Vint ahrk Sos ! Vin et Sang

Siltafiir ordonna à Odahviing d'atterrir à une bonne distance de Markarth — mieux valait que personne ne reconnaisse l'Enfant de Dragon, les voleurs n'avaient pas besoin d'autant d'attention. Cynric sauta à terre si précipitamment qu'il perdit l'équilibre et roula dans la poussière. Une main serrée sur la poitrine, l'autre plantée dans la terre, il resta allongé pendant que sa collègue remerciait le dragon.

- Plus jamais, maugréa-t-il.

- On rentrera à pied, ricana-t-elle en lui offrant sa main.

En se concentrant, elle sentait l'âme de Miraak, toujours à Faillaise. Plus elle passait de temps loin de chez elle, moins il pouvait la harceler avec ses expériences magiques, mais la culpabilité d'avoir abandonné Nahlaas avec cet énergumène l'empêchait de se réjouir pleinement.

Ils saluèrent une caravane khajiit qui quittait la Crevasse, dépassèrent un tisserand dont le chariot chargé de riches étoffes s'était coincé dans un affaissement de la route, et ralentirent à la vue d'un groupe de sombrages qui approchait des portes de Markarth. Ils contrôlaient la ville depuis le conseil de paix, se rappela Siltafiir en grimaçant. Au moins, elle n'y croiserait aucun Thalmor.

Postés derrière les écuries, les voleurs attendirent que les soldats passent les portes. Dissimulant son visage sous son capuchon de cuir, Siltafiir fixait leur officier d'une pupille terne. Sous la tête d'ours qui le coiffait, Ralof souriait à ses hommes en leur indiquant de reprendre la marche. Le ventre noué et l'esprit embrumé, elle ne recommença à respirer que lorsque Cynric renifla dédaigneusement :

- Tu lui diras bonjour quand on aura fini le boulot, pas avant.

Le doigt pointé sur lui, elle faillit lui rappeler que personne, à part Brynjolf, ne lui donnait d'ordres. Mais elle baissa la main et lui suggéra d'avancer. Professionnel, il ravala ses autres remarques.

Ils atteignirent facilement le Château Cœur-de-Roche, et même y entrer s'avéra aisé. L'effervescence du mariage tout proche attirait des vagues d'artisans, de marchands, de servants qui entraient et sortaient du bâtiment en un flot presque ininterrompu. La couverture parfaite.

Trouver le vin se révéla plus compliqué. Rien dans les cuisines, rien dans les chambres, et les gardes leurs jetaient de plus en plus de regards suspicieux. Cynric se retira près de la nécropole pendant que Siltafiir employait son invisibilité pour fouiller les poches du chambellan et les caisses qui transitaient d'une pièce à l'autre. Aucune note, aucun message, aucun murmure ne la pointa dans la direction de leur cible.

Alors qu'elle retournait vers Cynric, le tisserand qu'ils avaient dépassé plus tôt croisa à nouveau sa route, accompagné cette fois d'un serviteur qui l'aidait à transporter sa cargaison. Un garde l'interpella alors qu'il s'enfonçait dans le château et le guida vers le musée dwemer. Elle hésita à prévenir son collègue, mais se ravisa en voyant l'artisan disparaître derrière une porte.

Elle le suivit jusqu'à une salle où s'alignaient habituellement des artefacts dwemers en phase de restauration. Ce jour-là, les cadeaux les plus précieux destinés aux mariés avaient volé leur place. Pendant que le tisserand rangeait ses étoffes dans un coffre sous la surveillance du garde qui l'avait mené ici, Siltafiir inspectait les piles de présents.

Tandis qu'elle examinait un attroupement de bouteilles, la porte à barreaux grinça. Elle pivota juste à temps pour voir le garde se poster au bout du petit couloir qui débouchait sur le cœur du musée. Seule, elle osa tourner toutes les bouteilles pour examiner leurs étiquettes. Finalement, une gravure sur une petite caisse dépictant le symbole d'une compagnie d'exportation basée en Cyrodiil lui redonna une lueur d'espoir.

Sous le couvercle carré se cachaient une, deux, trois… quatre bouteilles ? Elle en souleva une et la détailla près d'une chandelle. Si la robe intense aux reflets sanguins n'avait suffi à convaincre la voleuse, l'étiquette épelait clairement le nom du breuvage. Le vin de fléau d'ombre sécurisé dans un paquet de riches étoffes, Siltafiir s'intéressa enfin à la porte.

Évidemment, elle était verrouillée, et la serrure n'était accessible que de l'extérieur. Sa main passait tout juste entre les barreaux, elle tenta donc un crochetage à l'aveugle. Une minute suffit à la frustrer. Cynric l'aurait rabrouée jusqu'à la prochaine Ère s'il avait été témoin de ses déboires.

En même temps, il ne lui avait montré que des techniques simples avec les verrous dwemers, sans compter que ceux de Markarth avaient été altérés par des siècles, voire des millénaires d'interférences humaines. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même si elle le faisait poireauter. Elle brisa son troisième crochet et, de rage, donna un coup de pied dans la porte.

Un son de casseroles se répercuta dans tout le musée.

Immobile, invisible, elle fixa le garde qui approchait. Il poussa le battant et haussa les épaules. Son inspection aurait pris fin là si son pied n'avait émis un tintement métallique. Siltafiir l'observa en blêmissant tandis qu'il ramassait le cadavre d'un crochet. Il poussa un juron et appela ses collègues.

Au terme de leur enquête précipitée, ils conclurent que l'invité indésirable s'était enfui sans avoir pu ouvrir la porte, ce qui arracha un ricanement silencieux à l'indésirable en question. Son assurance vacilla quand un garde eut une idée hélas intelligente :

- Il utilise sûrement l'invisibilité, je vais chercher un chien.

Deux hommes restèrent sur place, bien assez proches pour entendre les cliquetis d'un crochet. Sur la pointe des pieds, elle fouilla la salle à la recherche d'une échappatoire, pour retourner bredouille devant la sortie.

Accrochée aux barreaux de sa cage dorée, elle jetait des regards désespérés à l'extérieur. Entre les artefacts soigneusement exposés, les soldats qui faisaient leur ronde et un bout de la porte qui menait hors du musée, rien ni personne ne pouvait lui porter secours. Elle devrait éloigner ces gardes elle-même.

Son crochet en position, elle colla son front aux barreaux et lança sa voix aussi loin qu'elle le pouvait.

zul mey gut

Les trois Mots sautèrent de sa langue sans un bruit, pour aller s'écraser contre un mur à une bonne distance. Une insulte colorée naquit à l'endroit de l'impact. Toutes les oreilles à portée s'y intéressèrent, incluant les deux gêneurs. Siltafiir répéta son cri cinq fois pour les garder à distance, et brisa le double de crochets sans parvenir à se libérer. Les gêneurs décidèrent de reprendre leur poste en laissant leurs collègues localiser l'intrus.

La prisonnière sentait son cœur accélérer et sa sueur se refroidir. Juste pour alimenter sa panique, un chien entra dans le musée en tirant sur sa laisse. La peur bourdonnait dans ses oreilles, sa gorge se nouait, l'air ne remplissait plus ses poumons.

Elle secoua la tête pour chasser les images de prisons et de murs humides qui éclosaient devant son œil. Non, ces jorre n'avaient aucun droit de la capturer. Ils représentaient autant de danger qu'un nuage de moucherons, pensa-t-elle avant de se rappeler de sa réputation.

Si on révélait partout que l'Enfant de Dragon s'amusait à dévaliser les familles riches de Bordeciel, quelqu'un trouverait forcément un moyen de le lui faire regretter. Les Thalmors l'avaient espionnée jusque dans la Souricière, d'autres pouvaient s'y infiltrer pour s'en prendre à elle. Ou pire, au reste de la Guilde.

Haletante, elle s'était accroupie sans le réaliser, les poings serrés contre son torse. Une toute petite part de son cerveau nota les phalanges blanchies qui dépassaient de ses mitaines. Elle devait redevenir invisible sans perdre un instant, même face à un chien cela lui ferait gagner quelques précieuses secondes. Mais l'humidité, la pierre grise, le verrou infranchissable agitaient et embrumaient son esprit.

Hahjok profita de sa faiblesse. Il exhala son voile de doutes sur tous ses sens. Les murs de sa cellule se rapprochaient, l'étouffaient, elle ne s'était jamais échappée du donjon thalmor.

- Qu'est-ce que tu fous ?

Quelqu'un la secoua par les épaules en lui donnant des ordres. Au lieu de comprendre ce qu'on lui disait, elle s'intéressa au brouhaha qui s'élevait plus loin. Des nuages de vapeur engloutissaient les œuvres exposées dans le musée dwemer et arrachaient des cris aux gardes.

Elle ne comprit ce qui se passait que lorsque Cynric poussa un juron et la tira par le poignet. Il la guida jusqu'au bout du couloir, lui ordonna de devenir invisible et vida lui-même une fiole dès qu'elle lui obéit. Abrités des regards, ils quittèrent le château aussi aisément qu'ils y étaient entrés. Il ne la lâcha que lorsqu'ils eurent trouvé une arche reculée où se cacher.

- Après ça, ils vont renforcer la sécurité, se lamenta-t-il, c'était déjà assez difficile de chercher le vin, maintenant il nous faudra un miracle pour l'obtenir.

Elle commençait déjà à baisser la tête pour échapper à son regard accusateur, puis se rappela des quelques minutes qui avaient précédé son accès de panique. Pendant qu'il alignait les grommellements, elle sortit le paquet d'étoffes de son sac et le déballa juste assez pour révéler la gravure qui ornait la boîte de vin. Il s'interrompit au milieu d'une phrase, défronça les sourcils et relaxa ses épaules.

- J'ai rien dit. On va à l'auberge ?

Exténuée, elle le suivit d'un pas traînant. Elle hésitait à prendre une chambre alors qu'ils entraient dans l'établissement, quitte à se briser le dos sur un de leurs matelas de pierre. Vu son état, elle s'endormirait dans la seconde.

Ou peut-être pas. Leurs instincts de criminels s'éveillèrent dès qu'ils posèrent un pied à l'intérieur. Tentant d'échapper à l'agitation du mariage qui avait envahi leur caserne, nombre de soldats vidaient des pintes autour du comptoir et de la cheminée. Les flammes éclairaient le sourire chaleureux de Ralof.

- Si tu veux aller le voir, je ne te retiens pas, siffla Cynric, après tout on a terminé notre travail.

- Non, chuchota-t-elle en tournant le dos au soldat pour qu'il ne la reconnaisse pas.

Cynric réagit comme lorsqu'elle lui avait montré la caisse de vin, puis s'avança vers le comptoir. Quelques gestes attirèrent l'attention de l'aubergiste affairé. Après un court échange de mots et de septims, Cynric fit signe à sa collègue de le suivre jusqu'à la chambre qu'il venait de louer — la dernière disponible, d'après les dires de l'aubergiste.

Siltafiir sauta sur le lit dès qu'elle le repéra et ravala une plainte quand ses genoux heurtèrent la pierre. Après quelques instants à s'insulter silencieusement, elle s'assit au bord du matelas, massa discrètement ses rotules et commença à défaire les lanières de son plastron. Du coin de l'œil, elle vit Cynric l'imiter.

Il portait toujours une tunique sans manches sous son armure, juste assez courte pour révéler son ventre lorsqu'il s'étirait. Ce qu'il ne manqua pas d'accomplir, pendant de longues secondes, tout en poussant un râle satisfait. Siltafiir oublia presque de détourner le regard quand il posa le sien sur elle.

Ostensiblement focalisée sur ses gants, elle se contenta d'acquiescer à la proposition d'un repas. La porte se ferma sur lui, abandonnant Siltafiir avec sa honte. Comment pouvait-elle penser à reluquer quelqu'un ? Elle n'osait même pas obliger Ralof à lui demander pardon pour s'être envoyé en l'air pendant que les thalmors la torturaient ! D'ailleurs, depuis combien de temps exactement fréquentait-il cette Sorlena ?

Au retour de Cynric, elle grinçait des dents en fixant le mur, dévorée par le désir d'employer gol sur Ralof afin de révéler toute l'étendue de son infidélité.

- Viens manger tant que c'est chaud.

Elle sursauta et le rejoignit précipitamment à la table. Le fumet du ragoût parvint presque à améliorer son humeur, mais l'image d'un Ralof détendu, souriant, inconscient de ce qu'elle avait enduré lui coupa l'appétit.

- T'es dans cet état à cause de la mission ou du sombrage ?

Prise d'un second sursaut, elle bredouilla que tout allait bien et s'obligea à avaler un bout de carotte. Ses coups d'œil nerveux décochés à la porte trahirent immédiatement son mensonge.

- Je t'ai dit que tu pouvais aller le voir, s'exaspéra-t-il, je peux même ramener le vin seul si tu veux rester plus longt—

- Non.

- Alors quoi ?

- C'est juste… Il a… bégaya-t-elle en agitant la main en direction de la sortie.

Elle se massa la tempe et siffla entre ses dents.

- Il t'a quittée ?

- Non.

Enfournant une énorme cuillerée de viande, de sauce et de légumes entre ses joues, elle força Cynric à patienter quand il quémanda des détails. Impossible d'avouer qu'une pâle joor l'avait remplacée, ce n'était pas digne de l'Enfant de Dragon.

- Vous vous êtes disputés ? insista-t-il, le menton appuyé sur ses doigts croisés.

- Non ! cracha-t-elle en tapant le manche de sa cuillère sur la table. Pourquoi ça t'intéresse autant ? C'est la première fois que je te vois si curieux à propos d'autre chose qu'un verrou.

Il croisa les bras, le dos plaqué contre le dossier de sa chaise. Dans un haussement d'épaules, il s'éclaircit la gorge et rétorqua d'un ton léger :

- Je m'inquiète pour une collègue. C'est tout.

- Et la vraie raison ?

Quelques secondes d'immobilité plus tard, il soupira. Les coudes de retour sur la table, il perdit son attitude détachée et fixa Siltafiir avec intensité.

- Tu as failli atterrir à Cidhna. Même moi j'aurais de la peine à t'en libérer. Est-ce que c'est sa présence qui t'a mise dans cet état ?

Envahie par la honte, elle baissa tant la tête que son nez frôlait son bol. Pourquoi espérait-elle qu'il lui révèle ses sentiments cachés ? Il se moquait bien de ses déboires amoureux, et il était trop intelligent pour vouloir en faire partie. Tout simplement, il s'assurait qu'elle ne commettrait pas la même erreur lors de leur prochaine collaboration.

À condition qu'il désire encore travailler à ses côtés.

- Ce n'est pas à cause de lui, marmonna-t-elle en se redressant, j'ai paniqué parce que j'étais enfermée comme…

comme dans la prison thalmore, pensa-t-elle, la bouche figée.

- Alors pourquoi tu ne vas pas le voir ? Brynjolf n'arrêtait pas de dire que vous étiez adorables, il s'est forcément passé quelque chose.

Un morceau de bœuf coriace lui octroya un moment pour retrouver sa voix. La tentation de révéler l'affront de Ralof la démangeait au point d'effacer la douleur de son humiliation. Vaincue par une joor, certes, mais surtout trahie par l'homme qu'elle aimait.

- La première personne que je suis allée voir après… après m'être libérée, c'était lui. Sauf qu'il était occupé. Avec quelqu'un d'autre.

Décidément, Cynric aimait l'effrayer ce soir-là. Il poussa une exclamation et lui décocha un regard aussi outré que s'il avait été lui-même victime de ce déshonneur. En quelques toussotements, il retrouva sa contenance et susurra :

- Tu veux te venger ?

Un moment plus tard, ils revenaient à la chambre en dissimulant leurs ricanements. Cynric déposa une bourse pleine et un gant de cuir sur la table, Siltafiir y ajouta une dague, accompagnée de la tête d'ours qui coiffait tous les officiers sombrages. Juste assez peu d'objets pour qu'il ne remarque pas immédiatement leur absence, mais suffisamment importants pour s'énerver en les cherchant et, surtout, pour réaliser qu'il s'agissait bien d'un larcin, pas d'une perte accidentelle.

Cynric suggéra de fêter leur réussite avec des boissons — payées par Ralof, bien entendu. Il s'apprêtait à sortir en commander, mais Siltafiir sauta sur ses pieds. Ignorant ses questions, elle extirpa la caisse de vin de son cocon et souffla :

- Bryn nous a bien dit d'en ramener trois, non ?

Les sourcils froncés, il acquiesça. Elle souleva le couvercle et révéla quatre bouchons de liège qui lui valurent un rire joyeux. L'hydromel lui plaisait nettement plus que le vin rouge, mais elle gloussa avec approbation quand le liquide lui chauffa doucement la gorge et le ventre. Le sourire si rare de Cynric ne semblait plus vouloir le quitter alors qu'il remuait le goulot sous son nez et le collait à ses lèvres.

- J'aurais aussi engagé la Guilde pour ça, s'extasia-t-il en claquant la langue.

Ils se forcèrent à ne pas tout vider d'une traite. La tête d'ours offrit une distraction idéale quand Siltafiir l'enfonça sur son crâne et caricatura tous les reproches que Ralof avait osé émettre à son encontre. Même les plus légitimes.

Il ne supportait pas ses absences répétées et craignait pour sa vie ? Il n'avait qu'à l'accompagner et l'aider à sauver Tamriel. Ses choix professionnels le débectaient ? Ce sombrage pouvait parler, la moitié du pays considérait les rebelles comme des traîtres infâmes. Offrir les services de la Guilde pour récupérer la Couronne d'Os lui avait valu une engueulade d'Ulfric ? Si ça l'embarrassait tant, elle pouvait sans problème ramener la Couronne à Solitude, on verrait bien ce que ça lui vaudrait cette fois.

Puis Cynric suggéra une seconde vengeance.

- Il aurait du mal à rentrer sans bottes, pouffa-t-elle en prenant la bouteille qu'il lui tendait.

Il se maudit et se réjouit de si mal tenir l'alcool, car il osa enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres :

- Je pensais plutôt… tu voudrais qu'il t'entende ?

- Pas très envie de lui crier dessus, il n'en vaut pas la peine.

- Alors tu pourrais me crier dessus. Ou dessous. Comme tu préfères.

Nullissime, s'insulta-t-il en luttant de toutes ses forces pour ne pas se cacher sous la table. Priant qu'elle rie et prenne son commentaire pour une blague, il s'étonna de voir son œil s'écarquiller, son visage virer à l'écarlate et, surtout, sa tête se mouvoir de bas en haut. Au fil de la discussion, il avait glissé sa chaise près de la sienne. Une sage décision.

Tout en l'embrassant, il moucha la chandelle qui trônait sur la table. Il comptait sur la réputation du vin de fléau d'ombre en les plongeant dans le noir, et se réjouit de discerner clairement les traits de Siltafiir. Sur le chemin du lit, il entama son exploration, une main sur sa cuisse et les dents contre sa gorge.

Le premier gémissement couvrit son dos de frissons fébriles. Elle n'utilisait pas encore le Thu'um, mais l'idée de l'entendre d'aussi près le rendait fou. Cette Voix l'avait toujours intrigué, et depuis qu'elle l'avait malmené dans l'aile Pélagius il en rêvait presque toutes les nuits. Elle montrait autant d'impatience, à tirer leurs tuniques au-dessus de leurs têtes pendant qu'il défaisait leurs ceintures.

Dénudés, ils tombèrent sur le lit sans s'inquiéter des bleus qui couvriraient leurs coudes le lendemain. Tout en la plaquant sur l'oreiller d'un baiser, Cynric mit à profit l'agilité de ses doigts — dont personne ne s'était plaint jusqu'à maintenant. La première vibration s'écrasa contre ses lèvres.

Il libéra sa bouche et plongea sur son téton, immédiatement récompensé par un cri enivrant. Le roc de leur couche tremblait, ses os s'entrechoquaient, et Siltafiir l'encourageait d'une main dans ses cheveux. Il ne se fit pas prier, descendant encore plus bas, embrassant son ventre, mordillant l'intérieur de ses cuisses et mettant enfin sa langue à l'ouvrage.

Un peu plus tôt, il jubilait à la perspective de gâcher la nuit du sombrage. À présent, rien d'autre ne comptait que cette Voix. Et elle partageait son lit. Il ne savait pas à qui il devait cette chance, alors sans se déconcentrer de sa tâche, il remercia les ombres et Dibella. Il aurait continué toute la nuit sans se lasser, mais Siltafiir lui tapota le crâne.

- Dois… res… pirer…

Souriant jusqu'aux oreilles, il s'allongea à côté d'elle, un coude sur l'oreiller et la joue sur sa paume. L'air remuait encore autour d'eux, agité par les notes draconiques qui refusaient de complètement se taire. Elles l'avaient tant ramolli que le matelas de pierre lui paraissait plus moelleux qu'un nuage.

Alors qu'il caressait son bras du dos de ses phalanges, elle passa une jambe au-dessus de lui et écrasa à son tour un baiser sur ses lèvres. Ils profitèrent pleinement de secondes suivantes. Jusqu'à ce qu'elle pousse un gémissement juste un peu trop enthousiaste. Un râle guttural échappa à Cynric.

Il cligna des yeux, se reconnecta à la réalité et rougit pendant que Siltafiir le fixait, interloquée.

- Je dure plus longtemps d'habitude, se justifia-t-il.

- Je prends ça comme un compliment, ricana-t-elle en tombant à côté de lui.

Il tenta encore d'excuser son manque d'endurance et promit de faire mieux la fois suivante — si l'idée d'une fois suivante l'intéressait malgré cette performance. Elle le rassura immédiatement :

- Ça me va.

Les effets du vin se dissipaient lentement, à commencer par la nyctalopie, mais il remarqua quand même l'expression détendue qu'elle n'avait pas arborée depuis…

Avait-elle déjà fait cette tête devant lui ? Il ne s'en rappelait pas. Mieux valait rattraper ce manquement, elle méritait au moins ce confort après avoir sauvé la Guilde — sans compter tout Bordeciel.

Assuré qu'elle était encore motivée, il replongea sur elle.

Il n'avait jamais si bien dormi. D'un étirement, il se cambra, bâilla à s'en décrocher la mâchoire, puis retomba sur le matelas. Tout à sa béatitude, il n'entendit pas tout de suite la respiration sifflante et saccadée juste à côté de lui. Il appela Siltafiir. Elle l'ignora.

À tâtons, aidé par le trait de lumière qui filtrait sous la porte, il trouva une chandelle à côté du lit et l'alluma grâce à ses maigres connaissances en destruction. Il se retourna et cracha un juron.

D'un bond, il s'agenouilla à côté de Siltafiir. Assise, le dos courbé, elle haletait en fixant le vide, les mains crispées contre sa gorge et ses clavicules. L'appeler, lui empoigner les épaules et la secouer n'accomplit rien. Un léger sursaut la parcourut quand il pinça son bras, une pichenette sur son front produisit le même effet.

Comme craignant un possible témoin, il jeta un regard circulaire à la chambre. Il leva sa main gauche, planta ses dents dans sa lèvre et ferma les yeux. Le claquement vibra jusqu'à son épaule.

Après une longue inspiration, il osa ouvrir une paupière. L'expression hagarde, Siltafiir tâtonna le lit, puis sa joue écarlate, puis le lit, tout en bégayant des mots incomplets. Sautant sur l'occasion, Cynric lui attrapa délicatement le visage à deux mains et la força à le regarder.

- Tu sais où tu es ?

Sa pupille sauta de droite à gauche avant de se fixer sur lui. Encore tremblante, elle acquiesça en marmonnant "Markarth". Alors qu'elle tentait de formuler une excuse, il la tira hors du lit et l'encouragea à s'habiller. La tête baissée, elle obéit sans un mot, et surtout sans oser le regarder.

Elle serait sortie immédiatement de la chambre une fois ses vêtements sur le dos, mais il lui coupa la route et attrapa son menton. Avant qu'elle ne comprenne ses intentions, il l'embrassa, resta quelques longues secondes contre ses lèvres, puis s'écarta. Il traversa l'auberge les mains dans les poches, comme s'il ne venait pas de complètement la chambouler.

Écarlate, elle le suivit en silence, aussi troublée que rassurée. Fixant son dos, elle ne prêta qu'une attention limitée à leurs alentours. Son regard ne se détourna que lorsqu'ils atteignirent le brouhaha des écuries. L'agitation du mariage remuait encore la ville, au point que Siltafiir remarqua à peine les sombrages qui préparaient leurs chevaux entre les flots de voyageurs. Jusqu'à croiser les yeux de Ralof.

L'instant d'après, elle était invisible et se précipitait à la suite de son collègue. Celui-ci la chercha du regard dès qu'ils se furent écartés de la foule. Elle réapparut à ses côtés, lui arrachant un sursaut et un juron. Il commença à la réprimander, avant de suivre les coups d'œil nerveux qu'elle jetait au-dessus de son épaule.

- Il te fait peur ? ricanna-t-il.

- Non ! C'est juste— Ne perds pas de temps, on a au moins deux jours de marche devant nous !

Riant de plus belle, il lui emboîta le pas. La honte et l'agacement n'offrirent qu'une distraction temporaire ; avant que le soleil n'atteigne son zénith, elle se plaignait déjà d'avoir mal aux pieds.

- C'est ça de toujours voyager en dragon, tu n'as plus d'endurance.

- Je suis fatiguée parce que tu m'as gardée réveillée la moitié de la nuit.

Elle lui tira la langue, il gloussa en se tenant le ventre. À force d'échanger des piques, ils en vinrent aux mains. Ils se harcelèrent à coups de chatouillis, courant l'un après l'autre jusqu'aux bois d'Épervine. Emportés par leur enthousiasme, ils faillirent reprendre leurs activités nocturnes dans des fourrés, pour être immédiatement interrompus par un ours.

Ils restèrent sages jusqu'à l'auberge d'Épervine.

Quelques heures de marche les séparaient encore de Faillaise. Une paire de chevaux les aurait bien aidés, surtout avec la pluie qui commençait à tomber, mais les écuries et voyageurs trop bien gardés forçaient les voleurs à user leurs bottes. Pour ne rien arranger, Siltafiir grinçait des dents depuis qu'ils avaient traversé Helgen, lieu de sa première rencontre avec Ralof et Alduin.

Cynric tenta une unique fois de lui demander ce qui la tracassait. Elle grogna que ce n'était rien et que ça ne le concernait pas et que de toute manière personne ne pouvait rien y faire. Une explication parfaitement satisfaisante aux yeux de son compagnon de route. La fébrilité de Siltafiir commençait à peine à s'estomper, qu'une voix terrible secoua les cieux.

ODAHVIING

La bouche entrouverte, les voleurs fixèrent les nuages jusqu'à ce que l'Enfant de Dragon reconnaisse, dans le lointain, la silhouette de son cheval volant favori. Il entamait sa descente vers Faillaise. Les oreilles bourdonnantes d'agacement, elle gonfla ses poumons.

ODAHVIING

Elle mit toute sa puissance dans cet appel toute sa vexation aussi, et surtout toute la douleur qui s'abattrait sur le dragon s'il priorisait le mauvais maître. Heureusement pour ses écailles, il vola sur place un instant avant de bifurquer dans la bonne direction. Quand il atterrit devant elle, Cynric se frottait encore les oreilles, les genoux tremblants.

- Tu peux partir, je n'ai pas besoin de toi maintenant, sourit-elle, les poings sur les hanches.

- Fos ?

- Et dis à Miraak qu'il peut exceptionnellement t'utiliser aujourd'hui, mais qu'il devra se trouver un autre moyen de transport la prochaine fois. C'est moi que tu sers.

- M'utiliser ? répéta-t-il en montrant les crocs, avant de vraiment réaliser ce qu'elle venait de lui ordonner. Je ne peux pas lui dire cela ! Zu'u laan lahney !

- Attends que vous soyez en vol, il ne te tuera pas à cent pieds du sol, suggéra-t-elle en lui tapotant le museau, et puis, s'il s'en prend à toi je l'éliminerai moi-même.

Il s'autorisa une dernière plainte, pour la forme, mais s'envola l'âme sereine, calmé par l'assurance de son thur. Satisfaite, elle décocha un sourire radieux à Cynric et reprit la route en sautillant. Sentir Miraak quitter Faillaise quelques minutes plus tard acheva de la ravir.

Rien n'entama sa bonne humeur alors qu'elle cherchait des formes dans les nuages avec Cynric et qu'ils planifiaient leurs prochaines leçons de crochetage. Lorsqu'ils passèrent la porte ouest de la ville, elle sifflotait joyeusement des notes plus fausses les unes que les autres. Elle aurait parié tout son dernier salaire que rien ne pouvait altérer sa joie, jusqu'à ce qu'ils finissent de longer le Château d'Embruine.

Une paire de robes noires et trois armures dorées montaient les escaliers du château. Avant même de reconnaître les uniformes thalmors, Siltafiir sentit ses poils se hérisser et ses jambes se tétaniser. La gorge serrée, elle fixa leurs dos jusqu'à ce qu'ils disparaissent dans la bâtisse.

Alerte, elle respirait à peine, de peur qu'on entende son souffle. Une main saisit son épaule pendant que Cynric lui demandait comment elle se sentait. Elle marmonna le "bien" le moins convaincant de Nirn, regarda le château encore un moment, suivit son collègue sur quelques mètres, puis se retourna. Il s'arrêta aussi et l'encouragea à venir vider quelques pintes d'hydromel en sa compagnie. Dédaignant son offre, elle lui fourra le vin de fléau d'ombre dans les bras en marmonnant :

- Je dois… vérifier quelque chose.

Ignorant un soupir qui se voulait exaspéré, elle courut à la suite des Thalmors. Son corps entier vibrait d'anticipation alors qu'elle s'infiltrait dans le château, cachée par son invisibilité. Sans surprise, les Altmers conversaient avec Maven. Elle se mordit la joue, maudissant sa décision immature lors du conseil au Haut-Hrothgar, et surtout l'arrangement passé avec Ulfric ; la jarl précédente n'aurait pas laissé ces tortionnaires poser un seul pied dans l'enceinte de Faillaise, encore moins dans sa demeure, et voilà que Maven était assurée de conserver son trône même si les sombrages gagnaient la guerre.

La tentation d'attendre la nuit et lui trancher la gorge dans son sommeil accéléra les battements de son cœur, mais elle se ressaisit et projeta sa haine sur les Thalmors. Appuyée contre un mur, juste assez près du groupe pour entendre leur conversation, elle se demandait comment convaincre Brynjolf que la Guilde ne nécessitait plus l'aide des Roncenoir.

Au terme d'une discussion commerciale interminable, Maven conclut en ordonnant à deux serviteurs de conduire respectivement les dignitaires à leur chambre et leur escorte aux dortoirs des gardes de la ville. Quelques grognements s'échappèrent des casques dorés, qui espéraient certainement des accommodations plus prestigieuses.

Siltafiir suivit les robes noires comme leur ombre, regrettant légèrement de ne pouvoir trancher que deux gorges ce soir-là. Leur serviteur attitré déverrouilla une porte en haut d'une volée d'escaliers et se décala sur le côté pour laisser les dignitaires passer. Siltafiir se glissa à leur suite et se posta dans un coin de la chambre pendant que le serviteur leur confiait une clef.

Il offrit de leur préparer un bain avant qu'ils ne descendent pour le repas. Ils demandèrent un bassin d'eau froide et un plateau de nourriture, prétextant que le voyage les avait épuisés et qu'ils préféraient manger au calme. Dès que le serviteur partit, un Thalmor s'effondra les bras en croix en travers d'un lit, l'autre sur un fauteuil.

- Si je dois écouter cette Nordique pendant tout un repas, je vais devenir fou, grommela celui qui occupait le lit dans un dialecte altmeri.

- Ne m'en parle pas, j'ai fait cette erreur la dernière fois, elle m'a harcelé jusqu'à ce que j'accepte le prix de ses marchandises. Ça a ruiné ma digestion.

Siltafiir éprouva une gratitude réticente envers son père, qui tenait absolument à partager sa langue maternelle avec ses filles. Incapable de participer aux cours pratiques de magie, elle avait même eu droit à une double dose de leçons de langues, sans compter toutes les autres matières théoriques.

Les Thalmors se plaignirent ensuite de leurs chevaux tués par une embuscade, des odeurs d'égouts et de poissons qui imprégnaient Faillaise, et du froid insupportable de ce pays de barbares. Lorsque trois coups résonnèrent contre la porte, ils sautèrent sur leurs pieds et défroissèrent leurs robes.

Une bassine fut déposée dans un coin de la pièce, vite remplie par des seaux d'eau froide, pendant qu'un lourd plateau de victuailles atterrissait sur une petite table carrée. Les Thalmors chassèrent les domestiques et s'enfermèrent d'un tour de clef. L'un s'approcha de la bassine et agita une main au-dessus de l'eau. Un nuage de vapeur s'en éleva doucement.

- Les bains de l'Académie me manquent, geignit-il pendant que son confrère retombait sur le lit, depuis que cet idiot d'Ancano les a fait exploser, ils refusent d'accueillir les envoyés Thalmors dans leur enceinte. Toutes les discussions se font sur le pont.

- Ils pourraient le réparer. Une pierre s'est détachée de sous mon pied la seule fois où j'y suis allé, j'ai bien failli tomber.

Sans même s'asseoir, il ôta ses bottes et leva un doigt mou qu'il tournoya en direction de la nourriture. Le plateau lévita jusque sur le matelas. Il se redressa enfin, s'empara d'une assiette de poisson et de légumes et poussa ses poireaux sur celle de l'autre Thalmor. Du même mouvement de l'index, il renvoya le plateau sur la table.

Les odeurs d'oignons caramélisés au miel firent saliver Siltafiir. Heureusement, les clapotis du Thalmor qui entrait dans l'eau couvrit les gargouillis de son ventre. Malgré sa faim grandissante, sa patience ne faiblit pas. Chaque seconde qui rapprochait les Thalmors du sommeil nourrissait sa jouissance.

Elle les observa manger et soigner leurs cloques jusqu'à ce que l'occupant du lit renvoie son assiette sur le plateau. Sa respiration ralentit et s'alourdit en quelques minutes seulement, pendant que l'autre employait sa télékinésie pour attirer des grains de raisin jusqu'à lui.

Siltafiir attendit encore un peu pour s'assurer que l'épuisement du voyage avait définitivement assommé le dormeur, puis rampa derrière le dos du barboteur. Alors qu'il venait de placer un fruit sur sa langue, elle plaqua sa main gauche sur ses lèvres et glissa le fil de sa dague sur sa gorge.

Il se débattit quelques secondes, juste assez pour effrayer sa tueuse, mais les éclaboussures n'arrachèrent pas même un soupir à la seconde victime. Une minute plus tard, un flaque de sang imbibait le lit, et Siltafiir fouillait les robes du baigneur soigneusement étendues sur le fauteuil. Ses mains essuyées, la clef en main, elle abandonna son œuvre sans un bruit, prudente de verrouiller derrière elle.

À suivre...

Termes draconiques :
Fos ? — Quoi ?
Zu'u laan lahney ! — Je veux vivre !