Chapitre 43 : …aux rêves qui se réalisent…
Tour Leon Karnak, 26ème jour de l'Eté…
La nuit commençait à tomber, obscurcissant le ciel et laissant scintiller les premières étoiles. La tour dressait sa haute silhouette de pierre ocre au sommet perdu dans les nuages bas, mais Frey n'y prêta pas attention. Elle se laissa glisser du dos de Dylas dont les flancs écumant se soulevaient au rythme infernal de sa respiration. Il avait galopé sans relâche depuis le matin pour rejoindre cette tour au plus vite.
_ J'aurais cru que tu prendrais plus ton temps, Dylas… ça te déplaisait tant que ça de faire une promenade avec moi ?
_ Je prendrais mon temps au retour, lorsque nous ne transporterons plus des bombes ambulantes convoitée par la moitié du monde pour détruire l'autre moitié.
_ Pas faux…
Frey serra l'encolure poisseuse de sueur de Dylas entre ses bras.
_ Repose-toi, je ne devrais pas en avoir pour longtemps.
_ Le temps s'écoule différemment, là-dedans. L'autre fois tu es resté huit jours.
_ Je ferais au plus vite !
Elle lui adressa un sourire espiègle et l'embrassa sur les naseaux avant de se diriger vers le pied de la tour. Comme la première fois, tout avais l'air incroyablement… normal. Puis ce léger picotement qui l'avait déjà saisie à cet endroit se fit sentir, elle vit un éclair de lumière blanche, puis plus rien.
Elle était de retour dans la Forêt du Commencement.
Cette fois, elle n'eut aucune vision des Gardiens. Elle se trouvait dans un endroit étrange, à la fois si semblable à son monde, et totalement différent. Il était baigné par un éternel clair de lune qui n'avait rien de sinistre ou d'effrayant, mais plutôt paisible et doux. Un sentier partait vers l'horizon, bordé d'arbres aux pieds desquels s'épanouissaient des centaines de fleurs inconnues à la jeune fille.
_ Amber saurait les nommer si elle les voyait. Même moi qui suis fleuriste depuis plus longtemps qu'une vie humaine, j'en suis incapable ! C'est un mystère à résoudre !
Frey se retourna et laissa échapper une exclamation. Elle se tenait là, assise sur un rocher rendu argenté par la lueur de la lune. L'elfe lui souriait, les yeux plissés derrière son monocle. Une brise légère faisait ondoyer sa longue tresse de cheveux auburn.
_ Illuminata !
_ Bonjour Frey, ça faisait longtemps, je crois. Ici, le temps ne s'écoule pas de la même façon, alors c'est un peu difficile à juger…
_ Mais… tu… Tu es…
_ Morte ? Oh oui, et ça n'a pas était agréable, tu peux me croire ! Mais il fallait protéger Amber et Kiel, ils se seraient fait écharper si je ne les avais pas aidés à fuir. Mais, Frey, si toi aussi tu es ici…
_ Ah non, je ne suis pas morte ! Mais j'ai la capacité de venir ici, et comme j'ai quelque chose d'important à y faire…
_ Je vois… ça a un rapport avec ce que contient le coffret dans ton sac ?
_ Oui… Comment tu sais ce qu'il y a dans mon sac ?
_ Mon monocle de vérité, quelle question ! Rien ne lui échappe !
Frey émit un rire incertain sans savoir si c'était une façon polie ne pas lui répondre, ou bien la stricte vérité.
_ Il faut les cacher, Lumie. Ces choses ne doivent plus jamais être utilisées.
_ Nous sommes bien d'accord. Et je sais quoi en faire. A vrai dire, c'est parce qu'Il les a sentie entrer dans la Forêt du Commencement qu'Il m'a envoyée à leur rencontre. Mais je ne m'attendais pas à te rencontrer !
Frey hocha la tête et emboita le pas à Illuminata. Ça aurait put être un piège, cela dit, mais elle en doutait.
_ Il ne veut pas non plus que ces sphères retombent entre de mauvaises mains. Et Il est le mieux placer pour les garder et les protéger, tu peux me croire. Personne ne pourra s'en emparer, si tant es que quelqu'un parviennent déjà pénétrer dans la Forêt du Commencement.
Elles marchèrent pendant un temps indéterminé qui pouvait être aussi long que court dans cette étrange dimension. Brusquement, la route se retrouva coupée par un mur. Il était haut de plus de dix mètres, fait d'une étrange matière bleue qui paraissait familière à Frey. La jeune fille serra la lanière de son sac. Ce bleu était le même que celui des sphères runiques. Illuminata tapota le mur avec entrain.
_ Je suis revenue !
Frey recula d'un bon lorsqu'un visage immense apparu dans le mur, si humain et si inhumain tout à la fois, effrayant de par la force qu'il dégageait, mais sans malveillance dans les yeux. Sans bienveillance également.
_ Frey, voici le Mur de la Mort ! Il garde l'accès aux Runes Prana.
_ Aux… quoi ?
_ La Forêt du Commencement n'est qu'un lieu de passage pour les morts, les âmes finissent aux Runes Prana. J'aurais dû y être aussi mais… disons que je n'ai pas eut envie de traverser tout de suite. Ce Mur garde l'entrée.
Frey dévisagea le Mur de la Mort, comprenant son regard sans émotions. Il était un juge impartial, et sans doute qu'Il n'envoyait pas les âmes aux mêmes endroits de ces Runes Prana en fonction de ce qu'Il lisait en elles.
_ Je les sens… les morceaux qu'ils m'ont volés, je les sens…
Frey tira le coffret de son sac et l'ouvrit, révélant les quatre sphères runiques bleues à l'intérieur. Aucun doute, elle était exactement de la même couleur que ce Mur, comme des morceaux de Lui. Elle les regarda s'envoler vers Lui et s'incorporer à sa surface lisse.
Illuminata sourit tranquillement et tapota le Mur.
_ Et te voilà à nouveau entier ! Et cette fois, je doute que quiconque parvienne à nouveau à te prendre des morceaux ! Frey, tu peux être tranquille, personne ne pourra plus utiliser, plus jamais.
Frey observa le Mur au visage impartial, puis Illuminata, et inclina la tête.
Elle se détourna et s'éloigna par le sentier qu'elle avait emprunté avec l'elfe à l'allée. Elle n'eut que quelques pas à faire en fredonnant une vieille berceuse avant de se sentir basculer.
_oOo_
28ème jour de l'Eté…
Dylas avait reprit son apparence humaine depuis longtemps, et croquait l'une des carottes que Frey avait emportés spour lui dans leurs sacoches en prévisions de cette journée. Il regarda un oiseau fendre le ciel d'un bleu azur et jeta les fanes de sa carotte dans un buisson. Ce n'était pas bon, ça, les morceaux se coinçaient entre les dents.
Un bruit de pas lui fit tourner la tête et son sourire si rare et si beau étira immédiatement ses lèvres.
_ Frey…
Elle le rejoignit et le serra dans ses bras avec soulagement.
_ Ça a été ? Tu as put t'en débarrasser ?
_ Oui… Je les ai rendues… Elles ne nous poseront plus de soucis.
_ Alors nous ne sommes pas venus pour rien.
_ Non… Dis-moi, puisque nous ne transportons plus de bombes ambulantes convoitées par la moitié du monde pour détruire l'autre moitié, on peut se promener tranquillement maintenant ?
Dylas hocha la tête et se releva en époussetant son pantalon. Il tendit sa main à Frey, qui la prit en souriant. Plus rien ne pressait, ils avaient tout leur temps pour rentrer.
_oOo_
Ville de Selphia…
Arthur aimait le calme serein de cet endroit un peu à l'écart de la ville, épargné par le bombardement. L'herbe y était verte, parsemée de petites fleurs blanches… et de stèles. Le cimetière de la ville. Un bel endroit, si l'on oubliait tout le chagrin qu'il représentait, chaque tombe représentant une famille endeuillée. Et pourtant ce n'était pas un lieu triste, mais rempli d'une douce quiétude, d'une paix comme rare était les endroits du monde à la connaitre.
Arthur s'arrêta devant une stèle récente que les intempéries n'avaient pas encore abimée. Il arrosa les fleurs en train de pousser à son pied.
_ Tu aurais préféré ça, n'est-ce pas ? De vrais fleurs qui s'épanouissent dans la terre plutôt que des coupées qui se flétriraient et mourraient…
_ Ça oui !
Le jeune homme sursauta et se retourna. Il fronça les sourcils et retira ses lunettes pour les essuyer avant de les rechausser. Mais le verre était impeccable, et ce qu'il voyait était toujours là.
_ Ça y est, je suis devenu fou…
_ Mais non Arthur, rassure-toi ! Et non, tu ne rêves pas non plus. En fait, l'explication est très simple et… Arthur, ça va ? Tu es tout pâle…
Le jeune homme vacilla, chercha à s'appuyer sur la pierre tombale derrière lui, mais elle ne s'y trouvait plus, comme volatilisée. La pierre, ça ne disparaissait pas comme ça, pourtant ! Sans appuie, il tomba dans l'herbe et contempla d'un air hébété celle qui se trouvait juste devant lui.
_ Illuminata…
Il la regarda s'approcher et poser une main sur sa joue. Une main chaude et solide.
Bien vivante.
_ Illuminata… ce n'est pas possible…
Elle lui sourit de cet air malicieux qui n'appartenait qu'à elle.
_ Tu as déjà entendu parler du Mur de la Mort ? Non, j'en doute… Pico doit Le connaitre, mais il n'y a guère qu'elle, et Frey, maintenant. Ça n'a rien d'étonnant, puisqu'il faut L'avoir rencontré pour le connaitre, et il faut mourir pour Le rencontrer. Quand je pense à cette entité pleine de mystères dont je n'avais jamais entendu parler… C'est fascinant tu ne trouves pas ? Comme je suis contente d'avoir put Le rencontrer !
Arthur haussa un sourcil avant de hausser les épaules. Il n'y avait qu'une seule explication possible : il avait perdu la boule. Ça n'avait rien de très surprenant à ce qu'il devienne timbré après tout ce qu'il avait vécu ces dernières saisons. Donc cette situation improbable était tout à fait normale. Il ne lui restait qu'à attendre que ça passe, et à aller consulter le docteur Jones pour cause d'hallucinations juste après.
_ Bref, je te parlais du Mur de la Mort. Comme je l'ai dit à Frey, Il garde l'entrée des Runes Prana, ce qu'on appelle chez la plupart des civilisations, le royaume des morts, les Enfers, l'au-delà, et autres petits noms délicieux. Je me suis donc retrouvée face à Lui… Il était très seul tu sais, et malade depuis une éternité à cause de ce que des gens lui ont prit. Ne me demande pas quoi, il vaut mieux limiter le nombre de gens au courant. Elles doivent disparaitre du monde, et de la mémoire des gens…
Arthur hocha résolument la tête sans comprendre un traitre mot de ce que racontait l'hallucination ayant prit les traits d'Illuminata. Mieux valait aller dans son sens, elle disparaitrait plus vite.
Mais qu'est-ce qu'elle était bavarde ! Autant que la vraie !
La vraie…
Si seulement…
_ Le Mur de la Mort était donc seul et malade quand je suis arrivée, disais-je. Et moi j'étais fascinée par cette entité dont je n'avais jamais entendu parler, alors je suis restée pour Lui tenir compagnie et l'interroger sur ce qu'Il était. C'était très instructif ! Et puis d'un coup, Frey est arrivée et a fait… ce qu'elle avait à faire. Ce faisant, elle a guéri le Mur. Et Lui, pour me remercier de Lui avoir tenu compagnie, puisque guéri Il a récupéré l'intégralité de ses pouvoirs, Il m'a renvoyée ici, dans le monde des vivants.
Si seulement ce n'était pas une hallucination… mais l'histoire était tellement abracadabrante qu'Arthur ne pouvait y croire. Il était un esprit rationnel, ne croyait qu'en ce qu'il voyait… sauf que là, ce qu'il voyait était bien trop irréaliste !
Mais…
Illuminata sourit doucement.
_ Vous les humains, vous avez toujours tellement de mal à croire la vérité… Si tu savais tout ce que j'ai vu durant ma longue vie, tu ne trouverais pas cette situation si insensée. Qu'est-ce que tu risques à croire que je suis vraiment revenue ?
_ Ma santé mentale, peut-être ?
_ Si je ne suis qu'une hallucination comme tu sembles le croire, ta santé mentale a déjà foutu le camp.
Illuminata se releva et tendit la main à Arthur sans attendre sa réponse, lui souriant d'un air entendu. Il scruta cette main et se décida.
_ Tu as raison.
Il prit sa main, cette main si chaude, si solide et si vivante, et se releva. Il regarda Illuminata et l'attira soudainement dans ses bras. Il n'y avait pas que sa main qui soit chaude, solide et vivante. Tout son corps l'était.
Elle était vivante.
Elle l'était bel et bien, et il fondit en larmes sans pouvoir rien faire pour se retenir. Il n'en avait pas envie. Illuminata sourit doucement et le serra entre ses bras. Oui, elle était vivante, et avait bien l'intention de le rester.
_oOo_
Le retour aussi miraculeux qu'inattendu d'Illuminata fit le tour de Selphia en quelques jours à peine. Lorsque Frey et Dylas revinrent en ville, ce fut la première chose qu'Arnaud leur annonça. La princesse ne parvint pas à réfréner un rire étrange.
_oOo_
A la fin de l'Automne, la grande majorité des travaux de reconstruction étaient achevés. Selphia était encore fragile, et le royaume de Norad n'avait pas l'air d'être prêt à la laisser prendre son independence, harcelant Lest de lettres pour lui signifier son refus. Illuminata comprenait que pour être tranquille, Selphia avait besoin d'alliés solides, et les elfes en seraient de parfaits. Personne ne voulait s'alénier un peuple dont chaque individu pouvait vivre plusieurs siècles ! Elle en avait discuté longuement avec Arthur qui, de part son statut de Grand Prince de Norad, tout bâtard qu'il soit, savait comment réagirait son père. Et il lui confirma que jamais le Grand Roi ne défierait les elfes.
_ Mais les elfes accepteront-ils sans discuter de devenir alliés de Selphia et de tourner le dos à Norad ?
_ Si c'est un ordre de leur souveraine, oui.
_ Leur souveraine…
Illuminata se renversa sur son siège, une tasse de thé à la main, scrutant Arthur par-dessus le bord.
_ Je t'ai déjà raconté cette histoire, non ? Celle de la reine des elfes décédée dont la sœur a laissé son peuple se débrouiller seul ? Eh bien il est tant que le trône soit de nouveau occupé.
Arthur la regarda et se mordit la lèvre.
_ Tu vas rentrer dans ton pays…
_ Rien ne t'empêche de venir avec moi… Et pour être franche… j'ai vraiment envie que tu viennes avec moi. Non pas que je sois convaincue qu'une reine à nécessairement besoin d'un roi, loin de là… Mais… je voudrais que tu sois le mien.
Arthur la dévisagea, la bouche entrouverte sous le coup de la stupeur. Des larmes lui brûlèrent les yeux et roulèrent sur ses joues alors qu'il hochait la tête, la gorge trop nouée pour parler.
_oOo_
Ils quittèrent Selphia au début de l'Hiver pour gagner le royaume des elfes, lointain mais pas tant que ça à vol de dirigeable. Au grand bonheur d'Illuminata, ils rencontrèrent en traversant une forêt Amber et Kiel. Jamais ils n'auraient crus tous se revoir, et l'elfe et la fille-monstre pleurèrent longuement en s'étreignant.
Monter sur un trône longtemps vide ne fut pas facile, mais Illuminata y arriva avec brio. Arthur et elle entretiendraient toujours des liens très étroits avec Selphia, s'y rendant très régulièrement pour rendre visite à leurs amis. Le soutient des elfes à Selphia serait l'un de principaux facteurs qui forcerait le Grand Roi de Norad à accepter que la ville fasse cession de son autorité.
_oOo_
Au Printemps suivant, Lin Fa put rouvrir son hôtel des bains flambant neuf, entièrement terminés durant l'Hiver, des salles des bains en tant que tel aux chambres. Elle regarda avec fierté les belles portes de bois sculpté, peintes dans un beau rouge chaleureux, avant de les ouvrir, un sourire heureux sur le visage en découvrant des habitués déjà prêts à revenir. Elle s'écarta pour les laisser entrer. Léon apparut dans son dos pour leur souhaiter la bienvenue. Quelques taches de peinture rouge avaient éclaboussé son turban blanc, et il n'avait pas tenu à le faire nettoyer. Son bras puissant s'enroula autour de la taille de Lin Fa alors que les clients se dirigeaient en direction des bains en parlant avec entrain.
Elle leva les yeux vers Léon et lui sourit avant d'appuyer sa tête contre son épaule.
_oOo_
Si l'hôtel des bains était populaire auprès des habitants de Selphia, il le fut tout autant avec les visiteurs. Ce qui était tout aussi populaire, c'était le restaurant tenu par Porcoline. Les gastronomes venaient de partout pour gouter à sa cuisine, et repartaient en se jurant de revenir aussi vite que possible déguster ses plats. Porcoline semblait n'avoir jamais été aussi heureux de toute sa vie. Il reprit bien vite son habitude de manger une bonne partie de ce qu'il préparait, ce qui n'arrangea pas son embonpoint déjà bien marqué, pas plus qu'il ne cessa de demander en mariage toute personne entrant dans son champ de vision.
Ça faisait parti de son charme, tout le monde s'accordait là-dessus.
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Les rues de Selphia étaient de nouveau pleines de monde, de visiteurs déambulant d'un commerce à l'autre, d'habitants poursuivant le court de leur vie… L'effervescence était encore plus bouillonnante qu'avant la guerre, foule hétéroclite composée autant d'humains que d'elfes ou d'homme-bêtes. Il y avait même quelques monstres !
Aussi, dans cette foule d'êtres si différents, personne ne fit attention à une femme-renarde débarquant d'un dirigeable en même temps qu'un important groupe de voyageurs, belle avec ses longs cheveux blancs, aussi immaculé que la fourrure recouvrant sa queue et ses oreilles. Elle sourit, dévoilant de petits crocs propres à son espèce, sa queue frémissant en bas de son dos.
_ Je sens que je vais me plaire, ici !
