Chapitre dix-huit : John Ysos et tâche à accomplir
"John. Ysos. John Ysos."
Presqu'aussitôt, des éclats de rire timides se répercutèrent sur les murs de marbre blanc. Mais à l'inverse de ses comparses, Zeus ne daigna guère sourire, ni même se départir de son masque de colère. Le regard du même noir que le ciel orageux qui menaçait en ce moment-même les New-Yorkais, le roi des dieux se pinça les lèvres, profondément irrité que son fils se permette de plaisanter dans un pareil moment.
Et de lui manquer de respect, par la même occasion.
"As-tu un minimum conscience de l'ampleur des dégâts, fils ?, grinça-t-il. Et de leurs impitoyables conséquences ?"
"Pour l'heure, l'une des conséquences est de me retrouver subitement débarrassé d'une bande d'adolescents aux égos plus encombrants que le rocher de Sisyphe. On ne peut pas dire que cela me déplaît."
Le ton de Dionysos, affreusement amusé et décontracté aux oreilles de Zeus, suscita de nouveau quelques sourires. Il fallait dire que le dieu du vin ne cachait guère son plaisir : des quatre divinités que Zeus avait ramené de force sur l'Olympe, Dionysos était le plus détendu. Et puis, pourquoi diable ne le serait-il pas, après tout ? Son père avait beau se la jouer grosse colère, il ne pouvait guère faire plus que leur passer un savon et faire semblant de les punir.
Les tuer ? Certainement pas. Il avait bien trop besoin d'eux.
Un exil ? Il s'agissait là des sentences d'autrefois, et aucune cité n'avait besoin de divinité pour réaliser de lourds travaux, désormais. Et puis, encore une fois, Zeus avait beaucoup trop besoin d'eux pour les envoyer à l'étranger pour de si longues périodes. Non, tout ce que le roi des dieux pouvait faire, c'était les éloigner un an maximum de leurs fonctions divines. Ce qui était davantage des vacances qu'autre chose, pour comme cela présentait un risque et un désagrément supplémentaires pour le seigneur des cieux, obligé d'embaucher des remplaçants incompétents pour tenter d'absorber l'énorme masse de travail qui se déversait alors sur les épaules des autres olympiens. Autres olympiens qui n'avaient rien demandé et qui, souvent, le faisaient remarquer.
Tout autant de petits grains de sable dans les plans de Zeus, qui savait, au fond de lui, que mettre quatre des leurs hors course était risqué. Mais qui ne pouvait s'empêcher de le faire. Par souci d'autorité. Et d'égo. Surtout d'égo. Et ne disions-nous pas qu'un chef digne de ce nom devrait savoir laisser ses propres intérêts de côté ?
Dionysos le savait. Zeus également. Et cela le faisait fulminer. Autant que le petit sourire qui étirait les lèvres du dieu qui lui faisait face.
"Tout cela t'amuse, Dionysos, mais sache qu'une fois votre séjour chez les mortels achevé, d'autres ombres pourraient s'ajouter au tableau. Je n'en ai pas fini avec vous. Pas le moins du monde."
Se disant, il parcourut l'assemblée du regard et ses prunelles s'arrêtèrent sur Hermès. Hermès qui ne partageait guère la bonne humeur de son frère et dont la pâleur du visage pouvait concurrencer la blancheur immaculée des colonnes de marbre. Jusqu'ici, le messager s'était fait silencieux, tête basse et mâchoires serrées. Une lueur d'inquiétude se lisait dans son regard bleu-vert et Zeus ne résista pas à l'envie d'en rajouter davantage :
"Tu me déçois beaucoup, Hermès. De tous, je te pensais le plus responsable. Et le plus pressé de rejoindre l'Olympe. Ou te serais-tu lassé de ta très chère petite fille, finalement ?"
L'attaque était gratuite, le roi des dieux le savait pertinemment. Mais la tentation était trop forte. L'envie d'en voir un plier devant lui aussi.
"Comment oses-tu ? Tu sais très bien qu'Hermès tentait simplement de tempérer les choses. Et d'éviter une destruction entière de Phoenix."
Le ton de Dionysos s'était brutalement fait sérieux, et le dieu du vin fixait désormais son paternel avec une lueur flamboyante dans le regard. Le changement était radical : le sourire qu'il arborait quelques secondes plus tôt s'était évanoui, laissant place à des mâchoires et des poings serrés. Tout comme certaines divinités qui avaient poussé des cris offusqués, il n'appréciait guère que l'on s'en prenne à des innocents. Encore plus lorsque ceux-ci étaient trop déprimés pour tenter de se défendre par eux-mêmes.
"Et a-t-il seulement réussi ?"
D'un geste qu'il voulait exagérément théâtrale, Zeus fit apparaître un nuage qui se transforma immédiatement en écran. En bas, dans le monde des mortels, et plus spécifiquement dans la capitale de l'Arizona, c'était le branle-bas de combat : camions de pompiers, véhicules de police, mortels de haute importance, tous se démenaient pour faire évacuer des logements, éteindre des incendies ou soigner les blessés. Des routes étaient barrées, des boutiques détruites et des êtres humains portés disparus.
Selon les dernières informations, Phoenix venait de connaître l'un des plus grands séismes jamais enregistrés sur l'échelle de Richter. Un séisme accompagné d'une importante éruption solaire, que les scientifiques du monde entier essayaient tant bien que mal d'expliquer de manière rationnelle sur l'ensemble des chaînes d'informations mondiales. Mais pour l'heure, aucun d'eux n'y parvenait.
"Les dégâts auraient pu être plus importants encore, père, et tu le sais. Sans l'intervention d'Hermès et de Dionysos, ou même des demi-dieux qui les accompagnaient, seules les Parques savent ce qu'il resterait de cette ville, ou de son état à l'heure actuelle. Qu'Apollon et Arès n'aient pas décimé l'entièreté de la population reste du miracle."
Athéna. Zeus avait beau l'adorer et la respecter, parfois, son sens de la justice et sa sagesse l'exaspéraient et la rendaient imbuvable à ses yeux. Surtout lorsqu'elle les utilisait pour contredire l'une de ses décisions.
"Soit., lâcha le seigneur des cieux d'un ton sec, ignorant volontairement le sourire effronté que Dionysos lui adressait. Mais il n'empêche que si Hermès n'avait pas failli à sa mission pour veiller sur une mortelle dont il s'est amouraché, s'il avait respecté mes ordres et accompagné son idiot de demi-frère partout où il se rendait…"
"La confrontation aurait tout de même eu lieu. Le fils d'Arès n'a aucun contrôle sur ses émotions, encore moins sur la colère qui le consume."
"C'est une insulte ?"
"S'il n'en a aucune, Apollon, lui, devrait avoir mieux à faire que de se laisser influencer par un adolescent, tu ne crois pas ? Ou mon fils est-il toujours d'une immaturité sans bornes ?"
"Est-ce que cela signifie que mon gosse est un idiot ?"
"En grande partie, oui."
"Assez !"
Que Zeus s'exclama ainsi avec force pour empêcher Arès de sauter à la gorge de Dionysos ou tout simplement parce qu'il sentait qu'Athéna allait répondre quelque argument bien senti, nul ne le saurait jamais. Quoi qu'il en fût, l'effet fut immédiat, comme à chaque fois que le seigneur des cieux usait de son autorité et de quelques crépitements d'éclairs bien placés : le silence retomba dans la salle des trônes et Arès croisa les bras en grognant, reprenant appui sur le pilier qu'il ne cessait de coller depuis son arrivée sur l'Olympe. A la vue de sa mine boudeuse, Zeus se retint de lever les yeux au ciel : peut-être qu'Apollon n'était pas le plus gamin de la famille, après tout.
"Aux dernières nouvelles, je suis celui qui prend les décisions et qui tranche en cas de conflit., déclara-t-il après quelques secondes, lorsqu'il trouva que le silence avait assez duré. C'est donc à moi que revient le devoir de distribuer les sanctions et je suis persuadé d'être dans mon bon droit lorsque je déclare ceci : Arès et Dionysos rejoindront Apollon et Hermès à leur hôtel pour y achever avec eux le séjour chez les mortels. Apollon se verra obligé de suivre des cours de gestion de la colère et se verra privé de tout pouvoir divin, immortalité mise à part. Quant à Hermès…"
"Tu ne peux le punir, Père. Il n'a voulu qu'aider. Ce serait…"
"Athéna."
Désormais droit comme un I, les mains crispées sur les accoudoirs de son trône, Zeus jeta un regard perçant à sa fille, l'enjoignant au silence.
"Je ne peux qu'admirer ton sens de la justice, fille, mais…"
"Elle a raison, Zeus. Cela me fait mal de le dire parce que je déteste me ranger à son avis - après tout, c'est comme briser une tradition - mais Athéna a raison. Hermès…"
"Poséidon, personne ne t'a invité à prendre la parole. Et ton silence était grandement apprécié, jusqu'ici."
"Mais je trouve qu'il a assez duré, frère."
Le dieu de la mer avait répondu à Zeus du même ton condescendant que celui-ci venait d'user à son encontre et l'observait désormais avec la même expression d'agacement.
"Dois-je te rappeler les fonctions et responsabilités de ta fille ? Dois-je de nouveau souligner le fait que tu t'es auto-proclamé roi sans même nous demander notre avis ou nos votes ? Dois-je encore une fois démontrer à quel point tu es buté lorsqu'il s'agit de ta petite personne et de tes frustrations personnelles ? Tu parlais d'immaturité, tout à l'heure. Laisse-moi le plaisir de te dire ceci : Apollon est davantage mature que toi, sur bien des sujets. Et tu le sais pertinemment. Tout comme tu sais qu'Hermès n'est en aucun cas responsable de l'état actuel de la ville de Phoenix. A l'image de Dionysos, que tu devrais par ailleurs remercier et non pas punir davantage, il a tenté de sauver le peu qu'il pouvait. Il n'est aucunement en faute. Le sanctionner pour avoir sauvé la vie de plusieurs milliers de mortels serait un comble. T'a-t-on jeté dans les tréfonds du Tartare pour te féliciter d'avoir anéanti notre père et ses sbires ?"
Un lourd silence, peut-être même plus lourd que le poids du monde qui pesait sur les épaules d'Atlas, accueillit cette tirade inattendue de Poséidon : comme la mer, le dieu avait frappé avec force et sans aucune merci, remettant son petit frère en place avec autant d'efficacité que s'il avait été l'une des nymphes du Mont Ida à laquelle Zeus aurait manqué de respect durant son enfance. Et il l'avait fait devant l'entièreté du conseil, ce qui rendait la chose plus rare encore : d'ordinaire, et pour ne pas trop froisser l'égo de son frère, Poséidon lui adressait ce genre de remontrances en privé. Mais le dieu bouillonnait depuis le début du conseil, et ne pouvait guère tenir davantage : il n'était certes pas dieu de la justice, mais il savait que Zeus exagérait. Et qu'il prenait d'ailleurs un certain plaisir à le faire.
Son acharnement contre Hermès n'avait qu'une seule et unique source : sa jalousie. Ses éternels grincements de dents lorsqu'il apercevait le messager en compagnie de sa fille. Contrairement à lui, Hermès avait su lier une réelle relation avec son enfant et cela lui déplaisait au plus haut point. Poséidon savait qu'il aurait tout tenté pour les séparer plus longtemps encore, y trouvant là une satisfaction des plus perverses. Et le dieu de la mer, en bon ami du messager qu'il était, ne pouvait pas laisser passer cela.
"Si tu veux mon avis, tu devrais laisser Hermès tranquille, pour une fois., continua-t-il, face à un Zeus qui serrait ses mâchoires à s'en faire mal. Et punir davantage Arès. Sa punition devrait être à la hauteur de celle d'Apollon."
Poséidon s'apprêtait à enchaîner sur le cas de Dionysos mais se retint : en l'éloignant un temps de la colonie des sang-mêlés, Zeus lui faisait, sans le savoir, une grande faveur. Et même si Poséidon aurait souhaité que le dieu du vin reste sur l'Olympe ne serait-ce que pour Hélia…
Tu peux veiller sur elle. Héra également. Et Artémis. Je serai davantage utile à Phoenix : je pourrais aider à gérer les excès d'Apollon et d'Arès. Et ainsi faire en sorte que ma filleule retrouve ses pères en temps et en heure. Et sains et saufs, de préférence.
On pourrait croire que tu lis dans mes pensées, Dio.
Pour toute réponse, le dieu du vin adressa un sourire entendu à son oncle. Dans la salle des trônes, la voix calme et ferme d'Athéna s'élevait de nouveau.
"... tout à fait d'accord., s'exclamait-elle. Arès devrait également être défait de ses pouvoirs."
"Quoi ? Mais de quoi tu te mêles, saleté de chouette ?"
Mais Arès avait beau la jouer indigné, plusieurs divinités hochèrent la tête à la déclaration d'Athéna et personne ne prenait en compte ses excès d'humeur. Aphrodite elle-même se rangea du côté de la déesse, adressant un sourire contrit à son amant. Qui lui répondit d'un regard noir.
"Père ?"
Le ton d'Arès, à la fois impérieux et légèrement suppliant, n'échappa à personne. Encore une fois, le fiston espérait que le paternel le tire d'un de ses mauvais pas.
Mais Zeus se trouvait dans une situation délicate : tous les regards étaient désormais tournés vers lui, et la majorité attendait de lui qu'il accepte la proposition d'Athéna et de Poséidon.
Cette pensée le fit grincer des dents : depuis quand ces deux-là arrivaient-ils à se mettre d'accord ? Et à obtenir la majorité des votes du conseil, qui plus est ?
Arès avait beau compter sur lui pour effacer derrière lui les traces de ses trop nombreux dérapages depuis sa naissance, le seigneur des cieux allait devoir passer outre cette tradition aujourd'hui. Une nouvelle épine dans le pied, puisqu'il était certain qu'Arès le lui ferait chèrement payer.
"Puisque tout le monde semble s'accorder sur ce point, alors ainsi soit-il., déclara-t-il avec davantage de difficulté et de raideur qu'il n'aurait souhaité laisser percevoir. Arès, Apollon, vous êtes dès aujourd'hui privés de l'ensemble de vos pouvoirs divins, jusqu'au vingt-cinq août prochain. Hermès, Dionysos, je vous épargne pour le moment ce châtiment. Mais faites très attention à vous."
Les deux concernés hochèrent lentement la tête, sans plus de récriminations. Même Arès ne tenta guère de coup de colère envers son père ou ses comparses, préférant s'en prendre au pilier sur lequel il était appuyé. A la fois agacé et frustré par ce manque de réaction, Zeus se tourna vers celui qui, jusque-là - et à son grand étonnement -, avait tenté de se faire le plus petit possible :
"Tu m'as bien entendu, Apollon ?, risqua-t-il, plus aucun pouvoir divin jusqu'à la fin de ton séjour chez les mortels."
Le musicien croisa son regard et haussa les épaules, la tête haute, l'allure digne.
"Qu'il en soit ainsi, père., dit-il, empreint d'un calme qui surpassait celui d'Athéna. Je me suis mal comporté et j'ai commis des erreurs. J'en assume entièrement les conséquences."
Zeus retint de justesse un grognement : alors comme ça, pensa-t-il, même le plus impétueux de mes fils me refusera le spectacle et la satisfaction d'un caprice.
Retour en Arizona
Dans la chambre d'hôtel, la tension était à son comble. Répartis de part et d'autre de la pièce, Matthew, Ambre et Hugo s'échangeaient regards nerveux, noirs ou inquiets tout en étant plongés dans leurs propres pensées et angoisses.
Ce qui s'était produit quelques heures plus tôt les avait comme assommés : à vrai dire, leur cerveau respectif avait encore bien du mal à se convaincre que cela avait été réel. Qu'ils avaient été à deux doigts de rayer leur ville de la carte, une bonne fois pour toutes. C'était pourtant bien ce qui avait failli se produire. A cause d'un conflit qui ne concernait que deux d'entre eux mais dont deux olympiens s'étaient apparemment approprié. Et cette appropriation avait mené à un quasi désastre. Non, à bien y penser, c'était un désastre, que la ville soit encore debout ou non : après tout, des personnes avaient perdu la vie et d'autres étaient portées disparues, avalées par l'immense faille qui séparait désormais une des rues principales en deux. Qu'elles soient un jour retrouvées relevait du miracle.
"Des dieux, hein ? Des putains de dieux ? Après tout ce qu'on a enduré ?"
Hugo avait finalement craqué, trop indigné et en colère pour se retenir plus longtemps. Le fils d'Arès, assis sur la chaise de bureau, adressait un regard noir aux jumeaux Jones et son ton n'était pas plus agréable : il avait encore du mal à croire à pareille trahison.
"... Chiron nous a chargés d'une mission. On ne pouvait pas…", commença Matthew, se frottant l'arrière de la nuque.
Mais Hugo ne le laissa guère finir : la seule mention de son ancien mentor avait fait céder ses dernières barrières. Cela devenait beaucoup trop pour lui. Bien plus qu'il ne pouvait supporter.
"Bien sûr que si, tu pouvais, Jones !, se récria-t-il si fort en se levant de sa chaise que ses interlocuteurs sursautèrent à l'unisson. Bien sûr que si ! Aucun de nous n'a de compte ou de service à rendre à ce fichu centaure ! Aucun ! Et je pensais que vous aviez assez de jugeote pour en être conscients. Je pensais que vous teniez assez à Ben pour…"
"Bien sûr que l'on tient à Ben. Crois-tu qu'on a accueilli Hermès et Apollon à bras ouverts ? Les débuts n'ont guère été faciles."
Assise au milieu de son lit, un coussin contre la poitrine et les genoux contre ce coussin, Ambre avait prononcé ces mots avec raideur, aussi bien heurtée par les insinuations d'Hugo qu'empêchée de parler correctement à cause d'une vive douleur au niveau des cordes vocales. D'ailleurs, son regard bleu trahissait sa blessure, lançant un regard noir et triste au fils d'Arès. Mais celui-ci ne se laissa pas amadouer aussi facilement.
"Et pourtant, te voilà en train de les appeler par leurs noms, Blondie., éructa-t-il. De parler d'eux comme on évoquerait de bons vieux amis."
Les joues rouges, Ambre baissa soudainement les yeux, ne pouvant s'empêcher de se sentir quelque peu honteuse. La jeune fille tritura un fil qui dépassait de l'un de ses plaids avant de lancer, hésitante, le regard toujours fuyant :
"Tous les dieux ne sont pas responsables du sort de Ben. Certains d'entre eux…"
"Non mais tu t'entends parler ?"
Hugo était désormais secoué d'un rire nerveux. Tentant tant bien que mal de contenir sa rage et sa douleur, le demi-dieu se dirigea vers la fenêtre, posant son front sur la vitre étonnement froide.
"Tous les olympiens, quels qu'ils soient, sont responsables de la mort de Ben. C'est l'un des leurs qui a lancé cette maudite émission à laquelle on nous a forcés à participer. Et aucun d'entre eux n'a cherché à l'arrêter. Ni même à le punir. Vous étiez présents le jour du verdict. Coupable, mais circonstances atténuantes. Un accompagnement psychologique à débuter et à faire perdurer si besoin."
Le jeune homme avait prononcé ces mots d'un ton acide, fermant les yeux quelques secondes pour se retenir d'envoyer son poing dans le mur.
"Aucune justice ne lui a été rendue., reprit-il après un instant de silence. Et tout ce qu'on pouvait faire à notre niveau, c'était de renier le monde pour lequel on était destiné. Et voilà que trois ans plus tard, trois ans après notre promesse, vous plantez un couteau dans le dos d'un défunt."
Aucune réplique ne vint. Seul le silence accueillit de nouveau ses paroles. S'il s'était retourné, il aurait pu observer les visages profondément peinés des jumeaux. Les larmes qui coulaient doucement sur les joues d'Ambre. Le teint affreusement pâle de Matthew et ses yeux brillants.
Les jumeaux Jones étaient partagés entre la honte et l'assurance. Entre la tristesse et la conviction. La conviction qu'en accordant leur amitié à Hermès et Apollon, ils n'avaient nullement trahi leur meilleur ami, bien au contraire. En accordant leur amitié à deux olympiens, les Jones avaient le sentiment qu'ils avaient accompli ce que Benjamin aurait voulu : qu'ils fassent la paix avec le monde mythologique. Qu'ils acceptent leur deuil et leurs souffrances à bras ouverts tout en allant de l'avant.
Mais le fils d'Aphrodite se trouvait aux Enfers. Et aucun des deux n'était en mesure d'entrer en contact avec lui. Alors, au fond, étaient-ils vraiment sûrs que cela correspondait aux dernières volontés de leur ami ? Le pauvre n'avait même pas eu le temps d'en formuler.
"Ton père t'est venu en aide."
La voix étrangement enrouée de Matthew déchira l'air pesant. Ouvrant de nouveau les yeux, Hugo se tourna vers lui, sourcil haussé, davantage pris de court qu'il ne voulait l'admettre.
"Et ?"
"C'est étrange., souffla Matthew en ancrant son regard dans le sien. Surtout de la part du dieu de la guerre. Personnellement… personnellement, je ne vois pas Arès intervenir dans un combat impliquant un enfant qui l'aurait renié."
Le ton était hésitant mais volontaire. Son regard brun ne quittait pas Hugo, observant ses traits avec attention. Le fils d'Arès haussa les épaules, un air dédaigneux sur le visage.
"Faut croire que tu t'appuies sur des stéréotypes qui n'ont pas lieu d'être., s'exclama-t-il d'un ton calme. Par ailleurs, ajouta-t-il alors que Matthew ouvrait la bouche, c'était loin d'être un combat égal. Un dieu contre un demi-dieu."
"Mais ce combat t'aurait apporté prestige et valeur aux yeux de ton père et de tes demi-frères et sœurs, quelle qu'en soit l'issue. Arès vit pour la gloire et la prospérité de ses enfants. Même mort, tu lui aurais donné l'opportunité d'être fier de toi. Le fils qui a défié un olympien."
"Où est-ce que tu veux en venir ?"
Le calme avait cédé place à l'irritation dans la voix d'Hugo. Les yeux plissés, celui-ci défiait Matthew du regard, l'une de ses mains triturant nerveusement le bracelet en cuir rouge de sa montre.
"Je crois que tu es toujours resté en contact avec le monde mythologique. En fait, non. Je ne le crois pas. J'en suis sûr."
Hugo lâcha un éclat de rire dédaigneux.
"N'importe quoi. Tu t'es pris un coup sur la tête pendant le combat, mon pauvre."
"Peut-être., admit Matthew, en haussant les épaules. Ou peut-être que j'ai raison et que Arès est venu te sauver parce qu'il attend quelque chose de ta part. Et que mort, tu ne lui aurais plus servi à rien."
"T'en as fini, avec tes âneries ?"
"Qu'est-ce que c'est, Hugo ? Qu'est-ce que tu lui as promis ?"
"Tu vas la fermer, oui ?"
"Qu'est-ce qu'il t'a forcé à faire ? À dire ? A accomplir ?"
"Jones, je t'assure que si tu ne la fermes pas dans les secondes qui suivent, je t'en mets une."
"Tu es lié à ton père par une promesse. Et c'est nous que tu accuses de trahison."
"Ferme-la, Jones."
"Le raisonnement de Matt tient la route. Tu…"
"Oh, mais la ferme, blondie, ok ? La ferme ! Vous ne savez rien ! Que dalle ! Vous descendez d'une déité mineure. Vous ne connaissez rien de ce que je vis !"
Hugo avait tenu jusqu'à son point de rupture. Voire même bien au-delà. Mais la nervosité et la culpabilité grandissant, il n'avait pu se retenir. Se retenir d'hurler sur Ambre, d'hurler sa souffrance, son malaise, sa peur. Une peur qu'il tentait tant bien que mal de contenir depuis l'été dernier. Depuis le marché. Son père l'avait appelé ainsi, mais pour Hugo, c'était bien plus. C'était un calvaire, un fardeau dont il aurait aimé pouvoir se débarrasser. Mais il n'y avait aucune solution. Aucune façon de s'en débarrasser. De passer outre. Pas une fois que l'on avait juré sur le Styx d'accomplir la tâche.
Tournant sur lui-même, nerveux à en faire peur, Hugo se passa plusieurs fois les mains sur le visage, la respiration difficile. Il regrettait déjà ses mots et aurait voulu pouvoir les effacer d'un coup de baguette magique. Mais les contes pour enfants, marraine la bonne fée, tout cela, ce n'était pas pour lui. Lui, il avait pour père le dieu de la guerre. Et même si Arès s'était dit "à peu près satisfait" de sa prestation lors des jeux, le dieu voulait plus. Davantage. Une performance qui dépasserait de loin celles de nombreux héros.
Dans la chambre, le silence s'était fait. A la fois inquiets et anxieux, les jumeaux Jones échangèrent un long regard.
"Je ne peux pas vous en parler, ok ? J'en ai pas le droit. Alors changeons de sujet, s'il vous plaît."
Hugo avait adopté un ton qu'il détestait employer : celui de la supplication. Celui du pauvre bigleux qui demandait à ses camarades de classe de le laisser tranquille, sinon il allait tout raconter à son papa. Cela lui donnait la nausée. Il aurait aimé que cette conversation n'ait jamais eu lieu. Que les jumeaux gardent le silence après qu'il les ait accusés de trahison envers Benjamin. Parce que c'était toujours mieux de faire ressortir les erreurs des autres que les siennes. Cela réconfortait, donnait à ses pensées de quoi s'occuper et, pendant un bref instant, il arrêtait alors de ruminer.
"Je trouve ça juste gonflé de ta part de nous accuser de trahison quand toi-même tu n'as jamais coupé les ponts avec le monde mythologique."
La pique de Matthew fit tressaillir Hugo, qui serra de nouveau les mâchoires.
"Je n'en ai pas eu le choix, moi. Je n'ai pas eu la possibilité de le faire. Je n'ai pas choisi de faire ami-ami avec mon père comme certains le font avec d'autres dieux."
"On ne connaît pas ton histoire, tu ne connais pas la nôtre avec Hermès et Apollon. Maintenant qu'on est tous dans le même bateau, qu'on est pour ainsi dire quittes, est-ce qu'on pourrait essayer d'arrêter de rejeter la culpabilité sur l'autre ? Cela ne sert à rien et ce n'est pas ce que Ben aurait voulu. Il aurait détesté nous voir nous disputer."
Ambre ne savait pas où elle était allée chercher la force de prononcer ces mots et davantage encore de les prononcer d'un ton aussi calme et résolu : sa voix, tout comme l'ensemble de son corps, tremblait. Les larmes continuaient de couler et un poids énorme semblait s'être abattu sur sa poitrine. Le poids du chagrin, de la culpabilité, de la souffrance d'Hugo. Mais aussi le poids de la fatigue. Une fatigue immense, qu'elle n'avait encore jamais connue. Dans sa tête, les événements de l'après-midi restaient flous, mais s'il y avait bien quelque chose dont elle se souvenait, c'était d'avoir réussi à affaiblir Arès alors qu'il se saisissait de la gorge d'Hermès. Mais comment ? Et était-ce réellement arrivé ou était-ce le messager lui-même qui avait réussi à faire flancher le dieu de la guerre le temps d'un instant ?
Plus elle y réfléchissait et y pensait, plus les éléments se mélangeaient. Et plus la tête lui tournait. La fille d'Iris n'eut pas le temps d'entendre la réponse d'Hugo qu'un vertige immense la prenait et la plongeait dans l'inconscience.
