Salut!
Le second chapitre is there! J'espère qu'il vous plaira!
dans l'épisode précédent : Mika a une gay panic sur une fille dont l'ombre n'est pas tout à fait comme les autres. En effet, elle est orange — ce qui est très malvenu dans un monde où les gens ne sont que des silhouettes grises et ternes et où, bonus point la discrétion est de mise.
On sonna à la porte à l'aube. Elle s'était endormie la veille sur le canapé, dans l'espoir que sa mère rentre. Elle avait attendu longtemps, avant de s'égarer dans ses songes. Le sommeil gagnait toujours contre les enfants.
Takeshi avait vingt ans. Mika en avait huit. Il bâillait tandis qu'il se dirigeait vers l'entrée. Elle s'étira ; un sentiment de soulagement envahit sa poitrine. Leur mère avait oublié ses clés, comme elle le faisait parfois. Ces derniers temps, elle était agitée. Mika le voyait bien, mais ne disait rien. Elle avait compris qu'il ne fallait pas en parler. Son frère faisait quelques réflexions grinçantes, mais ça n'allait jamais plus loin — lui aussi savait, au fond.
Les histoires se faisaient rares et lorsqu'elles étaient murmurées tard le soir, elles étaient plus confuses qu'avant. Sa mère ne disait plus rien du passé, mais narrait un avenir nébuleux de mauvais augure. Mika pensait qu'elle s'essayait à quelque chose de nouveau, lasse de toujours dépeindre la même chose.
Peut-être est-elle devenue comme le reste, avait songé Mika. La foule l'a avalée et la mélancolie n'a fait qu'une bouchée de son cœur.
Les rues n'étaient pas encore bondées, mais quand elles le seront, le même silence demeurera. Les vendeurs du marché non loin de chez eux ne crieront pas pour alpaguer les clients. Ils attendront, appuyés sur leur comptoir en soupirant. Les élèves iront en classe, la tête baissée, l'esprit vide ou trop égaré dans des soliloques inaudibles.
Mika était à genoux sur le canapé, le dos droit et les oreilles tendues vers le corridor. Elle entendit la serrure cliqueter. Elle avait hâte d'enlacer sa mère — ça aussi, ça s'estompait. Personne ne vint. Des voix résonnèrent : un homme et une femme. Le soulagement se dissipa.
— Elle a encore fait quelque chose, c'est ça ? demanda son frère avec agacement.
Sa mère qui rentrait tard, sa silhouette qui tanguait et ses phrases risibles, parfois douloureuses. Takeshi qui à défaut de pouvoir passer une main dans ses cheveux, chuchotait des mots pour l'apaiser.
— Pourriez-vous nous laisser entrer ? Il faut que nous discutions avec vous et votre sœur, si elle est là.
Cela ne sonnait pas comme une proposition. La porte grinça alors que Takeshi se dégageait pour qu'ils puissent passer. Mika eut un mouvement de recul à leur vue.
— Vous êtes qui ? les questionna-t-elle, méfiante.
Ils prirent place en face d'elle. Son frère resta adossé contre le mur du couloir, pas tout à fait dans le salon. L'homme et la femme étaient debout, le port très droit. Ils ressemblaient à des statues. Leurs silhouettes laissaient percevoir leur allure athlétique.
— Des policiers, répondit la femme d'un ton impassible.
— Que s'est-il passé ? Elle a encore merdé, pas vrai ? intervint son frère en croisant les bras.
Mika détestait que Takeshi parle de la sorte. Ça lui donnait l'impression que leur mère était une étrangère.
— Madame Yamaka est décédée, déclara le policier.
Il annonça cela comme s'il remarquait qu'il allait pleuvoir aujourd'hui — comme tous les jours depuis des siècles.
Elle les dévisagea sans comprendre. Ce qu'ils racontaient ne voulait rien dire. Une mère est éternelle. Elle crut entendre la femme réprimander son coéquipier sur sa manière de procéder.
— Il n'y a jamais de bonne façon de l'annoncer, rétorqua celui-ci en soufflant.
Takeshi se mura dans un mutisme affolant. Il ne posa aucune question. Il acquiesça lorsqu'on lui demanda s'il s'occuperait de Mika. Oui, Takeshi était jeune, mais il aimait sa sœur plus que tout au monde — même s'il était maladroit pour le montrer.
Les policiers partirent sans les saluer. Il y eut quelques papiers à remplir, rien de plus. Mika les entendit parler de ce qu'ils allaient manger ce midi. Ils hésitaient entre plusieurs restaurants. Elle s'imagina les poursuivre et leur faire avaler des litres de boue.
Ils ne comprirent jamais ce qui était arrivé à leur mère. On avait retrouvé son corps au petit matin sur une route déserte, non loin de la ville. Elle avait été renversée par une voiture. Il n'y avait qu'elle sur un asphalte parfaitement lisse. Mika n'y avait jamais cru : sa mère ne sortait jamais de la métropole. Il n'y avait pas eu d'enterrement, ils n'en avaient pas les moyens. Ça avait toujours été son frère, sa mère et elle.
Elle se demanda longtemps ce qu'elle avait pensé avant de mourir. Elle était sur le chemin du retour, ses pas la menaient à la maison. Peut-être avait-elle hâte de retrouver ses enfants, de manger le repas chaud que Takeshi aurait préparé. Border Mika dans ses draps en lui racontant d'une voix douce la même histoire. Se disputer avec son frère un peu, le réprimander pour quelque chose que personne ne pouvait empêcher ; Takeshi grandissait et il échappait à leur mère. Elle se serait fait un thé, aurait noté quelques mots dans un de ses vieux carnets. Elle pensait probablement aux courses qu'elle aurait à faire le lendemain, à l'article qu'elle devrait rendre la semaine d'après. Mika s'imaginait qu'elle réfléchissait à des choses banales, celles du quotidien assommant. La mort l'avait cueillie dans la nuit et tout ce que l'on avait retrouvé d'elle était une carcasse vide.
Mika avait huit ans et elle souhaitait voir le corps ombragé. On avait refusé — trop jeune. L'odeur, la vision des membres mous, le cœur immobile. Mais pourquoi l'avait-on interdit à Takeshi ? Elle se souvenait de sa colère et de ses larmes lorsqu'il avait appris. Elle avait voulu le serrer dans ses bras maigrichons , mais Mika n'était pas comme leur mère. Elle avait traversé son frère avec la sensation d'effleurer un courant d'air glacé.
Les mots ne suffisaient plus, ils n'avaient jamais suffi. Mika chercha des réponses dans les cartes, Takeshi fit son deuil — ou du moins, il prétendit le faire. Ils grandirent, se perdirent quelque peu de vue. Mika l'appelait pour son anniversaire, il passait à l'improviste chez elle tous les trois mois environ. Elle essayait de prendre de ses nouvelles en lui envoyant des blagues stupides sur des jeux vidéos auxquels ils jouaient ensemble dans leur enfance.
Mika pensait tous les jours à sa mère ; elle se demandait si Takeshi aussi. Jamais elle n'avait osé lui poser la question.
Les draps du lit sont sur le sol. La radio est allumée depuis l'aurore. Yachi est encore allongée, elle discute avec Mika. Cette dernière lui parle de ses amis qui la harcèlent pour la rencontrer. Ils disent qu'ils sont intrigués par une fille qui n'a pas pris la fuite face à elle. Elle sourit, répond quelque chose d'évasif ; elle n'est pas certaine d'avoir l'énergie pour côtoyer du monde aujourd'hui.
Mika et elle se sont revues plusieurs fois depuis leur rencontre. Selon son amie, son ombre n'a pas changé. Elle a lu beaucoup de livres sur ces contes. Des interprétations, des théories farfelues (l'une d'entre elles explique que nous sommes tous coincés dans un ordinateur et que nos silhouettes ne sont qu'un dysfonctionnement de la carte mère. Une autre parle de reptiles qui voudraient dominer le monde — Yachi ne comprend pas comment tout cela peut se corréler).
Mika a des carnets remplis à ras bord. Elle y note ses idées et ses observations. Ils ont une couverture en cuir. Les pages blanches ont l'air d'avoir de nombreuses illustrations. Yachi aimerait avoir le courage de lui demander de les feuilleter, mais Mika reste si discrète quand elle les ouvre devant elle !
En revanche, elle lui parle souvent des cartes. Plusieurs fois, elles se sont retrouvées dans l'appartement grand et désordonné de Mika. Elles sont assises sur un tapis moelleux, brodé de mandalas. La couleur et les motifs surprennent : un contraste avec les maisons sobres aux meubles stériles, où aucun bibelot ne se tient. Yachi suit ses instructions (prendre un nombre de cartes précis, ne pas les remettre dans le bon sens si elles sont à l'envers).
Une fois que tout est prêt, Mika se penche au-dessus du tirage. Elle garde le silence un long moment avant de parler. Les oiseaux ne chantent pas. Ils se tiennent sur les branches des arbres sans feuille, l'œil morne. Lorsqu'elle ouvre la bouche, l'avenir semble bien plus grisant que la réalité. Elle voit grand, et ses visions sont sincères. Malheureusement, Yachi est de celles qui ne croient pas au pouvoir de l'imagination. Mika peut bien voir la fin du monde, un bouleversement dans l'ordre des choses, elle y reste hermétique.
Pourtant, elle aime l'écouter créer les bourgeons du futur. Ses mains font des signes lorsqu'elle lui explique les secrets des cartes. Des fleurs naissent sous les ongles de Yachi, des fougères poussent à la place de ses cheveux et des hyacinthes tombent de sa bouche. Mika a éveillé quelque chose d'enfoui en elle. Une sensibilité au monde qu'elle pensait égarée.
Yachi se brosse les dents dans sa salle de bain quand les mots de la présentatrice la cloue sur place. Elle n'y prêtait pas attention jusqu'ici, trop occupée à angoisser pour un cours auquel elle n'ira pas.
Elle s'est levée ce matin le ventre noué, la voix rauque et collante. Elle a tout de même fait l'effort de se préparer. Tout ça pour ne pas passer la porte. Elle doit être à l'université pour huit heures. Son réveil affiche huit heures deux.
Un vent fort souffle dehors, les parapluies s'envolent. Son pull lui colle à la peau. Un chat la dévisage depuis un balcon alors qu'une silhouette se tient à ses côtés. Une cigarette fume dans sa main. Trois voitures identiques passent.
Tant pis, pense-t-elle. Demain est un autre jour. Peut-être que ça ira mieux — elle se doute bien que non, mais l'espoir fait vivre, enfin il paraît.
— Depuis l'aube, de nombreuses personnes ont signalé l'apparition d'ombres colorées. Le gouvernement a déclaré ne pas connaître la cause de ce mal qui touche une partie de la population. Les médecins préconisent de rester prudent. Si vous voyez quelqu'un affecté par cet étrange phénomène, il est recommandé que vous appeliez le Samu ou la police. Bien que ces cas soient pour le moment isolés, il semble se propager. Cependant, il n'y pas aurait d'autres symptômes. Les malades ont déclaré n'avoir ressenti aucun désagrément. Ils confient même ne pas avoir remarqué le changement physique qu'ils subissent. Il semblerait qu'ils ne puissent pas voir la couleur de leur ombre. Des experts ont supposé que-
Sa brosse à dents tombe dans son lavabo ; un fracas qui semble résonner pendant une éternité. Elle coupe le son d'un coup sec, tremblante. Des milliers de pensées se bousculent. Elle tend ses mains à la hauteur de ses yeux, mais sa silhouette demeure sombre. Elle envoie balader sa radio au fond de la pièce. Sa propre réaction la choque profondément.
L'homme est toujours en train de fumer à sa fenêtre. Le chat a disparu. Yachi se demande s'il peut la voir. Elle tire ses rideaux. Sonnée, elle s'assoit sur son lit. C'est lorsque son téléphone vibre sur sa table qu'elle parvient à sortir de sa torpeur. Le nœud au creux de son estomac se resserre. Elle a l'impression de suffoquer.
— Tu vas bien ?
Mika est visiblement inquiète. Elle hoche la tête avant de réaliser que son amie ne peut pas la voir. Elle aimerait être avec elle, sentir sa présence embaumer toute la pièce.
— J'ai entendu les informations, articule-t-elle difficilement en guise de réponse.
— Je vois.
Il y a un silence. Yachi sait qu'elle hésite à lui confier quelque chose. Mais elle aussi garde la bouche close.
— Est-ce que je peux venir chez toi ? Il faut qu'on parle.
Elle a envie de dire non pendant une brève seconde : elle a peur que Mika la voit ainsi.
— Bien sûr.
Avant que Mika ne toque à sa porte, elle a eu le temps d'avoir trois crises de larmes, de faire cent fois le tour de son appartement et de fumer neuf cigarettes.
— Hey.
Sa voix est emplie d'une douceur mêlée à une vague inquiétude. Elle tient un parapluie dans sa main droite et une poche en plastique dans l'autre. Une fois que Yachi l'a laissée entrer, elle farfouille dedans. D'un geste théâtral, elle place au-dessus de sa tête une boîte remplie de viennoiseries.
— Je me suis dit que ça te ferait plaisir, explique-t-elle. J'ai quatre tablettes de chocolat parce que je n'arrivais pas à me décider et que je ne savais pas ce que tu préférais entre le chocolat au lait et le chocolat noir. J'en ai aussi pris avec des noisettes. Tu n'es pas allergique aux noisettes, si ?
Yachi n'a pas le temps de répondre qu'elle enchaîne, paniquée :
— Oh mon dieu. Tu l'es ? Je suis désolée ! Je suis vraiment une amie en carton. En plus, je me suis dit que-
Yachi sent un sourire naître sur ses lèvres malgré elle.
— Tout va bien Mika, la coupe-t-elle. Je ne suis pas allergique au chocolat à la noisette. C'est même celui que je préfère.
La jeune fille a un soupir de soulagement. Les épaules de Yachi deviennent plus légères.
— Tu en veux ? lui propose-t-elle en agitant un croissant sous son nez.
Yachi l'attrape et croque dedans bien qu'elle n'ait pas très faim. Le goût du beurre et la chaleur de la nourriture ont quelque chose de réconfortant.
Mika s'assoit par terre, avant de s'allonger pour récupérer son sac qu'elle a posé contre le coin du mur de l'entrée. La pluie cogne doucement contre les carreaux de la fenêtre. Yachi n'a pas allumé la radio depuis l'annonce — elle a peur d'apprendre que la fin du monde est proche. Elle se contente de grignoter par minuscules bouchées sa viennoiserie sans trop savoir quoi faire de son corps.
Dehors, des milliers de gens écoutent les journaux. Ils restent perdus dans leur esprit, mais leurs regards se font plus alertes. L'indifférence se métamorphose en une méfiance sourde et suintante.
— Tu voulais me parler de quelque chose ? se jette-t-elle à l'eau, tendue.
La fille se triture les mains. Yachi la soupçonne de porter des bagues puisqu'elle a l'air de faire tourner quelque chose autour de ses doigts. Une envie fulgurante lui prend de la couvrir de cadeaux. Le sentiment s'effiloche et elle feint n'avoir rien ressenti.
— En effet. Je n'ai pas osé te le dire plus tôt parce que je ne savais pas comment te l'annoncer — même si j'aurais dû t'en parler. J'ai un peu paniqué et c'est assez rare que je garde les choses pour moi.
Yachi balaie sa remarque pour signifier qu'elle n'en a pas grand-chose à faire — ses ligaments sont tissés de mensonges.
— En fait… elle marque une pause, hésitante. Ça fait quelques jours que j'ai vu d'autres personnes comme toi. Avec une silhouette colorée, je veux dire. C'était magnifique. Il y en avait des vertes, des rouges et même des violettes… Ce qui est étrange, c'est que c'est arrivé d'un coup. Il y a quatre jours, je suis sortie et là, je remarque peut-être cinq personnes comme ça ? Le lendemain, j'étais à dix et le jour d'après vingt. Et quand en venant jusqu'à chez toi, ça avait encore augmenté.
— C'est peut-être bien une épidémie, commente Yachi.
Mika croise les bras.
— Je ne pense pas.
Sa réponse est brutale, mais ferme. Yachi se décale pour se mettre juste à côté d'elle. Par inadvertance, elle la traverse. Trop proches.
— Tout ça a un lien avec les contes. Je suis persuadée qu'ils n'en sont pas vraiment. J'ai tiré les cartes ce matin et je t'assure que ce que j'y ai vu, ce n'était pas une maladie. Je n'arrive pas encore à bien comprendre, mais cela dépasse notre entendement.
Yachi ne sait quoi répondre ni quoi penser. Ces derniers temps, le monde est suspendu pour elle. L'existence est flottante.
— Il y a des rumeurs qui circulent Yachi, reprend-elle. Comme quoi des gens auraient disparu. Plus personne n'a de nouvelles. Et devine quel était leur point commun ?
— Leur ombre était colorée.
— Exactement ! Écoute, dans les histoires que ma mère me racontait, il n'y a pas qu'une seule lecture possible. Elles ne dépeignent pas qu'un monde oublié et idyllique. Elles affirment qu'avant, les hommes vivaient dans les yeux des autres. Ils n'étaient pas qu'une foule où personne ne se distinguait. Le singulier se mêlait à autrui, existait dans son regard. Les gens entretenaient des liens forts. Cela ne veut pas dire que leurs sentiments étaient toujours bons. Ces récits parlaient de l'amour des hommes, de leurs relations et de comment ils s'emmêlaient sans cesse.
— Mais c'est encore le cas aujourd'hui, objecte Yachi. Enfin, tu as bien des amis, non ?
— Ce n'est pas pareil. La solitude gouverne, tu ne peux pas le nier. Nos cœurs sont isolés des autres. Cela doit en arranger certains. Il est bien plus aisé de manipuler un peuple lorsque chaque individu n'est pas lié à d'autres. Parce qu'il se sent impuissant face au pouvoir. Pas d'action, donc aucune chance de révolution. Les dirigeants restent bien au chaud dans leur tour d'ivoire pendant que nous crevons de froid en bas.
Yachi se souvient de sa naissance. Elle a ouvert les yeux un matin, pleurant au milieu d'une grande avenue. Les gens s'écartaient sur son passage sans lui accorder la moindre attention. Elle a sangloté longtemps, frigorifiée. Sa mère l'a trouvée là. C'est la seule qui s'est arrêtée. Elle l'a sommée de la suivre, alors Yachi a obéi. Ses jambes minuscules avaient du mal avec le rythme des grandes enjambées souples de la femme. Les enfants naissaient du brouillard et il arrivait qu'on les rattrape avant qu'ils s'effacent dans les rivières gelées.
— Donc pour toi, c'est un peu comme éclater une meute de loups, réfléchit-elle. Une fois séparés, ils ne sont plus une menace, ou du moins nettement moins importante.
— Tout à fait !
Les doigts de son amie jouent avec une toupie qui traîne sur la table. Le simple fait de la regarder donne le tournis à Yachi. Cette dernière a envie de laisser les idées de Mika lui tordre la tête. Mais elle ne croit pas au surnaturel. À dire vrai, elle ne croit en rien du tout. En revanche, elle a conscience qu'elle est en danger. Elle a peur.
— Il y a une dernière chose que tu dois savoir, poursuit Mika, d'un ton grave. Avant la mort de ma mère, il y a eu des évènements étranges. Elle était angoissée, ses comportements étaient à la limite du paranoïaque. Je la revois nous enfermer, mon frère et moi, dans la salle de bain en plein milieu de la nuit parce qu'elle avait entendu un bruit suspect. Il s'est avéré que ce n'était que notre chat qui grattait à la fenêtre de sa chambre. Quelque temps après, elle était morte. Un homme et une femme ont sonné à notre porte et ils ont lâché la nouvelle sur le palier. Je n'ai jamais vu son corps, il n'y a pas eu d'enterrement. Ma mère n'avait pas de famille, elle n'en parlait jamais. Et voilà qu'elle était partie. Ça n'avait pas de sens, ça n'en a toujours pas aujourd'hui. C'est comme si elle s'était simplement évaporée.
— Je suis désolée pour ta mère.
— Je m'y suis habituée — en quelque sorte. J'étais jeune quand c'est arrivé. Mais sa mort n'avait rien de normal. Je suis convaincue qu'elle gardait de graves secrets. La réponse se trouve dans les contes.
Les mots manquent à Yachi. Elle préfère s'égarer à nouveau dans le mouvement de la toupie.
— Je sais ce que tu dis, lance-t-elle d'un rire amer. Que je n'ai pas fait mon deuil, que je m'accroche à un espoir de gosse complètement idiot. Peut-être as-tu raison. Sauf que je ne peux pas m'empêcher d'y penser. C'est comme si les histoires m'habitaient, qu'elles voulaient me dire quelque chose. Ce n'est qu'une intuition, et pourtant je lui fais confiance. Je n'ai jamais été trompée par mes sensations jusqu'ici.
Yachi relève la tête vers elle. Mika la regarde aussi. Elle se demande ce qui se cache derrière sa silhouette. Des secrets aux racines profondes, des larmes sèches et lointaines.
— Je ne peux pas dire que je crois à ta théorie, c'est vrai, avoue Yachi. Mais je te fais confiance, Mika. Peu importe ce que tu décides de faire, je te suivrai. Je veux pouvoir t'aider. De n'importe quelle manière.
Elle pose sa main sur celle de son amie. Même si elle se referme sur un courant d'air, que ses doigts enserrent du vide, le geste flotte dans l'appartement.
—Tu n'as pas pris peur lorsque tu m'as vue. Tu as embrassé une anomalie et je pense que cela me suffit pour savoir que tu es quelqu'un de bien.
— Tu m'idéalises un peu. Je ne fais jamais mon lit. Ce n'est pas être quelqu'un de bien, plaisante-t-elle.
— Je retire tout ce que j'ai dit sur toi, renchérit Yachi. Tu es une affreuse personne.
Elles éclatent de rire. Yachi a le cœur gonflé par toutes ces émotions. Elle est impressionnée par l'honnêteté de son amie. Elle aimerait savoir faire ça— faire confiance à l'autre, le voir au-delà d'une silhouette qui se perd dans la masse. Mika y parvient avec sa sensibilité bancale. Yachi se surprend à s'attendrir ; ses joues chauffent brusquement.
— Tu devrais rester chez toi, lui conseille Mika après un court silence. On ne sait pas ce qui pourrait arriver. Bien que je doute que tu te fasses kidnapper par une horde de soldats débarquant de nulle part.
— Personne ne m'a fait de remarques à part toi. Peut-être que je-
— C'est parce que tout le monde ne peut pas vous voir, la coupe Mika. Depuis ce matin, le regard des passants change. Il semble que certains y prêtent plus attention que d'autres. Ils se métamorphosent, deviennent des tours, les observateurs du monde. Bientôt, ils vous remarqueront tous, qui sait ? La nature reprend doucement ses droits.
Les souvenirs émergent.
— Ça sonne comme une bonne chose dans ta bouche, ironise Yachi.
— Le changement est toujours positif. Parce que les erreurs sont inévitables, cela ne veut pas dire qu'elles ne peuvent être corrigées.
— Tu souris là, pas vrai ?
— J'espère que toi aussi.
Son sourire se transforme en rire.
— Ce orange, murmure Mika, ce sont les traces de l'être.
Yachi n'écoute jamais les conseils qu'on lui donne. Question de fierté la plupart du temps. Pour le reste, il faut blâmer Mika — elle devient aussi inconsciente qu'elle à force de la côtoyer.
Elle replie ses genoux contre sa poitrine. Le son d'une chasse d'eau à sa droite résonne. Des bruits de pas s'éloignent, puis le calme. Elle est enfin seule, alors elle explose à l'intérieur. Tellement fort que ça s'échappe en dehors. Ça sort de son corps, ça fissure le réel. Des failles tout autour. Elle est secouée de tremblements si violents que sa vue se trouble. Le carrelage blanc s'assombrit. La lumière jaune des néons devient grise. Plus rien ne fait sens.
Des voix éclatent. Réminiscence d'un passé trop proche. Un garçon qu'elle ne connaît pas l'interpelle, la voit vraiment. Il a découvert ses secrets et il les étale aux yeux de l'amphithéâtre bondé.
— Ton ombre est orange, a-t-il lâché.
Un silence lourd. La salle devient oppressante. Tout le monde s'est tourné vers elle. Yachi s'est figée. Les murs se rapprochent et l'emprisonnent. Elle veut protester, mais n'y arrive pas. Des rires montent jusqu'à ses oreilles. Puis apparaît le dégoût. Des gens s'écartent, des murmures bourdonnent.
— Il faut appeler la police, entend-elle.
— Elle va nous contaminer.
— C'est vraiment dégueulasse.
Elle serre les poings. Oikawa qui est à côté d'elle se lève brusquement. Il toise tout le monde, ça se sent. Évidemment qu'il a pris sa défense. Parce qu'il est son meilleur ami, qu'il ne faut pas trop l'agacer et surtout, parce qu'il n'hésite pas à vous jeter en pleine figure des mots tranchants. Oikawa ne se soucie pas des autres : seulement de ceux auxquels il tient. Malgré ses réflexions franchement vexantes, une gentillesse plus que douteuse et un manque clair de morale, Oikawa ferait tout pour Akaashi et elle. S'il essaie de se cacher derrière son arrogance, il est incapable de dissimuler ses véritables sentiments.
Les images lui reviennent par bribes. Elle se voit prendre la fuite alors qu'Oikawa hurle sur les autres étudiants qui réagissent à peine. Elle ne se souvient plus de ce qu'il dit. Elle était peut-être déjà partie à ce moment-là. Elle s'est mise à pleurer une fois dans le couloir désert. De gros sanglots bien lourds qu'elle n'est pas parvenue à stopper.
Mika avait raison, elle aurait dû rester chez elle. Pourtant, durant les jours qui ont suivi l'annonce, il ne s'était rien passé. Il y a avait des rumeurs, mais il y en a toujours. Des gens qui disparaissent sans laisser de trace : on vient les chercher à la tombée de la nuit, des hommes mystérieux aux voix éraillées et aux mains calleuses les attrapent avant de les enfermer dans une prison isolée, à l'orée des villes mortes.
Mais ça aussi, ça avait toujours été.
Elle s'est dit que cela ne pouvait pas lui arriver, que Mika était simplement quelqu'un d'étrange qui aimait les histoires farfelues. Les semaines s'étaient écoulées, elle était retournée à l'université parce qu'Oikawa devenait un peu trop menaçant. La vie avait repris son cours. Mika lui confiait ses théories. Elles s'appelaient parfois. Elle mangeait son petit-déjeuner en compagnie d'Akaashi tous les vendredis matins. Les silhouettes continuaient d'errer dans le brouillard. Si Mika lui parlait de la fin du monde, personne ne semblait s'en soucier.
Son appartement lui paraît loin. Le confort de sa cachette est discutable. Les toilettes sont petites et ça ne sent pas très bon. Au moins, elle est à l'abri. Enfin, elle l'espère. Sa situation est ironique. Même lorsqu'elle essaie de bien faire, il faut qu'il lui arrive quelque chose. Elle voit ça comme un signe du destin.
— Yachi ? l'appelle alors une voix. Yachi, je sais que tu es là.
Des pas s'approchent de la cabine où elle se trouve. Tout à coup, un visage apparaît en dessous de la porte. Oikawa fixe ses pieds.
— Ouvre-moi. Je suis sûr qu'il y a de la place pour deux là-dedans.
Yachi hésite un peu avant de se décider à le laisser entrer. Il s'assoit en face d'elle, le dos appuyé contre le mur. Ses jambes semblent ne jamais finir tant elles sont longues. Parfois, Yachi se demande s'il n'est pas que ça : des jambes avec un esprit tranchant. Ses pieds effleurent ses chevilles. Elle ne sent rien.
— Ce sont de parfaits crétins, lance alors Oikawa. Ils ne savent pas ce qu'ils racontent. Tu ne devrais même pas les écouter.
— Mais ils ont raison. Mon ombre, elle est-
Il la coupe en faisant claquer sa langue, visiblement agacé.
— Pourquoi n'étais-je pas au courant ?
— Je n'en ai parlé à personne, objecte Yachi.
— Ce n'est pas une excuse.
— J'avais peur.
Il rit. Yachi a envie de le frapper.
— Peur de quoi ? Sérieusement Yachi. Tu pensais que j'allais te traiter comme une pestiférée parce que tu es différente ?
— Tu ne comprends pas, Oikawa.
— En effet. Mais tu n'es pas plus futée non plus à ce que je vois. Je ne vais pas appeler la police, ou te dénoncer à je ne sais quelle obscure organisation. Cette histoire ne change pas qui tu es. C'est tout ce qui importe.
— Je suis peut-être malade. Si ça se trouve, je te transmets un truc super grave, rien qu'en parlant avec toi.
Il balaie sa remarque d'un geste brouillon de la main.
— Tu n'as pas de fièvre, si ? Tu craches du sang ? Tu as perdu un bras ? Tu as une troisième jambe qui a poussé ?
— Arrête de faire l'idiot, je suis sérieuse.
— C'est toi qui dis des trucs complètement débiles. Non, mais tu t'entends ? Cette histoire d'ombre colorée n'est pas bien grave. Les gens changent et alors ? C'est le principe même de l'évolution, je ne vois pas où est le problème.
— Tu es bien le seul, raille Yachi.
— Je comprends que tu aies peur, reprend Oikawa d'une voix plus douce. Mais c'est le monde qui part en vrille, pas toi.
Yachi retient ses larmes. Les mots de son ami l'enveloppent dans une étreinte réconfortante.
— Mika m'avait prévenue. Elle m'avait dit de faire attention.
— Mika c'est la fille cheloue que tu as rencontrée il y a plus d'un mois ? Celle du café ?
— Akaashi t'en a parlé, alors.
— Évidemment. Il est nul pour me cacher quoi que ce soit. La question c'est pourquoi toi, tu ne m'as rien dit ?
— Je ne sais pas, soupire-t-elle. J'avais envie de garder ça pour moi, je suppose. C'est une fille géniale. Elle a des nuages plein la tête et sa pluie est remplie d'histoire. Elle tire les cartes aussi. Elle raconte qu'elle y lit l'avenir. Et elle n'y voit pas de bonnes choses du tout, dans ce futur.
— Ce n'est pas très rassurant, avise Oikawa. Mais ce ne sont que des cartes. Ça ne veut rien dire.
— C'est ce que je croyais aussi. Jusqu'à aujourd'hui. Je commence à penser que tout ce qu'elle me raconte n'est pas si fou que ce qu'il y paraît.
Yachi se redresse un peu. Elle a mal au dos. Elle plonge sa main dans son sac pour en sortir un paquet de mouchoirs. Oikawa tourne la tête vers le mur. Il y a un numéro de téléphone noté dessus. En dessous, un message est écrit en lettres capitales : « les anomalies nous tueront tous si nous ne le faisons pas en premier ». Il sait que Yachi l'a remarqué. Il ne fait aucun commentaire.
– Akaashi a eu des problèmes lui aussi, révèle Oikawa.
Yachi fronce les sourcils. Elle a l'impression qu'un liquide spongieux s'écoule dans sa cage thoracique.
— Comment ça ?
— Il est comme toi apparemment. Et il ne l'a pas découvert d'une très bonne manière. Il-
Sa voix se tord. Pendant un instant, on dirait que ses cordes vocales se sont fracturées sous la violence des mots qu'il s'apprête à jeter dans le vide.
— Il… Akaashi…, continue-t-il difficilement. Il s'est fait agresser,Yachi. Un groupe de trois connards lui a balancé des trucs dessus. Il a le bras cassé. Ils l'ont blessé, merde. Tout ça pour quoi ? Parce que-
Oikawa respire fort.
— Tout ça parce que sa silhouette est devenue azur. C'est putain de ridicule. Je te jure que si je retrouve ces mecs, je…
Il ne parvient pas à terminer sa phrase. Yachi sent qu'il s'égare dans ses pensées, imaginant des vengeances plus terribles les unes que les autres. Elle voudrait poser son front contre le sien. Apaiser les maux qu'il garde pour lui.
— C'est arrivé quand ?
— Hier soir. Il rentrait chez lui, il était tard.
— Fumiers…, murmure Yachi, pleine de rage.
Ce n'est pas dans ses habitudes de jurer, mais la haine s'insinue sous sa peau.
— Ta copine, elle pourrait pas faire quelque chose ? Même si elle a l'air de boutiquer des trucs bizarres.
L'aider à quoi ? songe Yachi. Il n'y a rien à soigner, rien à faire.
— Je n'en ai aucune idée. Je peux toujours lui demander si tu veux.
Elle convient avec Mika après quelques messages qu'elles iront voir Akaashi le lendemain. Elle précise à son amie qu'elle n'en saisit pas bien l'intérêt, qu'elle n'y peut rien, mais que cela à l'air de rassurer Oikawa (elle lui rappelle qui il est, en profite pour le traiter de crétin fini attachant. Le concerné voit ce message, s'offusque avant d'essayer de lui voler son téléphone, sans y parvenir). Mika accepte. En guise de réponse, un pouce vers le haut. Ça fait rire Yachi. Oikawa ricane en disant qu'elle a le comportement d'une vieille dame.
— Je ne te permets pas de dire ça, s'offusque faussement la jeune fille.
— Tu te moques d'elle aussi, riposte-t-il.
— Moi, c'est différent.
— Privilège de l'amoureuse ?
— Je vais faire comme si je n'avais pas entendu cette insinuation parfaitement ridicule.
Oikawa hausse les épaules.
— Si tu le dis.
On nomma la chute des hommes l'ère de la Brume. Afin de sauver ses enfants de la noyade, l'Impératrice dut s'en séparer. Ses larmes ne se tarirent jamais. Elle apprit à vivre avec des abysses sous la peau. Le monde était vide à présent. Il ne restait plus que ses frères et ses sœurs qui avaient fini par admettre la vérité : il n'y avait pas de roi ou de reine. Rien que des rancunes d'enfants.
L'impératrice, le cœur meurtri, avait quitté le royaume. Elle n'avait qu'une longue robe pourpre qui entravait le moindre de ses gestes et des milliers d'enfants morts sous ses paupières. Ses cheveux étaient devenus feuilles, sa peau de l'écorce de chêne. Bientôt, elle tomba dans un profond sommeil. Elle était l'arbre qui frôlait les soleils. Personne ne vint — elle ne s'en soucia guère. Les forêts florissantes revinrent, les animaux peuplèrent à nouveau les vestiges des terres. Les forteresses s'étaient effondrées et les ruines furent les royaumes perdus des loups avares.
Ses enfants étaient ailleurs. Le monde les pensait disparus dans les abîmes, mais elle savait. Elle savait mieux que quiconque. Elle entendait encore leurs poumons si fragiles respirer. C'était le vent qui les lui apportait. Elle dormit, mais ne guérit pas : il y a des blessures qui demeurent pour l'éternité.
Si tous les hommes étaient dorénavant des ombres, l'oubli ne pouvait habiter tous les esprits. Alors certains se souvenaient, sentaient l'Histoire. Ils voyaient l'Autre et les odeurs anciennes. Il arrivait que leurs paumes cessent de glisser sur l'air. Le mythe des mains entrelacées devenait réel. La sensation de la peau était tout aussi tangible que le sable qui s'écoulait de nos doigts.
Ces hommes-là pouvaient se métamorphoser, se fondre dans le décor, grandir, se dessiner des ailes. Une confiance dans le ciel qui les rendait parfois orgueilleux. Une voix douce les ramena à la raison et alors, leur magie obéit. Ils avaient fini par se dissimuler dans la foule, s'isoler dans un brouillard étouffant — l'Ancien Monde était mort et ils ne pouvaient que se fondre dans le bitume. Les hommes à deux têtes disparurent, ceux qui dansaient dehors et mettaient en suspens la pluie. Tout cela fut offert à une imagination démesurée, Némésis du réel.
Pourtant, ils existaient encore; ils se réveilleront un jour. Ils seront de nouveau à découvert et alors, ils cesseront de fuir. Ils devront répondre à l'appel d'une mère malheureuse.
Un verre se casse. Kuroo pointe immédiatement du doigt Daishou en l'accusant. Celui-ci s'offusque : il n'a rien dans les mains. Mika a envie de les étrangler.
— Je ne voulais pas qu'ils viennent, précise-t-elle pour au moins la quinzième fois depuis qu'ils sont arrivés.
Kuroo ramasse les débris pendant que Daishou gesticule derrière lui. Elle roule des yeux. Akaashi lui répète que ce n'est pas très grave — ce n'était qu'un cadeau d'Oikawa après tout (ce dernier fait semblant de pleurer). C'est un véritable chaos et Mika regrette amèrement de ne pas avoir eu la force de venir sans eux.
Ils sont tous assis (sauf Kuroo et Daishou, pour une raison obscure) autour d'une table rectangulaire. Oikawa a l'air d'apprécier le spectacle qu'offrent ses deux meilleurs amis. De temps à autre, il se penche vers Mika pour lui poser des questions très étranges (qui connaît le mieux ses tables de multiplication ? quelle est leur planète préférée ?).
Yachi lui a raconté ce qui lui est arrivé il y a quelques jours. Le soir, la jeune fille a dormi chez elle. Les choses sont simples entre elles : les mots s'écoulent tout seuls, et même si elle voit bien que Yachi ne comprend pas toujours ce qu'elle raconte, elle demeure attentive. Mika pense souvent à elle — elle s'inquiète beaucoup. Si une partie de sa tête est occupée par la silhouette de son amie, l'autre s'émerveille des couleurs qui tachent la foule depuis quelque temps. Malgré l'ambiance alerte et difficile, c'est le bonheur qui l'emporte dans son cœur. Le mystère qui baigne tout autour a quelque chose de galvanisant : son sang boue en permanence. Un sixième sens acéré lui fait observer la Terre à l'envers. Les angles morts deviennent visibles.
Petit à petit, le monde se suspend. Les écoles ferment et les gens se cloîtrent chez eux. Un couvre-feu a été mis en place. Des enfants courageux le bravent, mais ils sont bien souvent rattrapés. Tous se scrutent et pour la première fois, les yeux regardent. La peur dégouline ; elle est dans l'eau qui coule au creux des trottoirs aux pierres brisées. La radio crache des nouvelles de mauvais augure. Les avenues se vident petit à petit.
Si quelqu'un parmi eux a vu le bleu ciel d'Akaashi, personne ne fait de commentaire. Elle ne dit rien non plus, se contente de garder cette vision apaisante pour elle. Sa silhouette semble moins dense que les autres, un peu comme si elle virait à la transparence.
L'appartement d'Akaashi a des allures de maison d'adultes. Les murs sont sobres. Des luminaires assez minimalistes habillent les plafonds des différentes pièces. Des coussins ocre sont disposés sur le sofa et quelques plantes trônent un peu partout sur les étagères et les meubles.
Comme elle voit que Kuroo et Daishou ne se calment pas, qu'Oikawa s'entête à lui poser des questions gênantes, elle se décide à prendre la parole :
— Akaashi, si tu n'es pas à l'aise pour parler devant ces deux idiots, je comprendrais parfaitement. Je peux les faire sortir de chez toi si tu veux.
— On est pas des idiots ! s'insurgent les deux en chœur.
Ils retournent quand même à leur place respective, la tête basse. Elle croit entendre le rire de Yachi.
— Ça ne me dérange pas, répond Akaashi d'une voix blasée. De toute façon, Yachi t'a déjà tout raconté. Il n'y a pas vraiment grand-chose à ajouter.
— Tu es sûr de ça ? intervient Oikawa, soudainement très sérieux.
Alors que le regard de Mika se pose sur Akaashi, son cœur rate un battement, puis deux, trois. Bientôt, elle est certaine d'avoir un trou dégoulinant à la place de la poitrine. Pendant une fraction de seconde, elle a cru apercevoir quelque chose au travers de l'ombre du garçon. Un éclat pâle, presque blanc, teinté de violet de gris.
Un hématome.
Elle se frotte les paupières, mais ça se reproduit. Cette fois-ci, elle voit un œil — ou du moins, elle imagine que c'en est un.
— Je ne le dirais pas à ta place, Akaashi, insiste Oikawa.
Mika fait comme si de rien n'était, mais plus elle cligne des yeux, plus le corps d'Akaashi lui apparaît par bribes confuses. Des doigts osseux, brusquement des cernes et des cheveux bruns qui lui tombent sur le front.
— Mais tu as décidé de ne pas te taire non plus, assène le concerné.
— Qu'est-ce que tu n'as pas dit ?
La voix de Yachi a l'air morose, presque douloureuse.
— Je crois que je suis suivi depuis mon agression, finit-il par avouer après une longue hésitation. J'ai l'impression d'être observé. Quand je me retourne, il y a toujours quelqu'un derrière moi. Même quand je vais au konbini à vingt-trois heures. Je suis constamment entouré. Parfois, je crois apercevoir en bas de la rue des gens qui restent là pendant des heures.
— C'est flippant, se sent bon de commenter Kuroo.
— Tu penses ? ironise Daishou.
— Il faut que tu te barres d'ici.
— Ça ne changera pas grand-chose. C'est comme s'ils étaient au courant de mes moindres faits et gestes.
Akaashi semble épuisé. Il se ronge les ongles. Mika aperçoit ses lèvres qui s'affaissent. Elle a un léger mouvement de recul. Personne ne parle. Ils ne cherchent pas à combler des vides qui ne peuvent l'être.
Des rumeurs sur des silhouettes hargneuses bourdonnent. Des hommes et des femmes qui n'ont aucun but, si ce n'est étouffer la différence. Scruter, étudier puis éclater les corps.
Soudainement, sans trop réaliser ce qu'elle fait, égarée dans ses pensées, Mika se lève pour s'approcher d'Akaashi. Leurs nez se frôlent. Les scintillements ne cessent pas. Des ronds minuscules, d'un marron clair, parsèment son visage. Ce n'est certainement pas la réponse qu'ils attendent tous. Elle écoute la vie qui l'entoure, marche dans ses pas.
— Tu as des taches de rousseur, chuchote-t-elle.
Le frigidaire vrombit. Le thé est froid. Elle se souvient de sa mère qui lui décrivait ces petites constellations sur la peau, racontait pour les cicatrices qui marquent et le soleil qui brûle.
— Pardon ?
Elle oublie le monde autour. Sans trop comprendre, elle éprouve une compassion immense pour le jeune homme. Elle a vu ce qu'ils ont fait de son corps. Son poignet fracturé qui étouffe dans un bandage trop serré, les bleus qui dansent un peu partout sur ses bras et ses jambes. Elle a perçu la peur : la crainte d'un inconnu terrifiant qui peuple ses traits fins, rend sa peau rouge et irritée.
Elle ne sait pas ce qui la pousse à enlacer ses mains. Aucun d'eux ne semble s'en soucier. En revanche, les autres laissent échapper un cri de surprise. Ce que Mika voit a le goût de l'enfance. Si elle ferme les yeux, ce n'est plus les doigts d'Akaashi qui s'emmêlent aux siens, mais ceux de sa mère. La sensation lui revient de plein fouet, si forte qu'elle lâche prise. Le contact est brisé. Pantelante, elle murmure dans un état second :
— Je suis désolée pour ce qu'ils t'ont fait.
Mika sait qu'Akaashi comprend. Un éclat, une fois de plus. Ses lèvres ont un sourire triste.
Il y a un moment de flottement. Akaashi est de nouveau azur. Les yeux de Mika ne perçoivent plus rien. Elle se sent vide, éreintée.
— Bordel de merde, souffle Daishou. Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?
— Je n'en ai aucune idée. C'est comme si… comme si je devais le faire.
— Vous vous êtes vraiment touchés ? demande Oikawa.
Akaashi lève sa main pour l'observer. Il la scrute.
— Ouais, répond-il émerveillé. Ta peau est douce, Mika.
Elle rougit.
— Merci.
— Bordel de merde, répète Daishou.
— Vous pensez pouvoir le refaire ? les interroge alors Yachi.
Tous deux tendent leurs paumes vers l'autre. Un instant où ils retiennent leur souffle. Le miracle ne se produit pas. La fatigue embaume tout le corps de Mika. Oikawa boit une gorgée, fait un bruit indécent ; personne ne s'en soucie.
— Oh putain ! s'exclame Kuroo.
Ils tournent la tête vers lui. Daishou s'apprête à s'esclaffer, mais il n'en a pas le temps.
— Mika, ta silhouette ! Elle est devenue violette !
— Je ne vois rien, commente Yachi.
Elle a presque envie de rire. Toute cette situation est absurde.
— Ça a disparu !
— C'est impossible, objecte Mika. Yachi et Akaashi n'ont pas cessé d'avoir leur couleur après qu'elle soit apparue.
— Je sais, je peux les voir aussi, explique Kuroo. Je t'assure qu'il y a eu pendant un bref instant une lueur chez toi. Au début je ne l'avais pas bien vue, mais quand tu as touché Akaashi il y a eu un violet très pâle et lorsque vous avez réessayé juste après… ça a… ça a explosé, comme si ton ombre avait chassé quelque chose.
Des éclats de voix ricochent au loin, se mêlent à des moteurs de voitures bruyantes. Yachi se lève pour fermer la fenêtre distraitement.
— Cela veut peut-être dire que ce n'est pas inné, suppose cette dernière. Que l'on peut modifier notre apparence et qu'il serait possible d'apprendre à sentir les autres… Peut-être y aurait-il un lien entre les ombres et le toucher ?
– Peut-être que ceux aux silhouettes colorées ont ça en eux et le transmettent aux autres, réfléchit Kuroo. C'est peut-être ça qui est contagieux : pouvoir effleurer autrui.
– Ou alors, nous en serions tous capables depuis le début. Ils ne feraient que révéler ce que nous avons oublié.
Oikawa pose sa tasse violemment contre la table afin d'attirer l'attention. Mika capte un bref mouvement de tête de la part d'Akaashi.
— Écoutez, intervient Oikawa. Cette histoire de toucher les autres est-
Il n'a pas l'occasion de terminer sa phrase, puisque l'on cogne violemment à la porte. Le bruit d'un poing résonne dans tout l'habitacle de manière pressée. Personne n'ose bouger. Il n'y a plus que le son de l'eau que Yachi a remise à bouillir.
— Ouvrez ! beugle alors une voix grave à l'extérieur.
— C'est eux, chuchote Akaashi. Ils se sont enfin décidés à venir me chercher.
Les coups se font de plus en plus fort. On continue de crier de l'autre côté. Oikawa se redresse et se place juste à côté de son ami. Il tremble.
— Allez vous cacher dans ma chambre, ordonne Akaashi tout bas. Si les choses dégénèrent, vous pourrez fuir par le balcon qui donne sur la cour intérieure de l'immeuble. Je ne suis qu'au premier étage, vous ne devriez pas avoir trop de mal.
— Je ne vais certainement pas te laisser tout seul ! proteste Oikawa.
— Non, tu vas avec eux.
— Arrête de jouer les héros.
— Je refuse que tu m'accompagnes. On ne sait pas ce qui peut se passer. Je m'en voudrais si-
Les coups s'intensifient encore.
— Ce n'était pas une question, Akaashi. Je reste.
– Oikawa.
Ils se font face pendant un instant sans rien dire. La lutte est ailleurs. Mika aimerait faire quelque chose. Akaashi pousse Oikawa dans la chambre avec tous les autres. Un fracas retentit depuis l'entrée. On entend des pas précipités. Ils sont tous tétanisés.
— Je ne peux pas rester ici sans rien faire. Je suis désolé.
Yachi tend le bras pour retenir Oikawa au moment où il ouvre la porte. Il disparaît dans le couloir. Comme les miracles n'existent plus, sa main passe au travers du dos de son ami. Elle grogne de frustration. Elle l'appelle, et il ne revient pas.
Des voix éclatent dans la pièce d'à côté. Des insultes de la part d'Oikawa, des ordres auxquels ils refusent d'obtempérer. Puis des hurlements suivis d'un grand fracas. On dirait que l'on renverse les meubles, des vases se brisent et tout roule sur le parquet, transperce peut-être le bois. Le bruit sourd de corps qui tombent au sol. Brusquement, un silence effroyable. Le cœur de Mika bat à la chamade, elle frémit. Yachi serre les poings.
— Il faut qu'on se barre de là, annonce son amie.
Ces mots sont les plus durs qu'elle n'ait jamais eus à prononcer. Parce que cela signifie laisser Oikawa et Akaashi, les abandonner à un sort qui n'était qu'un mensonge des ruelles à ses yeux, c'est regarder la réalité sens dessus dessous, voir le monde selon les cartes et accepter que cette terre-là lui dérobe des parcelles de son cœur.
Daishou ouvre la fenêtre. Il l'escalade, se redresse en se tenant debout sur le rebord étroit avant de sauter et de disparaître de leur champ de vision. Chacun leur tour, ils s'élancent tandis que le capharnaüm se répand un peu plus de l'autre côté de la porte. Mika est la dernière à passer. Elle est perchée sur le muret. Le bout de ses pieds flotte dans le vide. Elle se penche légèrement en avant et le sol lui paraît à des années-lumière. Des pas se rapprochent.
— Mika il faut que tu sautes ! la presse Kuroo.
Elle n'arrive pas à se lancer. Les pavés beiges lui semblent loin, trop loin. Son corps refuse de bouger.
— Je- je ne peux pas ! bredouille-t-elle.
Soudain, la porte éclate dans un énorme vacarme. Elle se retourne et se retrouve nez à nez avec deux silhouettes où se dessine la forme d'une arme dans chacune de leurs mains. Ils restent immobiles un bref instant, mais cela ne dure pas.
— Il y en a une autre ici !
Alors Mika oublie la peur et elle s'élance. Akaashi n'a pas menti, la chute n'est pas si haute. Néanmoins, le vertige qu'elle ressent lui donne l'impression de tomber pendant une éternité. Elle ne respire plus, persuadée de mourir. Ses bras moulinent dans l'air alors qu'elle ravale un cri de terreur. Elle rate son atterrissage et se blesse légèrement le genou. Une éraflure salit son pantalon. Elle y prête à peine attention.
— Ça va ? lui demande Yachi alors qu'elle se relève en grognant.
Mika répond d'un simple hochement de tête.
La cour est minuscule. Des poubelles trônent au fond, à côté d'une porte vitrée qui laisse apercevoir l'appartement de quelqu'un. Au-dessus d'eux, tout est brusquement calme. Kuroo remarque un autre accès qui donne sur un corridor. Ils ne réfléchissent pas plus longtemps. Le couloir est peuplé de boîtes aux lettres, mais Mika ne les voit que des filets de lumières. Elle court et tout est flou, un mélange de respirations hasardeuses, de pas paniqués sur un sol caoutchouteux. Elle a la sensation de s'enfoncer dans les dalles.
Lorsqu'ils parviennent à sortir de l'immeuble, Mika se retourne et son regard attrape une silhouette menaçante à la fenêtre de l'appartement d'Akaashi. Elle reste immobile, comme si tout ça n'avait plus d'importance.
— Mika ! l'appelle Daishou. Bouge-toi !
Elle se détourne, mais revient une dernière fois là-haut. L'ombre a disparu. Les rues sont calmes. Il pleut. Les lampadaires éclairent les trottoirs sales dans la pénombre.
le fait que j'arrive à inclure du non-linéaire dans quelque chose qui se veut linéaire. c'est ça, mon toxic trait
je vous dis à la semaine prochaine!
