Dean boude, adossé à l'impala, les bras croisés. Son frère l'a forcé à enfiler sa parka d'hiver kaki, il nage dedans. Il n'en pouvait plus de le voir grelotter.
- J'ai pas envie d'y aller.
Je sais Dean. Je sais. Tu me rabâches ça depuis hier soir.
- On ne te demande pas ton avis.
Dean fait un petit bruit d'agacement entre ses lèvres. Peut être que s'il est assez insupportable, son frère va lâcher l'affaire et le laisser rentrer à la maison. Il hésite à hurler des chansons paillardes en pleine rue, mais c'est peut-être un peu abusé. Les voisins vont moyennement apprécier la plaisanterie.
Une Lincoln Continental dorée quitte la route et s'engage sur le parking en ralentissant. C'est quoi cette caisse de mac' ? C'est une blague ? Le cœur de Dean manque un battement avant de se lancer dans une cavalcade effrénée quand il reconnaît l'homme assis à la place du mort.
- Nan mais tu déconnes ? T'as invité le psy ?
- Non, c'est Bobby qui lui a demandé de venir.
Dean écarte les bras dans un geste agacé.
- J'ai failli lui en coller une la semaine dernière putain !
- Il a accepté, t'as pas dû lui faire assez peur.
Sam lui lance une de ses fameuses bitchface moqueuse. Le genre qui dit "Haha, t'es bien niqué". Gamin. Dean se triture distraitement les quatre strips qui lui barre l'arcade. Grimace quand l'hématome lui rappelle son existence. Il fourre les mains dans les poches de la parka géante de son élan de frère, et baisse les yeux sur le macadam, le regard attiré par une tache d'huile qui dilue ses couleurs irisées dans une flaque d'eau. Fait froid putain. Il entend des pas qui s'approchent avec un bruit mouillé.
- Monsieur Winchester ?
A ton avis Doc, qui serait assez con pour poireauter sous la flotte avec moi ?
- Appelez-moi Sam, Docteur Novak.
- Castiel, si vous préférez. C'est moins formel.
Les mains claquent avant de se serrer. Dean grimace. Il a un prénom aussi coincé que lui, son balai dans l'cul a dû grandir avec lui.
- Bonjour, Dean.
Il hoche juste la tête en réponse, ne lève pas assez les yeux pour rencontrer ceux du psy, il remarque juste qu'il a troqué son costume de pingouin pour un jean brut, un manteau imperméable en coton huilé brun et des rangers un peu crades. Il a un sac de voyage bleu marine à la main, que Sam lui prend pour aller le caler dans le coffre de la voiture.
- C'est votre voiture la Continental ?
Il peut pas s'en empêcher.
- Non, c'est celle de Balthazar.
On dirait une voiture de maquereau.
- Vous trouvez ? Je n'y connais rien à vrai dire.
Dean secoue la tête, vaguement amusé, et jette enfin un coup d'œil à Novak. Il a les cheveux un peu mouillés par l'ondée, ils forment des pics noirs autour de son visage. Ca fait tout drôle, de le voir autrement que dans son rôle de psy. C'est comme les profs, on s'imagine qu'ils naissent et meurent à l'école, qu'ils n'ont pas d'existence propre en dehors de leur rôle. Bon bah pour Dean, son psy n'existe que dans son cabinet et pas ailleurs.
- Bon, j'me fais chier, on y va ?
Sam lève les yeux au ciel, mais invite quand même Castiel à s'installer sur la banquette arrière, pendant que Dean se laisse tomber à l'avant, mais pas derrière le volant. Il n'est pas en état de conduire aussi longtemps, même lui s'en est rendu compte. Alors il a un peu gueulé pour la forme, parce que quand même, mais il a vite cédé.
Sam démarre, et c'est parti pour quatre heures de balade jusqu'à Sioux Falls. Dean choisit la musique, change de cassette toutes les deux ou trois chansons, tapote nerveusement les doigts contre le montant de la portière. Il n'aime pas être le passager. Il n'aime pas sentir le regard du psy sur sa nuque.
Sam pince les lèvres mais se retient de demander à Dean de se calmer. Rien de pire pour l'énerver encore plus. Il le laisse s'amuser à jouer le disc jockey, pendant ce temps là au moins il ne râle pas. Au bout d'une heure son frère commence à se détendre, il laisse l'album de Motorhead défiler au lieu de la jouer best of Rock'n'roll. Il le voit appuyer sa tête contre la fenêtre avant de se redresser au bout de quelques secondes, les vibrations doivent lui faire un mal de chien avec son arcade en miettes.
- Vous êtes déjà allé dans le Dakota du Sud Castiel ?
Tu pourrais te charger de faire la conversation Dean, c'est ton psy, pas le mien.
- J'ai assez peu voyagé à vrai dire, sauf quand je suis allé faire mes études à New York.
- Oh, on y a passé quelques mois quand j'avais quinze ans. J'ai adoré, beaucoup de choses à voir.
- C'est vrai, même en y passant presque dix ans je n'ai pas pu visiter tout ce que je voulais. Mais je n'y étais pas à l'aise, c'est une très grande ville, il y a beaucoup de monde et les gratte-ciels me rendaient un peu claustrophobe.
- Je vois ce que vous voulez dire. Je préfère largement les villes de taille moyenne. C'est plus humain.
- Minneapolis est aussi une grande ville.
- C'est vrai, mais notre quartier est agréable et calme, et j'aime aller courir au lac Hiawatha.
Sam voit Castiel hocher la tête dans le rétro.
- Je passe beaucoup de temps à Columbia Park. Nous avons de la chance d'avoir autant d'espaces naturels en pleine ville.
Dean pique du nez une fois, deux fois. Il finit par appuyer sa joue contre sa main, le coude posé sur la portière. Il n'écoute plus les deux autres parler, il se laisse juste bercer par le ronronnement grave du psy, par la voix familière et rassurante de son frère.
Sam voit la tête de Dean qui plonge et se redresse plusieurs fois, avant qu'il n'arrive à la caler. Dors. Pitié, Dors. Mais après quelques minutes d'immobilité à peine, il sursaute, comme si on venait de lui en coller une. Il se frotte le visage, grimace parce qu'il a mal, et se racle la gorge.
- Et le chat Doc, qui s'occupe du chat ?
Sam hausse un sourcil circonspect. Depuis quand il en a quoi que ce soit à foutre d'un matou ? Ca sort d'où, ce changement de sujet ? Novak n'a pas l'air franchement troublé par la question.
- Gabriel l'a pris avec lui. Je ne pouvais pas le laisser seul pendant une semaine.
Dean hoche la tête, les sourcils froncés. Enfin surtout le gauche, parce que le droit est un peu figé par les strips.
- Vous restez avec nous toute la semaine ? Et vos autres patients ?
Oh d'accord. Il cherche juste une excuse pour virer son psy. Sam est rassuré, enfin presque.
- Ne vous inquiétez pas pour mon emploi du temps Dean. Si j'ai accepté l'invitation de Robert Singer, c'est après mûre réflexion.
Dean s'enferme à nouveau dans le silence, parce qu'il ne trouve pas de nouvelle excuse moisie à inventer au Doc.
Ils passent les deux heures suivantes dans un silence uniquement troublé par le rock des années 70 et le moteur réglé comme une horloge, quand le téléphone de Sam jeté négligemment sur le tableau de bord sonne, faisant sursauter Dean avant qu'il s'en empare sans laisser le temps à son frère de tendre la main.
- Te gêne pas surtout.
Jamais.
- Hey Jody.
Dean grimace après quelques secondes, échange quelques mots au téléphone avant de raccrocher et de balancer l'appareil sur la plage avant. Il soupire.
- Jody ne peut pas venir nous ouvrir la maison ce soir, elle doit escorter Frank Devereaux à l'hôpital.
Sam fronce le nez et secoue la tête.
- Merde, il a encore pété les plombs ?
- Ouais, il s'est enfermé chez lui en menaçant de plomber tous ceux qui s'approcheraient à moins de 100 mètres.
Embêtant quand on habite juste à côté d'un village scolaire. Sam jette un coup d'œil dans le rétro avant d'expliquer un peu la situation à Castiel.
- Jody est le Shérif de Sioux Falls, elle devait nous attendre à la maison de Bobby pour tout remettre en route et nous laisser les clés. On va se trouver un motel pour la nuit.
- Amène-nous au Cloud 9, le restau en face est bon.
Ouais c'est pas faux. Et les lits sont bien aussi. C'est propre. Ça change des nids à cafards qu'ils fréquentaient quand ils étaient jeunes et sur les routes avec leur père. Sam hoche la tête. C'est parti.
Ils demandent deux chambres. Une avec deux grands lits jumeaux, et une solo pour le psy. C'est Dean qui a choisi. En souvenir du bon vieux temps où il se retrouvait seul avec son petit frère dans les motels cradingues que John pouvait se payer. Ils déposent leurs affaires dans les chambres proprettes aux murs verts - pas le même que la salle d'attente du psy, merci - et sortent pour rejoindre le diner de l'autre côté de la rue.
- Vous me conseillez quelque chose en particulier ?
Castiel parcourt la carte comme s'il tenait dans ses mains un texte écrit dans une langue inconnue.
- Prenez un burger, ça vaudra pas celui que vous m'avez fait manger, mais c'est très correct. La tarte est top aussi.
Dean en salive d'avance, même s'il sait qu'il ne va pas réussir à tout avaler. Le psy hoche la tête et repose le rectangle plastifié dans le présentoir posé sur la table rouge.
Quand la serveuse arrive, une jolie petite brunette aux courbes marquées, Dean se charge de passer la commande. Deux burgers supplément bacon, une salade pour l'élan, et trois parts de tarte. Si si Sammy, même toi.
Dean sourit de toutes ses dents quand la nana est à leur table en train de noter sur son petit calepin. D'un coup, c'est l'ancien lui, ou presque. Parce que même s'il a un peu dormi à l'hosto, il est toujours aussi pâle, il a toujours quinze kilos en moins. C'est pas une perf plantée dans le bras pendant quelques heures qui allait le remplumer.
Elle repasse derrière le comptoir quelques minutes, et Dean ne participe pas vraiment à la discussion entre son frère et son psy, il reluque la gazelle, qui lui lance des coups d'œil tout sauf discrets. Quand elle apporte leurs plats, il trouve le moyen de l'appeler par son prénom. Elle glousse et retourne à sa place, pendant qu'ils mangent. Il laisse un bon tiers du burger, il est trop balèze pour lui et c'est beaucoup plus lourd que le truc haut de gamme qu'il a mangé avec son psy. Il emballe sa part de tarte dans des serviettes propres et la pousse vers son frère. Porte, esclave. Puis il se lève et se dirige vers le comptoir.
Sam grogne et secoue la tête. Castiel lève les yeux de sa pâtisserie et l'interroge du regard.
- Ça ne va pas ?
- La grande comédie de Dean est en marche.
Le psy jette un œil vers son patient qui roucoule avec la serveuse.
- C'est une habitude chez lui ?
- Ouais. J'espérais qu'il saurait se tenir un peu, vu que vous êtes là.
- Je ne juge pas, vous savez.
La serveuse disparaît un moment en arrière salle avant de réapparaître en tenue plus "civile". Elle s'accroche au bras de Dean qui se penche vers son frère, un sourire triomphant aux lèvres.
- Ne m'attend pas.
Il se tourne vers Castiel et lui fait un clin d'œil, avant de quitter le restaurant.
Le visage de Sam tressaute de tics nerveux. Il se retourne et suit des yeux le couple qui s'éloigne sur le trottoir.
- Au moins il ne va pas dans notre chambre.
Ils commandent deux cafés au serveur qui remplace la brunette.
- Je devrais être heureux qu'il accepte de toucher une inconnue.
Il touille pensivement son arabica.
- Il évite tous les contacts depuis des mois. Il n'a jamais été un grand tactile mais maintenant on dirait que tout le dégoûte. Y'a qu'avec Charlie que ça passe, et encore.
Il lève les yeux et croise le regard du psy qui reste muet.
- Oh je - Vous ne pouvez pas me parler de lui, je sais.
- Non, mais je peux quand même vous écouter si vous en avez besoin.
Sam ne dira rien de plus jusqu'à ce qu'ils rentrent au motel.
Castiel a eu le temps de prendre une douche et de se préparer pour la nuit. Il est allongé sur le dessus de lit jaune, occupé à écouter un podcast, quand il entend trois coups discrets à la porte. Il enlève ses écouteurs et saute dans un bas de survêtement.
- Hey, salut Doc. J'ai vu de la lumière à votre fenêtre alors… Mais si je vous dérange ça peut attendre et…
Dean a marqué un sacré temps d'arrêt quand la porte de la chambre de son psy s'est ouverte, avant de s'empêtrer dans une diatribe claire comme de l'eau de roche. Il ne s'attendait pas à voir un ange tombé du ciel, parce que c'est ce qu'il a devant les yeux à cet instant. Novak en t-shirt et pantalon d'un blanc tellement immaculé qu'il est forcément surnaturel, contrastant avec sa peau un peu halée et des cheveux noirs corbeau qui partent dans tous les sens. Dean déglutit. Lui, il sort de la douche, il a encore des gouttes d'eau qui lui tombent dans le cou et ses fringues sont trop grandes. Il ressemble à rien.
- Vous ne me dérangez pas. Vous voulez entrer un moment ?
Oui oui oui.
Il se gratte la nuque en entrant dans la pièce.
- Je voulais m'excuser de vous avoir lâché toute à l'heure, c'était pas très classe de ma part.
Le psy s'assoit sur son lit. Il est pieds nus, et ça fait tout drôle. Ça secoue quelque chose dans ses tripes.
- Vous êtes libre de vos choix et gestes Dean, vous n'avez pas de comptes à me rendre, ni d'excuses à me faire pour ce soir.
Il propose la chaise à Dean d'un geste de la main. Il y pose à peine une fesse, raide comme un piquet.
- D'accord.
D'accord. Crache le morceau, allez.
- Je peux vous poser une question Doc ?
Novak hoche la tête.
- Pourquoi vous ne m'avez pas proposé de vous appeler par votre prénom ?
Alors que Sam, oui. Alors que vous ne le connaissez même pas. Pourquoi lui et pas moi ?
- Je suis parti du principe que vous ne souhaitiez pas de familiarité entre votre psychiatre et vous. C'est ce que vous m'aviez indiqué lors de notre premier rendez-vous.
C'est vrai, surtout pas. Ne jamais revivre le désastre Chuck.
- Mais vous pouvez tout à fait utiliser mon prénom si vous préférez, je n'y vois aucune objection.
Il sourit doucement. Dean à l'impression de plonger dans le bleu et d'y sombrer.
- Ok, merci Doc. Castiel.
Il rit un peu nerveusement. C'est qu'un prénom, remets-toi.
- Il va me falloir un temps d'adaptation je crois.
Le sourire de l'autre s'étire davantage et atteint ses yeux, qui se plissent légèrement. Dean saute de sa chaise en même temps que ses boyaux se nouent.
- Jody nous attendra à la maison demain à huit heures, y'a quinze minutes de route pour y aller donc… On se rejoint sur le parking vers sept heures trente, ça vous va ?
Novak hoche la tête en se levant pour le raccompagner à la porte.
- Bonne nuit Doc - Cas' - Castiel.
- Bonne nuit Dean, à demain.
