Chapitre 26

Sam ne cessait de se remémorer la scène, et pourtant elle s'obstinait à lui échapper partiellement. Il se souvenait d'avoir tenté de retenir son frère mais sans se rappeler le moment exact où il s'était tordu le poignet ; revoyait Dean débouler devant les Érotes mais sans le souvenir précis des tombereaux d'injures qu'ils avaient reçus, et il se rappelait le silence, terrible, dans lequel son aîné l'avait laissé après s'être éloigné en furie pour éviter de le frapper. Les deux hommes, dans la plus grande confusion, s'étaient accordés sur le fait de laisser leurs hôtes dans l'infirmerie à condition qu'ils n'en sortent pas, même si Dean avait clamé combien il ne leur accordait pas la moindre confiance et vertement prévenu son cadet qu'il aurait, seul, à assumer les conséquences de leur rouerie.
Himéros, lui, les avait laissés s'écharper avant de se conformer docilement au verdict, et Sam ne pouvait plus qu'espérer que les choses ne s'envenimeraient pas davantage. Assis sur son lit, malheureux comme les pierres, il se massait le poignet en sentant la brûlure de l'ecchymose sur sa mâchoire le cuire plus durement, mais cet inconfort n'était rien face à la douleur de s'être si violemment opposé à son frère, dont l'extrême proximité qu'ils avaient commencé à partager lui semblait à présent à mille années-lumière.

Depuis sa chambre, le cadet des Winchester passa tout le reste de la journée à guetter, dans l'angoisse, les allées et venues de Dean. À un moment, il l'entendit s'emporter au téléphone avec l'impression qu'il parlait à Castiel, étonné par ailleurs que l'ange ne les ai pas rejoints, et à un autre il eut l'impression qu'une armée de déménageurs retournait la bibliothèque de fond en comble. Pour éviter de compliquer une situation déjà explosive, Sam se garda bien de se confronter directement à son frère, mais la distance physique ne fit qu'accentuer son inquiétude car il craignit à chaque instant que Dean ne retournât défier les Érotes à son insu. Ce n'est pas ce qui arriva. Au fil des heures, il parut à Sam que de part et d'autre, les termes de l'accord forcé qu'ils avaient conclu étaient respectés et, en fin de journée, épuisé et le ventre vide, le chasseur s'autorisa enfin à se détendre très, très légèrement.
Il croqua ainsi deux fruits posés dans une coupelle sur la table dans le coin de sa chambre et fit ensuite un brin de toilette devant son lavabo, soudain soucieux de se défaire de ses vêtements imprégnés d'une sueur âcre et malodorante qu'il jeta en boule dans une corbeille à papiers reconvertie en panière à linge sale. Même si elles furent spartiates, il prit le temps de ses ablutions, lavant chaque partie de son corps, regrettant le confort de la douche mais rétif à aller jusqu'à la salle de bains où il serait plus en peine de maintenir sa veille. Séché, il passa un caleçon et, se posant un instant sur le bord de son lit pour s'y habiller, il fut soudain traversé d'un frisson. Fourbu, il regarda son oreiller, puis se glissa sous les couvertures avec l'intention de n'y rester que le temps de se réchauffer et de dénouer un peu ses muscles tendus.

Il s'endormit presque aussitôt et ne rouvrit pas les yeux avant le lendemain matin.

Son réveil fut lent, et progressif. Lorsque sa conscience commença à refaire surface, il eut la vague perception d'une douce lueur, d'un parfum délicat, ainsi que du chuintement presque sourd d'un souffle paisible. Couvert pas plus haut que l'estomac, son torse et ses bras dénudés exposés à la tiédeur de la pièce, il prit une longue inspiration, couché sur le côté, tout en éprouvant une sensation de chaleur et de bien-être qui lui donna envie de sourire, bien qu'encore ensommeillé. Pendant quelques instants, il sut garder loin de son esprit les rudes événements de la veille, comme s'ils ne s'étaient jamais produits, et les paupières closes il prit le temps de reprendre doucement contact avec son environnement extérieur.
Tandis que ses narines frissonnèrent en captant plus finement cette odeur plaisante et inhabituelle qui semblait flotter dans l'air, Sam remua légèrement les épaules en réaction à la chaleur bienfaisante qui réchauffait son dos. Ce ne fut plus seulement une impression, la douceur qui l'enveloppait était bien réelle, et en remuant lentement la tête contre l'oreiller d'un geste paresseux il posa machinalement la main sur le membre qui entourait son torse. Au contact de la douceur de la peau sous ses doigts, il sourit un peu plus, caressant les muscles fins de ce bras qui ne lui appartenait pas pressé contre sa poitrine et, encore un peu embrumé, il ronronna de plaisir, plus qu'heureux de cette présence inattendue à ses côtés :
- Hé... Quand est-ce que tu m'as rejoint ? Je m'attendais pas à te trouver dans mon lit, merci pour la surprise... C'est ta façon de me dire que tu veux enterrer la hache de guerre ?
Dean ne répondit pas mais Sam sentit ses lèvres lui baiser l'épaule. En réaction, il lui caressa langoureusement l'avant-bras, laissant glisser ses doigts du poignet au coude, et son sourire, lentement, inexorablement, s'émoussa jusqu'à se flétrir complètement.

Sam ouvrit alors brusquement les yeux et se figea, comme piégé dans une gangue de glace. Saisi d'un effroi muet, il sentit sa gorge se serrer, ses muscles se raidir, et son cœur se mit à battre si fort qu'il eut l'impression de l'entendre cogner contre ses côtes. Le bras qui lui étreignait la poitrine, ce bras sur lequel il gardait des doigts tremblants de peur de bouger, ce bras n'était pas celui de son frère. Il en avait eu l'intuition en le parcourant sans reconnaître la forme des muscles de Dean ni sa légère pilosité, et à présent qu'il le regardait, effaré, la terrifiante réalité lui explosait au visage avec une violence inouïe. L'espace d'une seconde, il ne sut que penser ni que faire, partagé entre l'absolue nécessité de s'extraire de là et l'instinct de préservation qui lui commandait de ne surtout pas faire de geste brusque, mais le conflit de pensées qui le soumit à une tension extrême ne dura pas plus d'un battement de coeur. Bandant comme un arc le moindre de ses muscles, l'adrénaline prête à lui faire éclater les veines, Sam bondit tout à coup hors de son lit avec la fulgurance d'un fauve à l'affût et partit se jeter dos au mur à l'autre bout de la pièce. Aplati presque nu contre la paroi, les fibres de tous ses muscles congestionnées par la tension nerveuse et les yeux dardés vers le lit, c'est là qu'il le vit alors, en train de s'éveiller paisiblement d'un air presque étonné, levant lentement la tête de l'oreiller tout en entrouvrant les yeux.
- Détends-toi, chasseur, lui lança bientôt Pothos d'une voix ensommeillée. C'est moi.
Un mélange de fureur et de terreur irraisonnées s'empara de Sam, avec une telle violence qu'il eut la sensation qu'on lui vrillait soudain le cerveau. Il n'aurait su dire combien de temps il lui fallut pour pleinement réaliser la présence de l'Érote, couché sur le flanc, mais lorsque la stupeur et l'épouvante desserrèrent un peu leur étreinte il le reconnut bel et bien, tel qu'il l'avait vu la première fois. Complètement rétabli.

Ses flamboyants cheveux roux avaient repoussé et retrouvé tout leur lustre, jusqu'à leur longueur coutumière. Le teint hâve de sa peau parcheminée n'était plus qu'un souvenir, et partout elle avait repris son grain lisse et velouté, à peine brunie d'un hâle léger. Il n'était pas difficile de s'en apercevoir, car Pothos s'était délesté de son costume brun avant de se glisser dans le lit de Sam, et c'était l'entièreté de son torse glabre qu'il affichait, seul le bas de son corps se dissimulant sous les draps. Sous le costume se devinait déjà la perfection de sa plastique mais, à présent qu'elle se dévoilait au grand jour, le constat était implacable. Pothos livrait aux yeux du mortel qu'était Sam la douce puissance athlétique de son poitrail et de ses bras parfaitement proportionnés, dont les muscles bien dessinés mais sans sécheresse excessive n'accusaient pas un gramme de graisse en trop, et en réalisant qu'il lui avait permis de retrouver toute sa superbe, le cadet des Winchester fut saisi d'un frisson de panique qu'il tâcha de réprimer.

- Qu... Qu'est-ce que tu fous là ! finit-il par vomir dents et poings serrés, le front piqueté de gouttes de sueur aux relents de rage et de crainte.
Sam, à présent, se sentait sale et éprouvait une répulsion à l'encontre de sa propre peau qui s'était frottée à celle de Pothos, peut-être pendant des heures. Vêtu uniquement de son caleçon, il bouillait d'indignation et voulait fuir tant le dieu que la chambre, fuir cette situation affreusement déplaisante, mais la porte se trouvait de l'autre côté de la pièce et sa méfiance extrême envers le plus hostile des Érotes l'empêchait de bouger. Sa question accusait fermement la divinité ; pour sa révoltante intrusion dans son propre lit, mais aussi pour la rupture du pacte conclu avec Himéros. Sam savait pourtant qu'il n'avait aucun moyen d'imposer sa volonté à Pothos, surtout pas maintenant que celui-ci avait recouvré l'intégralité de ses forces, et comme un rat pris au piège il demeura figé, à attendre le bon vouloir de son hôte qu'il regretta subitement d'avoir sauvé. Le dieu de l'Amour, lui, sans hâte, prit le temps d'une grande inspiration tout en pivotant sur le dos, et en déployant latéralement ses deux bras jusqu'à les laisser reposer à l'horizontale en travers du lit il ouvrit pleinement les yeux.
Exposant plus nettement encore la splendeur presque irréelle de son poitrail.
- Tu ne t'attendais visiblement pas à me trouver à tes côtés, lança-t-il avec une pointe de désinvolture, l'air tranquille. Tu m'as sûrement confondu avec ton frère ?
Furieux de l'entendre évoquer Dean, dont il n'osait même pas imaginer la réaction lorsqu'il s'apercevrait qu'au moins l'un des deux frères avait mis le pied hors de la salle qu'ils avaient consenti à ne pas quitter, Sam déforma ses traits en un air mauvais avant de répéter :
- Qu'est-ce que tu fous là ! Tu devais rester à l'infirmerie, c'était l'accord !
- Je ne me souviens pas avoir conclu un quelconque accord avec vous, objecta-t-il d'un ton paisible.
- Ton frère l'a fait, grogna Sam dents serrées.
- Et il a scrupuleusement respecté sa parole, affirma Pothos. Si tu veux aller vérifier qu'il se trouve toujours là où vous nous avez laissés, ne te gêne pas pour moi.
Sam, fulminant de rage de constater que leurs hôtes semblaient se complaire à se jouer d'eux, déglutit à grand peine et n'eut pour toute réponse qu'un regard incendiaire.
- Je conçois ta surprise, tout comme je conçois qu'elle puisse t'être désagréable, reprit néanmoins la divinité d'une voix pacifique. Mais je n'ai pas entaché ta vertu, si c'est que tu redoutes. J'avais juste besoin d'un contact rapproché avec toi pour parfaire ma guérison. Nous sommes suffisamment intimes pour cela, maintenant, non ?
Si la voix du dieu de l'Amour se voulait calme et posée, son regard était plein d'assurance, mâtiné d'insolence, presque condescendant. Il éclatait de santé tant que d'extrême beauté, il le savait, et sa manière d'exhiber son sublime torse nu disait beaucoup du haut degré d'estime qu'il portait à sa personne. Sam, malgré sa fureur pour l'affront subi et en dépit du fait que tous ses sens fussent en alerte, eut du mal à ne pas laisser traîner un instant ses yeux sur la poitrine à la splendeur retrouvée de celui qui se prélassait sous ses draps, mais dérangé par cette fugace attirance il la rejeta aussitôt. Il y substitua l'indignation d'avoir visiblement été utilisé comme un outil, à son insu, et retroussa les lèvres en une mimique de haine avant de vociférer, la voix tremblante de colère :
- Espèce de fumier... De quel droit est-ce que tu te permets de disposer de moi comme ça, pour qui est-ce que tu me prends ? Ta chose ?!
Sam avait l'impression de sentir son sang bouillir dans ses veines, et le remords instinctif d'avoir rendu ses forces à cet être arrogant pesait au moins autant que la crainte de le voir nuire à nouveau. Pothos, de son côté, persista à le viser d'un air placide, jusqu'à pousser dans un soupir, quelques instants plus tard :
- Tu n'as vraiment aucune raison de t'emporter de la sorte, Sam Winchester, ce n'est que...
- Ne me dis pas de quelle façon je dois réagir ! asséna-t-il d'une voix tonitruante en se rapprochant d'un pas. Ce qu'on a traversé depuis qu'on t'a rencontré c'est à cause de toi, c'est ta faute !
Pothos baissa le regard et se redressa lentement jusqu'à se placer en position assise au beau milieu du lit, couvert jusqu'à la taille. Il parut disposé à laisser Sam exprimer tous ses griefs.
- Tu n'avais aucune raison de nous faire ce que tu nous as fait, poursuivit-il avec une terrible amertume. Quand tu as posé ta main sur nous tu savais ce que ça nous ferait, et tu l'as fait par pure malveillance, parce que c'est ça qui vous anime, toi et tous ceux de ton espèce !
Les yeux bleus du dieu allèrent croiser ceux de Sam mais celui-ci n'en eut cure et lui tint tête. Toute la colère, la révolte et la rancoeur que ce cataclysme dans sa vie avait pu lui inspirer remontaient d'un seul coup, et en faisant un pas de plus, il dit :
- J'aurais pu te laisser crever, enfoiré. T'entends ? J'aurais pu te regarder finir de sécher comme un rat mort au soleil, mais je t'ai sauvé. Même si j'ai dû affronter mon frère pour toi. Je t'ai sauvé, mais tu continues à faire ce qui te chante, à te servir de nous à ta guise, parce qu'on ne compte pas ! Tu te fous bien de ce que tu nous fais tant que tu obtiens ce que tu veux !
Sam, alors, se tut, le coeur écrasé sous le poids de l'indignation épouvantable qu'il éprouvait. Mais l'intrusion de Pothos n'était pas la véritable raison de sa colère. Il réalisa qu'il lui en voulait surtout d'avoir percé à jour ces désirs inconscients qui avaient trouvé refuge dans un recoin de son âme, de lui avoir ensuite imposé de s'y confronter, avec tout le lot de souffrance et d'angoisse que cela avait déclenché, et même si Dean et lui avaient fini par trouver le moyen de faire avec, l'expérience qu'ils avaient vécue resterait à tout jamais une épreuve qui les condamnait à voir violemment et perpétuellement resurgir maints souvenirs, les meilleurs comme les pires. Pendant un instant, l'Érote l'observa, jaugeant sa fureur avec stoïcisme. Et, froidement, il finit par lui dire :
- Ce qui est fait est fait, qu'attends-tu de moi ? Des excuses ?
- Ce que j'attends de toi c'est que tu dégages ! attaqua férocement Sam qui n'entendait pas ces mots pour la première fois. Tu es rétabli alors va-t'en ! Toi et ton frère, cassez-vous d'ici et foutez-nous la paix !
- Je suis rétabli, en effet, dit-il au bout d'un instant. Et c'est à toi que je le dois.
Alors, sans hâte aucune, Pothos se mit en mouvement, pivotant vers le bord du lit, posant un pied au sol, puis le second. En tournant le dos à Sam qui, nerveux, appréhenda de le voir se lever, comme si le danger qu'il représentait deviendrait plus grand s'il se mettait debout. Ce fut exactement la position qu'il choisit d'adopter et, se dressant de sa pleine stature, le dieu de l'Amour se révéla dans sa pleine nudité, les draps retombant sur le matelas. Lorsqu'il prit conscience de l'envergure de son dos, du cambré de ses reins, du galbe de ses fesses, Sam eut subitement un coup de chaud. Et quand Pothos, contournant le pied du lit, fit deux pas pour lui faire face, moment où Sam prit de plein fouet la vue irréelle de son corps d'une perfection absolue, le chasseur ne put s'empêcher de blêmir en se sentant lui-même difforme devant pareille plastique.
- Honnêtement, je ne pensais pas que l'un de vous accepterait de me venir en aide, avoua l'Érote dont le flegme ne se départit pas d'un certain respect. J'ai moins de difficulté à comprendre la réaction de ton frère que la tienne, alors... puis-je te demander pourquoi tu as consenti à me sauver ?
Il était nu, de pied en cap, mais sa prestance était telle que sa nudité valait bien tous les atours royaux. Les lignes de ses muscles déliés et infiniment harmonieux étaient son manteau d'hermine, la beauté ciselée de ses parties viriles son sceptre de pouvoir, et dans son regard assuré, noble et fier, semblait scintiller l'éclat des joyaux d'une couronne. Sam, intimidé, mais aussi profondément troublé par l'effet que la vue du corps nu de Pothos produisait sur lui, chercha désespérément à rester maître de ses émotions, et en reculant inconsciemment d'un pas quand l'autre en fit un en avant, il mordit d'une voix râpeuse :
- Sûrement parce que je suis moins con que toi...
En faisant un pas de plus, Pothos eut un infime haussement de sourcils mais aussi un ersatz de rictus étrange, indéfinissable, qui ne dura qu'un instant.
- J'ai été brutal, reconnut-t-il d'un air amène. J'ai laissé mes émotions me dicter ma conduite, c'est exact. Votre présence a été l'irritant de trop et j'ai réagi avec excès, je ne le nie pas. Toutefois... Admets que vous n'avez pas non plus été des modèles de diplomatie.
Sans lâcher ses yeux du regard, le dieu fit un pas de plus en direction de Sam, qui se remit à suer abondamment. Le cadet des Winchester recula à son tour, mais son dos buta rapidement contre le mur et il changea son fusil d'épaule, espérant ainsi inciter Pothos à garder ses distances.
- On t'aurait laissé mourir, et puis quoi ? Pour que tes frères nous rendent la monnaie de notre pièce ? défendit-il avec force. Que ça me plaise ou pas, je n'ai pas oublié ce que je dois à Éros, considère que je n'ai fait que remettre les compteurs à zéro. On changera pas ce qui s'est passé mais on n'a rien à gagner à se battre. Ni vous, ni nous. D'après ce que j'ai compris, vous avez de plus graves problèmes.
Son opposant esquissa un sourire amer et s'immobilisa. Le coeur de Sam, qui s'était un instant emballé, commença tout doucement à retrouver un rythme plus normal.
- C'est le moins qu'on puisse dire, confirma Pothos. Mais, grâce à toi, me voici de nouveau en pleine possession de mes moyens. La prochaine bataille ne connaîtra pas la même issue, fais-moi confiance.
Sam eut beau n'avoir aucune raison de prendre la menace pour lui, il ne se sentit pas en sécurité. Mal à l'aise et méfiant, il visa le dieu de l'Amour qui, l'oeil acéré, se mit à le détailler des pieds à la tête, un sourire fermé peint sur les lèvres.
- Je te sens profondément troublé, nota-t-il. Que se passe-t-il ? Crains-tu toujours que je puisse te faire du mal ? Ou bien est-ce le fait de me voir dans le plus simple appareil, qui produit cet effet sur toi ?
Mettant ostensiblement en avant sa glorieuse nudité, Il se remit à marcher vers Sam qui, blanc comme un linge et le front perlé de sueur, lutta de toutes ses forces pour ne pas poser ses yeux plus bas qu'à hauteur de ceux de Pothos, qui goûtait visiblement l'instant avec un certain plaisir. Sam se sentait vulnérable, incapable de rester totalement hermétique au magnétisme de la divinité qui s'insinuait en lui comme le froid d'hiver au travers d'une couche de vêtements trop mince, et la gorge nouée il tenta de sommer :
- Reste où tu es, n'approche pas !
- Je trouverais dommage que tu persistes à penser que la manière dont j'ai agi le soir de notre première rencontre me résume, avança Pothos en ignorant totalement l'avertissement, mais je comprends que je ne t'inspire nulle confiance. Sache toutefois que ton frère et toi n'avez pas été les seuls à être affectés lorsque je vous ai Touchés ; le geste n'est pas sans conséquences pour nous non plus.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? lança Sam qui se serait incrusté dans le mur, s'il l'avait pu, tant le dieu était à présent proche de lui.
- Je tente de t'expliquer qu'au-delà d'éveiller vos consciences aux véritables désirs que vous éprouvez l'un pour l'autre, un lien s'est créé entre nous au moment où j'ai posé la main sur vous. Je l'avais anticipé, c'était inévitable. C'est ce lien qui nous a permis de sentir ta détresse, c'est ce lien qui t'a permis de me rendre mes forces, c'est...
- C'est comme ça que vous fonctionnez, coupa brutalement Sam, hein ? Vous obligez les pauvres gens qui croisent votre route à devoir faire face à leurs plus noirs désirs, et vous vous nourrissez de leurs tourments jusqu'à ce qu'ils crèvent ?
- La colère t'égare, dit-il avec une indolence qui surprit Sam. Tu nous attribues les pires intentions mais tu sais bien, au fond de toi, que tes accusations sont sans fondement.
- Comment est-ce que tu peux dire ça, s'indigna Sam.
- Crois-tu que c'est votre souffrance qui nous nourrit ? demanda-t-il. C'est l'accord du cœur et de la chair qui fait notre force. Les sentiments d'amour, de passion, de désir. Qu'un cœur dépérisse ou sombre dans la folie ne nous est d'aucun intérêt.
- Alors pourquoi l'avoir fait ! tonna Sam, révolté. Ces gens que vous avez Touchés et qui ont commis l'irréparable, ils ne représentent rien ?!
- Tu as parlé avec Himéros, répondit Pothos sans s'émouvoir, tu sais ce que nous avons dû faire dans l'espoir de pouvoir rivaliser avec la chose qui nous poursuit. Toutefois, il est vrai que nous avons commis une erreur en perdant notre considération pour tes semblables. C'était une erreur car nous avons causé du tort à certains d'entre eux sans que notre situation s'en trouve améliorée, mais conserve néanmoins à l'esprit que nous n'avons rien instillé, rien perverti. La graine que nous avons plantée a germé parce que le terreau lui était favorable. Tout juste peut-on nous blâmer d'avoir ensemencé le mauvais champ.
Le cynisme et le dédain de l'Érote donnèrent envie de vomir à Sam, dont la bouche se déforma tant que ses gencives parurent bouillonner sous ses lèvres. Son aversion pour la race des dieux n'avait sans doute jamais été si prononcée, et face à Pothos qui persista à sonder ses yeux verts, il s'efforça de braver son regard de velours. Mais bientôt, le dieu aux cheveux de feu se remit à sourire légèrement. Il effectua alors en toute quiétude les derniers pas qui le séparaient de Sam, puis lui glissa d'une voix de miel :
- Les Érotes portent l'amour, pas la violence. Les circonstances me l'auront presque fait oublier. Ceux qui ont irrémédiablement pâti de nos actions ne sont qu'une poignée, mais je comprends que cela vous soit insupportable. Nous n'agirons plus de la sorte, puisque même nous renier ne peut nous aider face au péril qui nous guette.
Sam eut envie de lui crier que toutes leurs victimes, sans exception, avaient souffert, il en savait quelque chose. Mais Pothos était parvenu si près de lui qu'il ne fut pas capable de desserrer les mâchoires. Le dieu, légèrement plus petit que lui, plongea dans ses yeux ses magnifiques prunelles bleues et, en tendant le cou jusqu'à sembler menacer de toucher les lèvres de Sam, il murmura :
- C'est toi qui m'aura rappelé cette réalité, le sais-tu ? Ton geste a amplifié le lien qui nous unissait déjà à vous, et désormais toi et moi sommes liés à un tout autre niveau ; sur un plan plus personnel. Intime. Dis-moi, Sam Winchester : ressens-tu pour moi cette attirance que tu m'inspires malgré toi ?
La panique et la nervosité les plus extrêmes gagnèrent le jeune homme qui sentit les moindres fibres de son corps s'effilocher une à une, comme les torons d'un pont de corde lâchant l'un après l'autre. Pourquoi était-il aussi perméable à cet attrait inexplicable que Pothos exerçait sur lui en dépit de l'aversion qu'il continuait d'avoir pour sa personne ? Pourquoi son coeur se remit-il à battre la chamade ? Était-ce là une autre manifestation de ce lien perfide qui les liait, comme Costume Brun l'affirmait ?
- Recule, ne m'approche pas ! tonna Sam d'une voix tremblante de fièvre, ses bras comme paralysés refusant désespérément de repousser Pothos dont le visage n'était qu'à quelques centimètres du sien.
- Pas d'affolement, je ne compte pas abuser de toi... En la matière, je n'ai guère besoin d'utiliser la contrainte, quel que soit mon partenaire.
Il s'approcha encore un peu plus, suffisamment pour que l'odeur de Sam pénètre ses narines. Sam qui, tremblant, se démancha le cou pour se soustraire à lui.
- Je dois avouer que, pour un mortel, tu n'es pas indigne d'intérêt, lui susurra le dieu du Désir. Que dirais-tu de revenir t'étendre près de moi ? En ce qui me concerne, je ne connais pas de meilleure manière pour profiter d'un contact rapproché. Quant à toi... je peux te faire la promesse que tu ne le regretteras pas.
Sa main monta lentement jusqu'au visage de Sam, et d'un doigt précautionneux il traça la ligne de sa mâchoire, caressant les poils courts qui tapissaient son menton. Sam endura le contact avec la volonté farouche de s"y soustraire, mais le frisson agréable qu'il en tira bien malgré lui parut comme anesthésier une part de sa volonté et il ne put que serrer dents et poings un peu plus fort.
- Ce que tu éprouves est parfaitement normal, lui glissa Pothos à l'oreille, non sans se troubler lui-même de sa proximité avec Sam. Pourquoi ne pas cesser de lutter et revenir dans ce lit avec moi ? Tu n'as pas la moindre idée de l'intensité du plaisir que peut te procurer un Érote.
Sam, dont les poils se hérissèrent, eut envie de hurler de fureur. S'ils l'avaient pu, ses yeux auraient projeté des éclairs et il aurait défendu sa dignité avec toute la force dont il était capable, mais il demeurait comme paralysé par le charme du serpent, luttant en vain pour imposer sa volonté à son corps, qui avait ses propres désirs. Il sentit bientôt, avec un effroi mêlé d'exultation, les effets contraires que produisit la main de Pothos glissant sur son cou à l'artère battante. Perçut sur sa peau, le souffle doux et chaud du dieu de l'Amour, caressant comme la brise printanière. Sam sentait qu'une part de lui le voulait loin, le voulait mort, mais qu'une autre était prête à s'accommoder de ses caprices divins et, face aux lèvres lisses de l'Érote qui semblaient vouloir frôler les siennes, la répulsion qu'il éprouvait tendait à diminuer avec chaque battement de coeur. C'est à cet instant que la peur de céder fut la plus intense.

C'est à cet instant que, l'espace d'une fraction de seconde, Sam eut l'impression d'entendre la voix de Dean.
- Sam !

Son sang ne fit qu'un tour, son coeur enfla dans sa poitrine comme s'il menaçait d'éclater et Sam vissa des yeux écarquillés sur la porte fermée, quand il comprit qu'il n'avait pas rêvé et que c'était bien la voix de son frère qui venait de le tirer de sa torpeur en faisant bourdonner ses tympans. Pendant un temps indéfini, sa confusion, ses sentiments opposés, la présence de Pothos, tout parut suspendu à l'espoir tant qu'à la terreur de voir surgir Dean, et lorsqu'il vit tourner la poignée de la porte, quelques secondes plus tard, il eut la sensation de se noyer. La divinité tourna la tête vers le panneau de bois qui s'ouvrit à la volée, et Dean, en panique, de lancer tout à trac :
- Sam, debout ! Il s'est...
Sa phrase mourut là, en même temps que se cristallisa son regard défait et qu'il se figea en prenant de plein fouet la scène inimaginable que son frère et Pothos composaient. Confronté au corps nu du dieu de l'Amour collé à celui de Sam qui l'était quasiment, dans une proximité aussi incompréhensible qu'impossible à admettre, l'ainé des Winchester reçut bien pire qu'un coup de massue et le désarroi insondable qui l'envahit le fit blêmir comme un cadavre, en même temps qu'il lui exorbita les yeux. Ce fut, pour Dean, comme si le sol se déroba soudain sous ses pieds. Incapable d'intégrer l'information qui fit disjoncter ses synapses, mis KO par cette traîtrise invraisemblable, il parut exhaler sans fin les mêmes bredouillements aphones, comme une pellicule qui aurait sauté en boucle sur la même image. Sam, horrifié, crut un instant que son frère allait se mettre à hurler ; puis, à un autre, il le sentit prêt à vaciller. Mais, si pendant ce temps indéfini de sidération, où son regard déformé ne dévissa pas des deux autres, Dean eut l'air en capacité de mettre en oeuvre l'éventail de toutes les réponses possibles, il finit par simplement tourner les talons et partir, sans rien dire, groggy et les yeux vides.
- D... Dean !
La tentative de son cadet de le retenir n'eut aucun effet, et Sam ne put que le regarder disparaître. Alors, il puisa dans sa révolte l'énergie de repousser enfin Pothos et, d'un coup brusque au niveau des épaules, il écarta sans ménagement la divinité qui recula d'un pas leste et gracieux.
- Eh bien ! Tu retrouves tes forces, dirait-on ! Mais c'est une bonne chose, une dose de brutalité n'est pas forcément pour me déplaire, avec le partenaire adéquat...
Sam, poisseux de sueur, rabattit en arrière ses cheveux humides et visa Pothos en lui montrant littéralement les dents. Le statut de son opposant lui était devenu complètement indifférent, et comme s'il s'adressait d'homme à homme à son égal il lui aboya bien en face :
- Ferme-la, bon dieu, j'en ai assez de tes délires ! Barre-toi d'ici, t'as compris ?! Va-t'en et fiche-nous la paix, qu'on ne te revoie jamais !
Par la gestuelle et le regard, Sam continua de déverser sa fureur et ses pulsions de haine sur Pothos pendant un instant, pensant déclencher une réaction hostile dont il n'avait cure, mais le dieu de l'Amour resta aussi placide qu'un moine bouddhiste. Bien que sa colère supplantât tout autre sentiment, Sam ne put s'empêcher d'éprouver de la surprise face à la tempérance inattendue du plus sanguin des Érotes, mais parce qu'il avait plus urgent à penser il choisit bientôt de le planter là, l'affligeant de tout son dédain et de son mépris. Pothos le vit se détourner de lui, aller ramasser un jean sombre et un pull vert, et tout en le regardant s'habiller à la hâte au pied du lit il dit à Sam en haussant légèrement les sourcils, faisant ce constat sur un ton neutre :
- Je t'ai offensé. Ce n'était pas mon intention.
Terminant de passer son pull, Sam répondit, lapidaire, sans un regard :
- Je me fiche de tes intentions, tu ne m'intéresses pas. Débarrasse le plancher, laisse-nous tranquilles. C'est tout ce que je te demande.
Sans plus d'égards, Sam se chaussa, dos tourné, en se murant dans le silence. Sa colère s'apaisa doucement, de même que termina de disparaître cet émoi qu'il avait ressenti au contact de Pothos, et ses pensées exclusivement tournées vers Dean il alla alors jusqu'à la porte de sa chambre, ignorant totalement Costume Brun qui sembla ne plus exister.
- Sam Winchester, prononça-t-il d'une voix solennelle.
Ce dernier marqua le pas dans l'embrasure. Par-dessus son épaule, il jeta un regard oblique à l'Érote qui déclara sans changer de ton, les yeux droits :
- En dépit de nos différends, je saurai me rappeler ton geste. J'ignore combien de temps encore il me sera permis de fouler cette terre, mais sache que tu n'auras pas affaire à un ingrat.
Sam, en fronçant les sourcils, accueillit la proclamation avec perplexité. Il eut beau n'en rien montrer, les paroles de Pothos le troublèrent, plus qu'il ne l'aurait voulu, tout autant que la manière dont il les avait prononcées, et il chercha un certain temps à en comprendre le sens véritable. Il ne sut s'il devait y voir une tentative, de la part du dieu de l'Amour, de faire amende honorable ou bien au contraire de promettre une nouvelle malice, mais sa détermination lui sembla faillir face à la presque humilité de son interlocuteur.
Alors, il lui lança :
- Rhabille-toi et fiche le camp.