Sa jambe droite tressaute depuis dix minutes. Il est assis sur le divan, penché en avant, les bras posés sur les genoux, ses mains torturent la petite cuillère qui lui a servi à touiller le chaï du Doc. C'est pas tout à fait le même que celui qu'il s'est fait. Ça se fait de demander la recette ? C'est peut être un secret de famille ou une connerie du genre. Il en essaiera d'autres. Il a que ça à foutre de toute façon.
- Est ce que vous voulez une musique ou un fond sonore, Dean ?
Ah, le Doc en a marre du silence qui s'éternise on dirait. Dean soupire et arrête de fixer la cuillère, regarde vaguement vers la bibliothèque. On dirait celle dans "La Belle et la Bête", avec l'échelle sur rail pour atteindre les rayons du haut. Il a vraiment lu tout ça ou c'est juste pour la frime ?
- Comme vous voulez.
- C'est à vous que je demande.
Tu me fais chier.
- Je sais pas.
Dean, Agent Spécial du FBI, quatorze ans dans sa tête.
Novak sort son téléphone de sa poche, pianote quelques instants avant qu'une musique s'élève d'enceintes masquées dans la pièce. Ça doit être Bach, une connerie du genre. Au moins c'est pas Chopin, sinon faudrait fournir la corde qui va avec.
- C'est pas trop mon style.
Le psy hoche la tête. Pianote encore un peu. Y'a encore un peu de musique, mais c'est beaucoup plus discret, le fond sonore est principalement occupé par le ronronnement d'un train qui roule, rythmé par le "tac tac" des jonctions entre les rails. C'est mieux.
- Vous avez pas "Bruit de Chevrolet Impala 67 sur l'autoroute" ?
- C'est sans doute un peu trop spécifique, je le crains. C'est votre voiture ?
Dean jette la cuillère sur la table basse - mauvaise idée, le bruit lui vrille le cerveau - avant de s'adosser dans le fond du divan, bras croisés sur la poitrine. Sa jambe remue toujours. Il fixe le plafond blanc.
Tac tac. Tac tac.
- Ouais, c'était celle de John à la base, je l'ai récupérée quand il est mort. C'est ma baby.
- Elle est importante pour vous ?
- C'était la seule constante quand on était gamins. Il nous trimballait d'état en état au gré de ses affectations, parce qu'il était trop con pour rester très longtemps au même poste. Même ses collègues pouvaient pas l'encadrer.
Tu parles, un mec bourré h24 qui a l'alcool mauvais, c'est pas exactement le partenaire idéal.
- Et puis c'est une caisse d'enfer. Pas comme celles d'aujourd'hui, avec tout le plastique et l'électronique qui tombe en rade pour un oui ou un non.
Il baisse les yeux vers le psy, la tête toujours penchée en arrière contre le dossier du divan. Le Doc se tient nonchalamment la tête de la main gauche, se passe l'index sur sa lèvre inférieure légèrement sèche et gercée. Il est un peu décoiffé aujourd'hui, la faute au vent qui a fait son grand retour sans doute. Les mèches noires partent un peu dans tous les sens, on dirait qu'il sort du lit. Il a l'air beaucoup moins coincé d'un coup.
Tac tac. Tac tac.
- J'ai parlé de votre idée de la dernière fois à Charlie, on bosse dessus.
Novak hoche la tête en silence.
- Elle a trouvé la piste intéressante en tout cas. On piétine depuis trop longtemps, alors ça nous fait du bien d'avoir quelque chose à se mettre sous la dent. Elle est venue à la maison.
- Vous êtes proche de votre collègue ?
- Ouais, c'est un peu ma petite sœur. On était dans la même promo. On sortait souvent ensemble le soir après les cours.
- Vous étiez plus que des amis à cette époque ?
Dean s'esclaffe, c'est court et ça s'éteint aussi vite que c'est apparu. Il se paye la tête du Doc, il en a fait exprès parce qu'il adore quand les gens pensent qu'il est avec Charlie. Ils en ont longtemps joué, juste pour faire parler.
- Nan, aucun risque, on partage le même terrain de chasse.
Tac tac. Tac tac.
Le psy tourne légèrement la tête vers lui. Les yeux de Dean retournent au plafond.
- On faisait des concours de qui récupérerait le plus de numéros de téléphone, ou réussirait à ramener telle ou telle fille dans sa chambre dans un temps donné. Elle était coriace.
- Vous ne sortez plus le soir ?
C'est une proposition ? Te manque des nichons et t'as un petit quelque chose en trop entre les jambes, mon grand.
- Nan.
Il commence à avoir mal à la jambe droite, sa cuisse se contracte un peu trop, mais il n'arrive pas à arrêter le mouvement qui rythme son agacement. Il veut juste partir, mais quand il pose les yeux sur la pendule au mur, il se rend compte qu'il est encore loin de la délivrance. Chier.
Tac tac. Tac tac.
- Vous pouvez couper la musique ? Ça me saoule.
Novak hoche la tête, et la seconde suivante le silence est de retour. C'est pire. Il soupire, fort, que ça s'entende qu'il en a marre. Il gratouille vaguement de l'ongle le logo craquelé de son sweat NBA bleu. Il est vieux, mais il lui va, parce qu'il avait même pas dix-huit ans quand il l'a acheté. Marre de flotter dans ses fringues. Il se tourne vers la vitre, comme si ça pouvait soudainement devenir intéressant. Tiens, la pluie est de retour. Eh merde, il est garé à deux rues d'ici et il a pas de capuche. Quelle belle journée pourrie. Il sursaute brusquement quand deux yeux oranges se fixent dans les siens. Un chat roux pas très épais miaule devant son nez. Enfin, c'est ce qu'il suppose parce que le greffier a la gueule qui s'ouvre derrière la fenêtre à double vitrage, mais y'a pas de "miaou" à ses oreilles. Dean pose son doigt sur la vitre, et une truffe rose essaye de venir le renifler. C'est con un chat.
- Eh Doc, y'a un chat pour vous je crois.
Il entend Novak se lever.
- Vous n'êtes pas allergique ?
- Non.
Le psy fait quelques pas et va ouvrir la même fenêtre que celle où il avait réceptionné les burgers paradisiaques. Le chat descend de la rambarde et se précipite vers l'ouverture, saute dans le cabinet et disparaît derrière le bureau. Un son léger de craquement s'élève quelques secondes plus tard, quand la bestiole mange ce que Dean devine être des croquettes. Il frissonne quand l'air frais arrive à lui.
- Je savais pas que vous aviez un chat.
- Je n'en ai pas.
Novak revient s'asseoir dans son fauteuil.
- Il est à mon voisin. Il a déménagé la semaine dernière avec armes et bagages, mais sans le chat. Il attend dans le jardin depuis.
Merde. L'humanité dans toute sa splendeur. Dean n'aime pas spécialement les animaux. Il n'irait pas leur faire de mal mais il n'en veut pas lui-même. Trop contraignant. Et il n'en voit pas l'intérêt.
- C'est pourri de faire ça.
- Je suis de votre avis. J'attends de rencontrer le nouveau locataire. Peut-être qu'il acceptera de s'en occuper.
Dean voit le chat qui escalade l'échelle pour aller se percher tout en haut de la bibliothèque sur un rayon où il y a encore un peu de place libre. Il se lèche la patte et entreprend de se laver l'oreille droite avec.
- Moi je crois que vous avez un chat, Doc.
Le psy rit doucement. Dean lui jette un coup d'œil. Oh l'éclat blanc ultra bright, le retour. Vraiment, faut songer à faire des extra dans la pub, vous allez vous faire des couilles en or. Il se gratte nerveusement la tête, passe sa main sur son visage, juste un peu trop fort. Il vient de faire sauter la croûte toute neuve qui recouvre la coupure de son menton. Il grogne et râle contre sa connerie et essaie d'arrêter le saignement avec sa manche. Il est déjà pourri ce sweat de toute façon.
- Tenez.
Le psy lui tend une boîte de mouchoirs en papier. Ouais, pas con, c'est mieux.
- Comment vous êtes-vous fait ça ?
- Faux mouvement en me rasant ce matin.
Un spasme, le rasoir qui ripe. Un sursaut, la lame qui s'enfonce un peu plus. Un "Putain fait chier !" qui résonne et alerte Sammy. Il va s'acheter un rasoir électrique après la séance. Plus de risque. Il presse le carré blanc contre son menton quelques secondes, le décole et regarde le carmin qui forme un cercle aux bords dentelés. Il l'appuie de nouveau et soupire.
- Vos tremblements sont plus importants le matin, ou le soir ?
Fous moi la paix avec ça.
- C'est tout le temps, plus ou moins.
- Vous avez fait des examens, une prise de sang ?
- Ouais, Bobby m'a traîné à l'hosto avant de me renvoyer chez moi. Y'a rien.
- A part votre dénutrition et votre insomnie chronique.
Ouais voilà, à part ça. Il lance un regard noir au psy, ignore le bleu qui lui fait les yeux doux. C'est pas doux le bleu, c'est froid, merde. Il sent la colère qui monte, lentement mais sûrement. Il balance le mouchoir souillé sur la table basse, bravo l'hygiène. Il se prend la tête dans les mains, mais cette fois il a l'intelligence d'éviter le menton.
- Est ce que…
- Non, stop Doc. Je vais vous en mettre une.
Ca explose, d'un coup. C'était à prévoir. Il est en dent de scie depuis deux jours. Il chiale ou il a envie de tout casser. Y'a plus d'entre deux, ou presque. Il baisse la tête, les mains toujours sur le visage, cache ses yeux qui menacent de couler, hors de question de faire ça devant témoin. Reste prostré un moment. Jusqu'à ce que l'autre ronronne, trop calme, ça contraste trop. C'est beaucoup trop.
- Vous avez le droit de demander à mettre fin à l'entretien si vous jugez que le jour n'est pas ou plus propice, Dean. Nous pouvons en discuter. Convenir d'un autre rendez-vous.
- MAIS FERMEZ-LA PUTAIN !
Dean le foudroie, émeraude contre saphir, ça claque et ça fissure. Les yeux revolver, ni plus ni moins. Si un regard pouvait tuer, le Doc ne serait plus de ce monde, RIP Blue-eyes.
- Vous me faites chier, vous vous en rendez compte ?
Il se lève et le domine, le psy ne bronche pas et reste assis. Il a juste suivi le mouvement du regard, toujours planté dans le sien.
- Vous m'emmerdez vous et votre calme, putain vous êtes humain au moins ou un foutu cyborg ? Je suis en train de vous engueuler, à deux doigts de vous démolir et vous réagissez même pas !
- Que voudriez-vous que je fasse, Dean ?
Dean ouvre la bouche mais rien n'en sort. Une fois, deux fois. Il serre les poings.
- Je sais pas, quelque chose !
- Est-ce que cela changerait quoi que ce soit si je vous affrontais ?
Dean soupire, se dégonfle comme un ballon. Il s'arrache du bleu plus si bleu, presque océan déchaîné. Regarde quelque part derrière le doc.
- Je vous ai proposé la solution adéquate. Mettons fin à la séance si vous le désirez. Je vous demande juste, la prochaine fois, de me prévenir avant que la situation ne devienne intenable pour vous.
Dean hoche la tête en silence, les mâchoires serrées. Novak se lève, et l'accompagne à la porte.
- A lundi, Dean.
Il ne répond pas, ne fait pas de signe de tête, rien. Mon cul, tu pourras toujours attendre, tu verras plus ma tronche. Connard.
Le lendemain matin, Sam trouve Dean inconscient, étalé sur le tapis blanc taché de rouge. Il s'est éclaté l'arcade sur la table basse dans la nuit.
Dean…
