Chapitre 7
Cinq mois
Karen tournait autour de son adversaire, l'esprit blanc comme une ardoise. De vieux bleus et la brûlure récente de muscles endoloris cherchaient à la distraire, mais elle n'avait pas le temps de se concentrer dessus, ou sur quoi que ce soit d'autre, face à un soldat galra deux fois plus grand qu'elle.
Il s'avança, rapide comme l'éclair, et Karen fit un pas de côté, levant les bras pour bloquer, geste qu'elle avait pratiqué des milliers de fois. Devant un véritable adversaire, ce n'était plus pareil, le fracas de son pouls résonnant dans sa tête, mais son corps se souvenait des mouvements qu'elle y avait imprimés ces derniers mois. La douleur explosa dans son avant-bras quand elle dévia le coup de son adversaire, vive, aveuglante, lui brouillant la vue un bref instant.
Une autre attaque jaillit avant qu'elle ne se soit reprise et elle ne fut pas assez rapide. La queue de son adversaire lui faucha les jambes et elle tomba brutalement, la tête prise de tournis.
— Je me rends, dit-elle en levant les mains, le poing d'Antok s'immobilisant à quelques millimètres de son visage.
Il resta dans cette position quelques instants, puis se leva et tendit la main à Karen. Elle l'accepta et se releva en grimaçant. Elle était trop vieille pour ce genre de choses.
— Vous vous améliorez, dit Antok avec une claque dans le dos qui lui laisserait sans doute un bleu.
Karen en eut le souffle coupé et leva la tête pour le fusiller du regard (le maudissant au passage pour sa grande taille).
— Vous m'avez battue à plate couture. Encore une fois. Et je sais que vous n'y allez pas à fond.
Antok agita la main, un grondement nettement amusé perçant dans sa voix.
— Oui, mais vous êtes petite. Vous vous en sortez bien, à cet égard.
Karen soupira. Elle s'était entraînée de plus en plus souvent avec Antok ces derniers mois, Kolivan étant occupé par les derniers préparatifs du lancement de la flotte de New Altéa. Il avait ses troupes à entraîner, en plus de toute la paperasse qui accompagnait un projet de si grande envergure, si bien qu'il n'arrivait que rarement à se libérer pour aller observer les progrès de Karen.
Ce qui ne la dérangeait pas ; elle avait le sentiment qu'elle ne ferait que le décevoir, de toute manière. Ces cinq mois lui avaient rappelé à quel point elle manquait d'exercice ; elle allait à la gym quand elle était plus jeune et avait suivi Sam dans son programme de fitness durant la première décennie de sa carrière, mais tandis que la charge de travail de Karen augmentait et que son corps vieillissait, elle avait lâché l'affaire. Après les premières évaluations qui s'avérèrent brutales, il lui avait fallu un mois rien que pour arrêter d'avoir l'impression que son cœur allait la lâcher dès qu'elle rejoignait Antok pour une session, et trois mois avant de pouvoir prétendre suivre sa routine quotidienne. Ils venaient tout juste de passer de simples exercices à un véritable entraînement au combat.
Pour être honnête, elle ne pensait pas pouvoir s'améliorer davantage. Elle avait presque cinquante ans, elle n'était plus une jeune femme, et certainement pas une soldate. Elle ne savait pas à quoi elle s'attendait en se lançant là-dedans ; un entraînement au pistolet laser, peut-être. Pas au combat au corps-à-corps. Elle était certaine que ça convenait parfaitement aux Galras et aux Altéens, qui possédaient une force que Karen n'avait jamais vue chez qui que ce soit d'autre.
Et ils n'avaient même pas commencé à l'entraîner au maniement de leurs armes.
— Antok, je peux vous poser une question ?
Karen rejoignit le bout de la salle d'entraînement en boitant, acceptant l'eau que lui tendait Antok avec un sourire.
— Bien sûr.
— Pensez-vous que je suis à ma place, ici ?
Antok garda le silence quelques instants tandis qu'elle se désaltérait. Son masque rendait son expression indéchiffrable, comme toujours ; Karen ne l'avait jamais vu sans, alors qu'ils se rencontraient quatre à cinq jours par semaine. Mais elle commençait à reconnaître son langage corporel, à un certain degré, et l'angle de sa tête suggérait qu'il réfléchissait sérieusement à sa question.
— Non, finit-il par dire. Je ne pense pas que ce soit votre place. Mais j'admire le fait que vous persévérez malgré tout.
Sa réponse lui faucha les jambes aussi brutalement que sa dernière attaque et elle poussa un petit rire peiné.
— On peut dire que j'ai tendu le bâton pour me faire battre, hein.
— Ne le prenez pas mal, dit Antok. Vous avez l'esprit d'un guerrier et vous avez fait du chemin. Si vous devez un jour aller sur le terrain, vous serez un atout. Mais vous ne vous rendez pas service en essayant de vous battre à notre façon. Nous nous appuyons sur une endurance et une force dont votre espèce ne dispose tout simplement pas ; ce n'est pas contre vous, mais il serait peut-être plus bénéfique pour vous de vous entraîner avec quelqu'un dont les points forts s'alignent avec les vôtres.
Karen plissa les lèvres.
— Vous y avez déjà réfléchi, n'est-ce pas ?
Antok baissa la tête, presque penaud.
— Nous allons bientôt partir, Kolivan et moi. Les paladins ont besoin de notre aide pour étendre leur cercle de protection. Vous changerez d'instructeur dans tous les cas. Je ne vois pas pourquoi ne pas en profiter pour changer de tactique.
— Vous pensez à quelqu'un en particulier ? demanda Karen.
— Oui. Je ne lui ai pas encore demandé si elle est d'accord pour vous apprendre. Si elle l'est, je peux lui dire de vous contacter, si vous voulez ?
Karen hocha la tête, faisant rouler son épaule endolorie.
— Ça me va. En attendant, je pense que je vais rentrer et poser de la glace sur mes nouvelles bosses.
Elle ne put retenir le soupçon d'irritation qui se glissa dans sa voix, mais Antok rigola. La prenant par l'épaule, il lui fit un signe de tête.
— Ce fut un honneur de vous entraîner. Puissions-nous nous revoir.
Elle sourit, lui tapotant la main.
— Tout l'honneur est pour moi, Lieutenant Antok.
— J'ai parlé à Akira.
Karen grimaça quand Eli tamponna un peu de pommade cicatrisante sur son coude, où sa dernière chute avait laissé une vilaine égratignure. Elle se força à se décrisper, s'appuyant sur les packs de glace qu'elle avait coincés entre elle et le fauteuil dans lequel elle s'était écroulée en rentrant à la maison.
— De vos vidéos ? s'enquit Karen.
Elle avait été si occupée avec Antok qu'elle ne savait quasiment rien du nouveau projet d'Eli, mais chaque nuit, alors qu'elle allait se coucher, elle le voyait encore devant son ordinateur. Il lui semblait qu'Akira lui avait envoyé de nouvelles interviews, portant surtout sur la Garde, cette fois-ci.
Eli appliqua un pansement sur l'égratignure avant de reculer et Karen effleura le bandage. Ce n'était pas un pansement normal : il n'y avait pas de compresse visible avec des bords adhésifs. Il était fait d'un simple matériau qui restait en place sans avoir l'air de coller. Au moins, ça ne tirait pas sur la plaie en dessous.
— Ouais, répondit Eli. On a presque fini la prochaine. On essaie juste de trouver le bon ton ; tu sais, se montrer honnête sur ce que ça veut dire d'entrer dans la Garde sans pour autant faire fuir les gens, leur faire savoir comment nous aider sans les forcer. C'est plus difficile que je le pensais.
— Mais la Garde s'agrandit toujours, pas vrai ?
Eli se leva et s'étira, puis se laissa tomber sur le canapé derrière lui.
— Ouais. Le premier lot de recrues vient officiellement de finir l'entraînement et le deuxième n'en est plus très loin. Ça fait presque une centaine de vaisseaux, plus une autre centaine en formation.
Karen poussa un sifflement.
— Ce n'est pas négligeable.
— Non, en effet.
Eli prit une gorgée de sa tasse de café (parmi ses ressources en déclin qu'il avait ramenées de la Terre).
— Ils s'occupent de plus en plus de missions de leur côté, mais ils sont toujours moins… eh bien, moins invulnérables que les paladins. Akira fait ce qu'il peut, mais quelques pertes sont inévitables. C'est de ça qu'on était en train de parler, d'ailleurs. Il a beaucoup de pilotes qui s'enrôlent et de plus en plus de flottes et de petites rébellions locales qui cherchent une alliance. Ce dont il a vraiment besoin, là, c'est de mécaniciens pour réparer les chasseurs, des ingénieurs pour les améliorer… purée, des gens rien que pour en construire de nouveaux. Il y a des machines au château pour remplacer les vaisseaux perdus, mais ce n'est pas un système autonome.
Karen émit un son pensif, reposant la tête sur les coussins. Elle se sentait vidée, l'esprit brumeux après l'entraînement matinal. Le combat était toujours au-delà de ses compétences, et elle le ressentait encore plus en affrontant Antok.
— Quand pensez-vous pouvoir sortir la nouvelle vidéo ?
— D'ici une semaine ou deux, dit Eli. J'ai quelques ajouts à faire et je dois bidouiller un peu la séquence. Mais c'est presque fini. Quand ce sera prêt, ce sera reparti pour un deuxième round de « Rencontre avec les Lions ». Shiro dit qu'ils ont presque stabilisé la région dans laquelle la première vidéo est parue. Avec la Garde qui fonctionne bien, New Altéa quasiment prête à l'action et tous les alliés qu'ils ont rassemblés, ils sont prêts à repartir de zéro ailleurs, à une plus grande échelle.
Karen sentit comme une démangeaison sous sa peau. Elle avait elle-même parlé à Shiro quelques jours plus tôt. Ils n'avaient rencontré aucun accroc majeur avec leurs alliés pour l'instant, mais ça restait un réseau informel de planètes amicales et de forces coopérantes, sans parler des douzaines de mondes qui essayaient de s'en tenir en dehors du conflit. La Coalition Voltron était encore loin d'être une réalité, et avant que cela ne puisse se réaliser, ils allaient devoir rédiger un traité.
Ce projet patientait sur son ordinateur, guère plus avancé qu'une liste de points à aborder. Elle n'avait pas réussi à se concentrer dessus suffisamment pour le développer davantage.
Elle devait en refaire sa priorité.
Un buzz retentit, indiquant un visiteur à la porte. Eli fit mine de se lever, mais Karen l'arrêta.
— Ça doit être l'amie d'Antok, dit-elle. Celle qui doit m'entraîner après son départ.
Dans un grognement, elle s'efforça de se lever et de gagner la porte. Avec un peu de chance, cette personne ne s'attendrait pas à ce que Karen replonge immédiatement dans le grand bain. Il allait lui falloir quelques jours pour se remettre de sa session matinale avec Antok.
La porte s'ouvrit et Karen se crispa aussitôt, le ressentiment s'emparant de tout son être.
— Bonjour, dit-elle avec un sourire forcé. C'est donc vous, l'amie d'Antok ? Je ne crois pas que nous nous soyons officiellement rencontrées.
La Galra devant la porte sourit, coinçant une mèche de cheveux derrière son oreille. Ses cheveux étaient teints d'un magenta désagréable et, sans le gris de sa fourrure, Karen l'aurait prise pour une adolescente en pleine phase de rébellion. Même ses vêtements étaient négligés : une jupe courte qui n'était peut-être pas du cuir, mais qui s'en rapprochait beaucoup, un haut rouge délavé aux bords abîmés et une sorte de veste de motard grise raccourcie avec des motifs indiscernables sur les revers de poignet, en couches d'encre noire à moitié effacée.
— Non, en effet.
La femme leva la main, sembla hésiter un instant, puis la tendit à Karen.
— Keena. C'est un plaisir de faire votre connaissance.
Le sourire figé, Karen fit de son mieux pour oublier l'aversion de Matt envers cette femme. Les morceaux de conversation qu'elle avait surpris à l'Assemblée étaient cependant plus difficile à ignorer.
— Le plaisir est partagé.
— Vous avez l'air épuisée, dit Keena d'une voix guillerette, bien loin du ton menaçant qu'elle avait employé en parlant de Keith. Je vais donc faire court. Je passais simplement me présenter. Qu'on parte du bon pied, vous voyez ? Après tout, nous allons passer beaucoup de temps ensemble.
Le sourire de Keena s'élargit légèrement, une étincelle prédatrice dans le regard.
— Bref, je vous laisse vous reposer. On se voit demain matin, première heure ?
C'était comme une mise au défi et quelque chose de primaire et de furieux en Karen refusa de s'incliner.
— Bien sûr, dit-elle. À demain.
