Ralentie par quelques passagers, les bagages et surtout le contrôleur, elle ne rejoignit sa cible qu'une voiture plus loin. Elle le héla une fois juste derrière lui, au niveau d'un sas menant à la suite du train.
« Excusez-moi ? » lança-t-elle sur un ton jovial.
Surpris, l'homme se retourna timidement, serrant plus fort contre lui la mallette qu'il devait avoir peur de perdre.
« Euuuuh… oui ? fit-il d'une voix peu assurée.
— Bonjour, le salua la jeune femme avant de sourire en pinçant légèrement les lèvres.
— Bon… bonjour oui…
— Vous vous souvenez pas de moi ? s'enquit-elle avec un froncement de sourcil en inclinant légèrement la tête sur le côté.
— Euh… Bien sûr que s… non, non, désolé, absolument pas, avoua-t-il.
— On s'est croisés il y a un an ! » lança la blonde.
Tout en parlant, elle avait doucement levé et écarté les bras, comme si elle s'adressait à un vieux pote de collège qu'elle retrouvait avec plaisir. De plus en plus perplexe, l'homme au bob finit par mettre fin à l'appel qu'il était en train de passer avant d'être interrompu, sans doute déconcentré par la voix qui lui parlait dans son oreille droite.
« Il y a un an ? répéta-t-il lentement.
— Il y a un an, confirma la jeune femme avec un hochement de tête. En Amérique du Sud. Argentine pour être plus exacte. Vous aviez vraisemblablement la même cible que moi, et, par chance pour vous, vous avez récupéré ce que je cherchais avant moi.
— D'accord, mais, vous savez, ça arrive assez s…
— C'était un bijou ancien qui avait une valeur historique inestimable, le genre de pièce d'art que même un millionnaire ne peut acheter qu'en faisant un emprunt.
— Oh ! s'exclama l'homme comme si quelque chose s'éclairait dans son esprit. C'est toi la gamine qu'es de la famille de la tarée de mafieuse ? Iza… I… c'est quoi ton nom déjà ?
— Ibolya.
— Ah j'le savais ! Comment ça va depuis le temps ?
— Oh, super super, ma tante m'a reniée, et si je croise son chemin il y a des chances pour qu'elle me tue. Elle aime beaucoup l'argent, et elle avait énormément investi pour récupérer ce bijou.
— Merde. J'suis désolé. Vraiment. Mais, tu sais, mon thérapeute me dit souvent qu'il ne faut pas trop s'accrocher à notre famille uniquement parce que c'est notre famille justement. Tu vois, si ta tante t'a foutue dehors juste parce que t'as pas réussi une fois à lui ramener ce qu'elle voulait, c'est que c'est clairement une connasse. Tu devrais voir ça comme une opportunité, un nouveau départ loin des gens toxiques qui t'ont élevée.
— Arrête un peu de me baratiner. C'était pas juste ma famille, c'était le boulot de mes rêves. J'étais en train d'arriver tout en haut de l'échelle, au niveau de ma tante. Elle m'avait désignée pour prendre sa succession à la place de son propre fils ! Elle me confiait déjà le commandement de ses hommes des fois. Et maintenant j'ai plus rien, je suis même pas en bas de l'échelle, je suis sous l'échelle. Alors essaie pas de me faire changer d'avis ou je sais pas quoi. C'est quoi la mallette que t'essaies de planquer sous ta veste ? T'as vraiment pas l'air d'avoir la conscience tranquille, et c'est plutôt bizarre pour quelqu'un qui parle comme un psy.
— J'ai jamais dit que ma thérapie était terminée, objecta l'homme en levant timidement son index gauche.
— Certes. Mais ça ne répond pas vraiment à ma question. »
Comme la réponse tardait encore à venir, Ibolya décida de changer un peu de méthode.
« Très bien, je vois. Puisque tu n'as pas l'air de vouloir être honnête avec moi, je vais te montrer l'exemple et te dire ce que je compte faire précisément, déclara la jeune femme en faisant un pas vers son interlocuteur. Cette mallette a l'air précieuse, donc je te propose quelque chose : je ne te mets pas de bâtons dans les roues, et en échange tu… me cèdes une partie de ce que contient la mallette. Ou autre chose, mais tu t'en doutes, ce n'est pas pour moi, c'est pour regagner la confiance de ma tante. L'idéal serait donc que je récupère le bijou ancien que tu m'as quasiment pris des mains…
— Hé mais c'est pas vrai ça !
— Arrête, t'as essayé de me péter les genoux, c'est seulement parce que j'ai esquivé que je m'en suis sortie avec une simple entorse.
— Je suis désolé d'avoir eu cette intention, mais peu importe, ça serait vraiment pas te rendre service que de te permettre de retourner auprès de cette cinglée qui te sert – servait – de tante. »
Ibolya émit un petit claquement de langue mécontent, et elle commença à perdre patience.
« Si tu préfères, on peut se battre pour cette mallette. J'ai une revanche à prendre sur toi. »
L'homme au bob sembla hésiter un peu, ce qui laissa croire à Ibolya qu'il allait accepter. Avec un soupir, il posa la mallette au sol un peu derrière lui, et il se redressa pour faire face à Ibolya. Mais, alors qu'elle pensait qu'il tentait de lui donner un coup de pied, il visa une valise mal rangée dans le portes-bagages juste à côté d'Ibolya. Toute la pile de bagages s'effondra alors sur elle, et la blonde aux yeux marron clair se cogna contre le mur opposé avant de tomber au sol sous le poids des valises. L'homme au bob ramassa la mallette métallique et commença à reprendre sa progression dans le train.
« C'était pas un combat à la loyale ! » se plaignit Ibolya avant qu'il disparaisse.
Bataillant avec les bagages qui entravaient ses mouvements, elle se dégagea rageusement de l'amas de valises et de sacs, parvenant enfin à se relever. Mais le bruit causé par la chute avait interpellé les voyageurs les plus proches, et plusieurs d'entre eux vinrent dans le sas, pour certains vérifier que leurs affaires n'avaient pas été endommagées, pour d'autres s'assurer que la jeune femme ne s'était pas fait mal. Ibolya dut donc rassurer ceux qui s'inquiétaient pour elle, assurer aux autres qu'elle n'était pas responsable de l'effondrement. Un vieux monsieur qui ne parlait pas du tout anglais demanda aux autres de servir d'interprètes, ce que tous firent. En même temps. Un homme et une femme débattirent sur les possibilités de traductions du mot « bien », et Ibolya eut l'impression de perdre une éternité dans ce sas. Abandonnant la communication orale, elle s'empressa de commencer à ranger les affaires tombées au sol dans le porte-bagages afin que tout le monde voie qu'elle allait bien, qu'elle s'excusait de les avoir dérangés, et que l'incident était clos. L'homme et la femme qui avaient débattu sur le mot « bien » prêtèrent main forte à la blonde accidentée tout en poursuivant leur débat en japonais, et le petit attroupement se dispersa enfin.
D'un pas rapide, Ibolya reprit son chemin à la poursuite de l'homme au bob. Elle espérait sincèrement qu'il n'avait pas eu le temps de descendre du train pendant l'arrêt précédent… elle fut profondément soulagée lorsque, s'arrêtant dans un nouveau sas, elle le vit s'avancer vers elle. Il la repéra lorsqu'il entra dans le sas, et il se stoppa face à elle.
« Encore toi ? déplora-t-il. Quoi ? ajouta-t-il, probablement à l'intention de la personne avec qui il discutait au téléphone au moment d'arriver dans ce sas entre les voitures 5 et 6. Tu sais, c'est Ibolya, cette fille à moitié tarée qui bossait pour sa tante totalement tarée. Sa famille est installée en… euh… quelque part entre l'Europe centrale et l'Europe de l'est ? Quelque chose comme ça... »
Pendant que le type au bob tentait de résumer la situation, les sourcils d'Ibolya se froncèrent : l'homme n'avait plus la mallette dans les mains. Il avait dû la cacher, peut-être parmi d'autres bagages plus loin dans le train. N'hésitant plus, la blonde s'avança jusqu'à la hauteur du type au bob, et elle tendit la main rapidement pour attraper le portable de sa cible, le lui arrachant brusquement des mains. Elle mit fin à l'appel et elle dévisagea l'homme au bob, lui adressant un sourire satisfait et énigmatique alors que le visage du type aux lunettes noires se décomposait.
« J'allais pas abandonner si vite, expliqua Ibolya dans un haussement d'épaules.
— Tu sais, entre nous il y a un mur, commença le blond aux lunettes. Mais c'est juste une illusion. Dans chaque mur sommeille une fenêtre.
— Ça doit être au moins du double-vitrage alors.
— Attends non. Je crois que c'est plutôt une por… Merde ! Putain ! »
Son regard s'était détaché d'Ibolya pour se poser sur un point derrière elle. La jeune femme jeta alors un œil, et elle vit un homme en train de traverser la voiture dans leur direction. Les mains dans les poches, il regardait autour de lui en avançant, cherchant visiblement quelqu'un ou quelque chose.
« Tu le connais ? demanda Ibolya alors que le type au bob commençait à s'agiter à la recherche d'une cachette.
— T'as entendu parler de la boucherie en Bolivie ? répondit-il en tentant d'ouvrir la porte des toilettes.
— Un peu… »
La voix étouffée d'une femme depuis l'autre côté de la porte verrouillée répondit à la tentative d'ouverture infructueuse, et l'homme aux goûts vestimentaires douteux se replia sur son second choix : un compartiment bagages encastré dans le mur à côté d'un petit lavabo.
« Bah en voilà l'un des deux responsables, expliqua-t-il en achevant de se cacher.
— Sérieux ? s'étonna Ibolya en écarquillant les yeux. C'est un des deux jumeaux ? Tu crois que je peux lui demander un autographe ? ajouta-t-elle avec un air songeur.
— … Hein ? T'es folle… et je suis pas si sûr qu'ils soient jum… Bon tu bouges ?! Il va me repérer direct si tu restes plantée l… »
Le son d'une porte qui s'ouvre les interrompit, et Ibolya tourna la tête. Dans le sas, l'homme venait d'entrer, dévisageant la blonde en se demandant probablement pourquoi elle faisait face ainsi à un compartiment-bagages. Avec son costume bleu foncé impeccable et ses cheveux sombres soigneusement ramenés en arrière, il avait l'air de quelqu'un de sophistiqué, tout l'inverse de l'homme au bob. Même sa drôle de moustache ne suffisait pas à lui ôter de son charisme. Regardant rapidement dans la direction qu'indiquait la position d'Ibolya, il repéra le type au bob planqué entre les valises, et ses sourcils se froncèrent.
