Chapitre 5 : Le village de l'année

Malgré la fatigue, la nuit est loin d'être paisible : je me réveille en sursaut à plusieurs reprises, hantées par l'image des crocs du Sealion prêts à se refermer sur moi. L'étroitesse du lit n'aide probablement pas, ni la présence chaude et, pour être parfaitement honnête, attirante de Dagga à mes côtés. Je ne m'étais encore jamais interrogée sur mon orientation sexuelle, et tous les coups de cœur que j'ai pu avoir jusque-là ont été pour des garçons, même si c'étaient surtout des personnages fictifs plutôt que des personnes réelles. Mais j'ai l'impression que je suis vraiment en train de craquer pour la princesse en même temps que pour Djidane. Je ne sais pas trop quoi en penser : de toute façon, j'avais déjà décidé que je ne voulais pas trop interférer avec les événements du jeu. J'aimerais bien aider autant que je le peux, mais pas au point de changer profondément le déroulement de l'intrigue. Et il est hors de question que je m'interpose dans l'histoire d'amour des deux héros. Donc ce que je ressens n'a pas vraiment d'importance, et n'aura pas de conséquences. Mais si je ne m'étais jamais rendue compte que j'aimais bien les filles aussi, qu'est-ce qu'il y a d'autre que j'ignore sur moi-même ? Est-ce que le reste de ma vie est un mensonge aussi, ou bien est-ce que j'ai changé ? Est-ce que c'est le fait d'être dans cet univers étrange, à la fois hostile et merveilleux, qui est en train de me transformer ?

Je dois passer des heures à tourner et retourner ces questions dans mon esprit. Autant dire que j'ai les plus grandes difficultés à me rendormir, surtout que même en lui tournant le dos, je sens la chaleur de Dagga tout contre moi. Malgré tout, la fatigue vient à bout de mes interrogations, et je parviens à me reposer quelques heures de plus, mais je suis réveillée lorsque la princesse se lève, malgré ses précautions pour me déranger le moins possible. Elle s'excuse en chuchotant, et je lui réponds que ce n'est pas grave sur un ton encore groggy. Je me sens particulièrement pâteuse et peu sexy, alors qu'elle est fraîche comme une fleur, et ça, ce n'est vraiment pas juste. En regardant par la fenêtre, je vois que le soleil est à peine levé, et vu les ronflements qui résonnent dans la pièce, les trois garçons sont encore endormis. Dagga m'adresse un sourire resplendissant, puis sort de la pièce en faisant le moins de bruit possible. L'espace d'un instant, je suis tentée de la suivre, mais après les émotions de ces derniers jours, je prends plaisir à me rendormir et à profiter d'une grasse matinée que je juge bien méritée, ainsi que d'un lit complet pour moi toute seule !

Même ainsi, seul Bibi est déjà sorti de la chambre quand je me réveille : Steiner est en train d'enfiler les dernières pièces de son armure et Djidane ronfle encore comme un sonneur. Je m'étire en bâillant, puis je commence à réfléchir à la manière dont je vais passer ma journée. D'abord, passer à la boutique pour aller acheter des Poignets. Je fais un rapide calcul : ça coûte 1000 gils de forger une Robe de coton, et il faudra acheter des Chapopointus à 250 gils pièce avec les 11 000 gils qu'on a, ça fait à peu près... 8 Robes, en comptant le prix des Poignets ? Disons peut-être seulement sept, pour avoir de quoi acheter d'autres objets et avoir un peu de marge de manœuvre, au cas où mon plan échouerait. Ensuite, passer au moulin voir si je trouve la Pierre Stellaire, et en profiter pour trouver Bibi et voir s'il me reste du temps avant qu'il ne se fasse kidnapper. Si je suis efficace, je pourrai peut-être même pousser jusqu'au Belvédère et voir ce que le vieux Moricio dit de beau. Et ensuite, nous devrons faire face au deuxième Valseur. Il me fait moins peur que son premier frère, sans même parler du troisième, qui me terrifie absolument, mais je ne suis tout de même pas rassurée. Enfin, il sera toujours temps d'y penser quand on y sera.

Avant de sortir de l'auberge, je récupère les objets cachés dans la chambre, et je donne la lettre de Mogice à Geumo, le Mog qui squatte à l'entrée de l'auberge. Il est plutôt excité à l'idée que Steelskin soit à nouveau en voyage, et je ne peux pas trop le lui reprocher. Je me dirige ensuite vers le magasin, sans oublier de récupérer la petite somme qui a été oubliée juste à côté de la porte. Quand j'entre, la princesse est en train de regarder les bibelots que propose la vendeuse, une gamine qui ne doit pas avoir plus de dix ans, même si le tablier et le châle qu'elle porte ont l'air d'un autre âge. Je salue Dagga en lui demandant ce qu'elle fait de beau.

« Mes activités n'ont rien de terriblement excitant, je le crains. Je contemplais simplement ces objets décoratifs.

- J'aurais pensé que tu étais habituée à bien mieux, non ? je demande en fronçant les sourcils.

- Bien sûr, ils ne sont en rien comparables à l'admirable orfèvrerie des artisans du chât... de chez moi, finit-elle maladroitement en jetant un regard vers la vendeuse, qui se balance sur sa chaise en chantonnant avec la plus grande indifférence. Cependant, j'aurais souhaité trouver un souvenir de notre aventure afin qu'il se remémore... »

De nouveau, elle s'interrompt, cette fois en rougissant violemment. Je marque un temps d'arrêt. Effectivement, dans le jeu, Djidane surprend Dagga alors qu'elle est en train de faire du lèche-vitrine, mais on ne sait pas ce qu'elle regardait. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit en train de chercher un cadeau à lui offrir ! La voir tomber sous le charme comme ça est assez inattendu, en tout cas à ce stade du jeu, et ça réveille un peu les sentiments complexes et embarrassants que je suis en train de découvrir. Mais c'est surtout mon âme de fangirl qui a du mal à se retenir de ne pas hurler en trépignant d'excitation à l'idée d'assister à la romance de deux de mes personnages favoris. J'essaie de reprendre contenance et je déclare lentement :

« Ça m'étonnerait qu'il t'oublie, tu sais.

- Je vous prie de m'excuser, je me suis mal exprimée. Je pense qu'il est important pour moi de garder un souvenir de notre voyage, car c'est la première fois que je peux sortir du château.

- Bien sûr, bien sûr, je réplique en faisant des clins d'œil appuyés. Il n'y a pas de 'il', et certainement pas un 'il' aux cheveux blonds, au sourire charmeur et avec une longue queue de singe. On est totalement d'accord.

- Vous gausseriez-vous de moi ? s'indigne la princesse.

- Peut-être un peu, je souris. Mais si je voulais vraiment me moquer, je mentionnerais plutôt le langage châtié dont vous êtes coutumière, qui sied davantage à une femme de la haute société qu'à une gueuse telle que vous et moi.

Mon ton affecté l'interloque pendant une seconde, puis elle éclate de rire :

« Il est vrai. Je veux dire : vous avez sans doute raison. Djidane l'a déjà mentionné, et je devrais faire attention.

- Tant que tu y es, tu pourrais même me tutoyer, tu sais, Dagga.

- Je... J'essaierai, Claire, je te le promets.

- Pour en revenir à la discussion initiale, si j'étais toi, je choisirais quelque chose de pas trop encombrant et d'un minimum original, c'est ce qui lui plaira le plus. Pardon, il n'y a pas de 'il', j'ai failli oublier, j'ajoute avec un sourire malicieux. Ce qui te plaira le plus. Hum. Probablement pas une pièce d'équipement, c'est un peu trop utilitaire. Qu'est-ce que tu dirais d'une de ces assiettes décoratives, ou bien une tasse ou quelque chose comme ça ?

- Je ne peux pas dire que je les trouve excessivement jolies, commence-t-elle avant de jeter un regard paniquée à la vendeuse. Je veux dire, elles sont très bien pour un village comme celui-ci...

- Tu es adorable quand tu t'enfonces comme ça. » je commente sans pouvoir m'en empêcher.

Cette fois, c'est mon tour de rougir. Je n'avais vraiment pas l'intention de la draguer, et j'espère qu'elle ne le prendra pas mal. Quand je lui jette un coup d'œil aussi discret que possible, elle est toujours rouge pivoine, mais j'ai l'impression qu'elle est davantage gênée par la situation que par ma remarque. Pour détourner son attention, je pointe du doigt les quelques livres qui sont entassés sur une étagère :

« Et un bouquin ? C'est transportable, et ça m'étonnerait qu'il en ait beaucoup chez lui, mais il fait partie d'une troupe de théâtre donc ça lui plaira sans doute. »

C'est probablement une idée stupide, et je suis certainement la personne la plus mal placée au monde pour parler d'amour et de séduction. Mais à ma décharge, à aucun moment de ma vie je n'avais prévu d'aider une princesse de jeu vidéo à choisir un cadeau pour un voleur. Mais elle commence à observer les tranches des livres pour en déchiffrer les titres, avant de s'exclamer :

« Oh, c'est un de mes ouvrages favoris ! Nul doute qu'il tombera instantanément sous le charme des poèmes de Lord Myssolongi ! L'élan de la passion amoureuse y est retranscrit avec une telle verve et une telle sincérité ! »

Je suis pour ma part un peu dubitative, à la fois parce que la poésie n'est pas mon dada à titre personnel et parce que je ne suis pas sûre que Djidane soit tellement plus enthousiaste, mais Dagga est trop mignonne quand elle est comme ça pour que j'aie envie de lui donner tort. J'acquiesce poliment avant de me tourner vers la vendeuse pour lui demander ce qu'elle a comme équipement. Elle me montre son stock et je pousse un soupir de soulagement. Je n'avais pas pensé que les magasins pouvaient avoir un inventaire limité dans ce monde, alors que ça aurait dû être évident. Mais heureusement, il y a bien assez de Poignets pour ce que je veux faire. Comme prévu, j'en achète sept, et je demande aussi deux capuches Robinhood pour finir d'améliorer notre équipement. Il faudra que je demande à Bibi et à Djidane de remettre leur Cuireau et d'éviter de porter les Soieries qu'on a récupérées : elles sont plus faibles contre la Foudre, et face au troisième Valseur en particulier, je sais que ce n'est pas un bon plan. Enfin, j'augmente un peu notre stock de potions en prévision des prochains combats de boss. A priori, il ne devrait pas y avoir besoin de soigner des altérations d'état avant d'arriver à Lindblum, et on a un peu d'avance à ce niveau-là, donc je m'en tiens là.

Dagga me lance un regard interrogateur :

« Que comptez... Que comptes-tu faire avec tout cela ?

- Au cas où on croiserait d'autres monstres, je me suis dit que ça valait la peine d'améliorer un peu notre équipement, je réponds en lui tendant une capuche, qu'elle accroche à son vêtement. Ça lui donne un petit air de hors-la-loi qui lui va vraiment bien, je dois dire.

- Qu'en est-il de tous ces Poignets ? Nous ne sommes pas assez nombreux pour tous les porter, comme v... tu le sais. »

Cette fois, j'hésite à lui répondre. J'aurais probablement dû réfléchir à un mensonge pour me justifier, maintenant que j'y pense. Je décide de lui dire au moins une partie de la vérité :

« On devrait pouvoir les utiliser à Lindblum pour fabriquer d'autres pièces d'équipement, et j'espère revendre tout ça pour gagner quelques milliers de gils supplémentaires.

- Je n'aurais pas pensé que tu participais à cette aventure pour le profit » remarque Dagga, qui semble déçue et un peu blessée.

De mon côté, je reste bouche bée face à cette accusation. Parce qu'elle a parfaitement raison, de l'extérieur, c'est sans doute l'impression que je dois donner. Après tout, je dois être la seule du groupe à savoir qu'arriver à Lindblum marquera seulement le début de nos aventures et qu'il faudra repartir sur les routes presque immédiatement : Djidane a seulement prévu de faire ce pour quoi il a été engagé (et qu'il a promis à Dagga) et d'amener la princesse à Lindblum Dagga pense que parler à son oncle Cid suffira pour trouver un moyen de ramener sa mère à la raison Steiner part du principe qu'ils reviendront immédiatement à Alexandrie et Bibi est encore dépassé par les événements et se contente de suivre le mouvement. Comment pourraient-ils se douter que je prépare des péripéties qui dureront encore des semaines, des mois même, et que j'ai l'intention de réinvestir tout l'argent possible dans les armes et les protections variées qu'on ne peut pas trouver dans un petit bled comme Dali et qui ne seront disponibles que dans un grand centre urbain.

« Je... Excuse-moi, Claire. Je ne souhaitais pas t'insulter ainsi. Comme Djidane, tu as été... très honnête jusque-là et je ne devrais pas être si soupçonneuse. »

Je la rassure et j'essaie de lui expliquer ce que je compte faire, mais je ne suis pas sûre d'être très convaincante, car Dagga a toujours l'air de croire que je lui cache quelque chose. Pour sa défense, elle a parfaitement raison. Malgré tout, elle me sourit avec délicatesse et se tourne vers la vendeuse pour acheter son livre, avant de sortir en m'adressant un dernier regard. Je prends quelques minutes pour voir ce que la boutique propose comme vêtements, histoire d'avoir autre chose à me mettre qu'un pantalon et un sweat-shirt en piteux état qui me font ressembler à une SDF, mais il n'y a presque rien, et il est hors de question que je porte une jupe longue à fleurs. Déjà qu'en temps normal, je n'aime pas ça, alors vu les aventures qui m'attendent, je préfère encore mon vieux jean sale et troué, ce sera plus pratiques et plus confortable.

Je me dirige ensuite vers le moulin. Je dois m'écarter en catastrophe pour éviter d'être bousculée par des enfants qui jouent à chat en courant et de me retrouver le cul dans le ruisseau qui long la rue principale. Et ces petits cons ne s'excusent même pas !

Quelques minutes plus tard, je suis au pied du moulin, où Bibi a l'air d'être en train de regarder dans le vide.

« Qu'est-ce que tu fais de beau ? je lui demande avec chaleur.

- J'ai entendu comme un 'kweee', mais je n'arrive pas à savoir d'où venait le cri, soupire-t-il.

- Ça ressemble au cri d'un Chocobo, mais tu as raison, il n'y a pas l'air d'y en avoir dans le coin. C'est pourtant difficile de passer à côté d'un oiseau de deux mètres de haut ! »

Je ne lui dis pas que les Chocobos en question sont utilisés dans les galeries qui se trouvent sous le village, où ils servent à actionner la machine qui produit des mages noirs. Des mages noirs comme lui, ainsi qu'il ne va pas tarder à le découvrir... J'essaie de ne pas me laisser submerger par la tristesse et je lui dis ce que je sais de ces animaux. J'espère ne pas faire trop de confusions avec les autres Final Fantasy parce que je sais qu'il y a des détails qui diffèrent d'un opus sur l'autre, mais il a l'air très curieux d'en apprendre plus, et je ne crois pas lui dire trop d'âneries. Enfin, je le laisse à sa contemplation et j'entre dans le moulin après avoir vérifié que personne ne me voit (à part le petit mage noir, mais je l'imagine mal m'en vouloir). Je passe quelques minutes à fouiller avant de trouver ce que je cherche : la Pierre stellaire de Bélier. À ma décharge, elle est bien plus petite que ce à quoi je m'attendais : c'est un disque de pierre qui a à peu près le même diamètre que la paume de ma main, et qui porte une tête de bélier sur une face, et une étoile sur le revers.

Lorsque je ressors, je me rends compte que Bibi n'est plus là, ce qui signifie probablement qu'il a déjà été capturé, et que Djidane et Dagga ne vont pas tarder à s'en rendre compte. Par conséquent, si je prends le temps d'aller au Belvédère, je ne serai pas là pour descendre dans les souterrains avec Djidane et Dagga pour les aider à le libérer. D'un autre côté, qu'est-ce que je m'attends à trouver au Belvédère ? Je sais qu'il y a un peu d'argent à trouver, et une Potion (peut-être même une Maxi-Potion, ce qui ne serait pour le coup pas de refus), mais en réalité, la seule chose vaguement intéressante à y faire, c'est de commencer la quête des Kafés de Moricio, ce qui est impossible à ce stade du jeu de toute façon. En plus, si le trajet me prend plus de temps que prévu, je risque même de manquer l'aérocargo qui va nous conduire à Lindblum, et pour le coup, j'aurais l'air vraiment maligne, toute seule à Dali avec mes cent mille Poignets... Je finis donc par décider de laisser tomber mon plan initial et de lancer l'opération « Sauvez Bibi » : j'attends que Djidane et Dagga sortent du magasin où ils doivent se trouver actuellement pour que nous explorions les souterrains ensemble.

Cela ne prend que quelques minutes avant que je ne voie les deux adolescents se diriger vers moi. Je m'approche d'eux et je leur explique que Bibi était devant le moulin quelques minutes plus tôt, mais qu'il a l'air d'avoir disparu et que je m'inquiète un peu. Djidane commence à me rassurer, mais Dagga l'interrompt en disant qu'elle entend des pleurs. De fait, on entend comme des gémissements sans pouvoir en distinguer la source. Bien sûr, je sais qu'ils proviennent du tuyau qui dépasse du sol à quelques pas de là, mais je préfère laisser mes amis s'en apercevoir par eux-mêmes, ce qu'ils ne manquent pas de faire.

« Ça va ? Demande le jeune voleur.

- Djidane, c'est toi ? répond une voix entrecoupée de sanglots.

- Bibi ? »

L'adolescent me jette un regard et je hoche la tête en signe de confirmation. Il fait une grimace, mais se relève et lance :

« Ne bouge pas de là, on arrive ! »

Il parcourt les environs du regard à la recherche d'une entrée vers les souterrains. Je commente :

« Quand je me baladais dans le village tout à l'heure, j'ai vu une espère de trappe dans le moulin. On pourra peut-être retrouver Bibi en passant par là. »

Une nouvelle fois, le regard du jeune voleur se fait carrément soupçonneux, mais il ne fait pas de remarque. Il fait signe à Dagga de le suivre et entre dans le grand bâtiment. La trappe que je signalais est difficile à manquer : elle fait près de deux mètres de large et est surmontée d'un solide couvercle de fer. Djidane claque de la langue en voyant le verrou qui la tient fermée, mais ils sort des instruments métalliques de ses poches, commence à le triturer et l'ouvre en moins de deux minutes sous le regard inquiet de la princesse.

Il descend prestement l'échelle qui conduit sous le village, et nous le suivons aussi vite que possible. Le sous-sol est plus obscur et oppressant que dans le jeu : le faible éclairage des torche suffit à peine à voir le chemin, et le fourbi qui y est entassé en vrac crée des formes étranges et inattendues qui semblent surgir de l'obscurité pour nous agresser. Même si je sais qu'aucun monstre n'est présent ici, je ne peux m'empêcher de me tenir aussi proche que possible de mes deux compagnons.

Nous avançons en suivant Djidane, qui progresse à grands pas jusqu'à ce que je lui demande de ralentir, moins parce que j'ai du mal à tenir le rythme que parce que je veux ouvrir les quelques coffres que j'arrive à distinguer et dans lesquels je sais que se trouvent des objets qui nous seront utiles assez vite. Le voleur obtempère sans trop protester, attiré lui aussi par l'appât du gain, mais Dagga nous rappelle à l'ordre : notre priorité doit être de sauver Bibi le plus vite possible, d'autant qu'il doit être absolument terrifié.

Nous débouchons dans une caverne plus grande et mieux éclairée où on peut distinguer un enclos avec un Chocobo qui pousse des cris tristes. Je ne peux pas imaginer que l'absence complète de soleil lui plaise terriblement. Mais surtout, il y a deux hommes qui discutent dans l'abri qui se situe à côté de la clôture. Ce sont les premiers adultes que nous voyons depuis notre arrivée au village. Ils sont en train de se demander quoi faire de ce mage noir étrange qui bouge tout seul, et Djidane s'apprête à les interrompre et probablement les affronter quand Dagga l'arrête et le tire en arrière avec mon aide.

« Mais qu'est-ce que vous fichez ! chuchote le voleur. Ils ont Bibi, on ne va pas le laisser comme ça !

- Tu as vu le grand tonneau juste à côté de la cabane ? Il portait la marque du château, explique la princesse.

- Et alors ? Il y a sans doute des échanges entre ici et Alexandrie, répond Djidane, excédé.

- En effet, et j'aimerais en découvrir la nature. Alors... Evite de trop te faire remarquer, s'il te plaît. »

Djidane se tourne de nouveau vers moi :

« Et toi, Claire, tu as quelque chose à ajouter ? »

Je me dandine sous son regard scrutateur. Visiblement, sa confiance en moi s'est quelque peu réduite ces derniers jours, et cela ne me met vraiment pas à l'aise. Je finis par lâcher en rougissant :

« Je pense que Dagga a raison, ce serait mieux de rester discret. »

Le voleur reste silencieux pendant un temps qui me paraît infini, puis il finit par hausser les épaules :

« D'accord, mais si Bibi est en danger, je le sauverai quoi qu'il arrive ! »

Dagga et moi approuvons sans une seconde d'hésitation et nous repartons en essayant de rattraper notre retard sur les deux hommes qui ont emporté notre ami. Un peu plus loin, nous trouvons un tonneau d'où dépasse un pompom rouge très reconnaissable : c'est un Mog. J'insiste pour passer quelques minutes à discuter avec lui, et j'en profite pour récupérer une lettre qu'il veut transmettre à Mokk, au château de Lindblum, afin de lui donner des nouvelles de Steelskin. Pendant ce temps Djidane décide d'ouvrir les quelques coffres qui se trouvent à proximité, et Dagga examine de plus près les tonneaux portant la marque d'Alexandrie, dans l'espoir d'y trouver un indice sur les motivations de sa mère.

Après quelques minutes, jeune voleur finit de fouiller les alentours et il nous incite à poursuivre notre chemin, car Bibi pourrait être en danger. Nous avançons à travers les souterrains sans trop de difficultés. En tout cas, il serait difficile de se perdre, car le chemin est assez direct (après tout, il est fait pour que les villageois puissent transporter facilement les mages noirs) mais il est aussi encombré d'un fatras incroyable, au point qu'il nous faut parfois escalader des montagnes de caisses. Je manque à plusieurs reprises de tomber et de me casser le coup, mais Djidane me rattrape à chaque fois sans un mot de reproche.

Nous débouchons finalement sur une grande salle que je reconnais, car en son centre trône une énorme machine dont dépassent de nombreux tuyaux aux fonctions indéterminées. Elle produit une ronflement inquiétant et dépose à intervalles réguliers des espèces d'œufs gigantesques sur un tapis roulant qui s'enfonce ensuite plus avant dans le réseau de souterrains. À l'arrière de la salle, il y a une double porte imposante en-dessous de laquelle se glissent des filets de Brume.

Nous entendons des pleurs étouffés qui émanent d'une caisse juste à côté de nous, et Djidane se précipite dans cette direction :

« Bibi, c'est toi ? S'exclame-t-il avec inquiétude.

- Djidane ? Fait la petite voix du mage noir, entrecoupée de sanglots.

- Qu'est-ce que tu fiches là-dedans ? Demande le voleur avant d'être coupé par Dagga.

- Ne sois donc pas si méchant !

- OK, pardon, on va te sortir de là, t'inquiète. »

Il tire une de ses dagues de sa ceinture et commence à faire levier entre deux planches, jusqu'à ce que l'une d'elle cède et crée une ouverture, dans laquelle il glisse la main pour finir de briser la caisse. Un Bibi tout penaud en émerge, et Djidane lui demande :

« Alors, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Comment tu t'es retrouvé là-dedans ?

- Je... suis désolé ! pleure le mage noir. Quand tu es parti, un homme est venu et il m'a emmené de force ! Il m'a demandé pourquoi j'étais sorti, et je n'ai pas compris, alors je n'ai rien dit, et il m'a dit de ne pas bouger, et j'avais très peur alors je suis resté là...

- Et c'est comme ça que tu t'es retrouvé dans cette boîte ? » Demande la princesse en posant une main rassurante sur son épaule.

Bibi hoche la tête en faisant de son mieux pour se calmer. Djidane commence alors à lui expliquer que la prochaine fois, il ne doit pas se laisser faire et crier « Fermez-la, bande d'abrutis ! » pour leur faire peur, ce qui me fait sourire. Je ne suis pas sûr que ce soit si utile que ça, mais il n'a pas tort. De toute façon, je ne suis pas sûr que Bibi soit prêt à se défendre en lançant des sorts aux gens qui le menacent pour l'instant, vu les tremblements qui l'agitent encore.

« Ecoute, poursuit le voleur, t'en as peut-être pas envie, mais si on allait jeter un œil derrière cette porte ?

- Je veux savoir ce qu'il y a là-bas aussi, répond le mage noir avec un hochement de tête déterminé. Ça... ça m'intéresse vraiment. »

Nous nous approchons, et je cherche du regard quelque chose qui pourrait me servir d'arme, car je sais que nous allons être attaqués. Mais je ne trouve rien, et je me prépare simplement à me planquer à l'arrière avec Dagga. Et effectivement, comme dans le jeu, dès que Djidane ouvre la porte, trois fantômes se jettent sur nous. Le voleur les attaque immédiatement, et vient rapidement à bout de deux d'entre eux. Bibi est d'abord surpris, mais il se reprend et parvient à lancer un sort de Brasier qui tue le dernier monstre sans difficulté. La nouvelle pièce contient un autre mécanisme, encore plus étrange, qui est connecté à la surface par de larges tuyaux qui aspirent la Brume pour l'injecter dans la machine qui produit les œufs. Je vois que Djidane m'observe attentivement pendant que Bibi et Dagga essaient de formuler des hypothèses sur la fonction de tous ces engins, et je finis par céder au regard insistant du voleur :

« Ils ont l'air d'utiliser la Brume pour produire un genre de créature plutôt que des monstres.

- Veux-tu dire que c'est la Brume qui donne naissance aux monstres ? Interroge Dagga, les yeux écarquillés.

- Je... je n'en sais rien, je réponds, paniquée. »

J'avais oublié que c'était une révélation qui arrivait plus tard dans le jeu : normalent, à ce stade, les personnages ignorent que la Brume est constituée du réservoir d'âmes de la planète. Ils considèrent qu'elle est simplement un genre de phénomène météorologique, de brouillard maléfique et ils croient que les monstres se contentent d'y vivre. J'essaie de rattraper ma gaffe :

« S'ils s'en servent pour faire des œufs comme ça, ça doit bien vouloir dire que la Brume peut faire ça, non ? Et je ne sais pas, j'ai toujours eu l'impression qu'elle était vivante, d'une certaine manière, si vous voyez ce que je veux dire ? »

Mon explication a l'air de les convaincre, y compris Djidane, qui hoche la tête d'un air songeur avant de nous suggérer de continuer à avancer pour essayer de trouver de vraies réponses. Je jette un regard vers Bibi, qui a l'air remis de ses émotions pour l'instant. Mais je sais que ça ne va pas durer.

Après être revenus vers la salle suivante, nous poursuivons notre chemin et nous tombons sur un Chocobo dans une roue géante qui sert à faire avancer le tapis roulant. Près de l'oiseau, il y a troisième machine, encore plus bizarre et futuriste que les précédentes. En nous approchant d'elle, nous parvenons à entendre, derrière le cliquetis des engrenages et les bruits de moteur, comme un craquement : ce sont les œufs qui éclosent. Djidane paraît intrigué et nous incite à continuer de progresser.

Mais je suis la seule à m'attendre au spectacle qui nous accueille dans la caverne où nous arrivons : des corps inertes de mages noirs sont suspendus à des crochets qui glissent le long d'un rail métallique et les font entrer dans une machine d'où ils ressortent empaquetés dans les tonneaux que nous avons vus plus tôt. Bibi les regarde sans comprendre et il se met à trembler comme une feuille :

« Qu'est-ce que... ? Souffle-t-il. Ce sont des mannequins ? »

Je m'approche de lui pour essayer de le rassurer, et j'entends Dagga qui murmure derrière moi :

« Mère ? Qu'avez-vous fait ? »