Personne ne me contredira sur ce point : tout le monde attend avec beaucoup d'impatience le très attendu vendredi. En particulier les lycéens pressés d'être en week-end. Et je faisais partie de ces lycéens particulièrement pressés. En dernière année, mes vendredis commençaient par deux longues heures de littérature, un moment pénible à passer mais Essar me foutais généralement la paix en début d'année. Jusqu'à la mi-automne, après quoi il n'eut plus besoin de me foutre la paix puisque je m'étais investie (surtout après mon fameux A). Les heures n'étaient plus aussi pénibles mais restaient aussi longues. Toutefois, en m'appliquant le temps passait plus vite. Ce ne fût hélas pas le cas, ce matin-là. Si les deux heures de littérature furent déjà longues, celles d'arts plastiques précédant la pause déjeuner semblaient interminables.
Mes mains étaient sales, recouvertes d'argile claire qui rejetait encore plus d'eau que celle que j'avais ajoutée à la pâte. Je ne comprenais rien, ni pourquoi la masse difforme refusait de rester en place, ni pourquoi mes mains étaient incapables d'en obtenir quelque chose de correct. D'accord, je n'étais pas la personne la plus délicate au monde (il fallait voir les deux cordes cassées la première fois que j'avais accordé ma guitare) mais j'étais capable de rouler mes clopes lorsque j'étais en dèche. Malgré-ça, et en dépit de l'énergie que j'apportais à la tâche, le résultat n'était pas à l'attendu. Je le distinguais à peine. C'était frustrant, car Dorothea, à côté, faisait ce qu'elle voulait du morceau de roche meuble.
—Sérieux, c'est tellement nul comme court !
—Tu ne disais pas cela lorsque tu as entendus la première semaine qu'il ne fallait ni être doué ni avoir d'inspiration pour réussir en cours d'arts plastiques.
—Ouais, mais je pensais quand-même que ce serait plus facile.
—Peut-être que tu devrais voir… Plus simple… me fit Dorothea en décrivant des gestes ronds avec ses mains. Si le vase est trop difficile, pourquoi pas… Un pot à crayon ! C'est comme ça que j'ai réussi !
Ah, bien-sûre qu'elle avait réussi ! Très réussi-même ! Son authentique vase semblait provenir de la dynastie Ming ! Comment avait-elle pu faire cela en si peu de temps, alors que moi, avait à peine réussi à former vaguement une pomme-de-terre ?
—Ca me gonfle.
Non, je fus certaine au moment ou mon argile se changea en écrasé sous mes doigts impatients que les arts plastiques n'étaient pas faits pour moi. Ca me faisait mal de l'avouer, car je m'étais fait tout une fausse-joie à l'idée de pouvoir être pénarde tous mes mercredi après-midi. Je devais m'y résoudre. En face et à côtés, tous les autres s'en sortaient beaucoup mieux. Les tables étaient disposées en U, de manière à ce que le prof' puisse avoir une bonne vue globale de l'ensemble de ce qu'il qualifiait de travaux. J'étais assise face à monsieur Rangeld (Manuela reprendrait Alois) : un type petit, carré, et un poil grassouillet. Ce qui justifiait la tranquillité en arts appliqués à laquelle j'avais pu assister. Ce professeur truculent préférait passer son temps à manger des petits gâteaux et balancer des blagues pas drôles de sa voix forte à ses collègues que surveiller sa classe. Edelgard était assise dans la rangée le long du mur de droite. Je n'aurais pas dû être surprise qu'elle se débrouille aussi bien : si elle avait choisi l'art c'est qu'elle avait des prédispositions avec tout ce qui était plutôt manuel. Mais son vase… Son vase était impeccable. Identique au modèle donné par Rangeld. Pas plus petit, pas plus gros. En somme : parfait. Et le contraste entre nous me sembla un peu plus évident qu'il ne l'était déjà.
La fin du cours annonça enfin la pause déjeuner mais si mon estomac grondait ma frustration et ma déception étaient encore plus virulentes. Je sortis du cours en trombes et me rendis d'un pas pressé jusqu'au premier étage du bâtiment principal. Non pas que j'avais quelque chose de prévu, mais surtout peu envie de me faire engloutir dans le raz-de-marée humain de lycéens morts de faims s'engouffrant péniblement dans les couloirs pour se rendre au réfectoire. Devant la porte que je connaissais maintenant très bien, je toquai deux fois, puis entrai après en avoir reçu l'autorisation.
—Ha ! Byleth ! Quelle heureuse surprise !
Je ne pouvais pas en dire autant mais la saluai avant de m'asseoir devant le cimetière végétal. La succulente sur le bureau tenait bon (elle décèdera deux semaines plus tard) mais je ne pouvais m'empêcher de penser à l'âme de la précédente qui devait encore hanter l'infirmerie.
—J'ai rempli le formulaire d'inscriptions que vous m'avez remis mercredi.
Pas le formulaire pour une demande de dépistage, entendons-nous. Il s'agissait de celui pour s'inscrire aux différentes options. En plus de tenir le rôle d'infirmière, de conseillère d'orientation, et de professeur de chant (elle supervisait la chorale) Manuela était aussi un peu la femme à tout faire. Enfin, dans la pensée que je m'étais construite d'elle car j'aurais certainement pu tout aussi bien aller seulement déposer le formulaire au bureau d'accueil des élèves. Avec Manuela, les choses iraient plus vite toutefois. Et surtout, elle me lâcherait un peu les basques.
—Musique ?
—Ca pose un problème ?
—Non, non ! Au contraire, tu m'en vois ravie !
Elle examina la feuille pour s'assurer que j'avais tout bien rempli. Heureusement, je savais encore indiquer mon nom, prénom, date de naissance et numéro de bagnard sur une simple feuille de papier. J'avais aussi indiqué « musique » après l'indication « option choisie ».
—Tu joues d'un instrument ?
—Oui, sinon je n'aurais pas pris musique.
—Tu pourrais seulement chanter !
« Plutôt crever que de faire ça » me dis-je.
—Si tu aimes la musique, nous avons aussi une chorale. Je suis sûre que tu y trouverais ta place !
Pourquoi tout le monde s'obstinait avec cette satanée chorale ? Et qu'est-ce qui pouvait lui affirmer que j'y trouverais ma place ? J'avais vraiment une gueule à faire les chœurs, parfaitement alignée en rang avec les autres élèves ? Pour-sûr que cela aurait plu à Dorothea.
—Merci mais ça ira. Je pense que je me contenterai de présenter un morceau de guitare.
—Bien ! Tout me semble en ordre dans ce cas. J'ai hâte de pouvoir écouter cela !
—Comment ça ?
—Eh bien, je suis responsable de la chorale mais également de l'option musique. Je serai donc la responsable de ton examen !
Un large sourire traversait le visage de Montres-les-moi et la joie s'épanouit dans ses grands yeux bistre. Moi, n'étais pas sûre de bien tout comprendre.
—Comment pouvez-vous à la fois surveiller la chorale et l'option musique, madame Casagranda ?
—Oh, je surveille essentiellement la chorale, ainsi que le théâtre. Pour la musique les élèves ont plus de libertés et prennent rendez-vous avec moi seulement s'ils ont des questions ou rencontrent des difficultés. Si tu ne possèdes pas encore d'instrument, Saint Seiros met à disposition un large choix de qualité sur lesquels t'exercer entre les cours.
Pourquoi la Diva Déprimée n'avait-elle pas commencé par là ?! Une option sans surveillance ? C'était fantastique ! Si j'avais été au courant, je ne me serais certainement pas acharnée pendant deux heures sur un bloc d'argile qui n'avait même pas demandé à être là. Finalement, les choses changeaient pour du mieux, et tout n'était pas aussi noir que ce que j'avais imaginé de prime abord.
—J'ai ma propre guitare, mais je vous remercie pour cette information.
Je me levai et rangeai la chaise à sa place quand Manuela m'interpela une dernière fois.
—Je suis vraiment soulagée Byleth. J'ai eu peur pendant un moment que l'intégration à Saint Seiros soit trop difficile pour toi. Mais tu fais des efforts et tu t'es faite des amies. C'est formidable !
J'eus particulièrement envie de prendre tout cet enthousiasme débordant afin de lui enfoncer profondément au fond de la gorge ou entre ses arguments mais je la remerciai seulement une dernière fois. Je ne pouvais pas reprocher à Manuela d'être guillerette après tout. Je me demandais seulement comment c'était possible. Elle me voyait peut-être comme sa bonne œuvre de l'année, le cas désespéré de l'école, ou quelque chose d'au moins aussi flatteur.
—Au revoir, Madame Casagranda.
—A plus tard !
Je sortis de la pièce perplexe. S'attendait-elle à me revoir si vite que ça ? Peu importais : j'avais faim. Et je n'étais pas la seule.
—Byleth ! T'as fini ?
Je ne pris même pas la peine de m'arrêter et traçai à travers le couloir pour arriver tout au fond le plus rapidement possible. Tout le monde sait que les cerfs courent très vite, c'était aussi le cas de Claude qui trottinait à ma suite (il me suivait d'un bon pas).
—Qu'est-ce que tu veux ?
—Eh bien, c'est vendredi ! Tu as oublié le rituel du vendredi ?
—Depuis quand on a un rituel du vendredi ?
Je passai les portes battantes et grimpai la première volée de marche jusqu'au second étage.
—Depuis que tu squattes la cage d'escalier. Tu sais, j'en ai perdu quelques clients.
Je squattais la cage d'escalier quasi tous les midis, mais peu importait. Et je ne me sentais pas non plus désolée que son chiffre d'affaire soit revu à la baisse à cause de ma présence. Je me sentais aussi légitime à fumer ma clope que lui à vendre ses célèbres « potion d'amour » comme il disait. Sans garantie que ça fonctionne d'ailleurs.
—Mais ne t'inquiète pas pour ça, j'ai gagné une toute nouvelle clientèle !
—Je ne suis pas inquiète.
Je m'installai sur la dernière marche tout en haut et tirai une clope de mon paquet pour l'allumer aussitôt. Ca faisait un bien fou !
—Tu ne me demandes pas quel genre de clientèle ?
—Non, je m'en fous à vrai dire.
—Byleth, Byleth, Byleth… répéta-il en agitant son index de droite à gauche avec un air sérieux (qui se voulait faussement sérieux). C'est important d'être proche de ses clients tu sais.
—Ce sont tes clients, pas les miens. Tu sais ce qui est important ? La sphère privée. Est-ce que tu sais ce qu'est la sphère privée, Claude ?
—Dis-moi-tout ! répondit-il en s'asseyant à côté de moi.
Son épaule touchait la mienne.
—Je t'écoute !
—Là, par exemple. Tu empiètes sur ma sphère privée.
—Ha ! Tu parles d'une distance physique raisonnable alors ?
Il se décala de quelques centimètres, toujours avec sourire, et toujours avec ce même visage incrédule qui donnait envie d'y mettre une succession de gifles. Malgré-ça, je savais que Claude en jouait. Il aimait beaucoup se comporter comme un gosse de douze ans avec moi, mais il était très calculateur. Il ne fallait pas oublier que Claude avait terminé premier de sa promotion l'année passée et celle d'avant, qu'il avait mis en place un commerce complexe plutôt bien travaillé dans le dos des professeurs et de la directrice. Et il était assez bon dans le domaine pour ne pas se faire prendre. Je suis sûre qu'à vos yeux, cela semble impossible, mais Claude était surtout très respecté. Sans nous considérer Dorothea et moi bien-sûr. Et, puisque les gens le respectaient, les gens ne disaient rien. Par-dessus-tout, ses clients avaient besoin de lui plus que lui n'avait besoin d'eux. Ce qui le plaçait ipso facto en position de force.
J'avais avalé rapidement mon sandwich et discuté de tout (mais surtout de rien) avec Claude avant de me rendre en cours. Le dernier de la journée. Mathématiques. Je ne me faisais pas de mourrons dans ce domaine, j'étais plutôt logique. Pour moi, les maths se résumaient simplement à des successions de chiffres. Appliquer de quelconques théorèmes n'était pas difficile pour moi. J'avais plutôt en général la flemme de finir mes devoirs puisque ma concentration m'échappait rapidement. Mais je me rendis en cours particulièrement détendue, et surtout pressée d'être en week-end après cela. Lorsque je passai la porte, la majeure partie des élèves était déjà présente. Edelgard était assise à sa place et Dorothea (qui avait déjeuner avec elle ce midi-là) derrière elle. J'ignore pourquoi mon regard s'est attardé plus d'une seconde sur la déléguée des Aigles. Deux secondes, peut-être, avant d'enfin entrer en cours. Edelgard semblait inaccessible comme personne, difficile à aborder, mais nos échanges par messages tout d'abord s'étaient fait plutôt naturellement. Tout comme la discussion que nous avions eu quelques jours auparavant. Elle était assez surprenante dans son genre (comprenez riche et populaire). Je me décidai enfin à entrer et passer près de sa table au premier rang.
—C'est d'accord.
Vous savez tous à quoi j'ai répondu, ce vendredi, en cours de probabilité. Mon murmure s'est évanouit dans le tumulte des élèves qui s'installaient et j'ai gagné ma place sans même la regarder. Je me suis plus d'une fois demandée si j'avais bien fait ou non. Aujourd'hui, la réponse me parait évidente.
