Aziraphale avait lu l'amour, il savait ce qu'il était censé ressentir mais la réalité était bien plus grandiose que ce que les auteurs écrivaient dans leurs livres.

Il se disait souvent que c'était comme une chute confuse, lente, laborieuse et souvent douloureuse. Une douleur qu'on est heureux de porter. Aziraphale ne s'était rendu compte de sa chute qu'une fois vautrer par terre, à plat ventre, ne voulant faire qu'un avec le sol.

Il ne savait plus quand est-ce qu'il avait commencé à tomber mais il se souvenait d'instants où il en avait vaguement conscience.

Aziraphale n'était pas sûr de lui, il était pourtant intelligent et il faisait pleinement confiance à sa capacité de réflexion. Seulement, les autres ne l'aimaient pas, il ne comprenait pas pourquoi et c'est ce qui le rendait incertain. Il était un ange, on était censé l'apprécier.

C'était lors du premier jour, l'un de ces soi-disant sept jours qui ont duré en vérité plusieurs milliers d'années : Dieu, n'avait pas encore encore mis au point la comptabilité. Aziraphale se promenait, il souhaitait retrouver l'ange qu'il avait rencontré, celui aux cheveux rouges qui créaient des…nébuleuses, s'il se souvenait correctement.

A la place, il a rencontré Gabriel. Gabriel ne l'aimait pas beaucoup, Aziraphale était toujours d'humeur égale et il était brillant, tout ce que l'archange ne pouvait pas prétendre être.

Ce jour-là, tout est allé trop loin. Gabriel poussait Aziraphale vers un soleil, une création tellurique (l'ange aux cheveux rouges lui avait dit). Il l'insultait, remettait en question ses capacités angéliques et disait que Dieu ne s'en rendrait même pas compte s'il le détruisait. Que personne ne s'en rendrait compte. Parce qu'Aziraphale était insignifiant. Il savait que c'était faux mais l'affirmation s'était peu à peu imposée dans son esprit et il s'apprêtait à être anéanti par le feu qu'il pouvait sentir dans son dos, à travers sa fine tunique blanche.

Mais une voix s'est élevée. Il est apparu, cet ange qu'Aziraphale avait rencontré une fois :

_ "Tu devrais le laisser tranquille Gabriel." La voix de Crowley était forte et son ton, vénéneux. C'était un ton peu commun, peu utilisé au sein du Ciel.

Aziraphale n'avait jamais vu un visage aussi fermé, la fureur s'échappant de son être éthérée, comme les vagues grondantes sur le sable d'une plage. Il se précipita vers la victime de l'archange et tira fort sur son bras pour l'éloigner de l'astre, il le tira si brusquement, que si ses ailes n'avaient pas été déployées, Aziraphale se serait écrasé sur sa poitrine.

L'ange s'est retourné vers la foule de curieux :

_ "Il n'y a rien à voir. Retournez vous occuper de vos affaires.". Il posa son regard sur Gabriel et reprit : "Et d'ailleurs, Elle m'a demandé de lui faire amener Aziraphale, elle a une mission de la plus haute importance dans le Grand Plan pour lui."

Crowley n'avait pas sourcillé une seule seconde mais Aziraphale le savait, c'était un mensonge. Pour le moment il était simplement soulagé que quelqu'un vienne à son secours alors il ne remettrait sûrement pas ses propos en question. Les anges et Gabriel se dispersèrent rapidement, effrayés à la pensée que Dieu pouvait surgir et les punir d'avoir ainsi maltraité ce qui semblait être une créature capitale.

Aziraphale et Crowley s'éloignèrent dans le silence, il pouvait sentir le regard de son sauveur sur lui. Il se demandait si le moment était venu pour Crowley aussi de le détester.

_ "Tu ne devrais pas les laisser te traiter comme ça." La douceur de sa voix surprit Aziraphale, c'était de la compassion à l'état pur et tellement de chaleur. Il haussa les épaules, ne sachant trop que répondre.

_ "Ils devraient te laisser tranquille pour un temps mais je ne serais pas toujours là pour t'aider et …

_ "Tu as menti. Je croyais que nous n'en étions pas capables." le coupa Aziraphale.

Ce fut au tour de Crowley de hausser les épaules :

_ " C'est pour la bonne cause non ? Parfois, il y a des bons mensonges."

Des bons mensonges… Aziraphale n'y avait jamais réfléchi. Il se demandait si l'ange en face de lui le reconnaissait.

Ils se regardaient en silence, se jaugeant un peu. Et un brouhaha lointain sembla se rapprocher, Aziraphale pouvait aisément reconnaître la voix de Lucifer.

_ " Tu sais, je ne crois pas que tu sois insignifiant, Aziraphale."

Et Crowley lui souriait…et ce n'était pas rare de voir un ange sourire mais ce sourire-ci…il était différent. Il réchauffa l'âme immortelle d'Aziraphale et il était dorénavant certain que la prochaine fois que Gabriel viendrait à lui, il saurait quoi dire et quoi faire.

Crowley retira tendrement une plume noircie par la brûlure du soleil :

"Fais attention à toi."

Crowley avait virevolté ensuite vers Lucifer mais avant de s'éloigner hors de la vue d'Aziraphale, il le regarda une dernière fois et lui a crié :

_ " On se voit bientôt l'angelot.".

Aziraphale l'avait observé partir jusqu'à ce qu'il ne soit plus visible, englouti dans le noir du vide intersidéral de la Voie Lactée.

Ils se retrouvèrent plus tard et l'Univers paraissait toujours les faire se rejoindre. Aziraphale ne voulait pas que Crowley pense qu'il le suivait mais c'était maintenant connu chez les anges, si vous en trouviez un, l'autre n'était très pas loin.

Crowley façonnait des étoiles, des systèmes solaires, des galaxies, il repoussait discrètement la mort de certaines constellations. Il dispersait de la poussière bleue, faisait surgir une vague nacré qui s'échouait sur le noir du vide, il faisait briller des étoiles plus que d'autres, il dansait en spirale et en son centre il déposait tout son pouvoir angélique, il batissait des mondes, juste comme ça. A le voir faire on aurait pu croire que c'était un jeu d'enfant.

Quelques jours plus tard, ils se retrouvèrent devant le soleil que Gabriel avait voulu utiliser pour le détruire. Crowley fronçait les sourcilles, Aziraphale posa sa main sur son épaule pour le sortir de sa rêverie :

_"Quelque chose te tracasse ?"

Les traits de Crowley se détendirent et il reporta son attention sur son compagnon :

_ "je ne supporte pas l'idée qu'une si merveilleuse création aurait pu servir à te détruire."

-Ho…"

La respiration d'Aziraphale est devenue plus lourde, il rougit et laissa tomber sa main mollement à ses côtés alors qu'il pouvait sentir un picotement dans le bout de ses doigts.

_ "J'ai inventé un nouveau truc, tu veux voir ?"

Aziraphale était toujours très troublé et n'était même pas en capacité de répondre, silence que Crowley pris pour un "oui". Tremblant presque d'excitation, il poussa Aziraphale loin du soleil, tout en gardant en vue l'astre.

_ "Regarde bien." Crowley baissa une main vers le vide en dessous d'eux et la lune du système se déplaça plus rapidement, à tel point qu'elle finit par passer devant le soleil. Aziraphale n'avait jamais rien vu d'aussi beau. C'était comme si Crowley avait suspendu son halo angélique dans le vide de la Voie Lactée, la lumière que dégageait le soleil était plus forte et l'ombre plus petite de la lune se détachait nettement. Les deux astres se séparaient plus lentement, créant des croissants de lumière solaire jusqu'à ne laisser que le soleil seul. C'était miraculeux.

_ "Qu'en penses-tu ?"

_ "Qu'est-ce que c'est ? Comment ça s'appelle ?"

Crowley couina d'excitation, envahit son espace personnel et lui saisit le poignet. Il remonta la main d'Aziraphale à leur hauteur d'yeux. Il démêla les doigts serrés en poing de l'ange et superposa sa propre main perpendiculairement à celle d'Aziraphale.

_ "J'ai appelé ça une éclipse, c'est quand le soleil et la lune se superposent parfaitement…" et Crowley tourna sa main jusqu'à ce qu'elle s'aligne à celle d'Aziraphale, il passa ses doigts entre les siens, laissant son pouce caresser doucement la phalange qu'il rencontrait. Ses yeux se perdaient dans ceux de son compagnon et il ne parvint qu'à chuchoter : "...c'est très rare.". Aziraphale et Crowley sentaient l'amour qui crépitait dans l'atmosphère entre eux. Mais ils étaient si jeunes qu'aucun d'eux ne saisissait pleinement ce qui leur arrivait.

Aziraphale détailla Crowley, ses cheveux rouges et ondulés qui lui tombaient sur le front, ses yeux noisettes qui comportaient des soupçons de verts et de bleus, son nez fin et ce sourire rayonnant… il était un soleil.

_ "Magnifique…"

Crowley glapit de bonheur et s'arracha à la prise d'Aziraphale, tourbillonnant et battant des ailes frénétiquement :

_ "J'étais sûr que ça te plairait.".

L'ange qui doutait, le futur démon Crowley, le tentateur originel était sa pomme à lui et Aziraphale était affamé. Le Plan Ineffable, ce n'était plus pour lui. Tout ce qu'il voulait, c'était recevoir toujours un peu plus de lui et voir toujours un peu plus ce sourire. Aziraphale se consumait et il semblait que le seul moyen de calmer ce feu en lui, c'était le toucher et la présence de Crowley.

Il se souvenait souvent de ces moments la nuit, alors que Crowley dormait. Il se rejouait ces scènes dans le secret de son esprit. Il avait éperdument aimé l'ange maintenant, avec le recul et grâce à Jane Austen : il le savait. Il avait aussi repensé à cette histoire d'eclipse et en avait déduit que la manière que Crowley avait choisi pour lui expliquer était stupide, elle n'illustrait pas la rotation de la lune autour d'un astre qui se trouvait entre elle et le soleil et puis…mais peu importe. Il l'avait fait exprès pour le toucher et à chaque fois qu'Aziraphale en venait à cette conclusion, il rougissait furieusement.

Lorsqu'Aziraphale avait croisé le démon sur le mur du Jardin d'Eden, il s'attendait à ressentir une profonde tristesse. C'est exactement ce qu'il avait éprouvé quand il avait tourné les yeux vers le visage froid de Crawley. Il s'était figé en apercevant ses yeux dorés, cette couleur lui allait si bien. Puis ils avaient échangé quelques mots, il avait souri et rit et tout était presque comme avant.

Aziraphale savait qu'il lui faudrait redécouvrir la personne qu'il avait connue. Au fil des siècles et de leurs rencontres, il s'était aperçu que cette nouveauté n'était pas une mauvaise chose. Crowley était différent c'était un fait, mais ce n'était que des traits additionnels, l'ange reconnaissait aisément des familiarités, des expressions, des mots et des mouvements d'humeurs dont il avait déjà été témoin.

Cette nuit dans cette église en 1941, quand il avait failli mourir et que le démon l'avait sauvé, il s'est rendu compte qu'il aimait toutes les nouvelles petites choses que faisaient dorénavant le démon. Il n'était pas tombé amoureux d'un corps ou même de quelques fragments de personnalités mais de toute l'âme immortelle qui faisait de Crowley l'être exceptionnel qu'il était.

Aziraphale voulait pleurer de rage après la perte de ces livres si précieux. Et Crowley s'était penché, avait arraché le sac de la main à peine ensevelie du nazi puis il avait laissé ses yeux s'ancrer dans ceux d'Aziraphale. L'ange avait récupéré le sac et leurs doigts s'étaient effleurés. Un courant électrique le parcourut : il ressentis de nouveau le feu qui le consumait au fin fond de son estomac. Il observa Crowley s'éloigner, complètement inconscient de ce qui se jouait dans l'esprit d'Aziraphale.

Et l'ange ne sait plus rien. Il n'est plus sûr de rien, pour la première fois depuis des millénaires, Crowley… l'ange qu'il avait été et le démon qu'il était ne devenaient plus qu'une seule personne. Et c'est comme se réveiller d'un très, trop long sommeil. Cette pièce qu'il pensait lui avoir manqué n'avait jamais disparu, elle était toujours là.

Aziraphale ne voulait pas quitter Crowley, il ne voulait plus être séparé de lui. Il l'a suivi jusque dans sa (très belle et très nouvelle) voiture et depuis 1941, date à laquelle il a redécouvert des sentiments qu'il pensait perdus, il a toujours fait en sorte de ne plus quitter le démon.

Après la Non-Apocalypse où ils avaient failli être détruits, il n'était plus question de passer une seule journée sans voir Crowley ou entendre sa voix. Il n'avait plus aucune obligation. Et comme tous les soirs où Crowley n'avait pas envie de se laisser bercer par la voix douce de l'ange en pleine lecture, il l'invita à dîner.

Et tout se déroulait comme la routine qu'ils avaient installée. Crowley le tentait et Aziraphale mangeait.

_ "Figure toi qu'au marché ce matin, j'ai pu trouver toute une édition très rare du Canzoniere, tu te souviens de Pétrarque ?

Crowley n'écoutait plus, il commandait les desserts mais il y avait autre chose. Depuis la Presque-Apocalypse, il existait une tension entre eux. Maintenant qu'Aziraphale n'était plus observé, il avait pleinement conscience qu'il pouvait être avec le démon de toutes les manières qu'il voulait.

Avant cela, il avait toujours eu trop peur des conséquences. Cette tension dans l'atmosphère, c'était uniquement sa faute, il devait se retenir de se déclarer constamment. Crowley arrosait la plante qu'il avait à la librairie ? "Je t'aime depuis la Nuit des Temps", Crowley apportait des sushis quand il passait par hasard à la librairie ? "Si le monde devait s'effacer pour qu'il ne reste plus que toi et moi, rien d'autre ne me manquerait.", Crowley l'observait avec ce regard amoureux que l'ange pouvait sentir de l'autre côté de la pièce ? "De quoi que soient faites nos âmes, la tienne et la mienne sont pareilles.". Crowley lui préparait du thé alors même qu'Aziraphale pensait justement qu'il en avait envie ? "L'amour divin est immuable.".

Parce qu'amoureux, Aziraphale ne doutait pas que Crowley le soit, mais il était toujours peu sûr de lui et l'ange savait que Crowley aimait avoir (l'impression) de contrôler les choses.

Dans cet élan qui faisait prendre une embardée à son cœur, Aziraphale déposa sa main sur celle de son démon, il avait tant besoin de le toucher. Mais maintenant Crowley lui posait une question silencieuse et il devait trouver quelque chose à dire.

Alors il l'a interrogé sur la seule chose qu'il ignorait encore : sa Chute. Le regard de Crowley s'est assombri un peu alors qu'ils revenaient des millénaires en arrière.

Aziraphale se souvenait de ce jour aussi. Crowley et lui vivaient paisiblement et même si Aziraphale était encore la victime préférée de Gabriel, ce n'était plus aussi fréquent ni aussi violent qu'avant. D'ailleurs celui-ci évitait soigneusement de s'en prendre à lui lorsqu'il était avec l'autre ange et, Dieu merci, ils étaient tout le temps ensemble.

Mais ce jour-là, ils ne s'étaient pas retrouvés comme à leur habitude. Gabriel avait dit que le groupe de Lucifer faisait une esclandre auprès de Dieu et Aziraphale avait peur que son ange soit parmi eux. Crowley était un rebelle, pas le genre à tout détruire et à imposer sa vision des choses mais plutôt à remettre en question ce que tout le monde semblait prendre pour acquis. Parfois il ne se rendait pas compte que cela pouvait être terriblement mal interprété. Aziraphale était soulagé de constater que non, il devait être encore à rire, à voltiger au milieu de ses nébuleuses, bien loin de ce brouhaha, en parfaite sécurité.

Et puis il l'aperçut. Et tout est allé si vite. Crowley était sur le point de le rejoindre et Aziraphale tendait déjà la main pour s'accrocher à lui. Mais Lucifer l'a poussé vers l'avant. Il a échangé quelques mots avec Dieu, il a posé son regard sur lui, un regard qui en disait beaucoup, Aziraphale frissonna, il y avait tellement d'amour, il pouvait ressentir toute l'émotion de Crowley, ses yeux étaient bels et bien le reflet de son âme.

Crowley est tombé et Aziraphale s'est précipité, il a essayé de le rattraper mais il n'était pas assez rapide ni assez fort. Il l'avait vu s'effondrer comme une poupée, il voyait sa bouche s'ouvrir pour hurler sa douleur et il sentait dans l'air l'odeur de soufre, de brûlé alors que les ailes de Crowley s'enflammaient. Lorsqu'il dormait, il revivait la scène, il se réveillait tremblant et sanglotant, alors il ne dormait pas. Jamais. Cela avait été la première fois depuis longtemps qu'il s'était senti insignifiant et impuissant.

Tiré de ses songes par un mouvement qu'avait fait Crowley, il observa celui-ci qui paraissait fasciné, lui saisir doucement la main, presque comme il l'avait fait pour lui montrer l'éclipse. Le démon haleta alors qu'il semblait enfin sentir ce que l'air autour d'eux n'avait jamais manqué. Ils s'aimaient et maintenant, ils pouvaient le faire plus librement que jamais.

L'instant d'après, Crowley n'avait plus ses lunettes qui cachaient habituellement ses beaux yeux reptiliens et il lui souriait comme il ne l'avait pas fait depuis des millénaires.

Aziraphale se demanda si c'était le moment où il devait dire quelque chose comme : "aime-moi malgré moi-même. Je t'aime en dépit de tout depuis toujours". Mais soudainement il sentit une brise caresser sa joue, il ferma les yeux, le souffle coupé par l'aura divine qui planait autour d'eux. Crowley éclata de rire et murmura :

_ "Enfoiré, tu savais et tu n'as rien dit."

...

J'espère que vous avez bien aimé, je suis actuellement en train d'en écrire une autre, plus longue (j'ai déjà commencer à la publier ailleurs, j'attends de la finir pour la mettre ici). J'espère vous y retrouver. LOVE