Chers lecteurs,
Sachez que j'ai terriblement hésité à publier ce chapitre. J'ai du mal à deviner comment il sera reçu. Tout d'abord parce que les horribles souvenirs qui y sont détaillés relatent non seulement des violences sexuelles, mais aussi et surtout, parce que ces violences ont été commises sur un enfant, par des enfants.
Bien que, heureusement, cette histoire soit entièrement fictive, les cas de viols ou d'agressions sexuelles entre enfants sont une réalité. C'est un sujet tabou, extrêmement préoccupant, bien plus courant qu'on ne le croit généralement, en particulier dans les milieux où les enfants ou adolescents sont livrés à eux-mêmes ou sous la responsabilité d'un personnel insuffisant, non-formé, mal payé…orphelinats, centres fermés ou autres…
Ensuite…l'une des scènes décrites implique…des animaux…auxquels il ne sera fait aucun mal, excepté l'un d'entre eux, qui aura eu, dans mon histoire, un sort funeste. Je ne peux pas vraiment en dire plus à moins de m'auto-spoiler. J'espère que ce chapitre ne traumatisera personne…
Donc, AVERTISSEMENTS ! VIOLENCES SEXUELLES SUR ET ENTRE MINEURS, HUMILIATIONS, PERVERSION PROFONDE.
Emma eut une terrible terreur nocturne, lors de cette première nuit hors de la prison. La première nuit qu'elle passait en réelle sécurité, peut-être de sa vie entière. Réveillée en sursaut par les cris qui sortaient du bayphone, Regina bondit sans même prendre le temps d'allumer sa lampe de chevet, se cogna au chambranle. Elle eut du mal à trouver la porte de la chambre d'ami tant elle avait été extirpée brutalement du sommeil.
L'enfant martyre s'était levée, avait gagné la fenêtre, était en train de tirer désespérément sur les rideaux, au risque de les arracher. Désemparée, l'avocate alluma la lampe centrale, chercha à évaluer la situation. Mais la petite se figea, se retourna, les mains protégeant son torse étroit. Elles restèrent ainsi, immobiles, à se fixer mutuellement du regard.
« Pas la grange ! » Sa voix était claire, son articulation parfaite. Sans oser approcher encore, la belle brune tenta de l'apaiser par les paroles. « Il n'y a pas de grange, Emma. Vous êtes dans mon appartement. C'est Regina. Vous êtes dans votre chambre et personne ne veut vous faire de mal… » « Les garçons vont me prendre. Ils sont trop grands, trop forts. » Les mots ne suffisaient pas. La juriste avança à pas lents, entreprit de faire le tour du lit. La lumière crue lui permettait de constater que les pupilles brillantes couvraient presque entièrement les iris d'émeraude. État hypnotique, somnambulisme…elle avait lu à ce sujet. Elle continua à avancer, les mains en avant. « Chhttt…tout va bien…Je vais m'approcher de vous. »
Le long corps maigre, perdu dans son pyjama bleu, se crispait de plus en plus, à mesure qu'elle se dirigeait vers lui. Lorsqu'elle ne fut plus qu'à quelques centimètres, l'orpheline cacha son visage dans ses mains, se laissa glisser à genoux, en sanglotant. Elle se recroquevilla contre le mur, chercha maladroitement à se cacher derrière les tentures. « Toi aussi…désolée. Faut regarder le plafond. » « Le plafond ? » demanda la belle brune. « Oui…ça fait mal, surtout quand ça fait du bien. Les chats…Tu vas avoir envie de mourir. Mais faut pas. Faut vivre. » La jeune fille se plia en deux, avec une remarquable souplesse, posa son front sur ses genoux, dans une posture de yogi. Pourtant, Regina l'entendit murmurer : « Trop nombreux…Faut les laisser…attendre qu'ils aient fini. »
La magistrate avait, jusque-là, eut la vague impression de contrôler la situation. Mais cette dernière phrase eut raison de son sang-froid et elle se mit aussi à pleurer. Elle s'accroupit, tendit prudemment une main, suspendit son geste à quelques centimètres du crâne doré. « Ils ne sont pas là. Il n'y a que moi. Je voudrais vous toucher, vous consoler. » Les frêles épaules eurent un sursaut. Emma releva la tête. Son visage était inondé de larmes mais l'avocate constata immédiatement qu'elle était revenue à elle. Les beaux yeux profonds avaient repris leur couleur d'étang, la chère personnalité, à la fois simple et riche, était de retour. « Regina ? »
La belle brune eut, à travers ses pleurs, son sourire solaire. « Oui. C'est moi. Calme-toi, Emma. C'est du passé. Tu es en sécurité maintenant. » L'enfant abandonnée se jeta dans ses bras, avec tant de fougue qu'elle faillit tomber en arrière. Elle en éprouva, à travers son chagrin et sa colère, un bonheur violent. Sentir le poids du corps martyrisé, respirer cette odeur de lait et d'herbe coupée, n'appartenant qu'à cet être nouveau, qu'elle aimait de plus en plus, fit peser sur elle toute la responsabilité dont elle s'était volontairement chargée. Elles étaient à présent toutes deux agenouillées sur la moquette de la chambre d'ami, près de la fenêtre, enlacées.
Elle déposa un baiser sonore sur la chevelure blonde, enroula ses bras cuivrés autour du torse tremblant, murmura des mots stupides, qu'elle espérait rassurants. « Tout va bien, ma petite Emma. C'est du passé…du passé… » Le corps de la jeune fille se décrispa, à une vitesse stupéfiante. Et soudain, un petit baiser dans le cou, un autre sous la mâchoire. « Emma… » Elle devait la repousser. Mais elle était tellement irrésistible, si douce. Et puis la bouche rose, les lèvres craquelées furent sur les siennes. Oh ! Seigneur ! Le contact chaud de cette lippe éraflée, qui cherchait timidement à goûter et à ressentir. « Emma…tu as vingt-trois ans… » Pour lui répondre, la petite voleuse colla pratiquement sa bouche à son oreille, lui déposant au passage un baiser d'une tendresse infinie sur la joue. Sa respiration était bruyante. L'idée de la bronchite traversa l'esprit confus de l'avocate. Cela faisait vraiment longtemps qu'elle ne l'avait plus entendue tousser. « Vingt-trois ans, c'est adulte…même eux, ils le disent. T'as quel âge, toi ? » « T…trente ans… » L'orpheline tremblait encore mais plus de la même façon. C'étaient des frissons spasmodiques, suivis de brèves périodes d'accalmie. Pourtant, elle dégageait encore, comme en arrière-plan, l'odeur âcre de la peur.
Elle eut un haussement d'épaule, pour signifier que la différence d'âge ne comptait pas, puis chercha encore à presser sa bouche contre celle de Regina. Mais cette dernière détourna la tête. L'enfant martyr s'éloigna, à peine, pour la regarder. Le geste de recul avait fait naître, sur le joli visage pâle, une moue affligée, qu'éclairait la lumière du lustre. La juriste en éprouva une ridicule culpabilité. « Emma…il ne faut pas… » Les lèvres gercées, qui quelques secondes auparavant étaient encore collées contre les siennes, se mirent à trembler. « Je ne te plais pas ? » Elle semblait sur le point d'en pleurer. Elle toucha sa joue presque guérie, chercha du bout de ses doigts calleux la balafre qui barrait sa face séraphique. « C'est à cause de mes cicatrices ? » Son bras gauche disparut derrière son dos et elle se toucha les fesses. Ce geste brisa une fois de plus le cœur de la juriste.
Sa main plongea dans ses cheveux noirs, tira légèrement. « Oh ! Tu me plais ! Tu me plais tellement, si tu savais. » Un sourire timidement triomphant, étrangement nerveux. Elle se rapprocha encore, de quelques centimètres, sur les genoux, toucha la joue soyeuse de sa bienfaitrice. « Alors, vas-y…prends…Je peux être utile, tu sais. Je peux faire tout ce que tu veux. » Regina saisit le poignet robuste, avec douceur et détermination, le repoussa. « C'est pour ça qu'il ne faut pas ! »
Emma fronça les sourcils. Encore des concepts qu'il serait difficile de lui faire comprendre. Pour l'empêcher de réitérer ses tentatives, ô combien efficaces, de séduction, la pénaliste lui prit les deux mains. La petite baissa les yeux, regarda leurs doigts enlacés. Ses phalanges rouges et tavelées, aux ongles cassés. Les extrémités souples, douces, joliment hâlées, de celle qui n'avait jamais travaillé qu'avec sa tête.
« Tu te souviens, quand je t'ai annoncé que tu serais libérée, et que tu allais venir chez moi ? » Un hochement de tête. Bien sûr qu'elle se souvenait. C'était avant-hier. « Tu as eu peur. Tu as cru, un instant, que j'avais l'intention d'abuser de toi. » L'enfant abandonnée la regarda, l'air coupable, se mordit les lèvres. « Je suis désolée…j'aurais pas dû…je…c'est l'habitude, tu vois. Mais je veux bien. Je veux te faire plaisir. C'est tout ce que je peux donner. Et…et je sens que tu en as envie. » Elle déposa un autre baiser sur les lèvres pourpres, sans que Regina ait la force de l'en empêcher. Il fallait faire vite. « Je peux faire ça très bien, tu sais… » ajouta-t-elle.
Cette fois, l'avocate parvint à s'éloigner, la tint par les épaules à bout de bras. Son geste provoqua une grimace sincèrement chagrine, qui lui fendit le cœur. « Emma…tu es une victime d'abus en tous genres, depuis que tu es née. Je t'… Je…tu me plais, je suis terriblement attirée par toi. Mais je ne veux pas que ça se passe comme ça. Il faut que, toi aussi, tu en aies envie. » La jeune fille eut à nouveau cette moue dubitative, qui la faisait passer pour l'enfant qu'elle n'était pas. « Mais…j'en ai envie…Tu ne me crois pas ? »
Regina tremblait littéralement de désir. Elle n'avait plus eu de relation sexuelle depuis près de deux ans, depuis que Robin, un ancien condisciple de Catherine avec qui elle avait vécu une aventure, avait quitté le nouveau continent, pour rejoindre Médecins sans frontières. L'attraction qu'exerçait sur elle la petite blonde faisait passer tout ce qu'elle avait pris, jusque-là, pour de l'attirance, au dernier plan. Elle avait senti, lorsque le corps chaud et étrangement musculeux, malgré sa maigreur, s'était pressé contre elle, les petits seins fermes dont elle avait déjà vu la forme, le ventre plat et tendu. La tension familière, l'humidité maudite, se manifestaient entre ses cuisses, d'une façon inédite. La repousser se révélait la chose la plus difficile qu'elle eût jamais accomplie. « Oh, ma chérie ! Je te crois ! Je crois en ta sincérité. Mais ce que tu prends pour de l'envie n'en est pas. Tu veux me donner du plaisir. C'est de la reconnaissance. Ce n'est pas parce que je prends soin de toi, parce que je t'ai sauvée, que tu dois coucher avec moi. » Elle fronça à nouveau les sourcils. Oh ! Comme elle était exquise ! « Mais…sans toi, je serais… » Son visage déjà blanc prit soudain cette teinte de craie, qui exprimait la terreur. « Sans toi, je serais dans la prison pour adulte… »
La peur fit tout à coup place à une colère rentrée. À l'égard de qui ? se demanda l'avocate. « Ils m'auraient déjà fouettée…je serais restée, pendue au poteau, en place publique, avec les gosses des rues qui s'amusent à me jeter de la boue, et la foule qui encourage les gardes à me tripoter. Ils m'auraient touché les seins et les fesses, pendant que mon sang aurait coulé de mes blessures. Et à l'heure qu'il est, mes codétenues seraient certainement en train de m'enfoncer une bouteille dans la… » « Tais-toi, mon ange, je t'en prie ! » l'interrompit Regina. Elle portait une nuisette violette, ne supportant pas d'être trop couverte la nuit, et ses genoux nus souffraient du contact rugueux de la moquette. Mais elle s'en apercevait à peine. Elle l'enlaça, l'attira tendrement contre elle, appuya sur son crâne, de sorte qu'elle enfouît son cher visage dans le creux du cou basané.
« Tu vois, » murmura-t-elle, « ce sont ces pensées qui t'amènent à vouloir coucher avec moi…En plus, tu sors tout juste d'un cauchemar, qui t'a replongée dans le passé. Tout cela n'est ni du désir ni de l'amour… » Elle déposa un petit baiser sur la tête dorée, attendit.
Elles restèrent ainsi, agenouillées, dans les bras l'une de l'autre. Au bout de quelques secondes, l'avocate sentit le jeune corps s'abandonner. La jeune fille quittait progressivement son attitude séductrice pour se détendre. « Donc tu veux pas ? » La belle brune dut réfléchir afin de trouver les mots justes. « J'en meurs d'envie, Emma. Crois-moi quand je te dis que je n'ai jamais désiré quelqu'un comme ça. Je ne savais même pas que c'était possible. Mais non, je ne veux pas. Je veux attendre. Si dans quelque temps, tu…tu vas mieux…on en reparlera. »
Elle baissa la tête, renifla. « Pardon. » Sans pouvoir se contenir, la pénaliste lui déposa un baiser sur le front. Elle ne tremblait plus. « Ne t'excuse pas, mon ange ! Tu n'as rien fait de mal. » Elle ferma les yeux en sentant les lèvres pulpeuses sur sa peau, regarda sa bienfaitrice. « Qu'est-ce que tu allais me dire ? » Décontenancée, Regina fronça les sourcils. Puis, la situation la frappa comme une tonne de briques. Et avant qu'elle ait pu y faire quoi que ce soit, la vérité sortit de sa bouche. « J'allais te dire « Je t'aime » ».
L'orpheline eut un imperceptible sourire, se mordit les lèvres, rajusta sa position. Elle était nettement plus grande que l'avocate. Pourtant, en se recroquevillant, elle n'eut aucun mal à trouver sa place contre sa poitrine, la tête enfouie dans son cou. La bouche contre sa peau, ce qui fit passer à travers le corps compact de Regina une délicieuse décharge, elle dit : « Y a qu'une seule personne qui m'a dit ça. C'était Neal. Lili me l'a jamais dit. Mais Neal est parti avec les boîtes de conserve et il m'a envoyée en prison à sa place. »
Ayant compulsé le dossier dans ses moindres détails, presque jusqu'à le connaître par cœur, l'avocate n'avait pas besoin de demander de précisions. Neal était un ancien amant de l'orpheline, beaucoup plus âgé qu'elle, qui l'avait effectivement abandonnée à son sort lors d'une cavale. Le fait que la seule déclaration d'amour que la malheureuse eût entendue provienne de ce triste sire rendait sans doute la sienne bancale… Quant à Lili, c'était une adolescente du même âge, presque au jour près, pupille de l'état également, avec qui Emma avait été surprise se livrant à des activités de nature sexuelle. La famille d'accueil du moment, protestants intégristes, avait réagi par de nombreux coups de fouet et un enfermement, agrémenté d'une privation de nourriture, de trois jours. Lili était parvenue à s'enfuir. Mais Emma, toujours malchanceuse, avait été rattrapée par la police, abandonnée une fois de plus par lesdits Évangélistes homophobes et renvoyée dans un orphelinat.
« Je…je crois que je t'aime aussi. » Regina fut brusquement arrachée à ses ruminations. Des émotions très contradictoires l'assaillirent. Une pensée pour Catherine, qui avait prévu la chose mais n'avait sans doute pas anticipé que le fervent besoin d'amour de l'enfant martyre aurait à ce point précipité les événements. Une joie irrésistible, dont elle éprouvait, encore et toujours, de la honte. La certitude que, pour protéger celle qu'elle aimait, qu'elle aimerait, elle le sentait bien, toute sa vie, il fallait freiner des quatre fers…
Ne surtout pas lui donner le sentiment de l'abandon. Ce serait encore pire que d'accepter son offre et de coucher avec elle sur le champ.
Emma était toujours blottie contre elle. Elle embrassa encore la chère tête, si pleine d'une intelligence naturelle, inexplicable. La petite eut un long frisson, releva la tête, la regarda jusqu'au fond de l'âme. La vitesse à laquelle elle guérissait était stupéfiante car ses yeux n'étaient plus injectés de sang, ce qui permettait de voir l'extraordinaire couleur des iris, un vert grisé parsemé d'étoiles d'or. « T'es sûre que tu veux pas ? » Héroïquement, la juriste secoua la tête mais resserra légèrement sa prise sur le jeune corps. « Mais si tu voulais, ma chérie, on pourrait… » elle s'interrompit, embarrassée. Les fins sourcils se haussèrent de façon presque comique. « Quoi ? Qu'est-ce que tu veux ? » Regina ne put résister. Un petit baiser sur le front, puis sur le nez, ce qui suscita un très léger rire tremblotant. « Il ne s'agit pas de ce que je veux mais de ce que tu veux, toi. Veux-tu que je dorme avec toi ? » Elle eut un sursaut de surprise, hésita quelques instants, puis un sourire radieux apparut sur ce visage aux traits purs et fatigués. « Sérieux ? » La juriste hocha la tête avec conviction. « Oui…je…je veux bien. »
Pour toute réponse, la belle brune entreprit de se remettre debout et de relever l'élue de son cœur avec elle, ce qui n'alla pas sans difficulté. Durant l'opération, Emma émit quelques petits gémissements endoloris qui alarmèrent aussitôt son hôtesse. « Tu as à nouveau mal, ma chérie ? » Elle jeta un œil au réveil. « Je peux te refaire une injection. » « Non, c'est pas la peine, » répondit-elle avec empressement, « c'est mes jambes, mes bras. Ils me font un peu mal quand je bouge. C'est toujours comme ça après un cauchemar. » Regina adopta une moue sceptique. « Tu es sûre, ma puce ? Tu ne dis pas ça pour me rassurer ? » Debout à présent, longue, maigre et frissonnante, dans son pyjama neuf, la jeune fille secoua vigoureusement la tête. « Non ! Je te le jure ! Mon cul…euh…mes fesses vont bien. La douleur a un zéro. » La femme de loi sourit, lui pressa doucement l'épaule. « Tu parles comme tu veux, mon ange. Tu n'as besoin de faire aucun effort de ce côté. » Les prunelles de jade plongèrent dans les siennes, la scrutèrent, comme pour y lire la vérité et l'assurance que son langage ne posait réellement pas de problème. Elle dut trouver la confirmation qu'elle cherchait, car elle finit par offrir un sourire qui réussissait l'exploit d'être à la fois radieux et timide.
L'avocate la guida jusqu'au lit, avec des gestes prudents, l'aida à s'étendre. Elle soupira d'aise lorsque son poids reposa sur le matelas, froissa doucement les draps entre ses doigts, comme pour en éprouver la douceur. Son doudou était tombé au pied du lit. Regina le ramassa, le lui rendit. Elle l'attrapa avec fougue, le serra contre elle.
La juriste s'assit doucement sur le rebord. Les yeux d'émeraude tombèrent sur ses jambes nues. Ce fut à ce moment qu'elle s'aperçut qu'elle était vraiment très peu vêtue. Sa nuisette était enjolivée de dentelle, sur le bord mais aussi sur le corsage, et la peau hâlée de sa poitrine généreuse était en très grande partie visible. Le déshabillé était court. Ses mollets galbés, ses genoux mutins, ses cuisses à la courbure gentiment musclée, tout cela était étalé, offert à la vue, sous la lumière vive du lustre. Emma continuait à la contempler, une légère rougeur aux joues. Regina tira nerveusement sur le rebord de son vêtement, se souvint avec soulagement que, contrairement à son habitude, et par prévoyance, car elle s'était attendue à être ainsi réveillée en pleine nuit, elle portait une culotte. « T'es…vraiment…la plus belle chose que j'ai jamais regardée. »
Ses mains délicates s'immobilisèrent sur le tissu de son négligé. La petite avait parlé d'un ton admiratif et rêveur. Bien que curieux et agréablement dérangeant, son regard n'avait rien de graveleux, contrairement à celui des hommes qui n'avaient de cesse de la déshabiller des yeux, dans la rue ou même dans les tribunaux et autres bureaux ministériels. Pourtant, un authentique désir, adulte encore qu'immature, éclatait dans ces iris vert d'eau. « Tu sais ce que j'ai pensé, la première fois que je t'ai vue ? » Désarçonnée, Regina secoua la tête. « J'ai pensé qu'en fait, j'avais déjà reçu la première dose des deux mille coups, que j'étais tombée dans les pommes, et que j'étais en train de rêver. »
Sans qu'elle l'ait du tout anticipé, un sanglot monta à la gorge de la pénaliste. Elle sourit à travers ses larmes, sans trouver quoi répondre, posa une main sur l'épaule osseuse, couverte de flanelle, serra affectueusement. « Tu te couches près de moi ? T'es toujours d'accord ? » Elle se leva lentement, tira encore sur sa nuisette, alluma d'abord la lampe de chevet, puis éteignit le lustre central, ce qui plongea la chambre dans une semi-pénombre. Seul le lit était faiblement éclairé. Soulevant délicatement la couette, elle se glissa en-dessous, en prenant bien garde que la dentelle de son corsage continue à couvrir ses seins, que le bord de sa nuisette ne remonte pas au point de dévoiler sa culotte.
L'ancienne détenue l'observait attentivement. Cette prudence était moins la manifestation de la pudeur que celle d'un respect issu de l'amour. C'était sa protégée qu'elle cherchait à préserver. Lorsque la belle brune fut étendue sur le côté, face à l'élue de son cœur, les deux femmes restèrent muettes, quelques instants, à se contempler sans pouvoir faire un geste.
Mais Emma opéra le rapprochement. En quelques mouvements, de tout le corps, elle se diminua encore la distance qui les séparait, passa son bras gauche autour de sa bienfaitrice, colla sans la moindre agressivité, avec naturel, son torse maigre à la poitrine de déesse antique, enfouit son visage dans son cou. La couverture blanche, objet transitionnel qui avait suivi l'orpheline toute sa vie, était pressée entre leurs deux ventres. « Je t'aime. » Regina eut un sanglot, enfonça sans y penser une main dans les mèches dorées, les pressa, les froissa entre ses doigts. « Et tu peux pas m'empêcher de le dire. » Elle posa un baiser sur le front lisse. « Je sais, ma poupée… » Le mot d'amour la surprit elle-même. D'où venaient ces vocables, qui exprimaient ce qu'elle ressentait presque malgré elle. « …je t'aime aussi. » Voilà, c'était dit, enregistré, entériné. « Tu es fatiguée. Tu devrais dormir, à présent. » Elle se resserra contre elle, ce qui semblait impossible tant son jeune corps était déjà complètement accolé au sien. « On peut pas parler un peu avant ? » « Bien sûr ! » s'empressa-t-elle d'accepter. « Si tu en as besoin… » Elle hésita. Ce qu'elle s'apprêtait à dire était-il une bonne idée ?
« Mon ange…si tu en as envie…enfin pas envie mais si…si tu penses que ça te ferait du bien…Tu peux me parler de ce qui s'est passé dans…dans la grange… » Emma ne parut pas surprise. Elle se contenta de s'éloigner, à peine, pour la scruter en clignant des yeux. Dieux du ciel, son visage marqué était si joli, si délicat ! L'avocate avait failli lui dire, au moment où elle lui avait fait son candide compliment, qu'elle était extraordinairement belle, elle aussi. Mais elle n'avait pas osé. Cette enfant des rues, abandonnée de tous, n'était pas prête à la croire.
Mais elle se décida à répondre, entamant une conversation surréaliste.
- T'as pas envie de savoir.
Regina déglutit. C'était vraiment difficile.
- N…non…tu as raison. Je n'ai pas vraiment envie de savoir…ça me fait peur. Mais je suis prête à écouter si c'est ce qu'il te faut. Et puis n'oublie pas que je suis avocate. J'ai vu et entendu tellement d'horreurs…
La jeune fille laissait passer quelques secondes avant de répliquer, comme pour traiter l'information et décider, après mûre réflexion, comment réagir.
- Je l'ai jamais dit à personne…même pas à Neal ou à Lily.
Elle attendit. Comme elle n'avait rien à dire, la juriste ne dit rien. Étendues sur le côté, l'une en face de l'autre, elles s'effleuraient sans se toucher, se contemplant mutuellement.
- Lily, je l'ai rencontrée après. Ça s'est passé quand j'avais treize ans.
Encore un silence, ces yeux écarquillés qui la vrillaient, qui ne pleuraient pas.
- C'était dans une famille d'accueil. J'y suis pas restée longtemps du tout. Deux semaines peut-être. Une ferme. Euh…le Minnesota je crois. Le paysan et sa femme ne s'occupaient pas beaucoup de nous. Ils accueillaient des flopées d'orphelins, pour travailler. Normalement que des garçons. Comment je me suis retrouvée là ? J'en sais vraiment rien. J'étais super difficile à placer. Incontrôlable. Je faisais des fugues, je séchais l'école et j'étais habituée aux coups. De toute façon, l'école, le mec nous y a envoyés que deux ou trois fois, quand y avait pas trop de boulot à la ferme…et j'y suis pas allée. J'étais forte. J'avais la réputation d'être aussi forte qu'un garçon très costaud, du même âge. Du coup ils ont sans doute pensé que je serais aussi utile qu'un mec.
Elle s'interrompit encore, scrutant sa bienfaitrice, comme pour vérifier qu'elle pouvait continuer. Les années de pratique de Regina, son art d'écouter, lui inspirèrent une réaction. Elle leva une main, la posa doucement sur l'épaule de l'être aimé, pressa. « Continue, ma chérie. » Une seconde de battement, puis…
- Les garçons étaient huit…Tous balèzes. Et c'était des vraies brutes. Ils avaient entre douze et quatorze ans. On…
Soudain, elle manifesta une émotion, se racla la gorge, avala sa salive, essuya du dos de la main, rageusement, les larmes qui séchaient encore sur ses joues. Mais elle poursuivit.
- On dormait tous ensemble, dans une grange. Mais en réalité on dormait pas beaucoup. J'essayais à chaque fois de me carapater, pour aller pioncer dans les bois, même s'il pleuvait. Il aurait bien pu neiger que j'aurais essayé de fuir quand même…Le problème c'était la bouffe. La faim, c'était ma pire terreur, en fait. Au moins, à la ferme, on avait du pain et parfois un bout de lard ou du maïs. Du coup je restais. Bien sûr, y a eu des fois où j'ai fugué quand même, quand j'en pouvais plus, de jour ou de nuit. Mais y avait toujours bien un paysan ou un fils de paysan qui me chopait et me ramenait à la ferme, après m'avoir copieusement tripotée.
- Quoi ? Tripotée ? Mais tu avais treize ans !
Un silence se fit. Regina avait réagi spontanément, sans réfléchir. Elle s'en voulait, d'avoir interrompu ce douloureux récit, mais elle n'avait pas pu s'en empêcher.
- Presque quatorze…Et ça les a jamais arrêtés, tu sais…
Emma avait parlé sans la moindre animosité, énonçant simplement un fait. Et le système judiciaire qui se vantait d'avoir éradiqué la pédophilie ! L'avocate se mordit les lèvres. Comme plus rien ne venait, l'ancienne détenue continua.
- Les orphelins étaient tellement nombreux. Dès qu'ils voyaient une nouvelle tête, dans le village, ils savaient qu'on venait de l'orphelinat. Et j'étais pas la seule à essayer de fuguer. Ça les amusait, de nous choper, de nous ramener au fermier, parfois en pleine nuit. Comme il était furieux, surtout s'il avait été réveillé, il nous corrigeait sur le champ. Et celui qui nous avait ramené profitait du spectacle de la raclée à coups de corde, en fumant une cigarette, assis sur une meule et se fendant la poire.
Une nouvelle interruption. Emma semblait, encore une fois, hésiter à poursuivre son récit.
« Continue, ma chérie. Je peux tout entendre. » souffla Regina.
- Bref…malgré c'que j'pouvais essayer, les garçons n'avaient qu'une idée en tête : m'obliger à passer la nuit avec eux, dans la grange. Après les corvées, on avait notre repas, le seul de la journée. C'était au milieu de la cour de la ferme, avec le fermier. Impossible de manger ailleurs. Si j'avais essayé de filer, j'aurais été privée de dîner et le vieux m'aurait fessée avec sa ceinture, devant tous les mecs qui auraient kiffé. Les gars savaient qu'y avait aucune chance au monde que j'rate l'heure de la bouffe.
Elle ferma les yeux, rassembla ses idées.
- On avait à peu près dix minutes pour manger. J'me dépêchais autant que j'pouvais mais les mecs me surveillaient. Dès qu'j'avais avalé la dernière bouchée, deux d'entre eux me sautaient dessus et m'immobilisaient. Y en avait un qui me tenait par la taille, un qui me tenait les mains. J'me débattais pour filer mais ils étaient vraiment trop costauds. Si j'avais l'air d'avoir une chance de m'libérer, un troisième arrivait, un quatrième…Le fermier voyait tout ça mais s'en foutait royalement !
Elle vérifia du regard, une fois de plus, que sa bienfaitrice encaissait le récit. Regina était très pâle, les yeux cernés. Mais elle écoutait.
- Quand tout le monde avait fini de bouffer, le fermier rentrait dans sa maison. Juste avant de claquer la porte, il nous gueulait d'aller dormir, que demain à cinq heures, fallait qu'on soit au boulot ou il nous arracherait la peau du cul. Et crois-moi, c'était pas du pipeau. Quand la porte se fermait, c'était un peu comme un signal. Les gars m'sautaient dessus, à huit, et y m'traînaient…m'portaient presque…jusqu'à la grange.
Emma s'interrompit encore. À présent, elle avait le menton tremblant, les cils perlés de rosée. D'autre part, son langage simple devenait graduellement de plus en plus fruste. La juriste réfléchit quelques instants, puis se décida pour une manœuvre risquée. Rien de tel que la vérité. En entendant sa propre voix, elle réalisa qu'elle pleurait.
- Ils t'ont violée, ma chérie ? À plusieurs reprises ? À huit ?
L'orpheline secoua doucement la tête, ce qui ne rassura pas le moins du monde son interlocutrice. Elle n'avait pas identifié les pénétrations digitales des deux gardes comme des viols. C'était assez classique. Une perception faussée de la réalité, chez les victimes d'abus multiples. La petite se calma un peu, cessa de larmoyer, puis reprit.
- N…non…Enfin, je sais pas. C'est p't'êt pire, en fait. T'es sûre que tu veux entendre ça ?
Regina dut réfléchir à sa réponse.
- Uniquement si c'est ce que tu veux, mon ange.
Et ce fut le déclencheur. Le récit s'enchaîna, fluide, brutal et fulgurant.
- Y m'jetaient sur un ballot d'paille. Y m'immobilisaient. C'était impossible de bouger, comme sur le banc d'exécution. Y m'tenaient les bras, les jambes, les mains, les pieds, la tête même, pour que j'puisse pas la tourner. Je sais pas trop pourquoi, j'arrivais jamais à fermer les yeux. En fait, c'étaient mes seins qui les intéressaient. Ils avaient poussé, presque complètement. Ça les rendait juste zinzins. Je sais pas pourquoi y z'ont jamais essayé autre chose. Faut pas oublier que certains avaient que douze ans…mais les gars de quatorze…le plus grand surtout, le chef…y s'appelait Brian…l'aurait vraiment pu essayer de m'baiser. Je sais pas…il osait pas…une fois, dans un squat, j'ai entendu un gars de quinze ans dire qu'y fallait toujours enculer les filles et pas les baiser, parce que sinon le lendemain y avait un bébé qui sortait…Brian était à moitié débile. Y croyait p't'êt un truc du même genre.
Elle commençait à divaguer, enfilant les souvenirs avec une certaine incohérence. Son langage devenait encore plus rude. Mais l'expérience de l'avocate ne trompait pas. Elle irait jusqu'au bout. Ne pas l'interrompre.
- Après, quand tout l'monde dormait, j'les entendais qui s'branlaient, tout autour.
Les beaux yeux verts, hantés, étaient à nouveau légèrement injectés de sang. Les iris étincelantes se perdirent quelque part derrière la juriste, papillonnèrent dans le vague, comme s'ils se posaient d'un souvenir sur l'autre. « A…Après quoi, ma puce ? » se força à demander Regina. L'enfant des rues revint brusquement au présent, replongea son regard dans celui de sa défenseuse.
- Brian était toujours le premier. Y s'asseyait sur moi, en plein sur mon ventre. L'était lourd. Y m'écrasait. À c'moment-là, j'arrêtais d'essayer de m'battre. Je criais même pas. J'avais l'impression que…que j'partais loin. En même temps, j'sentais tout, malheureusement. À cet âge-là, j'pouvais l'faire. Encore. Après j'ai plus pu. J'aurais bien voulu mais ça marchait plus. Comme en prison. Pendant les fessées, j'pouvais pas partir loin d'mon corps.
Lui expliquer maintenant ? Peut-être que maintenir le dialogue, malgré tout, l'aiderait à se sentir soutenue, écoutée.
- C'est de la dissociation, ma chérie. C'est très connu, comme phénomène. Les victimes de sévices, surtout les enfants, parviennent à se détacher de leurs corps, dans ces moments. À le quitter en esprit. Mais souvent, cette capacité s'estompe, puis disparaît avec l'âge…
Elle la regarda en clignant des yeux, sans pleurer, hocha la tête pour montrer qu'elle avait compris, puis continua son récit.
- Brian déboutonnait ma chemise. J'étais habillée comme les gars. Un froc de toile, tout déchiré, une chemise trop grande. Y m'déshabillait bien lentement. Les mecs se taisaient, regardaient. J'les entendais respirer comme si z'avaient couru. Cette ordure de débile faisait son show. Y jouait avec ma ch'mise, faisait genre qu'il allait l'ouvrir mais la r'fermait au dernier moment, l'ouvrait tout à coup, les laissait r'garder une seconde, puis refermait. Mais finalement y l'ouvrait complètement et leur montrait mes seins…
Elle attendit, vérifia l'expression du visage bouleversé de l'avocate, qui faisait des efforts surhumains pour ne pas éclater en sanglots. La petite lui lança un regard désolé, qui signifiait qu'elle se sentait coupable, de lui infliger un tel récit. Pour l'encourager, et au prix d'une âpre lutte, Regina parvint à articuler : « Continue, ma chérie. » Elle hésita, à peine une fraction de seconde.
- Y disaient rien, tous. Y r'gardaient. On aurait dit qu'z avaient les yeux qui sortaient. Franchement j'peux pas croire qu'y z'avaient jamais vu ça. Si j'te disais à quel âge j'ai vu ma première bite…Mais là y z'avaient une paire de nichons pour eux tous seuls, sans adultes dans l'coin. Au bout d'un moment…j'avais l'impression qu'c'était toute une vie…Brian les prenait dans ses mains. L'avait d'énormes pattes toutes…euh…tu sais, comme le truc pour râper du fromage…
Regina voulut l'aider, s'aperçut qu'elle avait perdu sa voix, se racla la gorge et parvint à dire : « Rugueuses ». La malheureuse avait-elle déjà entendu ce mot ? En tout cas elle confirma d'un signe de tête.
- Y m'faisait mal. Prenait tout son temps. Les caressait, les serrait…fort…très fort…les autres regardaient, attendaient leur tour. J'sais pas combien de temps ça durait mais…sûrement plusieurs heures, en tout…on dormait p'têt deux heures par nuit… Finalement y s'couchait sur moi, les embrassait, me suçait les tétons. Y mordait aussi. Mais j'crois qu'y f'sait gaffe à pas les abîmer. Pendant tout c'temps j'regardais au plafond. Mais parfois j'étais comme…obligée de r'garder les gars qui profitaient du spectacle. Y en avait qui m'tenaient d'une main et qu'y avaient l'aut' dans l'pantalon. Y r'gardaient beaucoup mon visage aussi. Parfois y en avait un qui m'caressait la joue. J'tournais la tête, si j'pouvais…y en avait toujours un qui m'tenait par les ch'veux… et j'essayais d'mordre. Et j'me prenais une gifle.
Elle toucha sa joue, sur laquelle l'hématome laissé par le garde-chiourme s'estompait de plus en plus, puis reprit, en détournant le regard.
- Après c'était leur tour, à tous. C'était Brian qui choisissait qui en premier, qui en dernier. Et pendant c'temps-là, j'criais pas. Et eux non plus. C'était tout silencieux. Juste leurs…tu sais… « gnnn » et « mmm »…
- Gémissements.
- Oui…et les respirations.
La juriste retenait son souffle, faisait des efforts inouïs pour garder contenance, pour accomplir son devoir d'écoute. Elle savait, depuis longtemps, au contact de ses clients, que des horreurs se produisaient entre les enfants confiés au système. Mais c'était la première fois qu'elle en avait un récit complet et détaillé. Un scandale de plus, qu'il lui faudrait révéler, dont il faudrait faire mesurer l'ampleur au grand public, qui s'en étonnerait…qui aurait le front de s'en étonner. Bien sûr, que des enfants tout juste pubères, abandonnés de tous et torturés par la société, se suppliciaient entre eux ! Les viols entre gosses étaient un secret de polichinelle. Et la société pratiquait si bien le déni ! L'abominable récit se poursuivit.
- C'était tout l'bruit qu'j'entendais. Sauf quand y m'faisaient vraiment mal. Parfois, j'criais un coup mais j'essayais d'me taire…par…par fierté. C'est con, hein ?
- Pas du tout, ma puce !
Les yeux de jade eurent un éclair étonné, la jaugèrent assez longuement, puis se reposèrent sur un point, derrière elle, qui n'était sans doute même pas éclairé par la lumière chétive de la lampe de chevet.
- Après…quand y m'étaient tous passés d'ssus…y…f'saient un truc vraiment sale…
Regina avala sa salive. Elle était terrifiée par cette entrée en matière. L'orpheline la regarda, les yeux pleins de honte.
- Je…ferais peut-être mieux…de pas te raconter ça…
Au milieu de sa confusion et de son bouleversement, la femme de loi remarqua quand même que, lorsque l'élue de son cœur s'adressait à elle, de manière directe, son langage devenait plus soutenu. C'était le récit, le retour dans le passé, qui rendaient son discours si rudimentaire.
- Ma chérie…mon pauvre ange…c'est toi qui décides bien sûr mais…je pense que tu ferais mieux d'aller jusqu'au bout…je crois que ça te ferait du bien.
La petite hésita, puis murmura, comme pour elle-même.
- C'est vrai que j'me sens un peu mieux déjà.
Elle bougea légèrement, se rapprocha de sa bienfaitrice, à peine. Leurs deux corps, étendus sur le côté, se frôlaient sans se toucher. Et elle reprit sa terrible histoire.
- Y avait des chats, dans la grange. Une maman qu'avait eu des chatons. Le fermier en avait un peu partout…pour les rats. Les p'tits, y en avait qu'étaient morts. De faim, surtout. Z'avaient encore plus de mal à trouver à manger qu'nous. Et la mère d'vait pas avoir beaucoup d'lait. Et puis les garçons en ont tué un d'vant moi…en l'écrasant à coups d'pied. J'ai essayé d'les arrêter mais z'étaient beaucoup trop nombreux évidemment. D'ailleurs, c'est comme ça…parce qu'j'avais essayé d'défendre l'pauvre chaton…qu'ça a commencé… Je sais plus bien qui a eu l'idée. Pas Brian, c'est sûr.
Elle vérifia une dernière fois, du regard, qu'elle avait la permission de continuer. La belle brune ne la quittait pas des yeux, le menton et les lèvres tremblants, les joues humides. Elle l'encouragea, d'un signe de tête.
- Les cuves de lait étaient pas loin. C'était l'truc l'plus facile à chouraver. Le fermier avait vraiment des tas d'vaches. Et puis c'est pas comme si on aurait pu s'nourrir de lait…on en buvait pas des masses. J'crois qu'y s'en foutait un peu. L'un des gars avait une tasse en fer, accrochée autour du cou. Y sortait et y rev'nait avec sa tasse pleine. Y la donnait à Brian. Quand je voyais qu'ça allait recommencer, je hurlais…mais y avait personne pour m'sauver. J'me débattais. Mais y m'tenaient tellement fort. Y m'tenaient les épaules pour que j'bouge vraiment pas…pas d'un poil.
Emma se mordit la lèvre, eut l'air de prendre son élan. Prête à tout, comprenant à peu près vers quoi se dirigeait le récit, Regina attendait en s'efforçant de maîtriser ses tremblements convulsifs.
- Y…y…mettaient du lait sur mes tétons. Et Brian et l'aut'plus grand…euh…y s'app'lait Mike, je crois…y prenaient chacun un chaton. Y s'mettaient de chaque côté et y les approchaient…
Elle s'interrompit. Les yeux baissés, elle n'osait visiblement plus regarder son interlocutrice dans les yeux. Malgré son jeune âge, l'avocate estimait avoir beaucoup, beaucoup d'expérience. Mais elle n'avait jamais eu vent de ce genre de choses. Et dans le cas présent, elle ne savait plus du tout comment réagir. Emma reprit la parole en murmurant, la dispensant de prendre une décision.
- Les chatons léchaient…J'faisais des efforts pas croyables pour m'libérer. Le lend'main, j'avais mal partout…surtout aux bras et aux épaules…et aux seins évidemment. La langue des chats…tu…tu vois…
La juriste hocha la tête, en pensant à l'extraordinaire rugosité, à l'impression râpeuse que procurait un chat en léchant l'épiderme. Et sur une zone érogène ! C'était inimaginable. Elle se rendit compte que les beaux yeux baissés ne permettaient pas à sa protégée de percevoir le mouvement, chuchota « oui ».
- C'était…v…vraiment insupportable…Une sensation…personne peut comprendre…
L'ex-prisonnière avala sa salive, se racla la gorge, puis parvint à poursuivre.
- J'essayais d'pas crier. Mais parfois, j'pouvais plus. Je hurlais, si fort que les chatons avaient la frousse. Les gars les laissaient filer. C'était pas eux qui les intéressaient. Y z'allaient en prendre deux autres. Pour le coup y z'étaient gentils avec eux, y les caressaient. Y z'étaient tous tout calmes, y r'gardaient, les yeux tout ronds…et y z'avaient presque tous la main dans l'froc. Ça durait tellement…tellement longtemps. Quand y avait plus d'lait sur mes tétons, Brian en r'mettait, avec ses doigts. Y m'caressait un peu, puis y rapprochait les chatons. J'regardais l'plafond. Puis soudain c'était plus fort que moi, j'essayais d'me tirer, j'criais. Puis j'arrêtais. Et tout à coup, y stoppaient. Y disaient rien. Y m'lâchaient. Y lâchaient les chatons. Parfois les chatons, y trouvaient qu'y z'en avaient pas eu assez. Y z'essayaient d'me lécher encore mais j'les chassais. J'me rappelle que j'me disais qu'au moins, grâce à moi, y z'avaient eu du lait, les pauv'bêtes, alors qu'y mouraient d'faim…et qu'les gars allaient pas les écraser à coups d'sabots, puisqu'y z'étaient utiles. J'refermais ma ch'mise, j'me roulais sur le côté. J'essayais d'dormir…d'oublier…j'étais tellement crevée qu'j'y arrivais. Les gars allaient s'trouver un coin pour dormir aussi.
Emma se détendit soudainement, et l'avocate prit conscience de l'incroyable tension qui s'était emparée de son corps. Elle la regarda avec amour, colère et chagrin. La malheureuse ne pleurait pas. Ses beaux yeux étaient soulignés de cernes mauves. Elle regardait dans le vide. Alors que Regina ouvrait la bouche, sans savoir ce qui allait en sortir, la jolie voix rauque se fit entendre à nouveau.
- Tu sais ce qu'il y a de pire ?
La juriste se mordit les lèvres, puis dit :
- Non, ma chérie. Qu'est-ce qu'il y a de pire ?
Les prunelles de jade s'enfoncèrent dans les siennes, très brièvement, puis se refirent fuyantes.
- C'était…c'était bon, parfois…
Un silence s'installa, sans que la belle brune ait la moindre idée de la façon dont elle devait réagir. Mais la petite l'en dispensa, en reprenant la parole.
- Les gars…en caressant, en léchant, en suçant…des fois y z'allaient tout doucement…et alors c'était…c'était bon…Et même les chats…en général c'était…b…bon…parce qu'eux, y f'saient pas mal…
À l'incommensurable chagrin de son interlocutrice, elle se remit tout doucement à pleurer.
- Mes seins…sont…très…très sensibles, en fait…horriblement sensibles…
Il fallait intervenir.
- Je comprends, ma puce…Les miens aussi sont terriblement sensibles. C'est une chose contre laquelle on ne peut pas lutter, voyons. Et ce n'est pas répréhensible…
- Avec les gardiens aussi, j'ai eu du plaisir…
Regina en perdit la voix. C'était donc cela, qu'elle ne voulait pas avouer…comme si c'était elle, la coupable.
Plus tard, elle devait se demander ce qui lui avait pris, mais elle posa une main sur l'épaule décharnée, couverte de flanelle, se rapprocha insensiblement, de sorte que les deux femmes se touchaient à présent. Elle déposa ses lèvres sur le front barré de plis soucieux, et l'embrassa, aussi doucement qu'elle l'eût fait avec un nouveau-né.
- Mon ange…est-ce que quelqu'un t'a déjà parlé de zones érogènes ?
Elle fronça les sourcils, s'essuya furtivement les yeux en la regardant, secoua la tête.
- Ce sont les parties du corps qui, lorsqu'on les stimule, procurent le plus de plaisir sexuel. Les parties génitales, bien sûr…Chez la femme, en particulier le clitoris. Tu sais ce que c'est ?
Les paupières écarquillées, l'orpheline écoutait de toutes ses oreilles. Elle hocha doucement la tête.
- Ben…oui. Enfin…je crois…ce…c'est l'espèce de bouton qui…ben…qui nous fait jouir, quoi…
La main toujours sur l'épaule osseuse, l'avocate sourit amoureusement. Elle savait donc ce que c'était que l'orgasme…Tant mieux.
- Exactement, ma chérie. Et les tétons sont des zones érogènes secondaires, dont la sensibilité varie d'un individu à l'autre. Même chez les hommes !
Regina pressa doucement, de la main gauche, le haut du bras. Elle sentit, à travers l'épaisseur du tissu bleu, et malgré la maigreur, le muscle dur, légèrement saillant. L'enfant trouvée l'écoutait toujours.
- Contrairement à ce que tu penses, Emma, ce que tu as subi dans cette grange est bel et bien du viol. C'est une erreur tout à fait commune. Et pendant longtemps, d'ailleurs, même les textes de loi ne parlaient de viol qu'en cas de pénétration vaginale ou anale, avec un pénis. Mais cela a changé au cours du vingtième siècle. Tout acte sexuel imposé est devenu un viol, selon la loi. Heureusement, ils n'ont pas fait marche arrière sur ce plan…même si, d'après moi, le sacro-saint « droit d'importuner » permet désormais d'exercer sur les femmes, en toute impunité, des actes qui peuvent être assimilés à des viols…à des agressions sexuelles, au minimum.
Un silence se fit, qui dura quelques secondes. La petite semblait méditer ces informations. Et, sans hâte ni crainte apparente, elle prit la parole.
- C'est pour ça que Catherine et toi vous avez dit que les gardiens m'ont violée ?
L'avocate hocha la tête avec conviction.
- Absolument, mon ange ! Les attouchements à eux seuls constituent une agression sexuelle. Quant aux pénétrations avec les doigts, cela ne fait aucun doute. C'est du viol caractérisé ! Si nous pouvions prouver les faits, je te garantis que ces deux ordures écoperaient d'une sentence très lourde ! D'autant plus que tu es…enfin que tu étais… mineure, à ce moment-là.
Étrangement, le doux visage exprima un certain apaisement. Mais Regina n'en avait pas fini.
- Le fait d'éprouver du plaisir, durant un viol, est extrêmement répandu. Et malheureusement, cela augmente la souffrance des victimes, de façon insupportable ! Elles s'en veulent, se jugent coupables, perverses, s'imaginent qu'au fond d'elles-mêmes elles ont voulu ce qui leur est arrivé. Cela rend la guérison encore plus difficile et parfois, malheureusement, impossible. Mais dis-toi que tes zones érogènes n'ont fait qu'accomplir leurs fonctions. Elles sont faites pour ça ! Tes seins, ton sexe, n'ont pas de cerveau, Emma ! Les seuls coupables sont tes agresseurs, et bien sûr cette société dévoyée, qui met tout en place pour que de telles exactions se produisent.
La juriste réalisa tout à coup que son niveau de langue s'était à nouveau envolé. Elle se tut, regarda sa protégée. Celle-ci écarquillait tellement les yeux qu'elle en oubliait de cligner des paupières. Malgré le vocabulaire soutenu que sa bienfaitrice avait employé, elle paraissait saisir son discours. Ce fut à nouveau elle qui reprit la parole. Maintenant qu'elle était revenue au présent, son langage avait également changé, et paraissait moins grossier, moins enfantin.
- Ils m'ont fait jouir…
La pénaliste prit une grande inspiration.
- C'est terrible, ma chérie. Mais cela ne me surprend pas. Dans ta position vulnérable, attachée comme tu l'étais…ce qui les excitait, c'était de t'humilier. Et s'il te plaît, dis-toi bien que tu n'as rien à te reprocher !
Emma avait baissé la tête au moment de son aveu. Elle leva les yeux, regarda son interlocutrice avec curiosité.
- Tu trouves pas ça dégoûtant ?
Regina eut de la peine à se forcer à sourire mais y parvint. Elle se trouvait encore tout près de celle qui avait si étrangement ravi son cœur, et déposa encore un très chaste baiser sur son front, sans que la jeune fille ait le moindre mouvement de recul.
- Ce sont eux, que je trouve dégoûtants, mon ange. Toi, je te trouve admirable. Héroïque !
L'orpheline eut un sourire désarmant. La belle brune hésita quelques instants mais demanda :
- Tu veux m'en parler un peu ?
L'ex-détenue bâilla dans sa main. Elle était de toute évidence éreintée.
- OK…juste un peu…Ils…Ils ont commencé par me caresser les fesses, tous les deux. Puis, ils ont relevé mon uniforme. Pendant la fessée, ils ont échangé. J'te l'ai déjà dit. Un qui me caressait les seins, un qui me fouettait. Puis…celui avec les cheveux blancs…
« Hunt ! » affirma Regina.
- Oui…Hunt…il a eu l'idée de m'embrasser les seins pendant que Booth me fouettait. Et…c'était…c'était horrible parce que…parce que…
L'avocate décida d'intervenir, afin de lui faciliter la tâche.
- Parce que c'était bon…il y avait du plaisir au milieu de la douleur. Je comprends, mon ange, je comprends parfaitement. Et encore une fois, tu n'y es pour rien.
Elle la regarda furtivement, surprise d'être si bien entendue, hocha la tête.
- Et puis quand ça a été fini…la fessée, je veux dire…ils s'y sont mis à deux. Un sein chacun. Et…et ils m'ont sucé les tétons. Et…ils me demandaient si j'aimais ça…et puis…j'ai entendu un truc bizarre…
L'instinct de la pénaliste s'éveilla aussitôt.
- Quel truc bizarre, Emma ?
- Je sais pas…Et puis…et puis ils allaient tout doucement. Et ça faisait oublier la douleur. Et puis…
Ce n'était pas le bon moment pour creuser ! L'enfant martyr plissait les yeux, serrait les poings, se hâtait tant qu'elle en balbutiait. Mais il faudrait y revenir plus tard.
- Et puis ils sont revenus vers…vers l'arrière. Ils m'ont mis le produit…Je t'ai déjà dit. Une fesse chacun. Ils ont frotté aussi fort qu'ils pouvaient. Exprès. J'ai hurlé. Mais tout le monde s'en foutait. C'est normal, d'entendre des hurlements venant de cette pièce. Après, ils…
Elle prit encore une grande inspiration. Elle se dépêchait visiblement, pour en avoir fini.
- …ils m'ont caressée. Les fesses d'abord. Et ça faisait du bien. Je sentais qu'ils avaient arrêté le sang. Ça fait du bien, après une fessée, les caresses. Et c'est ça, qui est terrible.
Regina déglutit.
- Je…je sais, Emma.
Elle se souvenait des attouchements, infâmants mais parfois agréables, infligés par ses tortionnaires, professeurs ou surveillants. L'abominable récit se poursuivit.
- Et là…ils m'ont touchée entre les jambes.
Les beaux yeux d'émeraude plongèrent dans les prunelles roussâtres de la belle brune, vérifièrent encore une fois qu'il ne se trouvait là aucun jugement, aucun dégoût, puis se fermèrent. Et Emma conclut.
- Booth a dit : « On la fait jouir ». Et il s'est mis à me caresser, là où…euh…c'que t'as dit. Le…le cli…
« Clitoris », souffla Regina.
- Oui…évidemment, je voulais pas. J'essayais de pas venir. Alors Hunt s'est remis à me caresser les seins, à me les embrasser et à sucer mes tétons. Et en même temps, Booth me br…euh…me masturbait.
L'avocate eut un moment de surprise en entendant ce mot savant. L'orpheline possédait, en réalité, plus de vocabulaire que son éducation défaillante ne le laissait présager…C'était l'habitude d'utiliser certains mots qui lui manquait.
- J'ai pas pu résister. J'ai joui. Et la douleur est partie. Vraiment partie ! Ils sont venus m'embrasser sur les joues, m'ont dit « Bonne fille ! » Et puis ils…ils ont enfoncé leurs doigts. Profond ! Sans faire gaffe. Et là la douleur est revenue.
Elle s'affaissa soudainement sur elle-même, poussa un long soupir.
- Je…j'ai jamais raconté un truc pareil à personne. Ça fait du bien. Merci !
Regina retenait ses sanglots. Elle se sentait à la fois éperdue de chagrin et de colère, et heureuse d'avoir obtenu le fin mot de l'histoire…ainsi qu'une nouvelle piste, en forme de mystère. Elle glissa une main dans la chevelure dorée, sourit en constatant que la petite émettait une sorte de ronronnement, et recherchait le contact.
- Merci à toi, Emma. Il faut dormir à présent.
La jeune fille bâilla, murmura « oui », se pelotonna. L'avocate se retourna pour éteindre la lampe de chevet. En se replaçant, couchée sur le côté, à quelques centimètres de l'être aimé, elle perçut un mouvement. Lentement, très lentement, l'enfant martyr se lova contre elle, appuyant doucement son visage sous son cou, passant timidement un bras autour de sa taille, tout en veillant à ne pas poser la main sur sa croupe.
-Tu vas me protéger ?
Oh ! Comme elle l'aimait ! C'était donc possible, de ressentir cela ?
- Oui, Emma ! Tu es en sécurité ici.
Il fallait qu'elle reste. Qu'elles ne se quittent jamais. Mais il était trop tôt pour une telle déclaration. Elle entendit encore un bâillement, sentit le jeune corps s'étirer contre elle. Puis l'orpheline bougea à nouveau. Un bruit caractéristique. Elle s'était remise à sucer son pouce. Juste avant de s'endormir pour de bon, elle marmonna, de façon indistincte :
- Et tous les autres aussi, on va les protéger, toi et moi.
