Chapitre 8
Six mois
— Ok, on a environ cinq minutes avant que le système de sécurité redémarre et que les gardes rappliquent, dit Pidge. Comment ça se passe, côté évacuation ?
— Nous sommes au dernier bloc de détention, répondit Ryner, le souffle légèrement haché.
Elle et une petite équipe de pilotes de la Garde avaient déjà vidé une aile de la prison et accompagné les prisonniers jusqu'à une navette de la Garde. Ils s'occupaient désormais de l'autre aile.
— Ça risque d'être un peu juste, mais nous devrions nous en sortir. Tu arriveras à partir à temps ?
Pidge leva le nez de son écran, œillant la barre de progression du transfert de fichiers.
— J'espère.
Cette prison avait beau être petite (deux ailes, moins de quarante détenus au total), elle possédait un sacré nombre d'archives, signe d'un haut turnover. C'était peut-être un centre de détention provisoire pour les nouveaux prisonniers avant leur répartition entre les camps de travail, les laboratoires des druides et d'autres prisons plus sécurisées ailleurs dans l'Empire. Ou alors, ils tendaient à mourir ici.
Pidge espérait vraiment que la première hypothèse était la bonne, pas seulement par souci des foules anonymes qui passaient par ici. Il y avait des chances que son père ait été retenu dans cette prison et iel ne pouvait pas digérer l'idée qu'il ait pu mourir des mois plus tôt.
Iel repoussa ce train de pensées, tout en sachant qu'iel avait déjà rayé deux de ses quatre cibles, sans résultat. Ces six derniers mois avaient été mouvementés du début à la fin, croulant sous les demandes d'assistance d'un million de planètes différentes. Certaines missions n'avaient pris que quelques heures, mais ils tombaient de plus en plus sur des endroits où les Galras avaient bien planté leurs griffes, et même avec la Garde en renforts, cela prenait des jours, voire des semaines, pour les en déloger complètement.
Il restait une dernière prison à visiter. Même s'ils ne trouvaient rien ici…
— Raisonne pas comme ça, marmonna-t-iel, parcourant les registres de sécurité de la base une dernière fois en attendant la fin du transfert de fichiers.
Pidge s'était glissé·e discrètement dans la prison avec Ryner et Klysta, un expert technique de la Garde. Ensemble, ils avaient réussi à déclencher une série de fausses alarmes qui avaient détourné la majorité du personnel des blocs de détention pour les coincer derrière des portes blindées. Les sentinelles à bord étaient toutes hors service et Pidge avait balancé tout ce qu'iel avait en stock pour décourager les tentatives des gardes de se libérer.
Klysta et un autre membre de la Garde attendaient devant la salle de commande où iel s'était installé·e. Iel pensait pouvoir s'en sortir sans aide, mais c'était rassurant d'avoir de la compagnie, surtout qu'Akira avait travaillé dur pour amener la Garde à un point où elle pouvait dispenser quelques petites équipes de cette façon. Pidge n'allait pas s'en plaindre.
La console finit par émettre un petit son annonçant la complétion du transfert et Pidge poussa un soupir de soulagement.
— C'est bon, j'ai fini, dit-iel, déconnectant le terminal et indiquant aux deux soldats de la Garde de venir. On retourne au point d'extraction.
— J'y serai dans trente secondes, dit Ryner. Les prisonniers ont été évacués.
Pidge sourit, serrant son bayard en courant. Normalement, iel ne devrait pas avoir à s'en servir, mais iel avait appris à ne pas se montrer trop optimiste. Quand iel et Ryner s'occupaient de missions en solo, la prudence était de mise.
La chance semblait cependant leur sourire ce jour-là, Pidge et son escorte ayant déjà rejoint le hangar quand les plafonniers se mirent à clignoter, signalant la réinitialisation du système de sécurité. Green se tassa contre la barrière atmosphérique et baissa la tête pour laisser Pidge et les membres de la Garde entrer.
— On est tous à bord, lança Pidge, s'arrêtant juste derrière les crocs de Green pour reprendre son souffle.
La gueule se referma et le sol tangua quand Ryner décolla. Une fois les rapports de la navette de la Garde et des trois chasseurs reçus, ils s'en allèrent, un certain vertige indiquant à Pidge le moment où ils passèrent le trou de ver les ramenant au Château des Lions. Coran et son équipe allaient se charger des réfugiés : ils avaient aménagé l'intégralité de la tour jaune pour les loger durant leur rétablissement et jusqu'à ce qu'ils décident de ce qu'ils voulaient faire ensuite.
Pidge ne s'en occupa donc pas : dès que Green se posa dans son hangar, iel sortit de sa gueule et se précipita vers son poste de travail près du mur. Iel avait une nouvelle mine de données à exploiter et ne comptait pas perdre une seconde.
Ses recherches furent vaines.
Oh, elles auraient toujours leur utilité, bien sûr. Tout comme les données des deux dernières prisons. Pidge avait désormais deux solides algorithmes en état de marche, un pour analyser l'administration du système pénitentiaire de Zarkon (la répartition des effectifs, les types de détenus et les raisons de leur transfert, les protocoles de sécurité, les procédures d'urgence, etc.) et un pour construire une carte des vaisseaux-prisons impériaux, des centres de détention et des colonies de travail.
Cette carte comptait déjà des douzaines de coordonnées et Pidge savait qu'elle était loin d'être complète. Les vaisseaux-prisons qu'iel avait identifiés jusqu'à présent ne détenaient en général qu'une petite centaine de prisonniers, et les centres de détention encore moins. Les mines, les usines et autres colonies de travail forcé en comptaient peut-être quelques milliers, mais c'était toujours négligeable face aux millions de personnes qui devaient être perdues dans le système pénitentiaire impérial.
Alors, oui. Les données allaient servir et, d'ici la fin de la guerre, elles allaient permettre de sauver des centaines, voire des milliers de personnes.
Mais iel n'avait trouvé aucune trace de son père.
— Ne baisse pas les bras, dit Matt, se penchant en avant tandis que Pidge s'affalait dans son siège.
Il était tard et le château avait réduit la luminosité pour le cycle de nuit, mais Pidge se sentait toujours bien réveillé·e, malgré ses yeux rouges et sa frustration face aux résultats négatifs qui s'enchaînaient sur son écran. Aucune mention du commandant Samuel Holt par son nom, son espèce ou son numéro de prisonnier. Aucune référence aux coordonnées de Kerberos. Aucune référence à Shiro, Matt, au projet Balméra ou à son prédécesseur, CŒUR.
— Je ne baisse pas les bras, gronda-t-iel, fusillant son clavier du regard en repoussant ses larmes. Il me reste encore une prison sur ma liste et j'ai réfléchi à des façons d'affiner l'algorithme qui m'a servi à les identifier. Comme j'ai plus de données, je devrais pouvoir réduire la zone de recherche.
Devrais. C'était le mot-clé, le couteau qui s'enfonçait dans la poitrine de Pidge à chaque inspiration. Tout ça n'était que de la supposition. Même avec toutes les données d'une douzaine de systèmes stellaires, c'était comme s'iel jetait une fléchette dans un puits de mine en espérant toucher la cible tout au fond.
Matt soupira et Pidge rencontra enfin son regard. Son visage commençait à s'arrondir, adoucissant les angles nets qu'il avait à son retour sur Terre. Les cicatrices de cristal n'avaient pas disparu à l'entraînement, mais on les remarquait moins… non, en fait, on les remarquait plus, leur bleu froid contrastant avec son visage qui avait repris des couleurs. Mais elles n'étaient plus aussi terrifiantes quand tout le reste en lui semblait indiquer une meilleure santé. Comme si c'était quelque chose qu'il avait fait à sa peau pour se faire beau.
Cette pensée fit monter l'ombre d'un sourire sur les lèvres de Pidge et Matt haussa un sourcil.
— Je t'imaginais avec des paillettes pour le corps, dit-iel.
— J'aimerais bien voir ça.
Matt sursauta tandis que Val entrait dans le champ de la caméra, les cheveux noués dans une petite queue de cheval. Ce temps loin des combats lui avait fait presque autant de bien qu'à Matt, si bien que Pidge avait du mal à leur en vouloir d'être partis si longtemps.
— Salut, Val, dit Pidge.
Le sourire de Val se figea, puis se fit mélancolique.
— Ça n'a rien donné ?
Pidge baissa les yeux.
— Pas cette fois.
— Tu vas y arriver, dit Val.
La confiance dans sa voix, sous-tendue d'une énergie brute, sincère, lui rappela tellement Lance que Pidge se surprit à respirer un peu plus facilement. Iel leva la tête et Val lui fit un sourire encourageant.
— Vois-le de cette façon : tu connais un endroit de plus où ton père n'est pas. Ça te rapproche du moment où tu le trouveras, même si tu n'en as pas l'impression.
— J'imagine.
— Ça… ne t'aide pas beaucoup, hein ? soupira Val. J'aimerais pouvoir traverser cet écran pour te faire un câlin. Mais, hélas, je n'ai pas encore maîtrisé ce petit tour.
Matt s'étouffa sur un rire et se détourna, toussant dans sa main tandis que Val lui frappait la tête.
— Pardon, dit-il. C'était une drôle d'image mentale !
— Matt. Tu nous as bien regardés, ces derniers temps ?
— Ouais, même que je te vois bien trop souvent à mon goût, si tu veux mon avis.
La mâchoire de Val se décrocha et elle s'empara d'un coussin pour le balancer sur Matt. Il plongea pour l'éviter en faisant bouclier de ses bras, un grand sourire aux lèvres.
— Retire ce que tu viens de dire, Holt, dit Val, faisant de son mieux (en vain) pour réprimer un sourire, elle aussi.
— Je le ferais bien, mais ma mère m'a dit de ne pas mentir devant Pidge. Je dois montrer l'exemple.
— Et ça, ça te va, comme exemple ? s'écria Val, levant l'oreiller à deux mains pour marteler Matt avec tandis qu'il explosait de rire, se contorsionnant sur son siège pour essayer d'éviter les coups.
Pidge secoua la tête, levant les pieds sur son siège. Derrière iel, Green fredonna une chanson apaisante qui lui donna envie de dormir. Il y aurait d'autres personnes à sauver le lendemain, et encore d'autres ensuite. C'était de plus en plus difficile de se raccrocher à l'espoir, mais pour le moment, Pidge en emprunterait un peu à Matt et Val pour pouvoir avancer. Juste un peu plus longtemps. Jusqu'à trouver le temps de s'éloigner du combat pour aller visiter la quatrième prison.
Son père y serait. C'était forcé.
Et s'il n'y était pas, iel trouverait un autre endroit à fouiller. Iel ne comptait pas s'arrêter là. Ni maintenant, ni jamais. Iel portait le nom Holt, et les Holt n'abandonnaient jamais.
