"- Merde."
Vanya sentait à peine le vent froid lui griffer l'échine. Tout cela devait être une plaisanterie.
"- Merde, merde, merde, merde ! répéta Five de plus en plus furieusement en se reculant d'un pas incertain."
Il se téléporta avant qu'aucun de ses frères et sœurs n'ait pu dire quoi que ce soit.
"- Mais qu'est-ce que... qu'est-ce qu'il... commença Diego avant que tous ne reviennent au pas de course sur leur pas, jusqu'à trouver la fontaine."
Five était là, accroupi auprès d'un buisson, et en écartait les branches pour récupérer la mallette qu'il y avait cachée quelques minutes plus tôt. Ses doigts fébriles défirent le loquet et ouvrirent le système complexe de fils et de branchements caché sous l'innocente surface de cuir. Une note de papier était accrochée à l'intérieur de la mallette, sur laquelle Five put lire inscrit :
"Avec tous mes encouragements,
Pour toi et ta bien-aimée famille,
Voici mon cadeau d'adieu !
La Gestionnaire
PS : rendez-vous en enfer, petit salopard."
"- Five ? tenta Allison en s'approchant de lui.
- Putain de connasse de merde... murmura celui-ci avec sidération.
- Five, pourquoi est-ce qu'on...
- Putain de connasse de merde !"
Son rugissement coupa court à la question de Luther qui préféra garder le silence. Il fallut quelques secondes avant que Vanya ne prenne son courage à deux mains pour demander :
"- Comment se fait-il qu'on se retrouve en 1861 ?
- La Gestionnaire, lâcha Five sans esquisser un mouvement, toujours accroupi devant la mallette, le dos tourné vers sa famille.
- Est-ce qu'on ne pourrait pas réutiliser la mallette pour revenir en 2019 ? Ou peut-être en 1963 pour prendre une autre mallette, si celle-ci est cassée... Non ?"
Pour toute réponse, Five se redressa, prit la mallette, et la jeta de toutes ses forces dans son dos. Ses frères et sœurs eurent le temps de lever les yeux au ciel pour la voir planer, avant qu'elle ne s'écrase misérablement contre le gravier du labyrinthe et n'explose sous le choc.
"- Non, répondit finalement Five en se retournant vers sa famille, le visage tendu. La Gestionnaire a piégé la mallette. Probablement qu'elle avait piégé toutes les mallettes des agents qui sont venus nous botter le cul à la ferme. Impossible qu'on puisse tranquillement retourner où on veut avec ça. Au cas où on lui réchappait, il fallait bien qu'elle nous fasse chier après sa mort.
- Quelle merde, souffla Allison.
- Exact.
- Ok, et quel est ton plan maintenant, géni ? demanda Diego avec ironie.
- Pour commencer, répondit Five en se dirigeant vers l'autre côté du labyrinthe, faire en sorte de cacher ta sale gueule avant qu'une Lady au cœur sensible ne fasse un malaise en la voyant, ou qu'il ne me prenne l'envie de te refaire le nez."
Vanya tapota avec compassion l'épaule de Diego qui, sous le choc, restait sans bouger, les yeux écarquillés, pendant que le reste de l'Academy suivait Five à travers l'allée. Ils se décidèrent à les rattraper rapidement avant de les perdre dans les dédales de gravier. L'autre côté du labyrinthe déboucha sur le fond du jardin de leurs hôtes involontaires, non loin de la grille séparant la propriété des rues de la ville. A travers, Vanya aperçut plusieurs calèches, des fiacres, et quelques passants, la plupart étant élégamment habillées de robes aux vives couleurs et aux larges jupes, ou de pardessus et de queues-de-pie sombres. Cependant, plusieurs silhouettes vêtues de chemises brunes, de pantalon larges et sombres, de mauvaises chaussures et de mauvaises casquettes, ou de robes simples, brunes ou bleues , arpentaient également les trottoirs presque déserts en cette heure tardive de la nuit ou, plutôt, en cette heure précoce du jour. De hautes demeures et immeubles aux élégantes façades bordaient la route qui faisait face à Vanya, percées de fenêtres dont quelques-unes laissaient voir les lumières de bougeoirs et de lustres. Une file indienne de lampadaires éclairaient les passants de leurs flammes agitées.
La rue était familière à Vanya, comme un vague souvenir, un film historique en noir et blanc ou une photographie ancienne qu'elle aurait croisée.
"- Londres, murmura-t-elle.
- Londres ? réagit Luther d'une voix surprise.
- Tu n'as pas entendu les gens qui parlaient ? Plus british que ça, tu te prends la canne de ton cher Lord paternel dans le fond du gosier.
- Ça te dit de te prendre mon poing au fond du gosier, Lord Diego ?
- Les gars, soupira Allison, vous ne pourriez pas nous laisser respirer deux minutes avant de repartir avec les conneries ?"
Vanya observa Five sans rien oser dire. Il tenait de ses mains deux piquets de la grille et, entre les deux, scrutaient la ville presqu'endormie de ce début d'année 1861. Elle pouvait voir ses mâchoires se contracter régulièrement. Ses yeux brillaient de hargne.
"- Five, écoute, il va falloir prendre une décision. Qu'est-ce qu'on fait ?"
Allison cachait fort bien son exaspération et son impatience dans sa voix. Vanya pouvait malgré tout les deviner sous la surface. Sa sœur pensait être de retour chez elle ce soir, enfin. Retrouver sa fille. Entendre sa voix. Sentir ses cheveux, son rire, sa joie innocente. Certainement pas se retrouver encore une fois propulsée dans le temps de manière aléatoire. Vanya aussi était épuisée de tous ces bouleversements. Elle venait de perdre Sissy, Harlan, la bribe de vie normale qu'elle avait réussi à retrouver. Sa famille, Five et son assurance déconcertante était tout ce qui lui restait de stable.
"- On pourrait en profiter pour essayer de déguiser tout le monde en princesses, proposa Klaus qui s'était avachi contre la grille."
Five laissa échapper un soupir affligé puis, en s'aidant des piques de fer, posa un pied sur le muret de pierre qui les soutenait et grimpa dessus, dépassant Luther d'une tête.
"- On va partir par là pour voir si on peut quitter la ville, décida-t-il avant de se téléporter de l'autre côté de la grille, sur le trottoir. On se fait discrets, pas de bavure, pas de course ou de qui crache le plus loin, pas d'exhibitionnisme, pas de...
- Quel putain de rabat-joie, le coupa Klaus."
Vanya esquissa un sourire coupable, puis elle grimpa sur le muret et, avec l'aide de Luther qui était monté à sa droite, se hissa jusqu'à passer au-dessus des piques et rejoindre Five qui la réceptionna de l'autre côté. Il manqua de tomber sous son poids lorsque Luther la lâcha sans prévenir.
"-Désolée, excuse-moi, bafouilla Vanya en retrouvant son équilibre contre le muret.
- Ne t'excuse pas, c'est la faute de l'autre con, répliqua Five en foudroyant Luther des yeux.
- Tu sais, Five, on entend très bien du haut du muret, et j'ai aussi eu une très longue journée, protesta Luther."
Five ne prit pas la peine de répondre, mais vint avec Vanya aider Allison à redescendre, puis Klaus et Diego qui protesta contre tout soutien. Luther eut plus de mal à franchir seul les piques et manqua d'y laisser une main ou ses organes génitaux, à son plus grand dam. Heureusement, tous les membres de l'Academy parvinrent finalement sains et sauf à sortir de la propriété où la valise maudite de La Gestionnaire les avait fait atterrir, pour parcourir d'un pas hésitant les rues de Londres, essayant de se dissimuler dans l'ombre en rasant les murs. Ils quittèrent peu à peu les avenues aux riches demeures pour s'enfoncer vers les quartiers modestes du centre de la ville. Five ne le disait pas, mais il ne reconnaissait pas cet endroit ; il était déjà venu à Londres mais certainement pas ici, et il avait la sensation qu'ils ne partaient pas dans la bonne direction. Les rues se faisaient plus étroites, les pavés incertains, les maisons délabrées. Quelques silhouettes étaient recroquevillées sur le sol, endormies sous un tas de couvertures. Les passants avaient ici des tenues bien plus simples et sombres que précédemment, et les dévisageaient aussi avec plus d'insistance.
"- Est-ce que je serai à poil sans le savoir ? demanda Klaus en jetant des regards incertains autour de lui. La dernière fois qu'on m'a reluqué avec autant d'insistance, je me promenais dans les couloirs d'un hôtel avec ma canne de Lord à l'air... Ça me plairait bien, un hôtel, d'ailleurs...
- Je crois qu'on paraitrait plus normaux aux gens d'ici à poil qu'habillés comme ça, murmura Allison.
- Il n'a pas tort pour l'hôtel, c'est probablement une meilleure idée que de vouloir quitter la ville, finalement.
- Five, intervint Vanya en se retournant vers lui, on ne va pas pouvoir se présenter à un hôtel comme ça, on passerait pour..."
La jeune femme s'interrompit en rentrant sans faire exprès dans un homme de haute taille, en chemise beige et pantalon au bleu délavé, la barbe mal rasée et le nez retroussé, rentrant visiblement d'une soirée fort alcoolisée.
"- On fait attention où on marche ! brailla-t-il en lui attrapant le poignet. T'aurais pu me renverser par terre !"
Au jugée de sa corpulence, Vanya avait eu plus de risque que lui d'essuyer le trottoir avec sa joue. Five surgit soudainement à ses côtés et donna un coup de poing efficace dans le ventre de l'inconnu, l'obligeant sous le choc à relâcher le bras de Vanya.
"- Il vaudrait mieux pour toi que tu déguerpisses fissa avant que je ne te fasse recracher lentement toutes tes tripes, souffla-t-il à l'oreille de l'inconnu qui, de surprise, recula d'un pas."
Five croisa le regard de Vanya qui observait avec inquiétude les visages perplexes des passants. Ils attiraient déjà trop l'attention.
"- On dégage d'ici."
Mais avant qu'ils n'aient pu courir où que ce soit, l'inconnu se redressa et cria :
"- Will ! Charlie ! Leo ! Il y a des sales bourgeois qui veulent s'échapper d'ici !"
Trois hommes d'une quarantaine d'années surgirent de plusieurs coins de la rue, suivis de quelques autres. L'un d'eux, le plus grand, marqué d'une longue cicatrice creusant sa joue gauche, s'approcha de Five, le renifla avec dégoût puis lâcha en se redressant :
"- C'est dommage de repartir comme ça alors que vous venez à peine d'atterrir chez nous.
- Ouai, renchérit un autre plus jeune, on pourrait vous faire une petite visite du quartier.
- Une visite courte et efficace.
- Ce sera gratuit pour vous, on est quand même gentils.
- Je crois, répondit Five avec un grand sourire arrogant, qu'on va devoir écourter notre séjour en votre noble compagnie.
- Qu'est-ce qu'il a, le morpion ? demanda l'homme à la cicatrice avec un rire narquois."
Five lui attrapa brusquement le col et le tira jusqu'à son visage :
"- Ecoute-moi bien, le balafré, comme je l'ai dit à ton petit copain imbibé, je te conseille à toi et à toute ta bande de gais lurons de dégager de notre chemin avant de le regretter pour le reste de votre pathétique existence. On a eu une longue, trop longue journée comme jamais tu ne pourras en avoir, alors pas la peine pour nous de la rallonger à vous péter la gueule, clair ?"
Vanya vit que Diego avait déjà sorti ses poignards. Luther faisait craquer ses poings avec concentration. Les doigts de Five luisaient légèrement dans les ténèbres. Allison parcourait chacun des inconnus avec un regard de défi. Seul Klaus se contentait de se curer les ongles d'un air distrait.
Le silence devenait pesant.
"- Tu vas me le payer, petite pourriture, cracha finalement le grand balafré en se dégageant de la poigne de Five."
Ce fut comme un signal. La dizaine d'hommes amassés autour de l'Academy se jeta sur eux. Les poignards de Diego sifflèrent dans l'air, éraflant les joues et les bras de leurs adversaires. Vanya savait qu'il ne voulait pas les tuer, et elle lui en était reconnaissante. Luther faisait certes moins dans la précision, mais si ses coups assommaient ses opposants, il cherchait rarement à les achever. Allison, par sa rumeur, éloignait les spectateurs et plongeait les bagarreurs dans le sommeil. Five, en quelques secondes, parvint à mettre à terre cinq des inconnus. Il était un rival redoutable au corps à corps. Vanya, elle, préférait se tenir à l'écart. Elle aurait pu utiliser son pouvoir mais craignait d'atteindre des innocents en le maîtrisant mal. Son aide n'aurait pas été essentielle, d'ailleurs, le reste de l'Academy venait sans peine à bout de ses adversaires. Malheureusement, au bruit des coups, beaucoup d'autres curieux et badauds se rassemblaient autour d'eux et prenaient part au combat. L'un d'eux sortit de sa poche un poignard que Vanya vit luire dans l'obscurité. La lame s'approcha du dos de Five, occupé à plonger un adversaire dans les bras de Morphée.
"- Five, attention ! s'écria Vanya, projetant sans le vouloir une onde de choc qui envoya l'inconnu s'écraser contre le mur d'une maison, sous les yeux médusés de la foule qui s'amassait sur le trottoir."
Le silence retomba, tous les yeux se braquant sur elle. Le grand balafré que Five avait précédemment envoyé à terre profita du flottement pour récupérer l'arme qui avait glissé vers lui et bondir jusqu'à Vanya. Il n'eut pas le temps de l'atteindre. Five s'était téléporté juste à temps, avait saisit le poignard pour le retourner et l'enfonçait profondément dans le ventre du balafré.
"- Je t'avais prévenu, lui glissa-t-il à l'oreille avant de le laisser retomber à terre, le torse maculé de sang."
Beaucoup trop de gens les observaient à présent. L'Academy se regroupa autour de Klaus qui avait à peine bougé depuis le début de l'affrontement, ses frères et sœur lui évitant tout rival potentiel. Des murmures de stupeur, de frayeur et de colère s'élevaient tout autour d'eux et des corps évanouis à leurs pieds.
"- Il va falloir dégager si on ne veut pas avoir à affronter tous les quartiers de Londres, fit remarquer Diego entre ses dents.
- J'ai entendu une rumeur, lança alors Allison à l'assistance, que vous nous laissiez repartir tranquillement."
Les visages attroupés se détournèrent alors et la plupart s'en allèrent retrouver leurs lits.
"- Tu n'aurais pas pu faire ça plus tôt ? réagit Diego d'une voix consterné.
- Excuse-moi de ne pas pouvoir faire des discours quand j'évite les droites des gens.
- On fiche le camp, conclut Five avant de se mettre à courir dans la direction d'où ils venaient. Il nous faut un hôtel.
- Five, on ne peut pas arriver comme ça dans un hôtel, réagit Vanya qui n'avait pas eu le temps de finir sa phrase. Ils vont nous mettre à la rue rien qu'en voyant nos vêtements.
- Et avec quel argent on payerait les chambres ? demanda Diego d'une voix saccadée par la course.
- Il faut aller vers le sud de Londres. Quitter les quartiers près de Saint Giles.
- Five, tu ne réponds pas à nos questions, fit remarquer Allison."
Les rues s'élargirent à nouveau, retrouvèrent un aspect plus propre et de hauts immeubles élégants se dressant pour les border. L'Academy contourna un parc immense puis finit par arriver à l'angle de Wilton Road et de Victoria Street, se réfugiant dans l'ombre pour éviter d'être vus par les quelques rares passants ou par les agents de police.
Five jeta un regard autour d'eux.
"- Attendez-moi ici."
Il se téléporta sans plus attendre. Vanya aurait aimé lui demander de faire attention à lui. Et aux autres, peut-être.
"- Pas de bavure, hein ? ricana Diego en reprenant son souffle contre un mur. Je nous ai presque trouvé discrets...
- Je crois qu'il ne nous est pas permis d'arriver quelque part sans créer un branle-bas de combat, répondit Vanya avec un sourire. Ça doit être contraire à notre nature.
- Peut-être lié au fait que peu importe où on se trouve, une Apocalypse vient nous coller à la peau.
- A la peau de Five, tu veux dire, observa Allison d'une voix fatiguée."
Vanya détourna les yeux vers Klaus qui s'était assis par terre, le dos appuyé contre un mur. La vérité était plutôt que l'Apocalypse les suivait à cause d'elle. A cause de ses pouvoirs qu'elle ne maîtrisait pas.
"- Attendez, réagit Luther, Five va enfin pouvoir nous laisser tranquilles avec son Apocalypse ! Ça se fête, ça, non ? D'accord, on n'est pas au bon endroit, on s'est encore perdu dans le temps et on se trouve sans logement fixe, mais on peut enfin profiter de la vie !
- Quel pied, lâcha Diego sans relever les yeux de sa lame.
- Un peu de positivité t'aiderait peut-être à avoir les qualités de chef qui te manquent, répliqua Luther d'un ton agacé.
- Diego a raison, trancha Allison en regardant les lumières des demeures qui se suivaient sur Victoria Street. Je ne suis pas trop d'humeur à fêter quoi que ce soit."
Vanya la regarda doucement. Elle ne parvint pas à croiser ses yeux qui l'évitaient. Avec un maigre sourire, elle se contenta d'entourer d'un bras les épaules de sa sœur et d'appuyer sa tête sur son épaule.
Vanya n'osa pas le dire dans le silence qui retombait, mais l'absence prolongé de Five l'inquiétait. Elle ne voulait pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. De toute la famille, il était probablement celui qui avait le plus mérité du repos.
En un éclat de lumière bleu, le concerné réapparu à l'angle de Victoria Street et de Wilton Road. Ses bras étaient chargés de tissus de toutes sortes, de chapeau et de chaussures. Son visage était presque entièrement caché par la pile de vêtements.
"- Enfilez ça. J'ai essayé de prendre des habits pour tout le monde mais aucune chemise ne peut convenir pour Luther. Il faudra que tu te caches sous cette cape."
Luther attrapa l'ample tissu noir avec une curiosité circonspecte. Five distribua chemises, pantalons, gilets de soie, chaussures cirées et pardessus à Klaus et Diego, puis nuisettes, corsets, crinolines, jupons et jupes à Vanya et Allison.
"- Mais qu'est-ce que... commença Vanya, les yeux écarquillés.
- Five, où est-ce que tu as trouvé tout ça ? demanda Luther d'un air soupçonneux.
- Je les ai pris dans une boutique près de Victoria Street.
- Tu les as volés, tu veux dire.
- Ecoute, Luther, riposta Five avec son sourire narquois habituel, si tu veux, tu peux gentiment aller te présenter à un hôtel avec ton énorme pull et tes baskets, on verra quel accueil ils te feront."
Personne ne trouva rien à répondre à cela.
"- Si vous pouviez vous retournez, soupira Allison avant d'enlever sa veste en cuir.
- Comment est-on censées enfiler ce truc ? demanda Vanya qui observait la crinoline, perdue.
- Enlève déjà ton pantalon, ton pull et ta chemise, répondit sa sœur qui retirait ses baskets.
- En pleine rue ?
- Il n'y a pas trop le choix...
- Putain, on se caille, gémit Diego qui avait aussi enlevé sa veste.
- On part vraiment sur un strip-tease familial ? demanda Klaus. Je serai ravi de voir Diego en caleçon mais pas sûr que les inconnus qui risquent de nous apercevoir puissent supporter son charme dénud-aïe !"
Diego lui avait lancé sa chaussure en pleine joue.
"- On se relaye, répondit Five. Luther et Diego, vous tenez la cape pendant que les filles se changent derrière, puis Allison viendra aider Luther pour que Diego et Klaus se changent.
- Facile à dire, tu t'es déjà habillé dans la boutique, fit remarquer Diego. D'ailleurs ton pantalon est trop grand pour toi.
- Je n'avais pas vraiment le temps pour des essayages, abruti, toutes mes excuses si vos habits sont trop larges pour vous."
Vanya et Allison se glissèrent derrière la cape noire que tenait Luther les yeux fermés, puisque son visage en dépassait. Diego vint le rejoindre pour l'aider et les filles commencèrent à retirer leur tee-shirt pour enfiler leur nuisette, ajuster leur corset, le recouvrir d'une chemise et boutonner par-dessus un corsage, rouge sombre pour Vanya et bleu nuit pour Allison, tout cela dans un concert de coup-de-coudes malencontreux.
"- Excuse-moi, balbutia Vanya alors qu'elle avait marché sans le vouloir sur le pied de Diego qui dépassait sous la cape.
- Pas grave, répondit-il d'une voix douloureuse.
- Comment est-on censés enfiler ça ? demanda-t-elle ensuite en attrapant les cercles d'acier concentriques que reliaient des rubans bruns.
- Je crois qu'il faut l'enfiler par le haut, je vais t'aider, répondit Allison en attrapant la crinoline avec difficulté. Heu, les garçons ? Reculez un peu et ne regardez pas."
La cape noire ne masquait plus que d'un angle les silhouettes des jeunes femmes, mais l'imposante crinoline les obligeait à prendre de la place. Allison parvint avec difficulté à soulever la cage au-dessus de Vanya. Celle-ci passa la tête au travers de la crinoline dans un mouvement malaisé, essayant de ne pas soulever la cape que tenaient ses frères. La ceinture de la crinoline s'ajusta au-dessus de ses hanches et l'anneau le plus large lui arriva jusqu'aux pieds, la cage étant trop grande pour elle.
"- A ton tour, dit Vanya en attrapant la crinoline de sa sœur."
Cela lui fut plus difficile puisqu'Allison était plus grande qu'elle, mais en s'accroupissant légèrement, Allison parvint à passer la tête au travers et à faire descendre la crinoline jusqu'à son bas-ventre. Elle s'aidèrent ensuite l'une l'autre à enfiler jupons puis jupes, chacune étant assortie à leur corsage. Elles accrochèrent ensuite des capes sombres qui les protégèrent un peu du froid mordant de la nuit.
"- On a terminé, lança Allison en sortant de derrière la cape, Vanya derrière elle. Alors, qu'est-ce que vous en pensez ?"
Vanya n'osa pas lever les yeux pour croiser leurs regards. Elle se sentait terriblement gauche dans ses habits trop grands. Five n'avait pas "emprunté" des jupes extravagantes ou des corsages richement ornés, mais jamais Vanya n'avait porté une tenue si élégante et elle doutait d'y faire honneur.
"- C'est parfait, dit Five. A vous, Klaus et Diego."
Vanya releva les yeux, surprise. Elle n'avait jamais entendu Five lui faire un compliment. En était-ce un ? Elle ne put croiser son regard, puisqu'il observait à présent les maisons de l'autre côté de la rue, lui tournant le dos.
"- Quelle classe, s'exclama Klaus en singeant une révérence. Tu pourrais aller me chercher une jupe pareille, darling ?
- Hors de question, trancha Five. On ne doit pas se faire remarquer. On a déjà eu assez de problèmes en une soirée."
Avec un soupir de regret, Klaus alla se changer avec Diego tandis qu'Allison aidait Luther à tenir la cape. Au jugé des grognements et des plaintes agacés qui parvenaient jusqu'à Vanya, les deux frères ne vivaient pas très bien le fait de se changer en se rentrant dedans au moindre mouvement.
"- Putain, Klaus, bouge tes fesses !
- Désolé, il y a tellement de boutons à ce machin...
- Ça s'appelle un gilet d'homme, darling.
- En tout cas ça te rend beau à croquer.
- Je vais te péter la gueule."
Vanya s'approcha d'un pas hésitant de Five qui s'était appuyé contre le mur à sa droite. Elle se sentit étrangement empêtrée dans ses mouvements et n'osa pas tout de suite prendre la parole. Cela n'avait pas de sens. Il s'agissait de son frère, non d'un inconnu. Five tourna soudainement son visage vers elle, la faisant presque reculer d'un pas. Il y avait une lueur indéfinissable dans ses yeux bleus.
"- Est-ce que tu crois... Est-ce que tu crois que la Commission va venir nous chercher ? demanda Vanya d'une voix qui se voulait détendue."
Five détourna son regard soudain plus froid vers le sol à ses pieds.
"- Ce n'est pas certain mais je parierai là-dessus. On ne peut pas trainer ici."
Sa voix avait recouvré un sérieux mathématique. Vanya se serrait bien mis une claque. N'était-elle pas capable de le faire parler d'autre chose que de la Commission ou de l'Apocalypse ?
"- Regardez-moi ces deux stars anglaises, lança Klaus en sortant de derrière la cape avec un mouvement dramatique. Toutes les Lady pourraient finir dans nos lits ce soir si on ne les épargnait pas.
- Je te conseille de les épargner, répondit Five avec un sourire sardonique. Luther, enfile ta cape, on va à l'hôtel."
Diego avait l'air moins à l'aise que Klaus dans son pardessus légèrement petit pour lui, mais il n'en était pas moins élégant. Vanya se fit la réflexion pendant qu'ils marchaient tous ensemble que, bien que ses habits fussent trop grands pour lui, Five portait très bien le costume victorien, lui qu'elle n'avait vu que dans l'uniforme de l'Umbrella Academy. S'apercevant qu'elle l'observait d'une drôle de manière, Vanya détourna brusquement les yeux et observa avec attention le tissu moiré de sa jupe. En quelques pas, le petit groupe parvint devant la somptueuse façade d'un hôtel.
"- Voici le Westminster Palace Hotel, indiqua Five en s'avançant sur le perron.
- Je n'ai jamais vu un hôtel pareil dans tous mes voyages à Londres, souffla Allison en contemplant l'immense hall à travers les portes vitrées, subjuguée.
- Il a été détruit dans les années soixante-dix, répondit Five. J'y avait passé une nuit en 1895.
- Normal, dit Luther en haussant les sourcils.
- Je ne pourrai pas réserver à l'intérieur, reprit Five sans lui prêter attention. Ils trouveraient ça louche. Vanya et Diego, vous passerez les plus inaperçus. Il faut que nous prenions trois chambres, mais sans donner nos vrais noms, au cas où l'on viendrait nous chercher. On prétendra malgré tout être cousins ou frères et sœurs, histoire de prendre des chambres pour deux sans attirer l'attention.
Ils pénétrèrent dans le hall d'entrée de l'hôtel éclairé par plusieurs lustres, où trônait face à eux, contre le mur, un comptoir de bois et de marbre sculpté. Deux hommes habillés en costumes similaires se tenaient derrière et vinrent à leur rencontre avec un sourire poli.
"- Ladies and gentlemen, que pouvons-nous faire pour vous ? demanda l'un d'eux, visiblement le réceptionniste.
- Mes amis et moi souhaiterions réserver trois chambres pour deux, répondit Diego. Je prendrai la mienne avec mon frère Lord...
- Lukas, lui souffla Luther.
- Lukas Harman, au nom de Lord Dominic Harman, je vous prie.
- Très bien.
- Je prendrai la deuxième chambre avec ma cousine Lady Anna au nom de Lady Valora Harman, continua Vanya en dissimulant son appréhension. Et mes deux autres cousins...
- Lord Kyle Harman, enchanté, la coupa Klaus avec un sourire étincelant."
Vanya esquissa un sourire embarrassé pour le réceptionniste surpris, avant de reprendre :
"- Mes cousins Lord Kyle Harman et..."
Elle jeta un oeil à Five qui souriait poliment au groom.
"- Et Lord Finneas Harman logeront ensemble dans la troisième chambre."
Elle sentit son regard peser une seconde sur elle.
"- Très bien, pour combien de jours souhaitez-vous occuper ces chambres ?
- Une semaine, répondit Five, s'attirant les regards des deux domestiques."
Il se tourna vers Vanya et lui demanda avec assurance :
"- C'est cela que nous avions convenu, cousine, n'est-ce pas ?
- Oui, répondit-elle en jouant la comédie, bien sûr, une semaine.
- Parfait. L'un de vous peut-il signer pour ces chambres ? demanda le réceptionniste en retournant derrière le comptoir pour sortir une feuille sur laquelle il inscrivit les réservations, avant de les reporter dans le registre."
Vanya se porta volontaire, manquant toutefois de reprendre son ancienne signature. Elle se rattrapa à temps et rendit avec un sourire faussement serein la feuille au réceptionniste.
"- Parfait, avez-vous des bagages à transporter ?
- Non, nos bagages ne sont pas encore arrivés, merci.
- Alors suivez-moi, les invita alors le groom."
Tandis qu'ils s'avançaient vers l'escalier de marbre, Vanya vit qu'Allison demeurait dissimulée derrière Luther, et elle lui fit un sourire encourageant. Certes, une femme de sa couleur de peau n'était pas chose commune à Londres en cette époque, du moins pas une Lady telle qu'elle devait prétendre l'être, mais au moins Allison n'aurait pas à subir la ségrégation qu'elle avait enduré a Dallas. Toutefois, il lui fallait malheureusement encore supporter les regards et la méfiance des curieux.
Après avoir monté deux étages, le maître d'hôtel leur désigna trois portes à la suite les unes des autres puis leur confia les clés et s'éclipsa. Vanya soupira enfin et ouvrit rapidement la porte de sa chambre.
"- Demain midi, rendez-vous dans notre chambre, lança Five avant de refermer sa porte derrière lui."
Ils étaient exténués. La journée avait été bien trop longue et le froid de ce début janvier les avait épuisés. Pourtant, ils restèrent tous pantois en découvrant les chambres : un lustre imposant pendait du plafond orné de délicates moulures. Une haute fenêtre, que cachaient de superbes rideaux blancs, perçait le mur au fond de la suite. Le sol était recouvert d'un parquet ciré formant des motifs géométriques et une table de bois ronde siégeait au centre d'un tapis bleu nuit, de la même couleur que la courtepointe soyeuse qui ornait les lits faisant face à la table. Tout était élégant, fin, propre et délicieusement victorien.
"- Putain... soupira Allison avant de se laisser tomber sur le premier lit. C'est incroyable."
Vanya approuva, puis les deux jeunes femmes se déshabillèrent en s'aidant l'une l'autre. Pressées par le sommeil, elles se mirent au lit en quelques secondes.
"- Avec quel argent va-t-on payer ça ? murmura Vanya avant qu'elles ne s'endorment.
- Probablement avec le même argent qui a payé nos tenues, répondit Allison avec ironie."
Vanya esquissa un sourire puis plongea dans le sommeil.
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La porte s'ouvrit dans un grincement et une femme indienne d'une quarantaine d'années rentra à l'intérieur du club de boxe, une mallette dans chaque main et un sac sur le dos. Elle passa sans un mot face au guichet derrière lequel une adolescente au chignon rose mâchouillait distraitement un chewing-gum en jouant sur son téléphone. L'adolescente eut à peine le temps de relever ses yeux pour lui demander nom et prénom que l'indienne avait déjà poussé les portes menant au gymnase. Deux trentenaires s'y affrontaient sur un premier ring, deux adolescents sur un deuxième. Quelques jeunes discutaient sur les bancs de droite, et au pied du premier ring, une femme aux bras chargés de tatouages donnaient des instructions à ses deux élèves.
L'indienne s'approcha d'elle et lui glissa :
"- J'aimerais apprendre, mais je n'ai pas de gant.
- Porte au fond à gauche, lui répondit l'instructrice avant de reprendre ses observations."
L'indienne s'éloigna sans rien dire et, au fond de la salle, contourna les équipements de sport pour se rendre à gauche et pousser la porte que barrait un panneau "interdit au public". Elle referma soigneusement la porte derrière elle, descendit ensuite quelques marches, traversa un couloir souterrain et arriva au bout face à une porte à la peinture craquelée. Elle posa son sac à dos à droite et toqua cinq fois sur la porte.
"- Entre, lui répondit une voix masculine visiblement âgée, marquée d'un fort accent allemand."
L'indienne poussa la porte et pénétra dans la petite pièce. Un vieux canapé à la toile trouée lui faisait face, entouré de deux fauteuils également en piteux état. Des casiers ornaient les murs des deux côtés et celui du fond était recouvert d'affiches, de feuilles et d'un tableau Velléda.
Sur le canapé, un vieil homme au nez allongé et aux sourcils fournis, portant un impeccable costume beige, regardait l'arrivante avec attention. Sa voisine de gauche au visage sévère encadrés par de longs cheveux noirs se leva lentement, suivie dans son mouvement par un trentenaire à la peau sombre et aux joues creusées.
"- Quelles sont les nouvelles ? demanda le vieil homme allemand.
- La Gestionnaire est morte, répondit l'indienne."
Le petit groupe marqua un silence.
"- Ce n'est pas une surprise, observa la jeune femme aux cheveux noirs avec un étrange accent dans la voix. Il ne faut pas perdre de temps à présent.
- Faisons attention malgré tout, répliqua le trentenaire. Sa mort n'est pas une surprise, mais elle nous met sur nos gardes.
- Gadiel a raison, reprit l'indienne. Mais je suis d'accord, Nokomi, il ne sert à rien non plus de trainer. J'attends simplement les ordres de L'Exécution."
A ce moment-là, un bruit métallique se fit entendre dans un des casiers de droite. L'indienne ouvrit la porte, prit le tube qui venait d'atterrir et retira le couvercle. Elle plongea ensuite sa main dedans et en extirpa un papier.
Le vieil homme allemand se leva, une lueur de défi brillant dans ses yeux.
"- Alors, Danna, quels sont les ordres ?"
