Parler du passé. Parler de la guerre.

Drago n'eut pas besoin de tergiverser longtemps pour savoir à qui il allait s'adresser pour répondre à la requête de Luna. Après tout, il n'était pas du genre à tenir salon ou à entretenir des relations suivis avec un grand nombre de ses condisciples. Enfin, il ne l'était plus.

Alors, il se dit qu'il aborderait le sujet avec Anthéa. Elle était le choix le plus évident. Peut-être même le seul.

Il ne lui restait plus qu'à trouver un moyen d'aborder le sujet avec elle.

Même s'ils discutaient souvent ensemble à la boutique, entre l'aiguisage d'une arme magique et la préparation d'une potion, ça ne lui semblait pas être le lieu adéquat. Ils risquaient à tout moment d'être interrompus, ou qu'une oreille curieuse traîne dans les parages. Un certain calme et une certaine intimité lui semblait de mise pour l'échange qu'il projetait d'avoir.

Alors, pendant sa journée de travail, il n'évoqua pas le sujet. Mais l'idée lui trottait en permanence dans la tête, au point de faire plusieurs lapsus au cours de la journée. Ainsi, quand il entreprit d'épousseter un petit dragon en bronze en train de ronfler en émettant de petites flammes, il annonça : « Je vais nettoyer le Mage Noir » au lieu de « Je vais nettoyer le Magyar ». Et il rebaptisa le fameux noble libertin Lord Foldemoi en Lord Voldemort.

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L'heure de la fermeture de Cythère & Fille avait sonné et les derniers curieux avaient été poliment remerciés. Drago s'apprêtait à aller boire un verre avec Anthéa. Mais avant même que la porte d'entrée soit verrouillée, celle-ci prit les devants.

Elle se retourna vers lui, les mains dans les poches et un léger sourire aux lèvres :

– Alors, monseigneur Malefoy ? Quelle nouvelle obsession monopolise ton petit cerveau ?

Drago passa sa main dans ses cheveux. Puisqu'elle l'invitait à parler, autant ne pas tourner autour du chaudron. Il laissa son regard errer sur les différentes œuvres accrochées aux murs avant de replonger dans les yeux sombres et pétillants d'Anthéa.

– Je me suis fait une remarque aujourd'hui. Je ne me rappelle pas de toi à Poudlard.

Elle haussa les épaules.

– Pas étonnant. Nous n'étions pas de la même année, pas dans la même Maison. Et j'ai fait une partie de ma scolarité à la maison, ajouta-t-elle comme s'il n'y avait rien de plus banal.

Surpris, Drago haussa les sourcils.

– Pourquoi ?

Anthéa le regarda comme s'il était un peu bête.

– À la fin de ma première année, Diggory est mort. Ma mère a tout de suite pris les déclarations de Dumbledore très au sérieux. Alors, mes parents m'ont retiré de Poudlard et j'ai étudié à la maison pendant plusieurs années. Je ne sais pas exactement ce que maman a vécu lors de la première ascension de Celui-Dont-On-Prononce-Rarement-Le-Nom, mais je suis certaine qu'elle a traversé des épreuves terribles.

– Tu ne lui as jamais demandé ?

– J'en ai parfois eu envie. Mais ce n'est pas un thème qu'on aborde naturellement dans des discussions de tous les jours. Et puis, parfois, il n'y a pas besoin de tout savoir, continua-t-elle en lançant un regard appuyé à Drago. Tout ce que je peux faire, c'est être prête à l'écouter, si jamais un jour elle souhaite m'en parler.

L'habituelle légèreté moqueuse de la voix de la sorcière avait cédé la place à une gravité rare. Drago laissa planer un silence avec de reprendre :

– Les cours à la maison, c'était comment ?

– J'échangeais régulièrement avec Pernille, ma meilleure amie de l'époque. Ça me permettait de savoir ce qu'elle étudiait, où elle en était dans le programme. Je ne voulais pas être à la traîne. Ça a fonctionné un temps.

– Et puis ?

Drago espéra très fort qu'Anthéa s'était simplement brouillée avec cette Pernille, tout en sachant très bien que ce n'était probablement pas le cas. Anthéa le jaugea, une dureté d'acier au fond du regard.

– Tu es sûr de vouloir mener cette conversation sur cette voies, Drago-le-Sang-Pur ?

Il déglutit avec difficulté et hocha lentement la tête pour marque son assentiment. Anthéa lui laissa encore une seconde pour lui permettre de changer d'avis. Constatant sa résolution, elle se lança, la voix dure, le corps crispé :

– Et puis, il y a eu un changement de régime. Et l'école est devenue une priorité très secondaire. Quand la nouvelle législation a été adoptée, celle interdisant l'enseignement à domicile, quand les lois de répression des Nés-Moldus ont été promulguées, on est partie. On a quitté le pays. Jusqu'à la chute de Voldemort.

À l'intérieur de Drago, pensées et émotions contraires fusaient et s'entrechoquaient dans un tremblement de terre dantesque. La conviction, imprimée profondément en lui depuis sa naissance, de la supériorité du sang. L'inquiétude grandissante face à la détresse de son amie. L'idée, vacillante mais toujours présente, que la prise de pouvoir du Mage Noir allait dans le bon sens. La tristesse inattendue face à ce qu'Anthéa avait traversé. Se sentant sur le point de se faire engloutir, Drago repoussa cette tornade de sentiments jusqu'à n'en garder qu'un, son empathie pour elle.

La bouche sèche, Drago tenta maladroitement de la rassurer :

– Je comprends mieux pourquoi ta mère a réagit un peu... froidement quand je l'ai rencontré. Je suppose qu'elle a de bonnes raisons de ne pas apprécier le nom que je porte.

– Effectivement, fit Anthéa d'une voix tranchante qui déstabilisa Drago.

– Je suis désolé. Pour... tout.

– Tu peux l'être, répliqua-t-elle froidement. J'imagine que tu as eu ton rôle à jouer dans toute cette triste histoire.

– Je... commença lentement Drago, incertain de ce qu'il allait dire.

– Je ne veux pas le savoir, le coupa Anthéa. Je ne veux pas savoir dans quel genre d'horreur tu as trempé. Ce que tu as dit. Ce que tu as fait. Je ne veux pas que le Drago que je connais soit altéré par son passé. Je ne veux pas t'imaginer dans le camp de ces ordures. Même si une part de moi sais que ça a été le cas. Je ne veux... juste... pas.

Anthéa serrait ses poings et sa mâchoire, prête à combattre les ombres du passé pour les empêcher de se matérialiser.

– Moi, reprit Drago, je veux juste te dire que... je ne le referais plus.

Anthéa s'adoucit et la jeune fille souriante qu'elle était en général réapparue un instant à la surface.

– Je le crois, Drago.

Bien que sa phrase se voulait affirmative, une trace de doute persistait dans sa voix. Il ne pouvait pas l'en blâmer.

– Je sais que je t'ai déjà posé cette question, et que tu m'as déjà donné ta réponse, mais... pourquoi avoir accepté de m'embaucher ?

Anthéa soupira.

– Tu as fait tes preuves lors de l'entretien. Rien ne comptait plus que ça aux yeux de mon père. Quand quelqu'un parle son langage, tout le reste est sans importance. Moi aussi, j'ai tout de suite vu tes qualité. Et j'avoue qu'au début j'éprouvais un plaisir un peu malsain à l'idée d'avoir un noble sous mes ordres. Je m'attendais à ce que tu sois suffisant, à ce que tu aies l'insulte facile et des exigences des divas. Les premiers temps, j'ai guetté le moment où tu déraperais, où tu mettrais ton rang en avant. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Oh, il t'arrive bien parfois d'avoir des remarques de noblaillon arriéré. Mais avant tout, tu travailles. Et bien. Finalement, je suis contente de m'être trompée sur ton compte.

– Tu parles comme si le moi du passé et celui de présent était deux entités distinctes.

– C'est le cas, d'une certaine manière. Tu n'existes réellement dans mon esprit que depuis que je t'ai rencontré. Je peux dire que le Drago de Poudlard, le Drago de la guerre, m'est inconnu. Je ne suis amie qu'avec celui passionné par les artefacts magiques. Ça ne veut pas dire que ton passé n'a pas d'importance, que ça l'efface. Mais je ne veux pas prendre la responsabilité de ta rédemption. Je ne sais pas si j'ai assez de pardon en moi pour toi.

– Le Drago de la guerre, ricana le sorcier. J'aurais bien aimé ne pas le connaître, moi aussi. Mais je crois que j'aimerais bien connaître l'Anthéa de cette période. Ton... départ, comment c'était ?
– Notre exil, tu veux dire ? Maman appelle cette période « nos vacances au goût de cendre ». Nous étions à l'étranger. En fuite. Mes grands-parents maternels sont des moldus et ce n'était pas le genre de parentés qu'il faisait bon avoir à ce moment-là. Les photos de maman ont été privés de couleur tout le temps de notre cavale, finit-elle d'un ton songeur.

Une incompréhension saisit Drago.
– Mais... elle n'est pas tout le temps en cavale, ta mère ?
– Si. Elle a d'ailleurs su rendre ce voyage merveilleux, par bien des aspects. Mais partir par ce qu'on le veut, c'est très différent de partir par ce qu'on le doit. C'est la différence entre un arbre déraciné et un arbre qui étend ses racines, dit-elle en regardant la photo d'un chêne auréolé de soleil. On a quitté tout le monde, sans donner de nouvelles, de peur qu'on remonte jusqu'à nous ou qu'on se venge sur nos proches.

À mesure qu'elle plongeait dans ses souvenirs, sa voix se fit plus lointaine.

– Juste tous les trois, coupés du reste du monde. On bougeait sans cesse. Les gens n'étaient qu'une succession immense, ininterrompue de visages, une farandole où tout devenait flou pour moi. Je ne pouvais plus saisir les gens, alors je me suis mise à m'intéresser aux objets. Mes parents m'y ont encouragé, pour me changer les idées et me donner un but, je suppose. Cette boutique, c'est une façon de me dire que cette fuite n'était pas du temps perdu, que ça a aboutit à quelque chose. Un moyen de donner du sens à une période insensée.

Dans le silence qui suivit, Anthéa laissa son regard errer tout autour d'eux. Les étagères parsemées d'objets enchantés. Les photographies de sa mère, avec ou sans couleur. Finalement, elle reprit pied dans la réalité et posa ses yeux sur Drago

– Y a-t-il d'autres choses que tu voudrais savoir ?

– Non, répondit Drago en déglutissant.

– La proposition de sortie au bar est-elle toujours valable ? Ou c'était juste un piège pour me faire parler ?

Un demi-sourire étira les lèvres fines du jeune Malefoy.

– C'était effectivement un piège. Mais l'offre tient toujours.

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De retour chez lui, Drago retarda autant que possible le moment où il ferait face au Carnet. Car il lui faudrait alors refaire face à la discussion qu'il avait eu avec Anthéa et qui continuait d'entraîner des remous en lui. Des remous charriant des monceaux, des montagnes d'incertitudes.

Finalement, avant sa toilette du soir, il s'arma d'une plume de paon et inscrivit d'une traite sur la dernière page du livret, ne trempant la plume qu'une seule fois dans l'encre, un bref : « Mission accomplie ».

Et il referma la couverture sur ses mots et ses émotions dans un même mouvement.