Chapitre 27
Dean, écroulé sur une chaise de la cuisine, enserrait son crâne entre ses mains. Les coudes plantés sur le bord de la table, il avait la tête baissée, et immobile comme un corps mort il ne cessait de revoir Sam et Pothos nus l'un contre l'autre, complètement abasourdi par la scène indicible qu'il avait surprise.
Il avait passé la nuit à monter la garde. Rôdant près de l'infirmerie, prêt à tout moment à voir ses ennemis tenter de reprendre l'ascendant, Dean avait compté les secondes, les minutes puis les heures, jusqu'à s'assoupir, quelques instants, quand il n'était pas en train de harceler Castiel au téléphone, l'ange refusant manifestement de se déplacer malgré la criticité du moment. Déjà la veille, il avait prétexté être dans l'incapacité de venir en renfort, ce qui n'avait pas manqué de courroucer Dean. Se sentent au pied du mur, ce dernier avait essayé à nouveau, à maintes reprises, de convaincre son ami de l'urgence de la situation mais n'avait réussi à recueillir de sa part que quelques futiles recommandations. Jusqu'à ce que sa colère - et sa peur - n'aient raison de la réserve de Castiel, qui avait finalement consenti à lui livrer des éléments de réponse grâce auxquels il avait désormais une vision d'ensemble un peu plus claire.
C'est ainsi que Dean, face au silence inquiétant des pseudo prisonniers, et à la lumière des révélations de Castiel qui avaient fait écho à certaines déclarations de Himéros, avait décidé de retourner à l'infirmerie pour s'assurer que les divinités se tenaient tranquilles. Pour leur soutirer quelques informations, aussi. Quel n'avait alors pas été son effroi de constater la disparition pure et simple de Pothos, face à laquelle Costume Blanc, étendu sur l'une des couchettes, n'avait guère été prolixe. Affolé, Dean s'était alors précipité jusqu'à la chambre de Sam pour donner l'alerte, et c'était là qu'il l'avait vu, debout contre le mur, le dieu de l'Amour de nouveau en pleine forme lové nu contre lui.
Son frère avait perdu la tête. Ou bien il subissait un nouvel effet pervers du contact qu'il avait lui-même déclenché avec Pothos, Dean ne voyait que ça. Car jusqu'à un passé récent, et malgré les mille boutades dont il s'était plu de tout temps à l'accabler à propos de ses cheveux soyeux, il n'aurait jamais cru quiconque lui disant que son cadet pourrait un jour partager son lit avec un autre homme, et un dieu à fortiori. Les choses avaient changé, à présent, ô combien, et il savait pourquoi, mais en dépit de la folle tournure qu'avait prise leur vie, laquelle n'avait pourtant été qu'une succession d'événements défiant l'imagination, que Sam pût frayer avec l'ennemi après ce qu'il leur avait fait, ça, il ne pouvait décemment pas l'avaler.
Aussi, lorsque le bruit de pas feutrés près de la porte de la cuisine l'amena à relever brutalement la tête, et qu'il vit son frère entrer avec un air de prudente détermination, il sentit tous les poils de son corps se dresser à la surface de sa peau et bondit sur ses deux pieds, se détournant de Sam en menaçant d'un doigt tendu :
- Non. Ne t'avise même pas d'ouvrir la bouche, je ne veux pas entendre un seul mot.
- Dean, laisse-moi te...
- Putain, dis-moi que j'ai halluciné, que c'était un cauchemar ! Ce que j'ai vu, c'est... Mais comment t'as pu, bordel !
S'il avait un court instant espéré garder une certaine distance avec les événements pour ne pas se laisser submerger par ses émotions, c'était manqué. Voir son cadet debout face à lui raviva sa blessure comme une plaie saupoudrée de sel, et le regard de travers qu'il lui jeta, infiniment dur et plein d'une amère déception, valut tous les jugements de culpabilité du monde.
- Dis-moi quand tu auras fini, soupira Sam, mâchoires crispées. Après, je t'expliquerai, si tu me laisses parler.
- Expliquer quoi ! vitupéra-t-il, la carotide apparente. C'est ton cul, t'en fais ce que tu veux, Sam, mais putain de merde... avec eux ?!
Dépité, Sam secoua la tête, le regard désabusé. Face à son frère révulsé, Il s'efforça de garder son calme, bien que les conclusions hâtives et implacables de Dean fussent pénibles à encaisser, mais les apparences étant contre lui, le cadet de la fratrie ne lui en tint pas réellement rigueur.
- Dean... Est-ce que tu crois franchement que j'ai... baisé avec lui ? T'es sérieux ?
Les lèvres closes, le regard dur, Dean parut vaciller, raccroché à l'espoir d'une méprise. Pendant de longues secondes, il défia Sam du regard puis, ouvrant brièvement les bras, il finit par cracher:
- C'est pas le cas ? Alors pourquoi je vous ai trouvés à poil collés l'un à l'autre comme deux tafioles au fond d'une backroom ?!
L'analogie, grossière, inexacte et malvenue, resta en travers de la gorge de Sam, qui manqua décocher ses propres flèches. Il jugea s'être cependant suffisamment affronté avec Dean, alors que le moment ne pouvait être plus mal choisi pour cela, et sur un ton ferme il préféra livrer son explication plutôt qu'une énième bataille.
- Il s'est faufilé dans ma chambre, c'est vrai, mais pas pour ce que tu crois. Il est venu juste parce que je lui étais utile ; parce qu'en étant physiquement proche de moi, il pouvait guérir plus vite.
Dean cligna des yeux alors que du menton, il eut un geste de recul.
- Quoi ? jeta-t-il bientôt comme si on venait de lui servir la pire des fadaises. Qu'est-ce que tu racontes, c'est quoi ces conneries ?
- Tu l'as vu, non ? pointa Sam à contrecoeur. Dans quel état il était, et dans quel état il est maintenant ? Il lui fallait un contact direct... et prolongé. C'est pour ça qu'il est comme neuf.
- P... Prolongé ? balbutia Dean qui n'y comprenait rien. Comment ça, prolongé, combien de temps est-ce qu'il t'a collé au train ?!
L'ainé des deux hommes fit un pas en arrière pour s'appuyer contre la desserte, et les yeux écarquillés braqués sur son frère, il l'entendit avouer :
- J'en sais rien. Sûrement des heures...
- Des heures ?! s'écria Dean effaré, incapable d'en croire ses oreilles. Nan, Sam, putain, t'as pas pu accepter ça, rester là sans rien dire, sans rien faire, putain mais...
- Ce n'était pas volontaire, asséna-t-il d'un regard tranchant en décomposant chaque mot. Tu crois que j'aurais laissé faire, sinon ? Il s'est glissé dans mon lit pendant que je dormais et je me suis rendu compte de rien. Rien du tout. Y'a que ce matin, en me réveillant, que...
Il secoua la tête en se mordant les lèvres, fou de rage contre Pothos, mais fou de rage aussi contre lui-même de n'avoir su réagir avant. Atterré, Dean commença à remettre les pièces du puzzle en place, comprenant mieux pourquoi il les avait trouvés dans le plus simple appareil, mais tellement sonné par le descriptif des événements qu'il ne savait plus quoi penser. La fureur et la haine bouillonnantes que lui inspiraient ces êtres dits supérieurs ne tardèrent cependant pas à reprendre toute leur place ; les mains plaquées sur le bas des joues et les yeux écarquillés levés au plafond, il ressentit de nouveau la suprême indignation et la terrible humiliation provoquées par cette manipulation des Érotes qui prit de mieux en mieux forme dans son esprit, et son désir de les détruire se fit alors aussi gigantesque que son impuissance à le faire.
- Faut crever ces raclures, prononça-t-il comme un appel au Ciel. Je te jure, je sais pas comment, mais...
Il n'alla pas plus loin. Peut-être parce qu'il savait au fond de lui que la mort des Érotes n'était pas la meilleure option, peut-être parce qu'il avait trop conscience de ne pas avoir les moyens de ses ambitions, ou peut-être parce que ses échanges laborieux avec Castiel lui avaient appris qu'atteindre ce résultat, même de façon indirecte, n'était probablement plus qu'une question de temps... Il revit son frère plaqué au mur de sa chambre, Pothos complètement nu contre lui, et il se demanda soudain comment Sam pouvait se sentir en cet instant précis, après avoir subi ce qu'il n'hésitait pas à qualifier d'agression à présent qu'il cernait mieux les circonstances rocambolesques de la scène hallucinante à laquelle il avait assisté. En s'obligeant à prendre le temps de s'inquiéter de son cadet, il vit ce dernier s'adosser au chambranle, l'air éteint, bras fébrilement croisés, et avec une pointe au cœur il lui demanda soudain du bout des lèvres :
- Sam, est-ce qu'il t'a...
- Non, défendit-il énergiquement, préparé à la question qu'il s'était lui-même posée mais désormais certain de la réponse. Non, il ne m'a rien fait, il a juste... Il s'est contenté de dormir près de moi, rien de plus.
Il avait dit cela comme si c'était sans importance mais ni lui ni son frère ne le pensait.
- Rien de plus que te sucer jusqu'à la moelle ! se révolta-t-il.
- Même pas, dut reconnaitre Sam avec une pointe de perplexité. Physiquement, je... Je vais bien. Je crois même qu'il y a un bon moment que... je m'étais pas senti comme ça.
Au moins rassuré sur ce point, même s'il n'était pas sûr de devoir l'être, Dean prit une grande inspiration. Puis de lancer, l'air consterné :
- Putain, mais qu'est-ce qu'il foutait collé à toi contre le mur, la bite à l'air ?
Sam, yeux mornes et baissés, préféra éviter de fournir une réponse exhaustive.
- Je lui ai dit de se tirer, maintenant qu'il est sur pieds. De nous foutre la paix.
Son frère, qui attendit la suite, en fut pour ses frais. Il y eut un instant de flottement, puis Dean se reprit et se tendit, avançant d'un pas pour s'enquérir :
- Où est-ce que tu l'as laissé ? Dans ta chambre ?
D'un haussement d'épaules, Sam signifia qu'il supposait que c'était le cas.
- Je ne sais pas s'il y est encore. Et je m'en fous. Qu'ils dégagent, son frère et lui, c'est tout. On étouffe, ici.
Dean sentit les velléités de soulèvement qui menaçaient de faire bouillir le sang de son frère et, après l'acte volontaire que ce dernier avait commis, après aussi l'effroi qu'il avait provoqué chez son aîné en lui faisant craindre d'avoir cédé aux charmes du dieu de l'Amour, le plus vieux des deux hommes estima que c'était plutôt une bonne chose. Le temps des explications et des règlements de comptes pouvait attendre ; l'essentiel était bien de se débarrasser avant tout des Érotes, Dean n'avait pas le moindre doute à ce sujet, et tâchant de rallier Sam à sa cause il promit d'un ton ferme :
- Ils vont dégager, fais-moi confiance.
L'air farouchement déterminé, Dean marcha vers la seconde issue de la cuisine, à sa gauche, celle qui, au sommet d'une marche, ramenait à la portion de corridor directement reliée à l'infirmerie, et s'inquiétant de nouveau d'emblée de ses intentions, son frère lança :
- Que... Attends, qu'est-ce que tu vas faire ?
Dean franchit le seuil de la porte d'un pas résolu, et sans même ralentir, il disparut dans le couloir en annonçant :
- Fermer le rideau, Sammy... Le cirque est fini !
Vérifier si, leur duperie éventée, Himéros avait lui aussi décidé de s'affranchir des règles établies à l'instar de son frère, fut la première tâche au sommet de la liste de Dean. Pris entre le marteau et l'enclume, Sam ne sut s'il devait risquer de s'opposer une nouvelle fois à son aîné, quitte à accentuer leurs divergences mais les prémunir tous deux des conséquences d'une action malheureuse, ou le laisser faire à sa guise en conservant une position passive et montrer aux divinités un front uni. Adoptant une politique d'entre-deux, il suivit Dean sans chercher à l'arrêter directement mais en insistant pour qu'il se confie à lui, ce que le premier-né de la fratrie ne fit qu'à minima, lui assurant simplement qu'il n'avait pas chômé pendant la nuit et qu'il avait su mettre à profit les quelques informations durement arrachées à Castiel.
Sam n'en fut absolument pas rassuré, mais son ardent besoin d'en savoir plus sur ces éléments fortuitement portés à sa connaissance malgré leur caractère à priori essentiel, ne put être satisfait. Ils arrivèrent trop vite à l'infirmerie et, agrippant la poignée de la porte à la volée, Dean la poussa d'un coup sec en portant immédiatement le regard sur la couchette où il avait laissé le dieu de l'Amour.
Il ne s'y trouvait plus, mais était pourtant bien là, debout un peu plus loin dans la salle, et il n'était pas seul : Pothos, qui terminait de boutonner sa veste, l'avait rejoint.
Tandis que Dean s'avança à pas prudents, Sam s'engagea juste derrière lui et se déporta instinctivement sur le côté, pour le cas où il aurait à s'interposer physiquement entre son frère et leurs hôtes. Ceux-ci, face à face devant la couchette centrale parmi les trois que comptait l'infirmerie, et séparés l'un de l'autre d'un peu plus d'un mètre, visèrent les Winchester d'un même regard, d'un même geste, avec une troublante simultanéité, et en écho à la question que Dean lui avait hurlée avant d'aller avertir son frère de la disparition de Costume Brun, Himéros, qui semblait infiniment plus apaisé à présent que son frère était hors de danger, lui lança bientôt sur un ton placide :
- Tu vois ? Il n'était pas très loin, finalement.
Aucun des deux Érotes n'avait l'air particulièrement conciliant, et Costume Blanc même éprouver un certain contentement à avoir déstabilisé celui qui avait poussé tant qu'il avait pu pour contrecarrer la guérison de son double. Mais Dean ne put nier que leur arrogance coutumière avait néanmoins du plomb dans l'aile. Son regard hostile croisa quelques secondes celui de Pothos, qui afficha non sans fierté sa vigueur retrouvée, puis le dieu de l'Amour - ou plutôt du Désir, comme l'avait lui-même qualifié Himéros auparavant - se confronta au regard sévère de Sam, qui entendait tenir aussi longtemps qu'il le faudrait pour lui faire comprendre tout le mépris que son attitude lui avait inspirée.
À son grand étonnement, c'est Pothos qui détourna les yeux, tandis que Himéros s'assit sans hâte sur le bord de la couchette.
Dean, alors, s'arrêta lentement au milieu de la pièce. La tension était palpable mais contenue, et il prit tout son temps pour détailler les deux frères. Les vêtements qu'ils portaient étaient ceux dans lesquels ils avaient investi le bunker, ils étaient toujours sales, déchirés, parfois ensanglantés, et Dean, sans savoir pourquoi lui vint soudain une pensée aussi futile, se revit faire feu sur Éros, quelques jours plus tôt dans la bibliothèque, sans que son impeccable costume noir n'en gardât même une trace de poussière. Il avait tant à leur dire, tant de choses pour lesquelles ils méritaient d'être blâmés, tant de cynisme, de violence et d'égoïsme dans leur sillage, que le chasseur n'en eut même plus les mots. Il réalisa qu'il avait dépassé le stade des récriminations, des accusations, des reproches. Que ses paroles d'homme ne seraient jamais portées assez fort pour les ébranler à la hauteur des méfaits dont il les jugeait pleinement fautifs. Qu'il avait suffisamment exprimé la haine et le dégoût qu'ils lui inspiraient. Qu'il avait donné toutes les preuves de son courage, de sa témérité ou de sa folie, peu importait le nom que voudrait bien donner cette engeance surnaturelle à la manière dont il avait essayé de leur tordre le bras. Le temps des mots était révolu. Les dégâts étaient faits. Le retour en arrière, impossible. Il savait ce qu'il avait besoin de savoir, savait à quel résultat il voulait aboutir, et s'ils refusaient finalement de se soumettre à ses exigences, s'ils décidaient à nouveau de dicter les règles du jeu à leur convenance, il s'était assuré de pouvoir les en empêcher.
- Mister Univers s'est rhabillé, gronda-t-il d'une voix rauque en fixant un regard mauvais sur Pothos.
Ce dernier répondit à l'animosité de Dean par la plus stricte indifférence. Il le regarda à son tour d'un air fier, serein et confiant, puis pivota légèrement pour lui faire parfaitement face et lancer, glissant les mains dans les poches de son pantalon d'un geste flegmatique :
- C'est de moi dont il s'agit ? Vous me pardonnerez de m'afficher devant vous dans ces frusques, mais il m'a semblé que vous préfériez que je sois couvert.
Si Dean réagit à l'allusion en esquissant un rictus amer, Sam fixa Pothos d'un regard de glace.
- Ça c'est sûr, pour t'afficher t'es le roi, lança l'aîné. Tu t'es retapé, t'es content ? Alors maintenant foutez le camp. Tout de suite.
Dean les fusilla du regard, ce qui ne fut visiblement pas du goût de Costume Brun dont le pincement de lèvres s'en fit témoin. Il considéra l'importun avec condescendance, pour le provoquer aussi sec :
- Et si je ne réponds pas assez vite à ta demande, que feras-tu ? Tu m'attraperas pas le col pour me jeter dehors ?
En montrant littéralement les dents, Dean s'avança d'un air menaçant avant d'être retenu par la main ferme de Sam qui lui agrippa l'épaule.
Exactement à l'instant où Himéros fit tonner sa voix.
- Non, Pothos. Assez.
Les Winchester ne furent pas les plus surpris de la manière dont Costume Blanc venait de tancer son frère. Celui-ci lui jeta un regard torve où put se lire le déplaisir, et froidement il répliqua :
- N'interviens pas, je te prie, je suis...
- J'interviens s'il me sied, sermonna vertement Himéros en se levant d'un air furieux, et je te le redis : cela suffit ! Je ne suis pas venu implorer leur aide ni n'ai accepté leurs exigences pour te voir plastronner ! Un accord a été conclu et honoré, j'entends bien à présent que nous respections notre parole sans heurts !
Un silence de plomb tomba sur la pièce, et tout sembla se figer l'espace d'un instant. Sam et Dean assistèrent ébaubis à la scène, tandis que les Érotes se défièrent du regard comme deux prédateurs convoitant la même proie.
- Je n'avais pas l'intention de me heurter à qui que ce soit, mon frère, assura alors Pothos d'un sourire vil. La réciproque ne me semble pas aussi évidente.
Visé, Dean étira ses lèvres en un rictus informe alors que le regard de Costume Brun se reposa sur lui, et le sang lui faisant battre les tempes il grogna :
- N'abuse pas de ma patience, enfoiré... T'as pas idée du mal que j'ai à ne pas te sauter à la gorge, même si ça te fera pas plus d'effet qu'une piqûre de moustique.
- Oh, moins d'effets encore, à vrai dire, nargua-t-il d'un air supérieur, mais...
Il s'interrompit juste le temps de lever la main à l'adresse de son frère, derrière, qu'il entendit gronder intérieurement.
- ... j'ai au contraire une excellente idée de ce que tu éprouves à notre égard, et au mien en particulier, reprit-il d'une voix subitement moins bravache. Je peux le comprendre, car après tout, vous n'êtes qu'humains, et personne ne peut vous blâmer pour cela.
- Ta gueule ! hurla Dean avec une rage invraisemblable, rendu fou par ce type de discours délirant qu'il ne pouvait plus supporter. Je veux plus entendre un seul mot sortir de ta putain de bouche de crevure, tu vas te barrer et te barrer maintenant, éloigner ta sale face de cet endroit et plus jamais y remettre un pied !
- Par les dieux, soupira Pothos. N'es-tu pas epuisé de proférer toutes ces injures en permanence ? Quel effet crois-tu produire, si ce n'est manifester ton impuissance ? Tu crois que cela nous atteint ? Tu penses faire montre de courage mais en réalité tu ne fais qu'étaler ta stupidité. Tu as de la chance que nous ne soyons pas belliqueux.
- Pas belliqueux, mon cul, oui ! cria-t-il de plus belle en durcissant encore son regard. Tu la ramenais moins quand t'étais qu'un tas d'os décrépi ! Si tu veux pas revivre ça t'as intérêt à te tailler d'ici, et c'est la dernière fois que je te le dis ! Parce que je te jure que si ton frère et toi êtes encore là dans deux minutes, j'invite le Chaos fissa pour qu'il se fasse péter le bide !
Si Dean venait d'employer une nouvelle métaphore, Sam ne fut pas certain d'en saisir le sens. Réflexion faite, il ne comprit pas du tout à quoi le terme de Chaos pouvait bien faire référence dans les menaces brandies par son frère, mais tout s'éclaira soudain lorsqu'il remarqua la réaction des Érotes. D'un même geste, ils se raidirent. Les yeux écarquillés, traits figés. Dean avait fait mouche, touché le point sensible, et Sam, saisi d'effroi, fit d'emblée le lien avec le seul élément susceptible de troubler les dieux à ce point.
- Qu'as-tu dit ? persifla Pothos en cherchant vainement à cacher son émoi.
- Qu'est-ce qui y a ? le brava Dean sans se démonter. Je te fais de l'effet, maintenant ? Tu m'as parfaitement compris.
Himéros se rapprocha lentement de son frère sans un bruit, les yeux vissés sur Dean qui n'éprouva pas que de l'exaltation face à l'inquiétude qu'il put lire sur leurs visages identiques. En voyant Costume Brun ravaler sa salive d'un air incrédule, l'ainé des frères Winchester comprit, si l'état du dieu aux cheveux de feu ne l'avait pas suffisamment prouvé, que les mises en garde de Castiel n'étaient pas sans fondement, et ce fut sans pouvoir empêcher un frisson de lui hérisser l'échine qu'il écouta Himéros lui lancer alors, aussi calme et prudent que ses lèvres étaient inertes :
- C'est l'ange, qui a parlé ? Que t'a-t-il révélé à propos de Chaos ?
- Tout ce qu'il sait, dans les moindres détails, jura Dean en s'efforçant de rester de marbre.
- Mensonge, répliqua Costume Blanc, sûr de son fait.
- Je sais tout ce qu'i savoir, maintint Dean avec fermeté. Je sais ce qui vous court après et que vous n'avez aucun moyen de l'arrêter.
- Ça, c'est ce que nous verrons, bondit Pothos dont les yeux s'enflammèrent subitement.
Sa fureur se fit palpable, mais elle était moins tournée vers Dean que vers l'entité qui l'avait pratiquement anéanti. Sam, en retrait, comprit que son frère en savait manifestement bien plus que lui, et il en éprouva autant de frayeur que de déception. Il ne put s'expliquer que Dean l'ait gardé à l'écart, qu'il ne soit pas immédiatement venu le tenir informé de ses avancées, là où lui-même n'avait réussi qu'à recueillir de bien maigres éléments auprès de Himéros. Il se prit à penser que si Dean était venu frapper à sa porte plus tôt, il aurait peut-être surpris Pothos bien avant, ou peut-être même qu'il aurait empêché que l'incident se produise, et un goût amer, une nouvelle fois, lui remonta dans la bouche, alors que la voix du dieu au cheveux noirs, le regard ardent, se mit soudain à faire doucement vibrer les murs, comme le feulement d'un fauve réverbéré par les parois d'une cage trop fragile :
- Je te mets en garde, Dean Winchester... Quoi que tu aies en tête pour tirer avantage de la situation, renonces-y tout de suite.
- Des menaces, hein ? retourna Dean d'un rictus offensif. Que de bonnes intentions mais, dès qu'on contrarie vos petites volontés, vous montrez votre vrai visage ?
- Je ne suis pas en train de te menacer, imbécile ! invectiva l'Érote sur un ton et d'un regard encore inédits. Si tu te figures que tu es à l'abri de Chaos sous prétexte qu'il ne chasse que les dieux, alors tu commets une erreur monumentale qui te sera fatale !
- Laisse-le donc dire, mon frère, s'éleva Pothos haut et fort d'un air de défi. Notre ami n'en est pas à sa première rodomontade... Quand bien même ce fou voudrait réellement frayer avec Chaos, je me demande bien comment il s'y prendrait.
- Pousse-moi encore un peu et tu verras bien, brava Dean, inébranlable.
Son aplomb laissa les dieux interloqués, mais Sam, lui, restait littéralement prostré, dépassé par le jusqu'au-boutisme de son frère qui jetait en permanence de l'huile sur le feu. Le cadet des Winchester ne parvenait pas à comprendre pourquoi son aîné ne pouvait s'empêcher de provoquer les Érotes à ce point, mais il saisissait en revanche très bien le degré des menaces insensées qu'il proférait sans faillir. Avait-il réellement les moyens de les mettre en œuvre ? Ou bien était-il en train de jouer la partie de poker la plus dangereuse de sa vie, même si l'adversaire s'était jusqu'ici montré conciliant ? Dans les deux cas, Sam anticipait en tremblant les conséquences potentiellement catastrophiques d'une telle obstination. Mais avant même qu'il ait l'idée d'intervenir, c'est Himéros qui, posant une main sur l'avant-bras de son jumeau, fit un pas de côté en semblant se placer entre ce dernier et Dean, pour prophétiser d'un regard prudent sur un ton monocorde :
- Nous n'allons rien voir du tout, Winchester, car tu ne feras rien. Nous allons partir, comme nous en étions convenus, et c'en sera fini de cette déplaisante entrevue.
L'expression du chasseur ne varia pas d'un iota, mais il s'abstint cette fois de renchérir. À la raideur de ses épaules, la rigidité de son dos, la crispation de ses poings ou bien encore l'écartement de ses pieds, Sam voyait bien que Dean était prêt à bondir comme un chat sauvage et il pria qu'il n'en fît rien, se demandant désespérément s'il était le seul à voir que de tels agissements ne pouvaient mener à rien. Un temps durant, la situation parut se stabiliser. Les deux camps continuèrent de se défier de regard mais sans autre invective, et puis les traits de Himéros semblèrent s'adoucir. Pas ceux de Pothos. Son regard se fit tout à coup assassin, ses mâchoires donnèrent l'impression de se souder, et en dépit de tous ses efforts pour ne pas s'abaisser au niveau de son opposant le plus indéfectible, il refusa de partir sans lui dire tout le bien qu'il pensait de lui.
- Regarde-toi donc, impudent, distilla-t-il d'un ton froid et venimeux. Si prompt à juger, si prompt à condamner. Bien sûr que nos actions ont un impact sur ton monde, pauvre naïf ; autrement, nous ne serions pas des dieux.
Il fit un pas en avant, l'œil aussi menaçant qu'au soir funeste de leur première rencontre et assena sans concession :
- Tu t'indignes du tort dont tu t'estimes victime, tu es là à maudire sans fin l'instant où nos chemins se sont croisés, mais à qui la faute ? Qui porte réellement la responsabilité des actes que nous avons commis et que tu te délectes à vilipender ? Accable-nous jusqu'à la fin de tes pitoyables jours, si c'est tout ce qu'il te reste, cela ne changera rien au fait que les événements qui nous ont tous conduit à cette situation, c'est vous, Winchester, qui les avez provoqués.
Le dieu fit un pas de plus, les yeux fixes et droits comme deux carreaux d'arbalète prêts à fendre l'air, et la voix grondante d'une froide indignation il poursuivit :
- Vous vous êtes opposés au Créateur, payez-en donc le prix. Comme nous sommes obligés de le faire par votre faute. Et surtout, surtout, cessez vos insupportables jérémiades et soyez reconnaissants que je me sois contenté d'une main posée sur vous au lieu de vous réduire à néant.
Si Pothos avait jamais réellement souhaité se retirer paisiblement, c'en était désormais terminé et cela fut pour Sam une terrible évidence. Il comprit qu'ils étaient parvenus au bord du gouffre, qu'il ne manquait plus qu'une minuscule étincelle pour que s'abatte le courroux divin, et son regard tremblant d'effroi se posa sur l'épaule de Dean dont il anticipait déjà la violence de la réaction face à cette subite mise en accusation.
Pourtant, Dean ne fit rien. Rien d'autre que fixer Pothos qui semblait le mettre au défi de répliquer, et attendre. Attendre, sous l'oeil à la fois fébrile et incrédule de Sam, que la situation trouve une issue.
Himéros, en disparaissant soudain comme d'un claquement de doigts, montra la voie.
En s'évaporant, il eut sur les deux frères comme l'effet d'une aiguille sur une bulle de savon, et à peine eurent-ils le temps de réaliser dans un sursaut que seul restait Pothos, que ce dernier s'éclipsa à son tour, réservant sa toute dernière seconde de présence à Sam, dont il croisa le regard une dernière fois. Puis, le silence. Assourdissant. Les Winchester se retrouvèrent seuls, comme ils n'avaient cessé de souhaiter l'être depuis l'intrusion des dieux de l'Amour, mais à présent que leur voeu était exaucé ils restèrent prostrés, l'air égaré, ne sachant s'ils pouvaient réellement s'accorder le droit de souffler enfin.
Ils n'auraient su dire combien de temps ils passèrent ainsi, suspendus entre deux temps, un pied dans la poudrière qu'avait constitué leur confrontation avec les Érotes, un autre dans la vacuité du bunker qui leur avait été restitué. Alors que Dean emplit soudain ses poumons d'un air qui avait paru lui manquer, les membres de Sam se dénouèrent tout doucement dans la douleur, au moment même où il reprit conscience de la violence de ses battements de cœur. Dans le silence le plus total qui persistait, il vit son frère se remettre à bouger lentement, comme de crainte de réveiller la bête endormie, mais jamais Dean ne fit croiser leurs regards.
Ce qui ne fit que raviver l'amertume et la colère de Sam, qui estimait avoir droit à un minimum d'explications.
Alors, d'une voix qui, dans cette atmosphère aphone, sembla s'abattre avec le fracas du marteau sur l'enclume, il lâcha tout à coup, implacable :
- Qu'est-ce que c'était que ça ? A quoi tu jouais ?
Les yeux de Dean roulèrent lentement vers Sam sans vraiment se poser sur lui. L'aîné de la fratrie lui opposa un profil taciturne, en marmonnant :
- De quoi tu parles ?
- Tu le sais parfaitement, s'écria-t-il d'yeux flamboyants, ne te fous pas de moi plus que tu l'as déjà fait!
Il ravala sa bile, les veines de son cou plus saillantes que les craquelures d'un sol brûlé, et la voix rauque il prononça :
- Tu les as menacés de les livrer à ce qui les chasse... A ce... Chaos, peu importe d'où tu tiens l'info ! Qu'est-ce qui t'est passé par la tête, tu as tant que ça envie de mourir ?!
Cette fois, Dean tourna suffisamment la tête pour planter dans les yeux de son frère un regard aussi fataliste que désabusé, avant de répliquer simplement, cinglant :
- J'ai fait ce que j'avais à faire pour les faire dégager d'ici, c'est tout. Il fallait bien qu'un de nous deux s'en charge...
La pique, dont Sam ressentit une fois de plus la cuisante injustice, partit se ficher dans son cœur comme une flèche en pleine cible mais, il n'était plus à cela près. Ses traits se durcirent autant qu'ils se fermèrent, et il choisit de laisser à Dean la responsabilité de ses propos amers. Il détourna le regard, dents serrées, se contentant alors de lancer sur un ton presque écœuré :
- J'ai besoin d'une douche. Et de changer les draps.
Et sans s'attarder il tourna les talons, retournant d'un pas régulier jusqu'à la porte de l'infirmerie qu'il franchit silencieusement. Dean, qui fut soudain follement tenté de le retenir, amorça un geste dans sa direction, ses lèvres s'entrouvrant pour le héler en même temps qu'il voulut le rejoindre, mais sa volonté s'étiola avant qu'il pût bouger ou prononcer un son. Il n'était pas prêt à passer outre ce qui venait de se produire, ce qui les avait si violemment divisés, même s'il savait qu'il devait le faire.
Mais les décisions de Sam lui vrillaient encore trop l'estomac... à moins que cette rage sourde qui lui rongeait les entrailles, c'était plutôt à la manière dont il y avait répondu, qu'il la devait.
