Crowley était tombé amoureux deux fois dans sa vie et à chaque fois, c'était d'Aziraphale. Il était tombé amoureux dans le Ciel et sur la Terre, il était tombé amoureux alors qu'il était un ange et il était aussi tombé amoureux alors qu'un démon n'était pas censé pouvoir l'être.
Il l'aimait tant que ça lui faisait mal parfois. Il fermait ses paupières et il voyait l'image d'Aziraphale imprimait dans le noir de son esprit, il entendait sa voix dans le silence de son appartement, il sentait son odeur dans l'air qu'il l'entourait. Et ça lui faisait mal, ça lui tordait l'estomac dans une douleur délicieuse et son souffle se coupait. Dans ces moments-là, il lui semblait impossible de continuer de vivre sans tout révéler à l'angelot.
Aziraphale et Crowley s'étaient installés dans une douce routine depuis la Non-Apocalypse. L'ange l'appelait, il discutait de son roman en cours de lecture, de la dernière œuvre originale qu'il avait acquise, de la manière dont il avait classé ses livres, des gérants des boutiques voisines, de leurs vies longues...de tout ce qui lui passait par la tête. Crowley finissait par venir directement à la librairie où au terme de la journée une table au Ritz s'était miraculeusement libérée. Ce pouvait être aussi deux places pour une pièce de théâtre ou un opéra et même une fois, une table dans un cabaret français dans lequel un magicien qu'admirait particulièrement Aziraphale (pas trop non plus) faisait un spectacle à guichet fermé. Et Aziraphale acceptait toujours, rayonnant de bonheur.
Ce soir-là, ils dînèrent, Crowley fredonnait une chanson de Queen et il contemplait Aziraphale manger. L'ange piquait parfois dans son plat et le démon le laissait faire, il savait qu'il finirait par échanger leurs assiettes. Crowley s'en fichait, il ne comptait pas ingurgiter cette nourriture et Aziraphale était toujours si affamé des délices humains. Le démon ne pouvait rien lui refuser.
Et alors que Crowley commandait distraitement deux desserts (il savait très bien qu'il ne mangerait pas le sien), il fut brutalement ramené à la conversation par une main se posant sur la sienne. Il baissa le regard sur les doigts de l'ange qui pressaient les siens, il s'ancra dans les yeux d'Aziraphale, un peu plus haut :
«— Qu'est-ce que tu as dis ? »
Aziraphale sourit et haussa un sourcil mais il ne retira pas sa main. Il répéta ce que le démon n'avait pas entendu :
«— Tu ne m'as jamais parlé de votre discussion. »
Crowley écoutait toujours Aziraphale et il répondait toujours correctement. Si les autres anges avaient pu trouver son ami embarrassant avec tous les mots qu'il parvenait à articuler, ce ne fut jamais le cas pour le démon, bien au contraire. Il appréciait ne pas avoir à faire la conversation ou encore qu'aucun silence gênant ne pouvait exister entre deux personnes qui se connaissaient depuis plus de six mille ans.
«— Où veux-tu en venir ? »
«— Le jour où Lucifer est tombé, lui et les autres...tu sais... qu'est-ce que vous vous êtes dit...avec Elle ? » L'ange n'avait jamais osé l'interroger et évitait d'ailleurs de parler de sa chute mais plutôt d'une chute où Crowley aurait vaguement suivi le mouvement.
«— J'ai simplement posé quelques questions l'angelot, je ne pensais pas que ça pouvait m'attirer des problèmes.»
Et un silence confortable s'installa pendant lequel ils permirent à leur esprit de les y ramener.
Ce jour-là, Crowley déambulait joyeusement, ses cheveux dodelinant au fil des mouvements extatiques de son corps, il regardait le décor grandiose qu'il l'entourait : les nébuleuses, les étoiles, la Voie Lactée... Il la considérait (avec raison), comme la plus belle création de Dieu.
Il s'était fait un nouvel ami, un véritable ami. Crowley aimait bien Lucifer et les anges qui avaient pour habitude de le suivre mais pas suffisamment pour les considérer comme proches. Ils partageaient néanmoins des idées communes...oui c'était ça, ils étaient des connaissances occasionnels. En revanche, Aziraphale, le chérubin qu'il avait rencontré le jour où il avait créé une nébuleuse fantastique, était gentil, doux, un peu espiègle et il semblait soucieux des autres. Cela l'avait touché, personne ne s'était jamais vraiment inquiété pour lui et c'était un sentiment nouveau que de sentir qu'il comptait pour quelqu'un...L'angelot avait complimenté son travail, ses petites usines à constellations. Il en était très fier et déjà Aziraphale avait touché son cœur.
Cela faisait maintenant quelques décennies qu'ils se voyaient à travers l'immensité du Ciel éternel, Crowley l'appelait toujours de la même façon et Aziraphale volait vers lui dans cette même lumière bleutée étincelante, sa petite étoile filante. Crowley nourrissait une grande tendresse pour l'angelot. Il avait bien compris que lui non plus n'arrivait pas vraiment à se faire des amis parmi la communauté angélique, et plus que ça, il soupçonnait que les autres n'étaient pas très aimables avec Aziraphale. Tout simplement parce que lorsqu'il lui faisait des compliments sur sa manière de manier l'épée flamboyante (et impressionnante, Crowley le reconnaissait sans peine), l'angelot rougissait, s'assurait que le commentaire était sincère et un sourire éclatant prenait place sur son beau visage pendant quelques années (un battement de cils pour des êtres divins et éternels). Ce manque de confiance en lui sidérait toujours Crowley qui savait Aziraphale intelligent et viscéralement bon. Le meilleur de tous les anges.
Cela semblait si loin, Crowley n'aimait pas y penser, ça lui rappelait à quel point il avait eu dû mal à regagner la confiance d'Aziraphale et à quel point ils étaient heureux, tous les deux au milieu des étoiles... Ce n'est pas qu'il n'était pas satisfait de leur relation maintenant, il ne l'échangerait pour rien au monde mais Crowley avait la sensation qu'il n'était dorénavant plus aussi digne de l'admiration de l'ange. Et il se souvenait de l'archange qu'il avait été...
Il n'était pas stupide, il était populaire, talentueux, puissant et surtout passionné. C'était ce qu'il l'avait rapproché de Lucifer, Crowley vibrait pour chacune de ses idées.
Il aimait tous ses semblables, il aimait Dieu, il aimait aussi la Création, mais il savait que ce qu'il ressentait lorsqu'il voyait, touchait et entendait Aziraphale était différent. Il en était convaincu : c'était de l'amour dans sa forme la plus pure et ça emplissait chacun de ses gestes et chacune de ses pensées.
Crowley aimait passer du temps avec lui et le faire rire, il aimait regarder les nuages violets, bleus et noirs s'épousant dans une caresse silencieuse avec lui, il aimait sentir le regard d'Aziraphale sur lui alors que les splendeurs de la Voie Lactée s'étalaient devant eux, et il aimait aussi savoir qu'ils passeraient le reste de l'éternité ensembles. Il avait même créé un système stellaire d'une beauté renversante où ils pourraient aisément aller vivre. Ce que Crowley ne savait pas, c'est s'il avait le droit de l'aimer comme ça, égoïstement, sans que cela ne serve le Plan ineffable.
S'il devait être honnête, il s'en fichait pas mal qu'on lui donne ce droit ou pas, il le faisait déjà de toute façon. Maintenant tout ce qu'il voulait c'était révéler la force de ses sentiments à l'angelot (qui avait cette grande épée vraiment impressionnante pour les protéger) et s'enfuir avec lui à l'autre bout de l'Univers. Plus personne n'intimiderait Aziraphale et plus personne ne lui demanderait son avis sur les "vices" (quelle idée étrange avait conçu Lucifer vraiment). Et rappelons le, il avait agréablement placé l'Alpha du Centaur et là-bas, la grandeur du Ciel infini se déroulerait sous leurs yeux dans toute son immense beauté. La perspective d'être entouré seulement de tout ce qui le rendait heureux enchantait Crowley au-delà de tous les mots.
Crowley déambulait donc joyeusement, cherchant bien plus loin que d'habitude son ami lorsqu'il perçut des éclats de voix provenant d'un attroupement anormal de lumières divines. Il s'avança, curieux, et découvrit que Lucifer et les autres étaient au centre de l'attention, les anges les regardaient avec des mines déconfites et désapprobateurs. Crowley était d'une nature aimante et tranquille et voulait surtout poser ses questions. Il rejoignit le centre du cercle et découvrit Lucifer en pleine discussion avec Dieu, ne voulant pas paraître impoli, il se fit la réflexion qu'il demanderait la raison de ce remue-ménage après.
Soudain, il aperçut Aziraphale presque aux premières loges dans la foule d'ange. Crowley lui fit un petit signe de la main en souriant, signe auquel son ami ne répondit que très timidement. "Ca ne fait rien, je le verrais après, il doit être intimidé par toute cette agitation" pensa Crowley et alors qu'il s'apprêtait à abandonner Lucifer et son groupe d'amis pour rejoindre son ange, il fut projeté en avant par une grande tape dans le dos alors que le chef de file s'exclamait :
«— A ton tour le fils prodige, toi aussi tu n'es pas d'accord avec la manière dont tourne les choses ici. »
«— Euh... » Crowley n'était pas du tout sûr de vouloir cette attention non plus d'un coup. Il n'était pas particulièrement réticent à l'idée d'être écouté mais il y avait beaucoup trop de monde. Lucifer semblait attendre des choses de lui. Hésitant, il tenta de détendre l'atmosphère qu'il venait de sentir oppressante : « La nourriture laisse à désirer ces derniers temps, non ? »
Et alors Elle pris la parole :
«— Je sens que tu as quelque chose à me demander mon fils, quelque chose qui te dévore. »
«— En fait, oui », repris Crowley, qui fit un pas en avant, s'approchant davantage et en s'agenouillant, il ne voulait pas que toute l'assemblée entende sa requête de bénédiction et il savait qu'Aziraphale n'apprécierait pas l'exposition soudaine. Il se mit à chuchoter pour ne se faire entendre que d'Elle, seule. « Je ne crois pas que deux serviteurs en moins feront échouer votre Grand et Génial Plan mais... » Il tourna doucement la tête et ses yeux se posèrent sur son ami, une douce chaleur traversa le bas de son ventre. Il se laissa submerger par ce qu'il ressentait pour Aziraphale et sa voix était plus assurée lorsqu'il se tourna de nouveau vers Dieu : « Je l'aime, je l'aime vraiment, je veux passer toute l'éternité à ses côtés, s'il le veut aussi...et je veux qu'il le sache. Est-ce que j'ai le droit de l'aimer comme ça ? De lui tenir la main ? Est-ce que nous pouvons être ensembles ? Du plus loin dont je me souvienne, c'est tout ce que j'ai toujours désiré. ». Il était suppliant et il détestait ça mais il ne renoncerait devant rien pour lui faire comprendre que ses sentiments aussi étaient ineffables.
Dieu leva les bras mains en l'air et rendit l'air environnant lourd et irrespirable. Il se chargea de pouvoir divin. Crowley bondit en arrière alors qu'un souffle brûlant le poussait au centre du cercle composé de Lucifer et de ses amis. Il eut tout juste le temps de croiser le regard paniqué d'Aziraphale et Elle déclara : «— Rebelles, je ne peux pas vous détruire, dans ma grande miséricorde je vous laisse le droit de poursuivre vos hérésies loin du royaume du Ciel, vous serez damnés pour l'éternité et vous cultiverez le vices loin des portes du Paradis.»
Elle fit un mouvement compliqué des mains et la seule chose dont se souvient Crowley, c'est que son âme immortelle brûlait dans un bain de soufre en fusion. Il devenait un être façonné de colère et de rancœur mais une chose en lui persistait : son amour pour Aziraphale.
Quelques décennies plus tard, quand il a croisé l'ange sur les murs du jardin d'Éden, il l'a reconnu tout de suite et l'étincelle de Grâce qui lui restait, brillait de nouveau comme au temps où il était un ange. Tout au long de leurs rencontres, au fil des millénaires, des siècles et des décennies, elle n'avait jamais perdu son éclat.
Le serveur leur apporta leurs desserts et Crowley revint à la réalité. Il avait toujours été terrifié de dire ce qu'il ressentait à Aziraphale parce qu'il ne voulait pas l'entraîner dans son sillage. Si un ange ne devait pas, ne pouvait pas tomber, c'était lui. Après tout, il était le meilleur de tous les anges. Mais en se rappelant sa chute, Crowley avait compris aussi tout autre chose. Il tourna son poignet pour que sa paume soit face à celle d'Aziraphale, il entrelaça leurs doigts et pressa délicatement la main de l'ange dans la sienne comme s'il elle eut été faite de verre. Aziraphale le regardait, il avait l'air si paisible comme s'il savait depuis longtemps ce que le démon venait de comprendre. Il avait le souffle court en attendant une réaction divine qui ne vint jamais.
Crowley suspendit miraculeusement le temps, retira ses lunettes, fixa ses prunelles jaunes vers le Ciel pendant quelques secondes puis ferma ses paupières et du plus profond de son âme immortelle calcinée, il lâcha dans un soupir :
«— Merci, mon Dieu, Merci.»
