Rolf vient s'installer pour de bon au début du printemps, après négociations entre nos deux familles. Un arrangement de ceux qui sont faits pour les mariages. C'est tout ce qui se passe, il n'y a pas de fête, pas de cérémonie, comme si tout le monde se doutait que ce n'était pas nécessaire sans l'avouer à voix haute. Juste un soir où je l'accueille en souriant, au crépuscule, dans l'énergie de la nuit. C'est déjà fantastique. Il dépose ses vêtements dans ma - notre - chambre, ce qu'il a pu garder de ses créations dans ce qui va devenir son atelier et vient se coucher avec moi. Le lendemain, il se mêle à la vie de sa nouvelle famille. C'est bizarre, pour lui, je le vois bien, même s'il est déjà venu plusieurs fois, mais il n'en dit pas un mot.

-Tu regrettes? que je demande à nouveau, un soir, avant que nous ne nous endormions.

Il sourit, ma bague et mes doigts entre les siens, ce semblant d'alliance que je porte depuis des mois, maintenant. De ce que je sais, personne n'a encore remarqué que Rolf portait la même. Il me dit que non et ça me suffit, parce que je sais qu'il dit vrai.

Il finit par s'endormir en premier, et je reste un long moment à le regarder avant de m'endormir à mon tour.

Quand la saison des tempêtes s'installe pour de bon, Rolf fait officiellement et officieusement partie de notre famille. C'est avec nous qu'il vivra maintenant, quoi qu'il advienne. Il aide à alimenter le feu, à consolider les murs, à nourrir les animaux. Parfois, il rejoint mes sœurs et mon frère pour écouter mes histoires. Le premier soir, Egill sur les genoux, j'en suis surprise.

-Je ne savais pas que tu aimais ce genre d'histoires, je lui dis, plus tard.

-Je crois que nous n'avons jamais eu cette discussion.

-Mais ce n'est pas comme si c'était la première fois que tu les entendais! Pourquoi n'en as-tu jamais rien dit?

-Je ne sais pas.

Il laisse passer une seconde avant de me demander si c'est de là que provient mon nom.

-Je ne sais pas d'où vient mon nom, que je dis, faisant tourner ma bague d'argent sur mon pouce. Je n'ai pas connaissance d'une héroïne qui s'appellerait Anna… ou Anya ou Annechka.

J'essuie machinalement une tache noire sur l'anneau.

-Arnví non plus, que j'ajoute après une poignée de secondes.

Il hoche la tête avec un pâle sourire.

-Non, je ne crois pas.

-C'est Egill qui m'a appelée ainsi, tu le savais?

-Non. Mais c'est mignon, il ajoute en souriant franchement. Une autre page de ton histoire.

-Tu n'es pas la première à me comparer à une héroïne. Pourtant je n'ai jamais rien fait d'extraordinaire.

Son sourire s'élargit et on dirait qu'il va rire.

-Mais tu es extraordinaire, Arnví. Depuis le premier jour où je t'ai vue- celui où tu es venue.

-... dans le froid, oui.

-Et la neige. Tu avais des flocons dans tes cheveux.

-Il faisait nuit!

-C'était le matin, rectifie-t-il. Il faisait assez clair pour te voir.

-Et tu m'as vue.

-Oui. J'aurais dû venir te parler plus tôt.

-Tu crois que cela aurait changé quelque chose?

-Je n'en ai aucune idée. Ce serait peut-être arrivé plus vite… Tu étais si belle, ajoute-t-il. Mais je pensais que ça ne servirait à rien, que tu serais partie le lendemain.

Je souris, amusée.

-Mon père croyait la même chose, et pourtant je suis restée.

-Vous vous êtes trouvés, sourit Rolf.

-C'est ça. Ils sont devenus ma famille sans que je ne m'en rende compte.

-C'est pour ça que tu as quitté Blue Graad?

-Je ne savais pas ce qui m'attendait, confie-je. Mais crois-moi, je suis heureuse de tout ce que j'ai connu ici.

Il s'en amuse.

-C'était si horrible, la Russie?

-Je ne sais pas. Blue Graad est tout ce que j'en ai connu.

Quelque chose change en lui.

-Alors, pourquoi n'as-tu plutôt pas tenté ta chance ailleurs en Russie? Tu parlais déjà la langue, après tout, tu aurais pu essayer.

-Je n'en sais rien. C'est ici que mes pas m'ont menée, et je ne voudrais pas être ailleurs.

-Alors, pourquoi as-tu fait ce voyage? me demande-t-il. Juste pour ce que tu connaissais d'Asgard?

J'hésite quelques secondes. Il y a quelque chose dans ses paroles et dans les miennes qui ne concordent pas, et quelque chose en moi pense qu'elle ne veut pas savoir quoi.

-Je n'ai pas fait de voyage, Rolf, que je réponds finalement. J'ai couru.

-Tu as couru?

-J'ai quitté le palais et j'ai couru une heure, peut-être deux. Il était tard dans la nuit. Le lendemain, j'étais à la porte de Mila et d'Eimund.

Il me dévisage intensément et je ne peux pas dire de quelle émotion il s'agit - de la peur, du désappointement, de l'incompréhension - mais elle me frappe de plein fouet.

-Arnví, dit-il lentement, Blue Graad est à des semaines d'ici.

Il me faut des heures pour comprendre. Assises à la table de la cuisine, Mila a dessiné une carte sur une peau tandis qu'Eimund nous regarde d'un air incrédule, tout aussi surpris que moi. Rolf se tient à l'écart, distant, et en ce moment, je remercie Dieu, Odin, Freya, Bouddha et les fées dans cette maison que personne d'autre ne se trouve dans cette pièce et que mes sœurs et mon frère ne soient pas là pour assister à ça.

-Qui est Bouddha? demande Eimund.

-Un dieu asiatique, répond Mila.

Elle brandit à nouveau la carte sous mon nez et reprend ses explications.

-Il y a des centaines de kilomètres entre Blue Graad et Asgard.

-Mais non!

-Si! Regarde la superficie de la Russie, et tous les pays qu'il faut traverser pour se rendre en Norvège.

-Tu dois te tromper, que je réponds, obtuse, désespérée.

Elle repose la carte brusquement.

-Allons-y.

-Quoi?

-Nous y irons. Dès que la neige fondra. Tu verras par toi-même.

Elle se tourne vers Eimund.

-Tu as Rolf pour remplacer Arnví. Nous partirons dans quelques jours.

Mon père acquiesce et je suis soudain terrifiée. Mais je ne dis rien quand ma mère et moi nous engageons dans la neige, le ciel dégagé, aussi peu chargées que possible pour le voyage qui nous attend, toutes les deux avec un cheval différent. Nous avons nos manteaux et nos vêtements les plus chauds, des provisions pour quelques jours, nos arcs et nos couteaux. Nous prenons la direction que j'ai prise autrefois, nous enfonçant dans la forêt. Ce n'est qu'en soirée que nous en émergeons enfin, et je ne sais que dire.

-Je ne me souviens pas d'être passée par ici, que je confie.

Mila me fixe d'un air encore un brin perplexe.

-Tu en es sûre, Arnví?

-Oui. Je… je ne reconnais rien de cet endroit.

Je contemple les alentours quand Milka m'invite à la suivre. La plaine est dégagée. Nous passons sur les terres des autres. Parfois, les propriétaires nous interpellent, parfois ils ne disent rien. Certains nous offrent parfois à manger ou à dormir une nuit sous leur toit. Nous passons de la Norvège à la Finlande, puis à la Russie. Cela ne nous a pris que deux semaines.

-Tu n'as toujours pas pu faire ce trajet en une nuit, me dit Mila. Surtout si tu étais à pied, ajoute-t-elle avec un signe en direction de Volk et de Vinter. Et Blue Graad est en Sibérie. En Asie, et non en Europe.

-C'est loin?

Elle sourit.

-Oui.

Et moi, l'idiote, je m'engage dans la suite de ce voyage avec enthousiasme. Peut-être qu'une part de moi croit encore qu'elle a tort. Mais les jours s'écoulent et nous passons de la forêt à la plaine, les arbres se faisant de plus en plus petits, croisant de moins en moins de gens. Parfois, seulement parfois, nous croisons des villes, de loin. Mila et moi demeurons le plus loin possible d'elles, ne nous approchant que de petits villages, de cultivateurs lorsque nous en voyons. Jusqu'au moment où je m'aperçois que nous n'avons vu personne dans les trois derniers jours, ne vivant que de chasse et de maigre cueillette.

-Nous approchons, me promet Mila.

-Pourquoi en es-tu partie? je demande en faisant chauffer notre repas, ce qui nous restait de viande et des canneberges.

À part des conifères, il n'y a pas grand chose dans le coin.

-Oh, je voulais être libre. Comme toi, j'imagine.

Je souris.

-Je ne voulais pas ça. Être mariée comme une curiosité.

Sa main effleure ma joue.

-Tu es une belle femme, Arnví. (Puis elle ajoute:) On a dû te le dire souvent.

J'opine simplement. Nous mangeons en silence un instant.

-Je n'ai jamais voulu revenir, me dit soudain Mila. Je… J'ai été mariée, avant Eimund. Mais je n'aimais pas cette vie-là. Ce monde était trop traditionnel.

-C'est comme ça que tu as eu Lidia? que je demande.

-Oui, me confirme-t-elle. Lidia est la fille de mon premier mari.

-Que lui est-il arrivé?

-Je l'ai quitté et je suis partie. Ce qu'il a vécu par la suite, je n'en sais rien.

-Et tu as rencontré Eimund.

-J'ai mis des années à le laisser approcher. C'était idiot, bien sûr. Il y avait longtemps qu'il était devenu le père de Lidia. Et puis quand nous nous sommes mariés, c'était en pleine journée, dans la neige… une vraie fête. Avec une prêtresse qui ne se prenait pas au sérieux et de la musique et de la boisson. Et nous avons dansés, et…

Son regard s'égare. Elle ne termine pas sa phrase, mais elle n'en a pas besoin. Je sens son bonheur et sa nostalgie.

-Lidia avait huit ans. Je suis tombée enceinte d'Aster l'année suivante. Et je n'ai jamais rien regretté.

-Moi non plus, je dis.

Nous achevons notre repas en souriant. Quand nous reprenons la route, c'est en se racontant joyeusement des anecdotes de notre enfance respective. Je lui raconte mes jeux avec Vladen et plus tard, les enfants du palais, je lui parle de Natassia et d'Elena. Elle me parle du poids des traditions, de son éducation traditionnelle, de son premier mariage sous le toit d'une église, de déesses et de dieux qu'elle ne connaissait que par ses ancêtres, mais elle parle aussi de ses frères, des jeux dans les rues enneigées, du monde dans lequel elle a grandi. Dans les paroles de ma mère, je retrouve le pays dans lequel je suis née. Je réalise à quel point nous sommes pareilles, ce que Lidia ne peut qu'imaginer: deux étrangères dans ce pays, fières de leurs origines mais tout autant d'avoir la chance de vivre ici.

-Est-ce que tu imaginais cette vie? me demande ma troisième mère, les yeux brillants.

-Non, mais je ne l'échangerais pour rien au monde.

Elle se met à rire.

-Regarde! me dit-elle soudain en désignant une tache sombre à quelques dizaines de mètres de nous. C'est peut-être notre prochain repas.

Je sors aussitôt mon arc, mais je rate et ma proie s'enfuit en laissant du sang derrière elle. Je n'ai dû que l'effleurer. Alors, je sors mon couteau, le glisse à ma ceinture et me mets à courir. Mais bientôt, j'hésite sur la direction à prendre. Je ne sais pas laquelle ce tétras a bien pu prendre. Mais je me retrouve à en choisir une au hasard, portée par une énergie que je ne connais pas. Je sens sa trace, j'en suis sûre, et je continue, portée par l'invisible. Mais quand je m'arrête, fatalement, je ne sais même plus où je suis. Est-ce de la stupidité de ma part, de penser que ces arbres et ce sol paraissent… différents? Alors je refais le chemin inverse, une demi-heure, une heure peut-être, mais rien. Aucune trace de Mila. Aucune trace de notre feu de camp ni de nos chevaux.

-Mila! que je crie de ce qui reste de souffle dans mes poumons. Maman!

Quand le soleil finit par se coucher, je me rends à l'évidence. J'ai dû me rendre beaucoup plus loin que je ne le croyais. Alors, je réessaie, désespérément, de retrouver cette sensation. De ne plus sentir le froid, la noirceur, les arbres ni même la terre sous mes pieds, écrasante, juste moi en petite flamme. Et le plus dingue, c'est que cela fonctionne, même si je n'ai aucune idée de quelle distance je parcours ni où Mila se trouve. À chaque arrêt, je balaie l'invisible mais je ne sens rien.

-Ta mère doit être en panique, me dit une voix, à la fin d'une journée entière à errer sur la côte.

Je relève la tête, surprise et effarée. Une femme m'observe, le teint pâle et de longs cheveux blancs. Je ne l'avais ni entendue ni sentie arriver, ce qui m'étonne vu l'aura de puissance qui se dégage d'elle.

-Sûrement, réponds-je, prudemment, massant les muscles éprouvés de ma cuisse. Que faites-vous ici? que je demande, maladroitement.

Elle parait très humaine mais j'ai l'impression de m'adresser à un esprit. Cela la fait rire.

-Je suis venue pour te ramener à la maison, me dit-elle en me tendant la main.

J'hésite à la prendre.

-Comment m'avez-vous trouvée?

Elle rit encore.

-Ton cosmos irradiait de loin, Anya.

Elle sait mon nom - et elle parle comme si nous étions amies. Même Lena ne m'appelait plus comme ça… pas depuis que je suis devenue adolescente. Elle insiste encore, me présentant sa paume. L'idée de la contrarier me terrorise, mais je n'ose pas lui tendre la mienne en retour.

-Et après? que je demande. Que voudrez-vous?

Elle sourit si doucement que je pourrais m'y laisser prendre.

-Je veux que tu ailles jusqu'au bout de ton potentiel.

-Que voulez-vous dire?

-Je te propose de t'améliorer. De pouvoir en faire bien plus que de simplement ressentir le monde autour de toi. C'est ma seule condition, et même si tu choisis de ne pas la respecter, je t'aiderai quand même.

Je crois qu'elle est sincère, mais impossible de le dire.

-Comment ferais-je ça?

-Oh, je t'y aiderai.

-Et ma famille?

-… restera ta famille. Je ne te demande pas de t'en séparer, ni maintenant ni demain.

C'est au bout d'une très longue hésitation que je finis par accepter sa main tendue. Seule, je pourrais passer des jours à tenter de retrouver mon chemin. L'instant d'après, je sens la terre s'évanouir sous mes pieds, et avant même de cligner des yeux, je suis sur une allée de graviers, dans une ferme. La femme a disparu… et Vinter est là, derrière ces arbres, avec Volk. Je laisse échapper un soupir de soulagement, suis le chemin et j'entre dans la maison. Mila attend près du feu, discutant dans un russe approximatif avec un couple, d'un ton empressé.

-Arnví! s'écrie-t-elle en m'apercevant.

Elle se jette sur moi, caresse mon visage comme si elle devait s'assurer que j'étais bel et bien là.

-Que s'est-il passé? me demande-t-elle enfin.

-Je ne sais pas, je réponds, très honnêtement.

J'attrape ses mains.

-S'il te plait, je veux rentrer.

Elle s'apprête à protester, elle préférerait rester une nuit, d'autant plus qu'aucune de nous deux n'a bien dormi la nuit précédente, mais un regard sur mon visage suffit à l'en dissuader. Elle remet son manteau, ramasse son sac et nous sortons.

-Que s'est-il passé? répète-t-elle. Tu as… disparu. Je t'ai cherchée pendant deux jours entiers!

-Je t'ai cherchée aussi, je confesse.

Son visage s'adoucit.

-Où étais-tu?

-Je ne sais pas. Viens, je vais te montrer.

Prenant sa main, je fais quelques pas, hésitante - comment dois-je m'y prendre, exactement? La femme n'a pas semblé avoir la moindre difficulté, elle. Mila me jette des regards perplexes et amusés, mais elle se laisser faire, et je finis par comprendre et y arriver. Je compte exactement six pas dans l'invisible - ainsi, refaire le trajet inverse sera facile -, tenant bien ma mère près de moi, avant de nous retrouver dans la neige à nouveau, dans une forêt déjà plus dense. Mila regarde autour de nous avec incrédulité.

-Nous sommes… en Suède, sûrement. Ou en Finlande.

Et elle me regarde à nouveau, les yeux écarquillés, et je souris.

-Je sais.

Elle rit, maintenant, tendant les mains vers moi.

-Par Odin, Arnví, tu es extraordinaire.

Retourner là où nous étions est plus facile que la dernière fois. Mila reprend Volk sans jamais cesser de sourire. Et quand, finalement, nous rentrons à la maison avec presque un mois d'avance sur la date prévue de notre retour, Eimund ne comprend pas immédiatement pourquoi nous sommes déjà revenues.