Toujours pas de nouvelles de Bob. Ibolya regarda une dernière fois si elle n'avait pas reçu de message, et, ne voyant aucune notification, elle tenta de l'appeler. Pas de réponse, pas même de sonnerie. Ibolya souffla et se leva de son siège. Si Bob s'était fait choper, mieux valait qu'elle le sache au plus tôt. Elle passerait au plan B et se mettrait à la recherche de la mallette, au-delà de la voiture 5. Et puis surtout, si Bob s'était fait choper, elle devait être plus prudente encore, car la probabilité qu'il l'ait balancée aux jumeaux était loin d'être négligeable.

Ibolya rangea son portable dans la poche arrière de son pantalon sombre, et elle prit la direction de la voiture 3. Lorsqu'elle s'y trouva, elle ralentit le pas, cherchant attentivement quelque chose de familier ou de suspect. Peut-être même Bob lui-même. S'arrêtant au niveau d'un îlot de quatre places, Ibolya fronça les sourcils. Le téléphone couleur or qu'utilisait Bob. Il était là, posé sur un ordinateur portable. L'écran noir étant salement fissuré, Ibolya comprit pourquoi elle n'avait reçu ni message ni appel, et pourquoi elle n'arrivait pas à le joindre. Étrange aussi, les deux voyageurs installés autour de l'îlot étaient… dans des positions bizarres. L'un d'eux était tourné vers la fenêtre, tête baissée, lunettes momonga sur les yeux, et l'autre avait la tête à plat sur la table, les bras ballants, et… oui, son visage était plein de sang. Avec d'infinies précautions, Ibolya approcha un peu plus, passant lentement une main devant le visage de l'homme avachi sur la table. Il respirait encore. Mais vu comment son visage sombre semblait poisseux de sang, il devait être assommé plus qu'endormi. Très doucement, Ibolya toucha son épaule pour tester la profondeur de son sommeil. Pas de réaction. Recommençant en silence son test avec le deuxième homme, Ibolya commença à se tendre un peu. Perplexe, elle laissa sa main quelques secondes encore devant son visage, mais elle ne sentait pas d'air. Cette fois, elle s'assit sur le siège libre côté couloir, et elle tira carrément sur l'épaule de l'homme installé contre la vitre, le mettant droit dans son siège. D'une main, lentement, elle lui retira les drôles de lunettes roses qu'il portait, et elle se figea. Apparemment, celui-là avait saigné par les yeux. Assez glauque. Un cadavre avec des lunettes roses de momonga, un type assommé, le tout au beau milieu d'un train. Et puis, l'un des deux types devait être le deuxième jumeau, mais aucune des deux masses inertes ne semblait correspondre à l'idée qu'Ibolya aurait pu se faire de lui. Le mort était trop jeune, l'assommé ne ressemblait pas du tout à l'homme qu'elle avait croisé. Le plus probable était tout de même que le type en train de faire une sieste soit le frère du brun aux yeux clairs. Mais qu'est-ce qu'il faisait là, près d'un cadavre ? Les jumeaux ne devaient pas être responsables de la mort du jeune homme, on ne reste pas à côté d'une personne qu'on vient de tuer… si ?

Quoi qu'il en soit, Bob n'était pas ici, et comme elle n'avait plus le moyen de communiquer avec lui, Ibolya décida de poursuivre sa route vers l'avant du train. Elle devait essayer de le retrouver avant de prendre la décision de passer au plan B ou non.

Parvenant dans la voiture numéro 2, Ibolya ralentit un peu, pensant entendre des pétards, plus loin devant. Elle se stoppa complètement juste après avoir passé le sas menant à la voiture 1, sas d'ailleurs étonnamment encombré de bagages et des morceaux d'une peluche déchiquetée. À l'autre bout de la voiture, de dos, un homme aux cheveux sombres ramenés en arrière, un homme en costume bleu. Et, se levant d'un siège à toute vitesse, un type aux cheveux blonds qui se mit à courir, ralentissant seulement le temps de chuchoter précipitamment en passant à côté d'Ibolya :

« Reste pas là ! Prochain arrêt on se tire de ce train ! »

Et il repartit à toute allure, sans laisser à Ibolya le temps de seulement penser à lui répondre. Elle se retourna pour le regarder disparaître, se demandant ce qu'il avait bien pu foutre de son bob et de ses lunettes. Elle décida cependant de suivre son conseil, et de retourner dans la voiture 4 pour récupérer ses affaires. Mais elle n'avait fait que deux pas lorsqu'elle sentit une pression entre deux de ses côtes. Elle se retourna dans un sursaut, le souffle coupé, et manqua de se cogner contre le dossier du siège le plus proche. Face à elle, l'homme en costume bleu. La perte de la mallette devait commencer à l'inquiéter sérieusement, car il avait retiré sa cravate, sûrement afin de mieux respirer.

« Qu'est-ce que…, commença Ibolya.

— Va lentement jusqu'au local bagages, qu'on puisse parler tranquillement », lâcha-t-il doucement.

Que je puisse te tuer sans qu'il y ait de témoins, reformula Ibolya intérieurement.

« Mais… je… », objecta-t-elle.

Seul lui répondit un petit clic caractéristique, ainsi qu'un léger haussement de sourcils censé encourager Ibolya à obéir.

« OK OK j'y vais ! » céda-t-elle.

Elle commença alors à reculer doucement en direction du sas.

« Pas de mouvement brusque, la prévint le brun aux yeux clairs.

— Toi non plus, hein ? » fit Ibolya en prenant bien garde à ne pas trébucher sur l'une des valises éparpillées par terre.

L'homme en costume lui adressa un sourire amusé et inquiétant, puis il patienta jusqu'à ce que la porte se referme derrière eux.

« Où est la mallette ? demanda-t-il enfin d'une voix calme mais ferme.

— J… j'en sais rien !

— Tu connais le type qui l'a prise. Tu l'as forcément vu avec.

— Hein ? Non ! Je comprends rien à…

— Arrête ça, lui conseilla-t-il alors qu'il faisait un pas en avant. Essaie pas de me faire croire que t'es juste une fille qui par le plus grand des hasards connaît le type qui a piqué la mallette. T'as dit que tu le connaissais, t'as forcément vu la mallette, alors tu m'as menti. T'es qui bordel ?

— Personne ! Je…

— T'as pas eu le réflexe de lever les mains en te rendant compte que quelqu'un te visait avec une arme. T'as sous-entendu que tu voyageais avec le connard qui a volé la mallette. Y a pas moyen que je croie que t'es une innocente qui n'a pas eu de bol. C'est ta dernière chance. Parce que tu vois, toute cette histoire commence à m'énerver sérieusement, et il suffirait d'un minuscule spasme nerveux, ou d'une secousse à cause de n'importe quel putain de caillou sur un rail, et tu te vides de ton sang. Alors ? Où. Est. La. Mallette ?

— Je sais pas où elle est, je le jure ! »

L'homme poussa un soupir en levant un instant les yeux vers le ciel, mais Ibolya fit un pas en arrière tout en tendant une main vers l'avant, comme si cela pouvait empêcher le tireur d'appuyer sur la détente.

« Attends attends ! le pria-t-elle avec précipitation. Je sais pas où elle est, mais je sais que c'est bien le type au bob qui l'a volée et planquée ! Je l'ai vu traverser le train avec, comme je l'ai reconnu et qu'il essayait de planquer la mallette sous sa veste, je me suis dit qu'elle devait avoir de la valeur et je l'ai suivi, mais il l'avait plus quand j'ai réussi à le rattraper ! Je sais pas ce qu'il en a fait, sinon je l'aurais prise vite fait et je me serais barrée de ce train ! »

Un silence s'installa, et le jumeau cinglé pinça les lèvres dans une moue songeuse. Il ne baissa pas son revolver, mais il semblait enfin commencer à croire Ibolya.

« Et t'es qui ? Qu'est-ce que tu fous dans ce train ?

— Ibolya Szalai. Je… je me suis retrouvée là par hasard, je reste jamais au même endroit trop longtemps pour que les hommes de ma tante puissent pas me pister…

— Ibolya Szalai ? Ibolya Gabriela Szalai ? répéta l'homme en fronçant les sourcils. Ta tante c'est… la mafieuse hongroise ? Comment elle s'appelle déjà… Hajnalla ? Non… Hajnalka Szalai ?

— Oui, c'est elle ! C'est pour ça que j'ai reconnu le type au bob, je l'ai croisé l'année dernière, c'est à cause de lui que je dois fuir ma propre famille ! Je me suis dit que lui piquer la mallette serait un bon moyen de me venger. Je savais pas du tout à qui lui l'avait volée, et je le répète, je sais pas où elle est !

— Je vois. » L'homme baissa lentement son revolver, mais il le maintint fermement dans sa main, signifiant à Ibolya qu'elle était en sursis. « Ça commence à devenir plus plausible. J'espère quand même pour toi que t'es pas en train de mentir.

— … Alors c'est bon ? Je peux m'en aller ? »

Alors que la blonde commençait réellement à reprendre espoir, l'homme en costume leva son index gauche en inclinant doucement la tête, comme pour stopper l'élan optimiste de la voyageuse.

« Une minute. Il reste un problème. Notre deuxième colis, à Citron et à moi,…

— Citron ?

— Ouais, tu sais, noms de code.

— Et toi t'es…

— Mandarine. Bref. Je disais, notre deuxième colis a eu un souci lui aussi. Peut-être que tu es au courant ?

— Attends attends. Je vois bien où tu veux en venir là, alors je vais commencer par la fin : j'y suis pour rien. Et j'imagine que tu parles du compagnon de sieste de ton frère ?

— C'est bien ça. Et comme Citron et moi on est des professionnels, on a réellement à cœur de remplir notre contrat. Il nous faut la mallette et le gamin. Bon, pour le gamin ça a l'air vraiment compromis, alors…

— Votre employeur a clairement spécifié que le gamin devait être vivant ?

— Évidemment qu'il l'a clairement spécifié, répliqua Mandarine en fronçant les sourcils et en haussant légèrement la voix. Tu veux bien arrêter de me couper ?

— Pardon, je sais, je suis pas avocate, mais dans les situations difficiles comme celles-là il vaut mieux tout faire pour chercher une faille dans le contrat, en premier lieu. Désolée désolée, je t'écoute, ajouta-t-elle face au silence de Mandarine qui s'éternisait un peu trop après la justification d'Ibolya.

— Trop aimable. Donc. Comme on ne pourra pas rendre son fils à notre employeur, le mieux qu'on puisse faire c'est lui ramener son corps et la personne qui l'a tué. Tu me suis ?

— Pas bien… tu… tu veux que je t'aide à trouver celui ou celle qui l'a tué ? tenta la blonde timidement.

— Non.

— … L'autre option me plaît pas des masses, parce que c'est pas moi qui l'ai tué.

— Je m'en fous pas mal, tant qu'on a un bouc émissaire.

— Mais c'est pas juste, je t'ai rien fait moi !

— T'as voulu voler la mallette, et tu m'as menti quand je t'ai demandé si tu l'avais vue, lui fit-il remarquer.

— Alors… oui, mais… rien ne prouve que tu l'aurais retrouvée si j'avais répondu 'Je l'ai vue, c'est le type qui se planquait au milieu des valises qui l'avait' et puis deuxièmement : je voulais la voler, je l'ai pas fait, je l'ai même jamais touchée cette mallette !

— Tu sais ce qu'on dit, rétorqua Mandarine en relevant lentement son bras droit pour viser de nouveau Ibolya. C'est l'intention qui compte. Cependant. Je suis pas un monstre. Étant donné que tes arguments ne me laissent pas totalement insensible, je suis prêt à te faire une faveur. Tu préfères mourir d'une balle dans ce train, ou d'attendre d'être livrée à la Mort Blanche ? Sachant que si tu choisis cette deuxième option, je ne peux pas du tout te promettre que tu auras droit à une mort rapide. Tu comprends, ça ne sera plus de mon ressors.

— … C'est le fils de la Mort Blanche qui a dégueulé du sang par les yeux ? s'étonna Ibolya en faisant un geste vers l'arrière, vers la voiture 3 où elle avait découvert le cadavre.

— Yep. Alors, tu choisis quoi ? Pour moi ça change pas grand-chose, même si la Mort Blanche te laisse l'occasion de t'expliquer, tes 'Je vous jure que je l'ai pas tué' feront pas le poids face à ma version.

— Ta version ? Qui est ?

— Que tu as pensé que tuer le fils du chef de la pègre japonaise t'aiderait à regagner la confiance de ta tante. Bon, qu'est-ce que tu choisis ? Dépêche-toi sinon je choisis pour toi.

— Je peux réfléchir deux minutes quand même ?

— Ouais, mais n'abuse pas de ma gentillesse. »

Ibolya réfléchissait à toute vitesse, et elle se concentrait de toutes ses forces pour ne pas trembler. Son sang ne devait plus être qu'un flot continu d'adrénaline. Soudain, le regard de Mandarine dévia de sa cible, et il cacha rapidement son arme derrière son dos. La porte derrière Ibolya s'ouvrit, et la blonde aux yeux marron clair tourna la tête. Un homme voulait traverser le sas, et la jeune femme s'écarta du passage avec un sourire poli. Mandarine dut faire de même, et il s'excusa tout en faisant rapidement un pas sur le côté, se retrouvant juste à côté d'Ibolya. La main droite de Mandarine, qui enserrait toujours le revolver, se trouvait à présent à moins de vingt centimètres de la main gauche d'Ibolya. C'était sa chance. Sa dernière chance.