Il existait plusieurs règles dans la mafia, connues de tous. Certaines étaient absolues, et s'appliquaient à toutes les mafias, comme l'omertà. D'autres étaient propres à la mafia portuaire de Yokohama : ne jamais demander qui est Elise, toujours accepter une tasse de thé de Ozaki Kouyou, ne pas jouer avec Q, fuir l'étrange conteneur au centre de la décharge aux abords du territoire de la mafia, ne jamais demander l'âge d'Hirotsu, ne pas demander à Oda Sakunosuke de tuer quelqu'un, ne pas accepter des propositions d'Ace, ne pas demander les origines de Nakahara Chuuya. La liste était plutôt longue quand on y réfléchissait. Ils étaient plus de conseils à suivre que des règles, la plupart de ceux qui les transgressaient ressortaient juste avec un traumatisme psychologique, mais toujours en vie. Il y avait cependant trois lois au sein de la mafia portuaire : les erreurs sont punies, les traîtres sont tués avec une mâchoire cassée et trois balles dans l'abdomen et l'échec signifiait la mort.
La première loi était tellement logique et rhétorique qu'elle pouvait sembler anodine, mais elle était en réalité terrifiante si l'on se retrouvait affecté à l'équipe du démon de la mafia portuaire. Parce que pour lui, l'erreur est un échec et doit donc être immédiatement punie par la mort. Pour le démon, il n'y avait pas trois lois, mais seulement deux : une pour les traîtres, et une pour les erreurs. Et les deux concluaient vers le même résultat. Pas de seconde chance pour le pauvre malchanceux qui faisait son rapport à Dazai Osamu.
La seule personne qui pouvait être l'exception cette loi était Akutagawa Ryunosuke, celui qui devenait lentement un chien enragé sous les coups perpétuels de son maître. Même la mort paraissait devenir une clémence pour l'adolescent, devenu trop précieux pour la mafia pour être tué à cause d'une simple erreur. Alors le démon le punissait au lieu de le tuer, en suivant les enseignements qu'il avait retenus de ses propres professeurs et frappant avec une main de fer et un visage inexpressif. Les punitions, parfois, étaient plus terribles que les séances de tortures auxquelles le jeune cadre s'adonnait quand un oiseau refusait de chanter malgré les soins d'Ozaki. L'adolescent, le protégé du démon, était une forme d'expérience : que se passerait-il si un enfant, malléable et influençable, était laissé aux soins particuliers du démon prodige ? La réponse commençait progressivement, mais sûrement, à apparaître : pas moins de trois mois après le début de l'expérience, l'enfant ressemblait plus à une bête. Un chien sauvage, battu et qui attaquait tout le monde autour de lui sauf la main qui le nourrissait et le battait à la fois. Mais un chien obéissant aussi, sautant et mordant à la moindre commande de son maitre. En bref, Dazai Osamu, en quelques mois seulement, avait créé un dangereux chien de combat.
C'était peut-être à cause de sa politique rigoureuse que les missions du démon prodige étaient toujours un succès. Mais elles se sont souvent terminées avec quelques cadavres de membres de la mafia portuaire, tous nouvellement arrivés et malchanceux que leurs premières affectations soient avec Dazai. Tous ont été tués par l'arme dudit démon. Les vétérans avaient appris qu'il avait son propre ensemble de règles, des ordres parfois tellement contradictoires qu'ils semblaient être pensés pour être enfreints, même par inadvertance. La seule miséricorde qui était accordée à l'équipe qui accompagnait le démon était que les règles étaient répétées à chaque début de missions. Certaines restaient les mêmes, une sainte trinité immuable : ne jamais parler, à moins qu'on ne lui adresse la parole d'abord, ne jamais tirer sans en avoir eu l'ordre, toujours suivre ses directives. Occasionnellement, d'autres règles s'ajoutaient : toujours regarder le sol, rester en dehors du bâtiment (au diable la sécurité), avaler une clé USB contenant des informations importantes. Et la moindre erreur, la moindre incapacité à appliquer l'ordre, résultait avec la mort.
Il y avait cependant une faille dans cette loi implacable : le partenaire du démon, un adolescent aux cheveux de feu et au cœur brûlant. Une chose éphémère qui apparaissait autant de fois que les lunes rouges.
Un être clément et lumineux dans ce monde noir qu'est la mafia, qui acceptera l'erreur avec indulgence, cherchera à la réparer et à laisser le pauvre pêcheur en vie d'ici à la fin de journée. Néanmoins, cette absolution était unique, et une autre erreur, peu de temps après la précédente, ne pouvait pas être pardonnée. Beaucoup l'ont appris à leurs dépens. Et personne ne remarquait dans l'ombre l'iris rubis qui observait chaque échange, chaque miséricorde, avec soin. De ce soin procuré par un être si singulier est née une nouvelle règle, chuchotée dans les rangs quand le démon avait le dos tourné : si un rapport devait être fait et que l'autre moitié de Double Noir était présent, il fallait aller voir Nakahara Chuuya et non Dazai Osamu. Parce que même si le démon était l'entité suprême du groupe, seul son partenaire pouvait lui tenir tête et protéger le troupeau, comme un chien de berger face à un loup affamé.
Cependant, le soi-disant ange était aussi un mystère à part entière. Il n'était pas particulièrement silencieux, ni sur ses sentiments puisqu'il était bien plus expressif que la plupart des mafieux, ni sur sa façon de penser, travaillant avec ses poings plutôt qu'avec les douces paroles mielleuses. Pour ce qu'était la raison de son arrivée dans la mafia, il répondait toujours avec un : j'étais un rat des rues que le patron a bien voulu accueillir. Bien qu'on n'en sache pas plus sur son existence, la raison de son arrivée dans la mafia portuaire était un secret de polichinelle pour ceux qui savaient chercher, même si les témoins étaient de plus en plus rares. Le mystère résidait plutôt sur son rôle dans la mafia portuaire. Le démon prodige était bien connu pour être le bras droit du Boss, celui envoyé en tant que représentant lors de commerces louches, le cerveau derrière les réseaux de commerces de la mafia portuaire. Mais Chuuya Nakahara était toujours inconstant : une fois, il présidait le marché des pierres précieuses, une autre fois, il était dans le groupe nouvellement constitué des Lézards Noirs pour remplir une mission, puis il était envoyé à l'étranger pour négocier au nom de la mafia de Yokohama pour ensuite être un instructeur au combat pour les nouveaux venus et le soir suivant, il partait détruire un groupe étranger qui s'était installé dans un entrepôt du port. Il y avait même une rumeur sur son travail en tant que courtisan dans la maison de Ozaki Kouyou, bien que personne ne l'ait jamais vu. Mais il était devenu évident que l'autre moitié de Double Noir était un caméléon. Partout à la fois et caché à la vue de tous.
Ses apparitions aux côtés de Dazai Osamu semblaient complètement aléatoires. Plus d'une fois, le démon et son équipe le croisait au détour d'une ruelle. Souvent, il était seul et paraissait avoir un objectif en tête avant de croiser sa Némésis. À chaque fois qu'il voyait son ennemi juré, il jurait bruyamment et il ne fallait que deux phrases de la part du démon pour qu'il abandonne sa mission et les accompagne. De temps en temps, il les rejoignait directement à la sortie du quartier général de la mafia portuaire, sortant d'une réunion avec le parrain. À chaque fois, ils se querellaient sur le chemin, jamais essoufflés par leurs disputes physiques et vocales. Ils étaient rarement silencieux, toujours à se chamailler comme les enfants qu'ils étaient réellement. Les seules fois où ils l'étaient, la mort et la destruction régnaient en maîtresses sur le champ de bataille. Ils entraient seuls et ressortaient ensanglantés, le plus bruyant des deux étrangement endormi et installé dans les bras de l'autre. L'œil noir du démon semblait encore plus vide de vie quand le feu humain était éteint et sa voix plus froide que le cercle polaire ordonnait un nettoyage complet. Personne ne devait savoir que le terrible duo de la pègre était sur le lieu du crime et celui qui parlait de l'étrange condition du partenaire du démon à quelqu'un d'autre finissait avec la langue coupée. Dazai Osamu avait son propre ensemble de règles qu'il répétait à son équipe avant chaque début de mission, mais la seule règle qu'il ne prononçait jamais à voix haute concernait Nakahara Chuuya.
Un être intrépide, qui ne semblait écouter les règles du démon que d'une oreille et suivait son propre cahier des charges. Quand une équipe entière était assignée à la sécurité extérieure avec une voix stricte, l'ange aux cheveux enflammés suivait le démon dans le bâtiment un pas derrière lui, toujours de son côté aveugle. À chaque ordre, il rechignait comme un étalon sauvage en demandant une explication d'une voix forte ou soufflant bruyamment. À chaque rencontre que le démon avait avec des partenaires commerciaux, il ne craignait pas de parler et de contester les clients, un pas devant le cadre. Mais jamais, il ne partait. Et jamais le démon ne l'a réprimandé comme il le ferait avec d'autres. Il démontrait une patience exceptionnelle avec lui et quand le premier idiot avait déploré la tolérance qu'il éprouvait envers son partenaire, il n'eut qu'un sourire condescendant en réponse. Parfois, le démon se plaignait à voix haute quand le rouquin n'était pas là, déplorant l'inefficacité de ses pions face aux talents du rouquin. Entre eux, il n'y avait pas de règles, juste une discussion faite par des coups de poings, des rires, des échanges de regards et des insultes.
Il était connu et reconnu que Nakahara avait une courte mèche quand quelque chose le contrariait, mais c'était une véritable grenade dégoupillée lorsqu'il était en présence de Dazai. Occasionnellement, juste voir son visage suffisait à ce qu'il se précipite vers le démon pour chercher à le frapper au visage, peu importe la différence de pouvoir entre eux. Même si Dazai était son supérieur, Nakahara faisait fi des conventions sociales et n'hésitait pas à viser la gorge bandée. Et le démon ne faisait que rire face aux réprimandes de l'ange rouge, s'amusant à le troubler encore plus avec des mots soigneusement choisis. Il l'appelait souvent avec des noms d'animaux, allant de limace à Chihuahua. De temps en temps, il choisissait des surnoms comme gnome, nain et petite fée quand le rouquin volait littéralement. Lorsqu'il utilisait son prénom, il mettait un point d'honneur à allonger les syllabes le plus possible, pour se rendre encore plus agaçant et le convaincre de le suivre dans ses stratagèmes.
(Ce qu'ils n'entendaient pas, c'était la façon dont le prénom était prononcé quand ils étaient tous les deux seuls : net et vif, clair comme le jour et attirant sans hésitation l'attention de l'autre. Dès que le prénom de l'ange du carnage était prononcé comme ça, la situation était sérieuse, désastreuse même. Les regards qu'ils s'échangeaient à chaque fois étaient brûlants d'émotions indéfinissables par leurs quantités et leurs intensités. La marge d'erreur était nulle et même s'ils ressortaient tous les deux victorieux, l'un finissait toujours par des saignements internes et une douleur débilitante qui le laissait cloué au lit pendant des jours. Ils n'entendaient pas non plus la pure crainte dans sa voix, fasciné par le carnage. Car qui, sinon l'ange de la destruction, faisait ressentir au démon prodige le frisson de la vie ?)
Durant trois longues années, le duo Double Noir restait un mystère à part entière. Les règles mises en place en moins de six mois avaient tenu et d'autres s'étaient ajoutées au fur et à mesure. Ne pas essayer de se rapprocher de Nakahara quand il était en état d'ébriété, ne pas visiter la « maison » de Dazai, ne pas poser de questions sur Contamination, ne pas intimider Oda Sakunosuke et Sakaguchi Ango, ne pas parler des Drapeaux en présence de Nakahara. Un ensemble de lois propres à Double Noir, immuables et tacites. Peu osaient les défier : le vieux Hirotsu qui ne fléchissait jamais devant leurs regards et le parrain. Même Ozaki Kouyou, une cadre proche du duo et qui considérait Nakahara Chuuya comme son petit frère, n'osait pas transgresser certaines d'entre elles. Une autre loi s'était imposée dans la mafia, d'une manière bien plus violente cette fois : n'essayez jamais, au grand jamais, d'interférer dans une bagarre entre les deux monstres quand ils se battaient. Plus d'une fois, le malchanceux qui avait cru bon de les séparer finissait avec un nez cassé par le poing de Nakahara qui réagissait avec instinct. Plus rarement, quand le pion était plus dangereux que l'homme de main moyen, il avait un couteau tactique planté dans la paume de main, gracieuseté du feu follet.
Une seule fois, le démon avait combattu l'insolent avec une balle dans l'aine. Au début, personne ne savait pourquoi il avait décidé de gaspiller des balles sur lui et sur une zone aussi sensible de surcroît. Mais plus tard, les rumeurs chuchoteraient qu'il avait essayé de profiter abusivement du rouquin ivre et s'était échappé du bar au moment où il entendit le silence précédant l'arrivée du démon. Il n'avait eu personne à ses trousses et l'affaire semblait s'être étouffée d'elle-même jusqu'à ce qu'il soit poussé au milieu de la bagarre par des mains inconnues. Et, contrairement aux autres fois où Nakahara crierait sur Dazai pour avoir blessé un de leurs hommes (même s'il était celui qui frappait à chaque fois) il s'était tu et avait observé la douleur de la victime.
Le monde de la mafia portuaire semblait s'être pris une claque en entendant parler de l'affaire. Le pion aurait dû voir les conséquences de ses actions venir, personne n'était au-dessus des lois de Double Noir, excepté le parrain après tout. Mais le plus choquant avait été la réaction non pas du démon, qui était d'une possessivité maladive quand on savait observer, mais celle de l'ange supposément miséricordieux. Il n'avait pas bougé pendant la punition et on disait même qu'il avait demandé que le fou soit emmené dans les cachots. Les cris que les travailleurs entendirent cette nuit-là avaient été comparés aux cris des victimes du démon prodige. Le lendemain matin, les nettoyeurs n'avaient retrouvé qu'une masse ensanglantée sur le sol, seule trace de la présence du torturé. Beaucoup avaient pensé que Nakahara s'était occupé lui-même du corps et l'avait envoyé brûler ou jeter dans la mer. La désillusion fut forte quand le démon prodige lui-même vantait les capacités de mise à mort de son chien préféré. Il avait confirmé à quiconque voulait bien l'entendre que ce que les nettoyeurs avaient trouvé dans la salle était bel bien le cadavre du pion. Mort par la compression et l'effondrement de son corps sous la nouvelle gravité. Il était devenu aussi rond et rouge qu'une boule de billard et n'avait cessé de rétrécir jusqu'à avoir atteint la taille d'une balle de ping-pong. Après, bien sûr, que le système sanguin ait été inversé une ou deux fois grâce aux vecteurs contrôlés avec précision. Jamais le démon de la mafia portuaire avait eu l'air si heureux et dégouté à la fois.
Depuis cet incident, beaucoup craignaient la vengeance silencieuse et mortelle de l'artiste martial.
Lors de la défection du démon, son partenaire malgré lui n'était pas à Yokohama. Une fois de plus, caché de tous et hors de portée, il avait été mis à l'écart des événements qui ont donné accès au permis de l'utilisation des capacités. À son retour, bien longtemps après les événements, beaucoup s'étaient tu à son approche. Personne ne savait comment allait réagir la bombe humaine et tout le monde avait observé son trajet au sein du quartier général. Le premier jour, dans la matinée, il était parti faire son rapport au parrain pendant une réunion qui dura bien plus de trois heures. Quand il ressortit, il alla directement au bureau de Kouyou et y resta quelques heures, les rumeurs affirmant qu'ils avaient discutés autour d'une tasse de thé. Une fois la visite terminée, il partit dans un bâtiment annexe réservé aux unités de combat de la mafia portuaire. Il s'était présenté à Hirotsu qui l'avait présenté aux nouveaux membres des Lézards Noirs. Il avait chaleureusement félicité Gin pour sa promotion. Puis il rentra chez lui, profitant de ses jours de congés obligatoires après une longue mission outre-mer.
Pendant deux longues semaines, personne n'entendit parler de lui.
Par la suite, il revint, exactement le même qu'à son retour de mission et s'installa à son bureau, remplissant des rapports. Des paris furent gagnés, d'autres perdus, mais une question subsistait : savait-il ? Car il existait cette infime possibilité que personne ne l'avait averti du départ de son partenaire, le démon prodige. Mais personne n'osait en parler : la peur était le meilleur des bâillons, et celle qu'avait instillée Double Noir et plus particulièrement le démon, au plus profond de leurs esprits, les gardait silencieux. Les yeux vigilants et sans noms continuèrent alors d'observer le comportement de l'ange destructeur, imperméable à l'orage qu'avait provoqué la disparition d'un des piliers de la mafia portuaire. La question n'était pas de savoir comment ou qui briserait la fragile tranquillité qui était tombée comme un voile sur l'organisation. Mais quand.
C'était une nuit chaude et pluvieuse. Tout indiquait que la tempête frapperait Yokohama dans les heures qui allaient suivre. Mais il n'y a point de paix pour les méchants. Aussi bien pour la mafia portuaire que ses ennemis. Donc il n'était pas étonnant que l'escadron des Lézards Noirs ait été dans l'obligation de se battre, le bruit des armes à feu et des cris perdus dans le vent violent. Ce qui pouvait provoquer la surprise au passant averti, c'était la présence d'une tête rousse au milieu du chaos. Le parrain envoyait de moins en moins son nouveau cadre sur le terrain : la perte du précédent avait créé un vide qu'il avait été difficile de combler. Cependant, ce n'était pas le combat qui était pertinent pour cette histoire, ce n'était même pas à la raison pour laquelle la mafia s'était de nouveau battue. C'étaient plutôt les événements après la bataille. Comme d'habitude, les nettoyeurs étaient apparus sur les lieux, habillés de combinaisons, de sacs mortuaires et de matériel de nettoyage. Comme d'habitude, le commandant des Lézards Noirs comptait le nombre de blessés et de morts, Gin à ses côtés comme une ombre meurtrière. Comme d'habitude, Nakahara sortait du bâtiment pour fumer une cigarette. Pourtant, une variable s'ajouta à cette mécanique finement huilée. Un des hommes de mains, personne d'important à ses lunettes noires et son costume aussi sombre, suivit la flamme vivante à l'extérieur. D'autres membres des Lézards Noirs étaient à l'extérieur, vaquant à leurs propres occupations, mais gardant un œil sur la situation : la mafia n'était rien d'autre qu'un moulin à rumeur. D'un mouvement naturel, Nakahara sortit son traditionnel paquet Golden Bat d'une poche intérieure de son manteau et ouvrit la boîte. Après une légère secousse, une cigarette se détacha du lot, légèrement au-dessus des autres. Profitant de l'occasion, il planta le filtre entre ses lèvres et tira doucement le paquet pour révéler la cigarette complète. Il replaça le paquet à sa place et commença à fouiller ses poches pour trouver un briquet.
C'était tout un art, autrefois, la pause cigarette de Nakahara Chuuya. C'était un ballet qu'il avait appris à danser seul dès que son partenaire valsa loin de lui. Avant son départ de la mafia portuaire, le démon prodige prenait souvent le temps de le rejoindre. Son corps penché vers l'autre, il lui murmurait des choses auxquelles l'autre répondait à peine plus fort. Ils ne cessaient jamais réellement de se taire, le duo qui avait fait trembler la pègre, même dans les moments les plus calmes. Ils vivaient dans leur propre monde, loin des autres et à l'abri des regards. La danse était sensiblement la même : le rouquin récupérait un paquet de Golden Bat d'une de ses poches cachées, parfois après avoir retiré un objet gênant comme un téléphone portable, un détonateur, des clés ou un poignard rétractable. Il sortait ensuite une cigarette d'un mouvement plus ou moins fluide en fonction de l'état de santé dans lequel il se trouvait. Puis, il rangeait le paquet et recommençait à fouiller ses poches, cette fois pour récupérer un briquet. Mais il n'avait jamais eu à le faire. Une source de chaleur se présentait toujours à son visage : soit devant ses yeux, sur la forme d'une flamme, soit posé sur le bout de sa cigarette, sous la forme d'une autre cigarette, de la même marque, déjà allumée. Depuis le départ du démon, il allumait ses cigarettes seul, ayant pris l'habitude de garder un briquet dans une poche. De temps en temps, il prenait plus de temps dans ses recherches, la tête jamais réellement baissée, comme s'il attendait que la chaleur soit portée à son visage. Mais il finissait par prendre conscience de son erreur avec un soupir contrôlé et sortait immédiatement le briquet d'une poche.
Cependant, cette nuit, contrairement aux autres, il avait été accompagné par un visage inconnu. Il s'était posté à côté de son supérieur et avait attendu que le récent solo se joue devant lui. Il avait sorti un briquet de sa poche au moment où Nakahara Chuuya et l'avait allumé. La petite lumière brillante attira le regard saphir vers lui et l'homme de main frissonna d'être soumis aux yeux perçants. Une longue seconde passa puis le rouquin le jugea suffisamment digne pour accepter la flamme étrangère et il se pencha un peu, attendant que l'autre allume la branche de nicotine. Ses yeux, aussi bleus que la mer, observèrent chacun de ses mouvements alors qu'il se rapprochait. Une fois que la cendre commença à s'accumuler au bout, il recula la tête dans un mouvement presque dédaigneux. Puis il prit une profonde inspiration et expira par le nez, comme un jeune dragon qui ne maitrisait pas encore ses flammes. Une minute se passa en silence entre les deux hommes, ensuite le regard brillant comme des pierres précieuses se tourna de nouveau vers l'homme de main, lui donnant silencieusement l'autorisation de parler. Comme un interrupteur, le sbire commença à parler de choses et d'autres, mais surtout à complimenter le rouquin. Personne, sur le moment, ne savait s'il cherchait à grimper les échelons en léchant les bottes d'un supérieur ou s'il cherchait une relation plus charnelle. Mais, essentiellement, pendant la majorité de l'interaction, le jeune cadre le laissa s'épuiser à parler continuellement.
Pris d'une inspiration soudaine, l'homme de main se pencha vers le jeune homme. Certains considèreront ce mouvement comme étant brave, d'autres, complètement fou. Ce qui était sûr, c'était qu'il avait prononcé des mots à l'oreille cachée par des mèches cuivrées et les yeux inquisiteurs s'étaient instantanément voilés. La rage déforma les traits fins et délicats du cadre et, comme tout artiste martial de la mafia connu pour ses crises de colère, son corps réagit à ses émotions. Il maitrisa le sbire de la manière brutale et sanglante. Sans utiliser une seule fois ses capacités, il brisa de nombreux os, déchira la peau juste par la force de ses poings gantés et le réduisit rapidement à un corps sanglotant. Il finit tranquillement sa cigarette et l'éteignit sur le front miraculeusement propre du sbire. Il fit tournoyer le bout cendré pour s'assurer qu'il était bien éteint et, au lieu de la jeter à la poubelle la plus proche comme il avait pris l'habitude de le faire, il la posa dans la bouche ouverte. Son visage était vide de toutes émotions même si beaucoup affirmeront que c'était juste un aperçu de sa vengeance silencieuse. En un sens, ils n'avaient pas tort.
Il existait de nombreuses lois dans la mafia portuaire : l'omertà, la plus importante, puis l'éternel trio d'erreur, traitrise et échec. Quelques règles s'ajoutaient, disparaissaient, en perpétuel changement, vivant au rythme de l'organisation. Ne jamais demander qui est Elise, toujours accepter une tasse de thé de Ozaki Kouyou, ne pas laisser Gin et Tachihara dans une même pièce, ne jamais demander l'âge d'Hirotsu, ne pas accepter de participer aux expériences de Kaiji, ne pas contredire Akutagawa le chien fou. En ce qui concernait Nakahara Chuuya, l'un des cadres le plus apprécié de la mafia portuaire, aussi bien par les subordonnés que les supérieurs, il existait une loi, immuable et dangereuse à transgresser. Une loi que les sbires se chuchotaient entre eux, expliquant les conséquences désastreuses auxquelles ils pourraient être soumis s'ils venaient à commettre l'erreur de la briser. Une règle simple en apparence, mais oh combien difficile à tenir quand on avait entendu les rumeurs.
Ne prononcez jamais le nom de Dazai Osamu.
