Tamashi no Moribito

Gardien des Âmes


Chapitre 20

Ceux qui sont en deuil sont aimés

Alika, ce soir-là, se retourna de tous les bords et de tous les côtés dans son lit à l'auberge. Elle se demandait si elle devait laisser Tam se calmer, ou aller le voir pour admettre ses fautes et ensuite le laisser décompresser. Elle finit par soupirer et, étirant le bras pour fouiller dans son kimono en petit tas au pied de son lit, elle en retira la breloque qui pouvait être attachée sur un vêtement grâce à une attache à ressort. Elle l'observa minutieusement, même dans la pénombre où ses yeux s'étaient habitués à la luminosité ambiante.

Elle leva les yeux en sentant l'énergie d'Amaya dans la pièce. Elle venait justement se coucher avec elle.

« Tu ne dors pas, je te sens troublée, admit-elle. Tu veux m'en parler ?

- Bah, tu étais là quand le truc de Tam et son oncle est arrivé, pas vrai ?

- M'oui. »

Alika soupira et déposa la belle breloque dans la poche de son kimono. Elle lui fit part qu'elle ne savait pas comment agir.

« Rendue-là, si tu vas le voir et qu'il ne veut pas, au moins, la balle sera dans son camp, sortit Amaya, les bras croisés derrière la tête. Tu n'es pas une personne de craintive, en général. Tu fonces toujours tête baissée et tu n'as pas peur de dire les choses telles qu'elles sont. Alors, d'après moi, tu devrais aller le voir même s'il te repousse.

- Et même s'il n'aime pas les femmes ?

- Même s'il est misogyne. Pourtant, toi et moi avons été agressées par des hommes. Est-ce que ça a fait de nous des femmes qui ont peur d'eux et qui les méprisent ?

- Non… sinon, je ne sortirai pas avec Shozen.

- Alors voilà. Toi-même a ta propre réponse, chérie. Pour le moment… »

Ne voyant rien dans le noir, et utilisant la visualisation, la jeune médium sentit qu'Amaya était en train de se dévêtir et de se mettre complètement à nue. Alika roula sur le côté et alluma la mini lampe à l'huile, qui s'activait avec un mécanisme de clé et modifia l'intensité de la flamme. Amaya regarda par-dessus son épaule dénudée et sourit de façon aguicheuse.

« Je vois que ça a attiré ton attention…

- Hum… oui, d'une façon.

- Je peux me masturber à tes côtés ?

- Oui, vas-y… mais… Tu arrives toujours à te toucher ? s'étonna-t-elle.

- Hé bin oui… en étant redevenue esprit, la vie que j'ai vécu avec toi me semble comme un lointain souvenir. Je ne conserve que le positif, même si je peux avoir des gorgées amères et ce n'est pas cet événement qui a arrêté mon désir.

- Ah…, fit-elle, un peu malaisée.

- … Désolée, si je t'ai mise mal à l'aise… Tu as été tellement traumatisée par notre agression que tu n'as plus envie, du tout, de goûter à la sexualité… est-ce que je me trompe ?

- Tu as tout compris. Tu peux te masturber si tu veux, je ne ressens rien de toute façon et je ne t'en voudrai pas.

- ... Tu es certaine ?

- Si ça peut t'aider à faire passer tes pulsions et à te sentir mieux après, vas-y. Ne te bloque pas pour moi, je sais que pour toi, c'est vital.

- … Merci… »

Amaya lui donna un baiser sur les lèvres et lui murmura :

« Tu peux me regarder si tu veux. »

Alika fit un sourire en coin : son ex petite-amie, bien que réservée et timide de nature, sous la couette, en présence d'une personne de confiance, devenait une vraie petite exhibitionniste. Elle s'en donnait à cœur joie. Malgré tout, Alika finit par sombrer dans un sommeil profond sans même qu'Amaya ait terminé sa partie de plaisir en solitaire. Elle ne ressentait aucune montée de désir sexuel. Elle ne voulait même pas se toucher elle-même.


Le lendemain, très tôt, Alika retrouva Tam grâce à son énergie – et d'une façon, un peu grâce aux esprits à qui elle avait demandé des informations. Elle le retrouva dans la salle d'entraînement. Elle fit exprès de dire son nom tout haut pour ne pas qu'il fasse le saut.

« Tam ? Est-ce qu'on peut parler ? demanda-t-elle alors qu'elle était à deux mètres de la porte qui donnait sur la salle et marchait en sa direction, sa cape volant à chacun de ses pas. Tu ne veux peut-être pas me parler, ce qui en soi, est compréhensible mais— »

Au moment où elle pénétra la salle, une ombre surgit devant elle et par réflexe, elle mit ses avant-bras devant son corps. La lame de la lance qui glissa sur le métal des protèges bras qui émit un son très aigu. Alika recula sous la force du coup, mais elle balança le poids en faisant une étrange galipette qui lui permit de conserver son équilibre.

« Ouh lala, tu n'y as pas été de main de morte, commenta-t-elle avec un petit sourire. »

Tam la regardait sévèrement. Il retira sa lance et recula, en position de défense. Ses yeux lançaient des couteaux. Il était encore fâché contre elle et ne le cachait pas. Par respect pour lui, elle ne sourit plus et planta son regard dans le sien.

« Je m'excuse pour l'humiliation qui a suivi notre conflit, admit-elle. Je reconnais que j'ai été la première à avoir engendré ça, mais je n'ai pas aimé la façon dont tu as ris de façon moqueuse face à mon projet.

- Ton projet ? C'est ridicule, honnêtement. Les femmes n'ont pas besoin de garde-du-corps. Elles sont sensées rester à la maison, élever les enfants et faire les tâches ménagères, les repas et la couture !

- Tu es vraiment sexiste, toi.

- Je suis réaliste, et pas sexiste. Je n'arrive pas à comprendre comment toute notre cour, l'armée de Kanbal, est en train de tout modifier pour s'adapter à toi ! La cerise sur le sundae ce serait qu'ils finissent par accepter et engager des bergers en tant que soldat. Les autres pays se moqueraient de nous !

- Écoute, Tam, je ne le sais pas plus. Je n'ai jamais demandé à ce qu'ils s'adaptent à moi, je voulais seulement être acceptée, rien de plus. »

Alika comprit que Tam était trop en colère contre elle pour lui faire part de son point de vue.

« Le changement fait partie de la vie, Tam, termina-t-elle. Il n'y a que le passé et les idiots qui ne changent pas. Je me suis excusée, la balle est dans ton camp désormais. C'est tout ce que je voulais te dire pour aujourd'hui. Et au fait… je retourne sur le territoire Yonsa à partir de demain. Tu auras un petit congé de moi, si ça peut te faire plaisir. Et je ne pense pas que les bergers deviennent des soldats; mon intuition me le dit. »

Elle quitta la salle avant qu'il ne change d'idée et la poursuive dans tout le palais et la cour comme une partie de chat et de souris. Alika regarda Amaya pour lui demander si elle avait bien fait ça.

« Bien mieux que je l'imaginais, s'amusa l'esprit. Tu as bien mûri en quatre ans, je trouve. »

Alika alla retrouver Shozen à la bibliothèque. Elle n'eut aucune difficulté à le retrouver, comme il prenait toujours les places du fond, proche de la fenêtre.

« Bon matin, la salua-t-il avec un grand sourire.

- Bon matin, répondit-elle en prenant place devant lui. Tu arrives à lire dès les petites heures matinales ?

- Oui. J'aime avoir un peu de temps pour moi avant de commencer ma journée. Pas toi ?

- Non, ça m'endort. Alors je préfère ne pas lire. J'ai été voir Tam… il est encore fâché.

- Tam est très rancunier. Si ce n'est plus que toi. Ça ne m'étonne pas qu'il le reste pendant plusieurs semaines, allant à plusieurs mois.

- Je me suis simplement excusée et ai reconnu mes torts. Pour le reste, je sais qu'il s'agit que de lui et uniquement lui. Je retourne demain sur le territoire Yonsa, annonça-t-elle.

- Déjà ? s'étonna-t-il. Il me semble que ça ne fait pas longtemps que tu es arrivée à la Capitale. Tu devrais avoir un appartement pour toi dans le Palais.

- La randonnée à dos de cheval ne me déplaît pas, même pendant deux jours. J'ai besoin de bouger. Et je dois encore étudier avec Tante Yuka et Nono du clan Yonsa pour les soins énergétiques.

- Je vois… vas-tu revoir Lany très bientôt ?

- Oui, sûrement ! C'est ma disciple après tout. On a juste chacune besoin de notre espace, même si nos vacances estivales nous ont grandement rapproché.

- Aimerais-tu avoir un peu de compagnie pour retourner sur le territoire Yonsa ? »

Alika haussa les épaules.

« Ne délaisse pas tes obligations pour moi. Je suis capable de prendre soin de moi, répondit-elle. »

Shozen se leva de sa chaise. Il contourna la table et ordonna à sa petite-amie de se lever.

« Pourquoi ?

- Aller, fais juste m'obéir. »

Elle soupira et se leva. Shozen prit sa place et tapota ses cuisses pour qu'elle s'y assoit. Elle ne posa pas plus de questions et fit ce qu'il demanda. Il entoura sa taille de ses bras et posa sa tête dans le creux de son cou et sur son épaule.

« Là, je suis bien, murmura-t-il.

- Je n'ai pas été très tactile ces derniers temps.

- Je ne t'en veux pas. Je l'ai senti, mais là, c'est moi qui suis en manque de proximité physique… et je ne parle pas de façon sexuelle. Juste… se coller ensemble. »

Alika sourit et l'embrassa sur la joue. Il étira le bras pour prendre son livre et continuer sa lecture. Ils restèrent collés et très proches l'un de l'autre le restant de la journée. Le jour suivant, Alika quitta la Capitale, seule.


La maison de Tante Yuka apparut dans sa vision. Alika descendit de sa monture et l'attacha avant de lui donner de l'eau et un bon sac de nourriture. Elle traversa le jardin et ouvrit la porte, annonçant son arrivée.

« Je suis de retour !

- Salut Alika ! résonna la voix de sa grande tante. Je suis dans le salon. »

Alika tourna les pieds et se rendit vers la pièce.

« Je suis contente de te voir, Sensei ! s'exclama Lany en se levant du divan.

- Ma disciple préférée ! »

Lany lui sauta au cou et l'étreignit fortement.

« Je t'ai manquée ? demanda Alika.

- Oui. Tante Yuka m'a dit que tu étais à Capitale, donc j'ai décidé de repasser plus tard. Mon intuition me disait que tu reviendrais aujourd'hui. »

Son mentor sourit. Elle se doutait que son élève avait dû demander à Yugao de vérifier ses déplacements, mais elles ne pouvaient pas en parler aussi librement devant Yuka.

« À la Capitale, on n'a pas arrêté de me demander où tu étais passée, ajouta Alika. Je leur disais que tu avais besoin de te resourcer et de te retrouver avec toi-même.

- Ça m'a fait du bien. Motoko m'a envoyé une lettre ! Elle a écrit tout un roman.

- Oh, c'est mignon.

- Tu vas faire quoi maintenant ?

- J'aimerais aller rendre visite à Messiah pour qu'elle m'apprenne un peu plus le reiki. Pas aujourd'hui, mais c'est dans mes plans pour demain. Tu vas venir avec moi ?

- Bien sûr ! Là, je suis toute prête pour t'accompagner partout où tu vas. Mais pour le moment, tu devrais te reposer de la route.

- Ne t'inquiète pas. Je ne bougerai pas du territoire Yonsa avant un petit moment. Tu viens dans ma chambre ? »

Lany gambada de joie. Yuka se leva.

« Je vais être occupée pour la majorité de la journée, annonça-t-elle. Une de mes patientes est tombée en travail actif. La naissance du bébé devrait arriver ce soir, ou cette nuit. Pour le moment, je me dois de la cajoler un petit peu. La pauvre se retrouve toute seule. Le père a pris la poudre d'escampette et ses parents ne lui parlent plus depuis sa grossesse… Alors si vous entendez crier ou pleurer, vous saurez ce qui se passe.

- On sera capable de se faire à manger ! déclara Alika. J'ai même la recette de sucre à la crème de la maman de Shozen.

- Sucre à la crème ? répéta Lany, les yeux remplit d'étoiles.

- Oui, oui. Je viens de découvrir cette recette.

- Tu le savais pas en plus ?!

- … Non.

- Oh Yoram ! »

Elles montèrent à l'étage et Alika déposa son sac sur le sol, ne prenant même pas la peine de le vider. Amaya apparut et s'assit aussi sur le lit. Elle ne se souvenait pas d'avoir côtoyé Lany, mais elle se doutait que la jeune adolescente ressentirait bientôt sa présence. Juste pour la tester, Amaya s'imposa un peu plus dans la pièce. Elles avaient des énergies contraires.

« Euh… Alika-Sensei ? murmura Lany.

- Oui ? répondit-elle, toujours couchée dans son lit.

- … As-tu un autre esprit qui t'accompagne soudainement ? C'est bizarre… j'ai l'impression qu'un esprit que je connais pas est assis à tes côtés. »

Sans ouvrir la bouche, Alika posa son regard sur Amaya qui souriait avec triomphe. Elle se redressa dans un petit soupir.

« Bien vu… tu ne la vois pas, n'est-ce pas ? questionna Alika.

- Non… mais je sens sa présence. Son énergie est contraire à la mienne… c'est comme si j'avais des bulles d'air dans l'estomac.

- Vos énergies s'apprivoisent. C'est normal. Tu te souviens de ce que je t'ai dit, à propos de mon agression ?

- Oui.

- Il y avait ma petite-amie du moment avec moi. Celle qui est décédée d'une pneumonie.

- … C'est elle ?

- Oui.

- Ça veut dire que tu l'as retrouvée, ou qu'elle t'a retrouvée ? »

Alika hocha doucement la tête.

« Nos retrouvailles ainsi que les facteurs qui les ont déclenchés sont un peu dur à expliquer. Nous nous sommes retrouvées il y a quelques semaines… J'étais incapable de pouvoir dire son nom, car ça me faisait trop mal à l'époque. J'en ai même oublié ses caractéristiques physiques; j'ai oublié ses goûts personnels volontairement pour me protéger d'une douleur qui me ferait perdre la raison. C'est devenu un tabou avec et envers moi-même…

- Et maintenant ?

- … J'arrive à le dire, même si au départ, dire son nom m'était étrange. C'est Amaya Muga. Peut-être que si tu te concentres, tu pourrais voir le contour de sa silhouette. »

Lany fit une petite grimace d'appréhension. Elle essaya très fort de se concentrer, mais rien n'apparut à ses yeux. Pas même une sphère de lumière, ou une ombre. Son mentor lui décrivit alors le physique d'Amaya, ce qui aida Lany à se faire une image fictive à l'esprit.

« Elle pourrait peut-être me rendre visite dans mes rêves ? tenta Lany. Comme mes rêves et moi sommes particulièrement liés et proches, je suis certaine qu'elle pourrait venir me voir comme je lui en donne l'autorisation. »

Alika leva la tête vers Amaya.

« Je pourrais essayer. Ça vaut le coup d'essayer, répondit l'esprit.

- Elle est d'accord. Sinon, peut-être que tu pourrais la sentir te toucher ? suggéra son mentor.

- Il faudrait voir…, dit Lany avec hésitation. Essayons. »

Amaya rampa sur le lit et posa sa main sur sa petite tête.

« Ah…, lâcha Lany, surprise. Amaya me touche les cheveux, n'est-ce pas ?

- Héhé. On m'a souvent parlé d'une petite orchidée, dit Amaya avec joie.

- Sa voix a résonné dans ma tête de façon très nette et très clair ! s'étonna-t-elle en sursautant. C'était pas celle de Yugao, ni ma petite voix… et elle m'a appelée petite orchidée !

- Quel âge as-tu, Lany ?

- … J'ai eu douze ans cet été. »

La sensation était très bizarre. Lany ne voyait pas Amaya, ni ne l'entendait par ses oreilles physiques, mais pourtant, elle pouvait la sentir la toucher et entendre ses paroles se transformer en télépathie.

La chambre d'Alika était étrangement plus insonorisée que les autres, alors elles n'entendirent pas autant les cris et les pleurs de la patiente que Yuka chouchoutait lorsque la naissance fut proche. Alika prépara un gros chaudron de soupe et prit un plateau pour l'apporter à sa grande tante et sa patiente – si elle avait besoin de manger. Lany préféra rester dans la cuisine. Alika cogna à la porte doucement.

« Allô Yuka, s'annonça-t-elle.

- Bonsoir Alika.

- J'ai fait de la soupe et préparé quelques légumes de fin de saison… je me suis dise que je vous apporterai le souper.

- Comme c'est gentil. »

Elle pénétra la pièce respectueusement et déposa le plateau sur la table. La patiente de Yuka était allongée sur le lit, à moitié somnolente. Alika ne lui donnait pas plus que seize ans, tout au plus. Elles ne s'échangèrent qu'un petit sourire.

« Le travail se passe bien ? se renseigna Alika en chuchotant à grande Tante.

- À merveille. C'est difficile par moment, mais elle s'en sort très bien.

- Bien. Je te laisse de nouveau avec elle.

- Kyo va m'assister quand le bébé naîtra. Le bébé est en bonne position. Naturellement, ça facilite un peu le travail. »

Alika hocha la tête et quitta la pièce.

« Alors ? demanda Lany en prenant une cuillérée de sa soupe.

- Tout va bien. Yuka a les choses bien en main.

- Tant mieux. Moi, ne veux pas d'enfants et je continue de rester sur ma position.

- Et personne ne te demande de changer, petite orchidée. »

Tard en soirée, les cris d'un bébé se firent entendre. L'énergie qui se dégagea alors de la maison de guérison était festive et joyeuse. Les esprits, autant que les patients, se réjouirent de son arrivée. Lany et son mentor apprirent que c'était un petit garçon et il possédait trois gardiens spirituels, une chose très rare.

« Est-ce que tu veux retourner à la maison ou tu restes à dormir avec moi ? questionna Alika.

- Je voudrais dormir avec toi, si possible…

- Bien sûr. Ça m'a un peu manqué en fait.

- T'as pas dormi chez Shozen quand tu l'as vu récemment ?

- Non… je ne me sentais à l'aise, même si c'est mon petit-ami. Je sais qu'il est respectueux, mais… pas encore. Je préfère attendre après le mariage. »

Lany leva la tête et fit une expression de surprise, mêlée à une moue.

« Le mariage ? Tu veux te marier ?

- Euh, hé bin, je ne te l'ai jamais dit ?

- Non. Depuis quand cette idée de mariage t'es venue à l'esprit ?!

- Que depuis quelques semaines… Shozen m'a fait part d'un de ses désirs les plus profonds. Il veut me marier et ne veut pas d'autres femmes dans sa vie. Ça n'ira que dans quelques années, pas maintenant. Quand la cérémonie des remises aura lieu, il veut que l'on achète un des manoirs dans la partie orientale du roi. »

Elle regarda son élève qui semblait un peu sous le choc.

« Shozen a ainsi fait la demande…, murmura Lany.

- Il l'a simplement partagé. Ce n'est pas officiel encore.

- Ça reste quand même une demande. Je pourrais être invitée si un mariage a lieu ?

- Tu le seras certainement !

- Il va lui falloir demander ta main à Papa Tanda, par contre.

- Shozen a les valeurs aux bonnes places. C'est presque certain qu'il le fera. »

Après avoir pris un bon bain, Lany sauta dans le lit de son mentor. Alika alla la rejoindre sous peu. Comme à son habitude, son élève gigota, se replaça un nombre incalculable de fois et finit par s'endormir, apaisée, contre elle. Après quinze minute, Alika vit la silhouette d'Amaya.

« Je suppose que quand ta disciple est avec toi… je ne peux pas vraiment me masturber.

- … J'avoue que ça vient un peu déranger ta routine habituelle, se désola-t-elle en télépathie. Heureusement que je ne me touche plus depuis cinq ans. Au moins, je ne me ferais pas surprendre par Lany qui fait semblant de dormir.

- Un point positif… je me suis déjà fait surprendre. Bon ! Je ferai une exception et irai ailleurs pour faire passer ma pulsion. »

Amaya s'approcha de Lany et la contempla.

« Tu as une belle élève. Je vais espérer qu'elle me voit dans ses rêves et se souvienne de moi.

- C'est sûr que Lany va retenir ton visage. »

L'esprit donna un baiser sur les lèvres d'Alika, lui souhaitant ainsi bonne nuit.

Lorsque Lany ouvrit les yeux le lendemain matin, son mentor était déjà debout. Yugao lui montra l'endroit où Alika se tenait. Sa cape par-dessus ses épaules, Lany alla la retrouver sur le balcon, là où la guerrière avait l'habitude d'aller pour discuter avec Yuka ou les esprits, après un cauchemar, ou lors d'un temps libre. Alika se tenait là, justement, sur une chaise à tenir boisson chaude à base de lait de chèvre entre ses mains.

« Tu as encore fait un cauchemar ? demanda Lany.

- Non. Je n'avais juste pas l'énergie de m'entraîner ce matin…

- Une petite pause et changement de routine fait parfois du bien.

- Bien dormis de ton côté ?

- Oui… Amaya est venue me voir en rêve cette nuit. »

Un sourire fleurit sur les lèvres du mentor alors que Lany continuait.

« … Elle est vraiment belle ! C'est pas étonnant que tu te sois éprise d'elle. Mais j'imaginais pas qu'elle était aussi grande que ton père, ou Jiguro. Dans ma tête, elle était de ta grandeur.

- Amaya m'a toujours dépassé en taille physique… qu'est-ce que vous avez fait ?

- Hum, pas grand-chose. Dans mon rêve, j'étais au lassal Yonsa et j'ai fini par me faire accompagner par elle. Ton nom revenait souvent dans son discours. Puis, je me suis retrouvée dans une garderie… je sais pas où c'était, mais Amaya était très contente. »

Alika s'écrasa sur le dossier de sa chaise.

« Elle a dû te transporter dans mon pays natal, le Nouvel Empire de Yogo.

- Ah ?

- Elle a habité là et tenait une garderie, à côté d'une friperie. J'ignore si la maison a été emportée par les flots de l'inondation ou est encore intact… mais si ma mémoire est encore bonne, sa maison se tenait un peu en retrait, proche d'un petit boisée.

- Si on retourne voir tes parents l'été prochain (elle fit une pause), avec Shozen, est-ce que l'on pourrait y jeter un œil ?

- Sûrement.

- Tant que ça t'apporte pas de stress !

- Tu n'as pas à t'en faire à ce niveau. Ça va mieux, vraiment. »

Elle posa sa main sur les cheveux en désordre de son élève. Alika restait quand même surprise de voir la facilité déconcertante de Lany à se souvenir de ses rêves, et interagir avec les esprits.

« Je compte aller voir Messiah, annonça Alika.

- Pour en apprendre plus sur le reiki ?

- Oui. J'ai promis à Nimka de me spécialiser dans les soins énergétiques. Je compte bien remplir ma promesse.

- Est-ce que tu serais capable de te guérir toi-même ? demanda Lany.

- Hum. Je ne sais pas… sûrement. Pourquoi ?

- Parce que ma grand-mère m'a toujours dit que les magnétiseurs et les guérisseurs dans les énergies ne sont pas en mesure de se guérir eux-mêmes. Si c'était le cas, ils seraient immortels.

- Avec tout le respect que je dois à ta grand-mère, je te dirai que rien n'est impossible. Si je regarde mon père, qui est herboriste, ce serait comme dire que s'il attrape un rhume, ses remèdes ne seraient pas efficaces contre son mal, car il tricherait. »

Lany réfléchit à ses paroles. Délaisser sa base de pensée pour en assimiler une autre n'était pas facile, mais elle laissait place aux changements et aux points de vue divergeant.

« De plus, rajouta Alika, j'ai remarqué depuis quelques années que j'étais en mesure de me retirer mes propres maux de ventre.

- Vraiment ?

- Oui. J'ignore pourquoi, mais j'y arrive.

- Comment tu fais ?

- Je me concentre sur ma douleur et je tente de la rediriger avec la visualisation vers mes pieds, ou…

- Ou ? la pressa sa disciple.

- … Vers des personnes que je n'aime pas, conclut Alika avec un sourire amusé. Et la douleur finit par disparaître.

- Oh… tu crois que tu pourrais m'apprendre ?

- Bien sûr. Ce n'est rien de plus facile, crois-moi. »

Elles allèrent finalement se préparer pour rendre visite à Messiah.

« Messiah, elle est plus âgée ou plus jeune que toi ? questionna Lany.

- Plus âgée que moi, je crois… mais je ne me souviens plus exactement de son âge. Tu pourrais lui demander si l'occasion se présente. »


Une fois sur le cheval qu'elles partageaient ensemble, Alika se dirigea vers la maison de Messiah, qui se trouvait à une demi-heure de la maison de guérison. La place où vivait la jeune femme était collée à une série de bâtiment. Elles mirent pied à terre et Alika alla cogner. La porte s'ouvrit sur Messiah.

« Oh, bonjour Alika, bonjour Lany.

- Allô Messiah, salua Alika. Est-ce que tu es occupée en ce moment ?

- Non, murmura-t-elle en secouant la tête négativement. Je ne sortirai pas avant moment en fait… »

Son aura tourna légèrement bleu foncée. Alika fronça les sourcils légèrement. Les nouvelles arrivantes entrèrent dans la demeure.

« Voulez-vous quelque chose à boire ? offrit Messiah. Du jus, du lait ?

- Du jus, s'empressa de dire Lany.

- Eh, de l'eau, répondit seulement Alika. »

Une fois les boissons en main, Messiah prit place sur le divan. N'aimant pas tourner autour du pot, Alika alla droit au but.

« Qu'est-ce qui se passe, Messiah ? Ton aura tourne bleu foncé.

- Oh… il est vrai que je ne peux rien vous cacher.

- Moi, je vois rien, si ça peut te rassurer, tenta la plus jeune.

- Non, mais Alika devine bien des choses. »

Elle soupira.

« Je n'irai pas par quatre chemins : mon oncle est décédé il y a trois jours, alors qu'il était en voyage à Sangal avec sa conjointe. Ramener le corps s'avère être une tâche complexe, avec des procédures spécifiques, mais ma famille tient absolument à le voir avant de commémorer sa mémoire. Nous nous sommes tous réunis à la maison de mon père… »

Les larmes lui montèrent aux yeux.

« Messiah, je suis tellement désolée, murmura Alika. Mes plus sincères condoléances.

- Je ne suis pas habituée de vivre la mort d'un proche, confessa-t-elle. Alors je ne comprends pas pourquoi je me sens si chamboulée. Parfois, les larmes me montent aux yeux sans aucun déclencheur.

- Même si tu avais été habituée à côtoyer la mort, le décès d'un proche reste toujours dur. Ne te sens pas mal d'éprouver des émotions comme la tristesse et le chagrin. »

Alika se leva et alla serrer son amie dans ses bras.

« … Même pour des médiums comme nous.

- Il n'était pas mon père, mais c'était mon oncle et on avait une bonne relation.

- Ça reste quand même une personne que tu as côtoyé et avec qui tu avais un bon lien, ajouta Lany. Moi aussi, je veux te donner un câlin ! »

Messiah lâcha un petit rire et accepta l'étreinte de Lany.

« Ne refoule pas tes émotions, lui conseilla Alika. Laisse-les sortir et partage ta peine.

- Je fais de mon mieux. Mon père était proche de lui, et ses frères et sa sœur avaient beaucoup de ressemblance physique avec lui. Surtout ses frères. Tu les mettais côte à côte et tu voyais la confusion sur le visage des personnes extérieures à ma famille… parfois, quand j'habitais encore avec mes parents, mon Oncle venait de temps en temps et on se croisait dans la cour quand j'allais sois travailler, ou revenait d'une sortie. J'aimais beaucoup ça, en fait. Je pense beaucoup à sa conjointe aussi, et aux enfants de mon Oncle qui sont mes cousins… imaginez : vous vous réveillez avec une personne un matin, en plein voyage, vous avez des projets d'avenir et le soir, après le drame, vous vous retrouvez seules. Ça doit être terrible. »

Alika comprenait parfaitement cette situation pour l'avoir vécu avec Amaya. Le vide, l'absence et l'acceptation de la situation, le changement de routine et d'habitudes… elle ne souhaitait ça à personne, pas même à son pire ennemi.

« Le pire, c'est que je ne suis pas en colère contre La Mort, le père de mon mari Niran…, continua Messiah. Je sais qu'il n'y est pour rien. Mais parfois, je crois que je vivais dans une petite bulle de fantaisie, où je me trouvais chanceuse de ne pas avoir encore vécu ce qu'était la perte d'un être cher… je me disais que peut-être mon beau-père spirituel avait essayé de me préserver dans cette vie-ci d'une telle perte. Du moins, pas avant que je ne sois assez âgée et ai compris un peu le sens de la vie et de la mort. Et, maintenant, je commence à croire que peut-être la vie a choisi que c'était le moment pour moi et ma famille de le vivre… je n'en sais rien. »

Messiah se moucha. Alika vit Niran caresser la tête de sa femme qui était assise sur ses cuisses, et la serrer fort contre lui. Elle resta proche de son amie. Messiah l'avait tellement aidée avec ses propres chakras et sa guérison énergétique, c'était maintenant à son tour de l'écouter et de la supporter dans son deuil.

« Même pour les esprits, le décès d'une personne reste douloureux, expliqua Alika en essayant de la réconforter du mieux qu'elle le pouvait. Que l'on soit incarné ou pas, la perte laisse un trou béant. La douleur se calme avec le temps, mais elle revient de temps en temps. C'est ça, le deuil. C'est normal. Sois juste avec toi, sois gentille envers tes émotions. Apprivoise-les et au mieux, partage-les quand tu en ressens le besoin. Des larmes se pointent à tes yeux ? Laisse-les couler librement. »

Alika croisa le regard bleu foncé de Niran. Le faucheur qu'il était projeta doucement son énergie sur elle.

« … dans la vie antérieure où tu étais avec Niran, il me dit qu'il voyait les esprits et t'a aidé à te développer de ce côté. Quand tu es décédée, empoisonnée, ça a été extrêmement dur pour lui, même s'il te voyait sous forme spirituelle et était médium. Pendant un moment, il a perdu sa vision, tout comme moi. Il n'entendait et ne voyait plus les esprits. Il a vécu pendant trois ans ta perte jusqu'à ce qu'il vienne te rejoindre… mais il me montre à quel point la perte a été difficile. Et pourtant, il a un avantage de voir les défunts. Et c'est le fils de La Mort.

- Je sais que les esprits ne sont pas insensibles…

- Ton mari me dit qu'il a accompagné ton oncle de l'autre côté pour le guider. Il s'est aussi présenté comme étant ton mari et qu'il connaissait bien ta famille depuis près de neuf ans. Ton oncle a été surpris de savoir que tu étais mariée spirituellement et en contact avec Niran.

- Ça doit avoir fait un choc… surtout que ma famille sait que je suis attirée par les femmes et suis maintenant célibataire depuis cinq ans. »

Messiah soupira.

« La réaction est toujours drôle d'après Niran, dit Alika avec un sourire. Tu auras tout le support spirituel de ce côté pour passer au travers ce deuil. Il n'y a pas de temps prédéfini. L'absence sera toujours-là, mais avec le temps, ce sera moins dur à vivre. Ce sera plus vif aux soupers de famille, surtout les premières années. Mais avec le temps, vous vous rappellerez sa mémoire avec allégresse.

- Niran m'a dit que mon oncle n'avait pas souffert.

- Il a raison.

- Tu as parlé du support, tu veux dire quoi par-là ? Celle de ma horde et de mon mari ?

- Oui. Et même de ta belle-famille… des femmes et hommes en noir, ça te dit de quoi ?

- Oui. Ils s'occupent des deuils et d'accompagner les personnes endeuillées pour ne pas qu'elles commettent l'irréparable.

- Tu en as quelques-uns dédiés à ta famille, et ton Beau-Papa va t'envoyer tout le soutien qu'il pourra. »

L'expression que Messiah fit interrogea Lany. Elle avait eu un faux rire et avait presque roulé les yeux en voyant une certaine ironie.

« Avec mon oncle, je sais que j'ai la chance d'avoir du soutien avec ma famille et mes amis. Autant spirituelle que physique. Mais…, hésita-t-elle. Quand j'ai perdu ma gardienne primaire, Izara, je n'ai pas reçu aucun soutien physique et moral provenant de mes amis ni de mes proches. Et spirituellement, je me suis sentie délaissée, seule et abandonnée. Même si une partie de moi sentait et savait que les esprits ne se pousseraient pas, majoritairement, j'ai dû gérer ma perte seule. On a réussi à me faire accroire que je ne valais rien spirituellement, que Niran se foutait de ma gueule… »

Alika vit les ailes de Messiah, grises avec des reflets roses, être hérissées. Mais elle ne disait rien, de même pour Lany. Leur amie avait besoin de se confier. Le deuil faisait remonter des émotions refoulées et des non-dits. Elle devait se libérer.

« J'ai mis mon mal être de côté, en voulant prendre soin de la petite sœur de Niran, Nim, qui est aussi ma fiancée, car on avait plus peur pour la santé émotionnelle des esprits que de la mienne. J'ai pensé à en finir avec ma vie, moi aussi. Mais à quoi bon le faire si la seule et unique personne et esprit avec qui je voulais parler et demander des réponses à mes questions n'était plus de ces deux mondes ? Le sentiment est tellement horrible, tellement atroce. Pas une seule fois dans cette dure période, on m'a montrée de la compassion, de la douceur et m'a écoutée quand je pleurais et avais mal. Alors quand je vois le parallèle avec la perte de mon oncle… là, où tout le monde se soucie de moi… c'est vraiment étrange. »

Messiah soupira et pleura encore un moment.

« Ce n'est pas parce qu'un esprit est parti, que la douleur est différente. Elle est même pire, car c'est silencieux. Tu ne peux pas en parler à quoique ce soit sans qu'on te prenne pour une folle. Je ne souhaite à personne de perdre un gardien spirituel, c'est terrible… et les discours ne sont jamais tourné vers toi quand il s'agit de supporter. C'est toujours "mets-toi à sa place", ou "iel était trop malheureux, il ne mérite pas que tu lui en veuilles". Jamais on ne m'a demandé à moi comment j'allais, comment je vivais ça, si je voulais en parler ou non… Mes émotions, comment je me sentais face à tout ça, c'était de la marde ?! tempêta-t-elle. La ferme Messiah, on s'en fout de toi ? Les esprits sont plus importants que ta propre vie. Ou encore on me dit que je suis forte, que je vais comprendre ? Aller. Ce n'est pas grave, hein, Messiah comprend tout. Messiah comprendra toujours tout ! »

Leur hôte continua de pleurer, mais étrangement, elle se sentait enfin libérer d'un poids qui devenait de plus en plus lourd. Alika s'agenouilla devant elle et prit ses mains, pour les caresser de ses pouces.

« C'était tellement injuste…, murmura Messiah en larmes. Tellement cruel…

- Oui. Injuste, cruel et méchant, affirma Alika. Tu as raison de te sentir ainsi. C'est normal. Je sais que c'est encore difficile pour toi d'en parler et qu'il s'agit encore d'une corde sensible… si tu t'en sens la force, peut-être pas aujourd'hui mais un autre temps, pourras-tu nous parler d'Izara plus en profondeur ? Qu'est-ce qui s'est passé avec elle ? Pourquoi est-elle partie ?

- Oui… c'est assez complexe, en fait. Je n'ai dit que le principal.

- Bien. Et ça t'a aussi libéré, un peu, j'espère ?

- Oui. Entre médiums, on se comprend.

- Super. De base, j'étais venue ici pour te demander des conseils sur le reiki, mais comme tu n'es pas en état d'enseigner et transmettre ton savoir, alors on pourrait changer notre visite en petite sortie ?

- Je suis un peu fauchée au niveau de mes dépenses, mais oui… ça me ferait du bien.

- On pourrait aller au lassal ! se réjouit Lany. Depuis que j'ai rêvé que je magasinais, je veux y aller ! Une petite sortie avec nous en bonne compagnie te fera du bien au moral.

- Pourquoi pas. »

Elles sortirent à l'extérieur en direction du lassal. Alors qu'elles se promenaient ici et là, Messiah continua de se confier quand elle vit une mère bergère passer avec deux de ses enfants.

« Avant, dans mon début de vingtaine, mon rêve c'était de me fiancer et de me marier… et maintenant que j'approche la trentaine, je ne sais plus si j'en ai vraiment envie. Les femmes avec qui j'étais ont toutes fini par se lasser de moi, ou je n'étais qu'un test, pour voir ce que ça donnait de sortir avec une femme…

- Tu as quel âge, Messiah ? demanda Lany.

- Euh… vingt-huit ?

- Oh, tu es donc, effectivement, plus vieille qu'Alika-Sensei et moi !

- … Je pourrais être ta mère, Lany. »

La plus jeune éclata de rire.

« Souvent, depuis un moment, j'en veux à Niran de ne pas s'être réincarné avec moi.

- Ah bon ? s'étonna Lany, qui parvenait à le voir. Comment ça ?

- Hé bien, s'il avait été vivant et si j'avais été hétéro dans cette vie-ci, on serait probablement ensemble depuis dix ans, fiancés et mariés et peut-être avec trois enfants, ou cinq autour de nous. Je me sais fertile, c'est pour ça. Et je ne sentirais pas ce pincement au cœur à chaque fois qu'une de mes amies m'annonce qu'elle est enceinte.

- … Tout aurait été plus facile s'il était là, hein ? comprit Alika.

- Oui.

- Je comprends… ça me fait la même chose avec Amaya…

- Je ne serai pas capable d'aimer un autre homme. Parce que ce n'est pas Niran. Même si je transposais sa personnalité sur l'homme vivant, ce n'est pas son corps.

- Ce n'est pas Niran, tout simplement.

- Peut-être que la personne qui était destinée à croiser mon chemin et faire un bout de chemin avec moi dans cette vie-ci est simplement morte avant de l'avoir fait… mais l'ironie, c'est que j'ai deux âmes sœurs dans le monde spirituel. Mais je ne peux pas les montrer, ni pavaner nos liens et notre amour. C'est ça qui me fait le plus mal… »

Elles se prirent des lossos sucrés avec du jus de yukka et des jokoms, avant de prendre place sur une table et commencer à manger.

« Pourquoi Niran ne s'est pas réincarné ? demanda innocemment Lany.

- C'est tout bête comment s'est survenu, mais j'étais déjà réincarnée à l'époque. Débordé par le travail, mon mari a simplement laisser passer sa seule chance de se réincarner en passant tout droit. Il a fini par sombrer dans l'alcool et a perdu, temporairement, la garde de notre fils qui nous a été enlevé par une de ses sœurs – il en a beaucoup, seize je crois, contre huit garçons.

- Oh… une grande famille.

- Oui. Cette sœur, c'est une garce qui ferait n'importe quoi pour me faire souffrir car elle est jalouse de moi. Niran m'a dit qu'il n'acceptait pas la décision de sa sœur et mon Beau-Papa aurait fait quelque chose, mais sa propre fille l'a menacé de me faire du tort… à ma famille tant physique que spirituelle. Mais Niran dit aussi que par contre, il n'était pas en mesure de prendre soin de notre fils… à cause de sa sœur, il n'avait plus le droit de l'approcher pendant les soupers de famille. C'est cruel… »

Messiah finit par se retrouver la tête accotée contre la table, le cœur en miette.

« Mais c'est une grosse salope, jeta Alika, indignée.

- Je le sais… Tout ça c'est de ma faute, maugréa-t-elle alors que son aura virait littéralement grise. Je déteste ma réincarnation du moment, je n'aime pas mon énergie… quelqu'un là-haut en dehors de mon Beau-Papa a sûrement pensé que "cette âme-là a trop de cran, allons refroidir ses nerfs en la faisant baver avec les aléas de la vie, héhé." »

Elle finit par se mettre à pleurer.

« Messiah, tu te fais du mal, tenta Alika. Tu as une des plus belles énergies en ce monde. Tu serais même plus forte que moi.

- Je suis juste franche avec mon vécu… pourquoi je ne suis pas partie quand j'étais dans le plus profond de ma période sombre ? Car oui, tout comme toi Alika, j'en ai eu une. Jamais je ne parviendrai à trouver une âme sœur avec qui partager ma vie, qui acceptera de faire un bout de chemin avec moi, faire des compromis et les efforts de me garder auprès d'elle. Et il semblerait que quand je présente deux personnes, elles sont faites une pour l'autre, alors que moi, ça ne m'arrive jamais. Je vais juste me retrouver seule… je ne veux pas trouver l'amour à quarante ans… Je veux aussi des enfants…

- … Niran dit que c'est pour t'apprendre à être heureuse, sortit Lany doucement en choisissant ses mots méticuleusement.

- Quoi ? Je pensais que je l'étais de l'autre côté !

- … Tu es trop dur avec toi. Tu es trop sévère envers toi et tu t'autosabotes…

- Il était censé se réincarner plus tard dans cette vie-ci… trouver un corps malade et revivre. Mais il va perdre la mémoire et avec ce qui s'est passé avec Izara, si je le perds, je ne pourrais pas le tolérer. J'ai trop besoin de lui… c'est devenu mon pilier, qu'il le veuille ou non… »

Alika la laissa se calmer et essaya de lui envoyer des vagues d'apaisement.

« Et je ne sais même pas pourquoi je pleure comme ça ! s'écria Messiah.

- … Tu es sur le point d'être dans ta semaine, tes hormones sont à vifs et que tu es en deuil en ce moment, énuméra Alika. Tu es épuisée et on est en plein changement de saison. Rien qui puisse t'aider là-dessus. Tu as besoin d'une pause, de décrocher… as-tu des rendez-vous de reiki ?

- J'en ai quelques-uns, mais après, je prends une pause. La mort de mon oncle a ébranlé toute la famille.

- Avec raison.

- Et ça a remué beaucoup de choses au niveau spirituel, également. Je ressens encore de l'injustice face à la sœur de Niran qui m'a toujours détestée pour aucunes raisons valables hormis le fait qu'elle soit jalouse de moi. Elle a toujours cherché à me faire mal dans de nombreuses vies. Je n'ai pas envie de la pardonner !

- Personne ne te demande de le faire. Niran n'est pas rancunier comme toi, mais il n'a jamais accepté le comportement de sa sœur envers toi et il sera toujours de ton côté, quoiqu'il advienne. »

Voyant que Messiah n'arrivait pas à arrêter de pleurer, Lany se leva tranquillement et alla acheter des carrés de tissu en coton doux pour lui permettre de se moucher. Elle en acheta une bonne vingtaine avant de revenir. Alika emballa leurs collations dans un petit sac et invita leur amie à se lever pour aller marcher dans les prés, où elles seraient plus libres et moins entourées de gens. Dans un tel état de tristesse et de souffrance, très souvent, les personnes ne mangeaient plus.

Messiah ne se calma pas avant une bonne heure, le dos frictionné par ses deux amies, encouragée à se libérer.

« Oh ma pauvre, murmura Alika. Tu as vraiment un surplus qui doit sortir, alors fais sortir le méchant.

- … Je n'arrive pas à respirer par le nez, je suis complètement congestionnée…, nasilla-t-elle. Même si je me mouche…

- Prends de grandes respirations. Ça se calmera quand tu ne seras plus dans le plus gros de ta crise. »

Sur la vingtaine de mouchoir que Lany avait apporté, il n'en restait peut-être que six ou cinq.

« Maintenant, tout va bien spirituellement, la réconforta Lany qui faisait la messagère. Niran est plus un alcoolique, il va bien. Votre fils spirituel est maintenant majeur et sa pute de sœur a pas le droit de s'approcher de toi ni de ta famille depuis bien longtemps.

- … Tu-tu crois que c'est elle qui a tué mon oncle ?

- Non (elle secoua la tête). Ton Beau-Papa l'aurait pas laissé faire. Elle est réincarnée suite à son divorce avec son ex-mari, tu te souviens ? Dans l'année où tu as retrouvé Niran.

- Ah… oui, c'est vrai…

- Tout va bien maintenant, ajouta Alika, en caressant sa nuque. C'est sûr que tu es sensible concernant les choses du passé, mais comme Lany et Niran l'ont dit, tout va bien maintenant. Ton entourage spirituel est stable et il ne t'arrivera rien de fâcheux.

- J'ai envie de faire la sieste.

- Pourquoi pas ? Ça épuise pleurer, mais c'est aussi une forme de méditation. Je te servirai d'accotoir. »

Elles se rendirent proche d'un arbre et Messiah, toujours entre ses deux amies, finit par fermer les yeux. Lany chuchota à voix basse en parlant à son mentor et finit par accompagner Messiah dans sa sieste. Alika veilla au grain, n'ayant pas sommeil. Elle leva les yeux vers Niran qui s'était assis devant elles.

Ses cheveux noirs ondulés courts volaient dans le vent et ses yeux étaient d'une couleur qu'Alika adorait. Il avait vraiment un regard qui analysait ses interlocuteurs. Mais elle soutint son regard.

« Merci, la remercia-t-il.

- Pourquoi ? demanda la médium.

- Elle avait besoin de se libérer depuis un moment… mais elle ne savait pas trop comment. Son état n'affecte en rien ses capacités médiumniques à guérir les énergies, et je sais que son chakra du cœur reviendra normal. La tristesse et la peine font partis des émotions humaines, surtout lors de la perte d'un être cher.

- Je sais qu'elle s'en sortira. Elle nous a nous, et elle a aussi votre gang.

- Messiah a toujours eu de la difficulté à se détacher du passé, surtout spirituel. Ça fait partie d'elle, et je ne lui en veux pas. Maintenant, comme vous lui avez dit, tout va bien. Il n'y a plus de risques. La perte de son oncle a fait ressurgir de vieilles blessures et des émotions enfouis qui n'ont jamais pu être exprimés, surtout au niveau spirituel. Elle pense trop. »

Alika n'était pas dérangée de rester assise dans l'herbe, à l'ombre d'un arbre, à contempler le paysage pendant de longs instants. Après une demi-heure, elle secoua un peu l'épaule de Messiah qui finit par se réveiller plus ou moins en sursaut.

« J'ai dormi combien de temps ? s'écria-t-elle alors que Lany se tirait aussi de son sommeil.

- Une petite demi-heure.

- Humf. Je me sens encore fatiguée… Ce n'était peut-être pas une bonne idée de me taper une sieste…

- Tu en avais seulement besoin. Et puis, je pensais à ton histoire de célibat… est-ce que tu vas à des événements en particulier ? Comme des festivals annuels ? Des endroits où tu pourrais rencontrer des femmes qui partagent les mêmes intérêts que toi ? C'est ainsi que j'ai rencontré Shozen… et aussi fais un lien avec Lany, indirectement, par son grand frère. »

Lany hocha vivement la tête.

« Je sais qu'à chaque année, il y a des conventions concernant des trucs spirituels, la guérison énergétique et des groupes qui pratiquent la magie, les renseigna Messiah. Il y en a pour tous les goûts. Il y a eu une pause de trois ans à cause d'une malédiction jetée par une personne frustrée de la vie, mais ça va reprendre.

- Bon. Alors en reprenant ces festivals, tu vas faire de nouvelles rencontres, tu vas rencontrer de nouvelles personnes qui partagent les mêmes affinités que toi. Laisse-toi du temps, ça vient de reprendre.

- C'est que je me dis, soupira-t-elle. Mais ça me pèse lourd, quand même… je n'ai pas la force de voyager aussi loin qu'à la Capitale, donc, si cette âme sœur pouvait se trouver sur le territoire Yonsa, à proximité, ça me plairait bien… Et au pire des cas, si je n'ai pas d'enfants plus tard, je deviendrai la "MaTante Bonbons" et la "MaTante qui fait des lunchs super trop cool"…

- Pourquoi pas ? »

Alika lui sourit. C'est alors que des bêlements de chèvre se firent entendre. Elles tournèrent la tête et virent un âne courir après deux petites chèvres. Un plus petit homme apparut au pas de course.

« Waffle ! l'appela-t-il. WAFFLE ! »

L'âne arrêta sa course et se retourna, se mettant à braire comme s'il était déçu et se plaignait.

« Je sais, je sais. Tu as de nouveaux amis, mais elles ne veulent pas jouer avec toi comme ça et n'aiment pas être pourchassées. »

Les trois femmes se mirent à rire. Le berger qui surveillait Waffle et les deux chèvres les remarqua et alla vers elles.

« Bonjour vous trois.

- Bonjour… est-ce qu'on dérange ? demanda Alika, sur le point de libérer l'espace et se dégourdir les jambes.

- Mais pas du tout ! Vous êtes les bienvenues.

- Vous surveilliez votre âne et vos chèvres ? questionna Lany.

- Ah, oui… Waffle a eu deux nouvelles amies, mais elles n'aiment pas jouer comme ça.

- On aurait dit qu'il comprend ce que vous dites, se surprit Alika.

- Nous, berger, comprenons les animaux et leurs énergies. Je ne me suis pas présenté : je suis Momo. »

Amaya redressa la tête, surprise.

« Serait-ce Momo, le fils du berger Loulou que j'avais l'habitude de voir en étant une enfant ? demanda-t-elle.

- Exactement, jeune dame, répondit Momo avec un sourire.

- Jeune dame ? questionna Messiah.

- Amaya a posé une question, firent à l'unisson Lany et Alika avant de rire de leur synchronicité.

- Ah… je vois.

- Amaya le connaissait, pour avoir souvent joué avec lui quand elle était petite, continua la guerrière.

- Je sens que vous êtes toutes les trois dans les énergies, analysa Momo.

- Oui, mais je ne vois pas ni entend les esprits comparativement à Alika et Lany, avoua Messiah, un brin malaisée.

- Tu es quand même dans les énergies. Les yeux et l'ouïe ne sont pas utiles si ton âme est ouverte à cette dimension. Et la tienne l'est. Et mes plus sincères sympathies pour ton oncle.

- Merci… c'est gentil. »

Alika ne put s'empêcher de scruter leur interlocuteur. Il y avait une distinction frappante entre la classe des lanciers, les roturiers et les bergers. Les bergers travaillaient pour la classe guerrière, élevant les chèvres et échangeant le lait et la laine de leurs chèvres pour de l'argent. En échange, les guerriers protégeaient les petites gens d'éventuels préjudices. Lany, petite de base, se sentit soudainement comme une géante.

« Au fait, Alika, dit Momo. Tu dégages une odeur d'hakuma, de lyokuhaku et, étrangement… de luishas. »

Comme si elle venait d'être surprise la main dans le sac, Alika changea d'expression.

« Je savais que les pierres possédaient toutes une énergie spécifique avec des propriétés, fit-elle. Je la ressens à chaque fois que j'en prends dans mes mains, même si ce sont des pierres très normales, mais de là… à dire qu'elles dégagent une odeur… ? »

Elle prit une pierre au hasard dans l'herbe et tenta de la renifler. Son geste, pourtant si concentré et sérieux, fit rire Lany, Momo et Messiah, et elle s'en amusa également. Soudain, comme une illumination et un rappel, elle tira de sa ceinture, bien caché, le poignard que Balsa lui avait donné juste avant de partir pour le Nouvel Empire de Yogo après sa première thérapie suivant sa tentative. Le manche était de bronze, sertis de luishas, de hakuma et de lyokuhaku. Toutes les gammes de pierres les plus précieuses de Kanbal.

« Vous voulez sans doute parler de ceci ? déclara-t-elle alors qu'elle la lui montrait et la déposait dans les mains de Momo.

- Ohhhh, quel joli poignard, s'émerveilla-t-il. Ce modèle ne coure pas les rues. »

Il l'observa un instant avant de lui redonner précieusement.

« À son énergie, je ressens une grande signification ainsi qu'une volonté de défendre son porteur.

- C'est un cadeau de Maman. Je le transporte partout avec ma lance.

- J'en ai aussi un, intervint Lany, mais… j'ignore si ces pierres ont une odeur qui vous est familière.

- Montre-moi, jeune fille, l'invita Momo. »

Lany sortit le cadeau d'Alika qui soulignait son entrée dans le monde des adultes, en tant que jeune femme. Momo l'observa minutieusement.

« Ces odeurs ne me sont pas familières, mais elles sonnent très Rotan. Les pierres doivent sûrement venir de ce pays comme Rota est bien plus vaste et riche que Kanbal, et encore plus que le Nouvel Empire de Yogo. Je sens un léger lien d'énergie semblable aux pierres de Kanbal. Une base de minéraux commune.

- Ne dit-on pas que Rota et Kanbal, à l'origine, formaient à eux deux un même et unique pays, mais que les montagnes ont fini avec le temps par séparer la nation en deux territoires différents, partageant des terres et des ancêtres commun ? réfléchit Messiah. D'où notre similarité de langue avec le Rotan ?

- Tu es bien cultivée, Messiah, se réjouit Momo. L'origine des deux pays est bien vraie, alors l'histoire des pierres pourraient s'avérer très plausible, en effet. »

Il tourna de nouveau son regard vers Lany.

« Je sens l'énergie d'Alika se dégager du poignard.

- Je ne l'ai presque pas touché, se justifia Alika. Elle était dans sa boîte quand je l'ai offert à ma disciple et elle sortait tout juste de chez le forgeron. Mais… il se peut que l'énergie de mon intention s'y soit déplacée et ait laissé ma marque. »

Après avoir caressé Waffle et les deux chèvres, le petit trio quitta la prairie. Messiah mit les mouchoirs qu'elle avait utilisé dans son sac en jute. La première chose qu'elle ferait en revenant chez elle sera de les nettoyer. Sur le portique, elles se firent un gros câlin de réconfort.

« S'il y a quoique ce soit, n'hésite pas à envoyer Niran nous chercher, d'accord ? l'avertit Alika.

- Non, ne t'en fais pas. Je sais que je peux compter sur vous deux.

- Laisse tes émotions libres et ne les garde surtout pas pour toi, rajouta Lany.

- Je ferai de mon mieux, promis. »

Alika et Lany s'éloignèrent, sur le dos de leur monture, envoyant des saluts à Messiah jusqu'à ce qu'elle soit rendue trop petite pour leur vue.