, écrit quelque chose et l'envoie sans lui demander son avis. Il lui rend l'objet.
— Voilà.
— Je rêve ou tu l'as envoyé ? panique la fille.
— Non, non, c'est parfaitement réel.
— Akaashi ! s'exclame-t-elle.
— Tu as dit que tu voulais lui envoyer un message. Je n'ai fait que donner un coup de pouce, dit-il platement.
Il hausse les épaules , esquive aisément le coussin qu'elle tente de lui jeter en pleine figure. Alors qu'il s'apprêtait à se moquer gentiment, une sonnerie résonne. Yachi se fige.
— Regarde, non ?
— J'ai peur.
— D'un message écrit par une fille super bizarre ? ironise-t-il.
Elle triture son téléphone dans ses mains. Le tourne dans tous les sens, mais ne l'allume pas.
— Allez, insiste Akaashi.
Il s'appuie contre le mur contre lequel est calé le lit. Il remarque que des textes annotés traînent un peu partout. Il en attrape un pour passer le temps. De la poésie. Il n'y comprend pas grand-chose. Il a décidément besoin d'un grand verre d'eau.
Le son des voitures parvient jusqu'à eux. Personne ne parle ou ne hausse le ton. Les avenues sont peuplées de spectres. Leurs battements de cœur sont plus bruyants que la vie autour. Aucun oiseau ne chante, il n'y en a plus depuis une éternité. La pollution a créé un nuage de fumée si dense qu'il est indissociable du brouillard.
Yachi est silencieuse. Il jette un bref coup d'œil pour se rendre compte qu'elle s'est enfin décidée à regarder.
— Alors ?
— C'est très long. Et confus. Pour pas grand-chose.
— Qu'est-ce qu'elle te dit ?
— Elle veut qu'on se retrouve dans un parc pas loin d'ici, dans trois jours. Après, elle parle de trucs obscurs. D'un tirage de cartes et d'un conte qui n'a ni queue ni tête. Je n'ai pas trop compris.
Akaashi sourit. Quand Oikawa saura tout ça, il est certain qu'il n''hésitera pas à fourrer son nez dans cette affaire.
— Tu vas y aller, je suppose ?
— Ouais, je pense, soupire-t-elle. Ça me donnera une bonne raison de manquer les cours.
— Et de discuter avec une fille, plaisante-t-il.
— Je commence très sérieusement à croire que je n'aurais jamais dû te parler de ça.
— Si je n'avais pas été là, tu n'aurais pas envoyé ce message.
— Sache que je n'aime pas du tout ce petit ton arrogant. Fais attention à toi.
Elle agite un doigt sous son nez, mais il entend le sourire dans sa voix. Il y discerne même une hâte. Cela se répercute sur sa silhouette : elle ondule.
Il se lève avant de s'étirer. Traverse la pièce en à peine deux enjambées. Le voilà déjà dans le couloir. Il enfile ses chaussures et attrape son sac. Au moment où il ouvre la porte, il se tourne vers Yachi qui semble n'avoir rien remarqué.
— J'y vais, annonce-t-il donc. Tu me raconteras.
— Évidemment ! Quand tu auras tout dit à Oikawa, tu pourras le prévenir de ne pas m'appeler vingt fois juste pour me rire au nez, s'il te plaît ?
— Bien sûr. Après, je ne te promets rien. Tu le connais.
— L'espoir fait vivre.
Lorsqu'il referme la porte, il aperçoit la jeune fille se pencher vers son poste de radio. Des rires criards éclatent. Ils sonnent faux, comme tout le reste. C'est encore une histoire de chien. Elle n'est pas drôle. Akaashi se dit que tout ira bien pour Yachi. Il rentre sans se soucier de la pluie qui se coince dans ses cheveux.
Il y eut de la colère. Une rancune qui brûla tout. L'Impératrice voulut protéger ses enfants de la guerre. Mais la terre périt, ravagée par l'amertume du Magicien et l'amour pressé des Amants. Le Fou observa ce spectacle, se délecta des paysages dévastés. Des arbres réduits en cendres, des plaines piétinées, des villes ensevelies sous les débris. Il fut un temps où des palais immenses se dressaient fièrement, habillés de belles rues pavées. Les femmes dansaient en ronde ; elles apprenaient à se battre et elles chantaient. Puis les mélodies devinrent sombres et grinçantes.
Beaucoup périrent. L'impératrice avait caché quelques hommes au creux de ses paumes, mais ses mains ne purent contenir toute la mélancolie du monde. Ceux qu'elle réussit à sauver furent trempés de larmes. Le Fou contempla cette plaie ouverte et rit à gorge déployée.
La foudre des Arcanes ne cessa de grandir. La terre mourait et personne ne se souciait des incendies. L'Impératrice les fit oublier. Arracher le bonheur et la douceur des couleurs des esprits. Les hommes perdirent leur cœur pour devenir l'ombre d'eux-mêmes.
Les mains de Mika débordent de livres — il y en a une dizaine d'autres dans son sac à dos. Elle tourne autour d'un banc, étourdie par l'appréhension. Elle tente de remettre la capuche de son pull qui a glissé de sa tête à cause d'un coup de vent. Elle se souvient soudain que ses mains sont prises. Elle manque de faire tomber tous ses ouvrages dans la boue.
L'herbe est sèche, d'un vert si pâle qu'il vire au blanc. Aucun arbre sur le terrain plat, entouré de clôtures de fer. Il n'y a presque personne, si ce n'est quelques enfants. Leurs parents ne sont pas là. Pourquoi s'en soucier ? La mort advient de l'ennui, pas des autres.
Elle se demande si la fille viendra. Elle lui a dit qu'elle le ferait ; elle lui a même renvoyé un message. Peut-être qu'elle a pris peur. Mika aurait été terrifiée à sa place. Daishou et Kuroo ne cessent de se moquer d'elle depuis qu'elle leur a parlé de cette histoire. Elle est embarrassée, mais se console en se convaincant que cette fois-ci, tout ira mieux. Par leurs rires inhabituels, les enfants sont créateurs de douceur — aussi rares que les roses qui percent le bitume.
Elle s'est réveillée très tôt et voilà qu'elle est en avance. Le monde à l'envers.
La couleur a changé depuis la dernière fois. L'orange a pris une teinte plus foncée ; elle semble préoccupée. On dirait que les soucis du cœur ricochent à l'extérieur — pareil à la musique, les sentiments font des échos en dehors de l'esprit. Mika l'interpelle en agitant vigoureusement le bras. Elle passe nerveusement une main dans ses cheveux.
— Salut, lance-t-elle.
— Bonjour !
Son ton enjoué la surprend. Mika reste debout, tandis qu'elle s'assoit sur le banc. Elle sait que c'est à elle de parler, mais sa gorge se serre. Elle secoue la tête pour y voir plus clair — ça ne fonctionne pas très bien.
— Tu as beaucoup de livres, observe la fille pour briser un silence gênant.
— C'est pour toi. Enfin, je ne te les donne pas, disons que je te les prête. Il y a des choses que j'aimerais te montrer, si tu es d'accord. Je suppose que tu l'es, sinon tu ne serais pas venue. J'espère que je n'ai pas l'air bizarre. Excuse-moi, quand je suis stressée, j'ai tendance à dire n'importe quoi.
Des volets claquent au loin. Toutes les fenêtres sont closes. L'endroit est encerclé d'immeubles qui sont presque collés les uns aux autres. Les ruelles étroites créées par les vides minuscules sont aussi fines qu'un trait de crayon.
— J'avais remarqué. Ce n'est pas grave. Au contraire, je crois que j'aime bien.
Il y a un sourire dans sa voix. Le soulagement envahit Mika. Des enfants passent devant elles en criant. Ils courent après un ballon. Son regard accroche à l'objet qui roule. Il faut qu'elle parle. Un truc intéressant, n'importe quoi.
— Est-ce que tu connais les contes des Arcanes ?
— Ça me dit vaguement quelque chose. J'ai dû étudier ça à l'école.
— Et bien…, elle ferme brusquement la bouche.
Mika essaie de se rappeler son prénom avant de réaliser qu'elle l'ignore. Elle fixe l'orange.
— Comment t'appelles-tu, au fait ?
— Yachi.
La sonorité est aussi chaude que sa silhouette. Mika ne peut s'empêcher de frissonner.
— Yachi, reprend-elle, tu as de la chance. Les contes des Arcanes sont ma spécialité.
— Tu pourrais me les réciter ?
— J'adorerais, mais je pense que ça prendrait bien plus qu'une fin d'après-midi toute grise.
— Dommage.
Yachi croise ses jambes afin de se mettre en tailleur. Elle tient son visage en coupe entre ses deux mains. Mika contemple ce satané ballon vert, touche de couleur surprenante.
— Une prochaine fois. Si tu ne me prends pas pour une dingue après ce que je vais te raconter.
— Je pense que tu es déjà une cause perdue, se moque-t-elle gentiment.
Elle balaie sa remarque d'un rire.
— Que sais-tu de ces contes ?
— Ils dépeignent un monde très lointain et utopique. Il me semble que les hommes y sont étranges. Ils ont une apparence particulière, non ?
— Tout à fait ! Ces contes expliquent l'origine de notre monde. Les hommes de ces histoires sont nos ancêtres. Nous avons tout perdu à cause d'une guerre entre les Arcanes — les dirigeants, si tu préfères. Ils sont représentés sur les cartes des jeux de Tarot et ils y ont d'ailleurs un rôle central.
Il y a de l'électricité au bout de ses doigts. Les chemins sinueux du parc sont comme un nœud qu'il est impossible de défaire.
— Quel est le lien avec ma silhouette alors ? l'interroge-t-elle. C'est bien de ça qu'il retourne, non ?
— J'y viens, j'y viens ! Ce qui est important dans cette histoire, c'est l'apparence des hommes. Nos prétendus ancêtres avaient bien une particularité : ils avaient un corps.
— Nous aussi nous en avons un.
— Mais eux pouvaient le voir. Ils pouvaient même contempler ceux des autres. Personne ne se ressemblait. Ils n'étaient pas qu'un croquis grisonnant.
— Mais ce ne sont que des histoires, argue Yachi.
— Tu n'as pas cette impression parfois que des souvenirs résonnent sur ton corps ? Que des images étranges se superposent aux ombres des autres ? Des éclats de couleurs, une sensation douce contre ton bras, celle d'une main qui se pose sur ton épaule ?
Yachi s'enfonce sur le dossier du banc, mais ne dit rien.
— Ma mère pouvait me toucher. Et tu sais qui le pouvait aussi, selon ces histoires ? Les hommes de l'Ancien Monde.
Les confessions lui échappent. Le cœur a ses raisons.
— Tu penses donc que ces contes ne sont pas de simples fictions ? En te basant sur des souvenirs de ton enfance ? analyse-t-elle, sceptique.
— Mes souvenirs sont réels. Les enfants ne mentent pas. Ils sont bien plus sensibles à ce genre de choses.
La jeune fille garde le silence. Peut-être qu'elle regrette d'être venue.
— Je pense que la couleur de ton ombre a à voir avec tout ça. Peut-être avons-nous oublié le passé. Mais nos corps, nos sens se souviennent. J'en suis convaincue. Ce orange, c'est un signe de l'Ancien Monde. Peut-être une annonce pour notre devenir.
Elle s'arrête brusquement dans son élan. Ce qu'elle dit là, ce sont ses rêves d'enfants qui ne l'ont jamais quittée. Une intuition enroulée tout autour de ses organes qui la persuade de ses mots.
— Ce que j'essaie de dire, reprend-elle, c'est que les choses s'apprêtent à changer. Tu ne le sens pas dans l'air ? La vie est décalée, pâle ces derniers temps.
Mika n'a pas de preuve tangible, mais ses cartes patientent — un sentiment inexplicable, une anomalie dans ses rêves et sa manière de respirer. La terre tourne et pourtant tout cloche. Elle fourre sa main au fond de son sac, farfouille quelques instants.
— Le voilà !
— Qu'est-ce que c'est ? demande Yachi, intriguée.
Ce qui surprend Mika, c'est que malgré sa méfiance, Yachi reste. Elle écoute d'une manière attentive, comme si elle y apercevait quelque chose d'autre. Elle cherche des excuses à l'inexplicable et sa bienveillance demeure. Mika a pris ça pour de la pitié pendant un instant, mais elle a fait erreur. Son interlocutrice est curieuse des histoires qui sont pour elle un reflet déformé du monde.
— Un jeu de Tarot.
Mika prend place à côté de Yachi sur le banc. Les lattes de bois tombent en lambeau. Elle se tourne de façon à lui faire face tout en laissant un espace entre elles. Elle bat les cartes avant d'en étaler quelques-unes.
La Grande Prêtresse les regarde, accompagnée du Pendu. À la droite de celui-ci se trouve un six de coupes, suivi de la Tour et de la Lune. Son tirage se clôt par un Valet d'Épées et l'Hiérophante. Tous deux sont renversés. Mika fronce les sourcils.
— Ça n'a ni queue ni tête, marmonne-t-elle.
L'énergie qui se dégage de cet étrange tableau est perturbante. Malgré les signes de bon augure, elle a la sensation de manquer le plus important : un présage qu'elle n'arrive pas à saisir. Le Pendu semble la narguer avec sa tête en bas et ses pieds emmêlés dans la corde.
— Est-ce que cela veut dire que je vais devoir me battre avec un garçon ?
Yachi tapote la carte du Valet d'Épées. Mika est touchée par cette innocence. Une interprétation terre à terre qui lui permet de ne pas décoller du sol.
— Ça serait bien si c'était aussi simple. C'est un peu le bazar dans ma tête (elle se donne une pichenette trop forte sur le front, grimace). J'ai besoin de temps pour analyser tout ça.
— C'est le moment où l'on rentre chacun chez nous, c'est ça ?
— Je crois bien.
Mika se lève à sa suite. Ses jambes sont engourdies. Son genou se tord un peu.
— Dis, tu voudras bien me conter l'histoire que tu as vue dans tes cartes ?
Une promesse muette pour que ce lien nouveau ne s'étiole pas. Mika sourit.
— Tu n'y crois pas, hein ?
— Non, mais ce n'est pas pour ça que j'y suis complètement hermétique. Si tu es convaincante, je pourrais bien changer d'avis.
L'orange s'éclaircit alors. Une touche de jaune naît sur ses cuisses. Mika garde ses observations pour elle. À cet instant précis, elle aimerait avoir le pouvoir de sa mère. Elle rêverait de sentir la chaleur de la silhouette de cette fille intrigante contre ses paumes. Elle songe aux baisers. Encore un récit impensable : les lèvres, ça ne s'effleure pas.
La suite au prochain épisode ! (punaise, quelle dinguerie de pouvoir écrire ça)
N'hésitez pas à me laisser une review, ça me ferait énormément plaisir ! Tous les retours sont les bienvenus, vraiment !
Je vous dis à la semaine prochaine (si tout se passe bien)
