Que se passait-il? Lure ne comprenait pas, ça devait être une erreur. Ça ne pouvait être qu'une erreur. Son esprit ne pouvait l'admettre. Il était venu jusqu'ici pour elle. Ils l'avaient envoyé ici, après tout ce temps. C'était supposé être le bon moment. Il était supposé la sortir de là.

N'est-ce pas?

Lure dut se forcer à inspirer à fond plusieurs fois. Rien n'allait, mais il devait faire quelque chose. Il y avait forcément quelque chose à faire. Mais avant tout, il devait parvenir à maîtriser ses pensées à nouveau.

Il ouvrit la bouche pour parler, dire n'importe quoi. Il fallait absolument qu'il s'extirpe de son état de choc, qu'il trouve le déclic qui le remettrait en marche.

Mais quelqu'un d'autre parla en premier.

- Sam?

La Reine Mudokon tourna son attention vers la douce voix féminine distordue et robotique et Lure s'aperçut avec horreur que l'un des nombreux Shrinks au repos se mettait à bouger. La monstruosité mécanique se détachait du mur où elle était sagement rangée jusqu'à présent et flottaient dangereusement vers Sam... et vers lui.

En un éclair, Lure battit en retraite vers la porte et plongea tête la première dans un container à ordures heureusement vide. Le cœur battant à tout rompre, il tendit l'oreille en priant pour que le Shrink ne l'ai pas repéré à temps.

- Ma chérie, que se passe-t-il?

Il faisait presque noir là-dedans, Lure ne pouvait compter que sur son ouïe fine. La main au-dessus de son moignon, prête à activer le dernier anneau d'invisibilité au cas où, il se força à arrêter de respirer.

- Oh, bonjour, fit la douce voix de Sam, presque éteinte. Je t'ai réveillée? Excuse-moi.

- Inutile de s'excuser, je suis là maintenant, tout va bien Sam. Tout va bien.

- Oui, oui. Tout va bien.

Sam venait de répéter les mots du Shrink exactement de la même façon, avec les mêmes intonations et le même rythme, comme pour se brancher sur une fréquence, la seule et unique qu'il fallait suivre.

- Tout va bien, répéta-t-elle encore. Je l'ai juste revu. Encore une fois.

- Qui donc, Sam?

- L'ami que j'ai perdu il y a longtemps.

Le cœur de Lure plongea en chute libre. Allait-elle vraiment le dénoncer? Non. Sam ne ferait jamais une chose pareille. La Sam qu'il connaissait ne ferait pas ça.

Il y eut un soupir robotique condescendant où se mêla une pointe d'agacement.

- Sam, ma chérie, nous en avons parlé des tas et des tas de fois.

- Je sais, excuse-moi.

- Tu dois cesser de vivre dans un rêve. Les illusions ne sont pas bonnes pour ta santé, et par extension pour celle de tes œufs.

- Mes œufs. Oui. Oui.

- Tu dois accepter la réalité, ma belle.

- Tu... tu as raison.

- Quelle est la réalité, Sam?

Sam murmura sa réponse de sa voix brisée, mais Lure l'entendit. Et il eut l'impression que quelque chose en lui se brisait en mille morceaux.

- Lure... oh, Lure...

- Sam.

La voix du Shrink était devenue soudain bien plus ferme, pleine de remontrances. Le Slig meurtri crut entendre son amie gémir et renifler.
- Lure... est mort. Il y a des années.

Il voulut crier.

- Bien. C'est très bien Sam. Et ça n'a pas d'importance. Tu sais pourquoi bien sûr.

- Oui.
- Pourquoi, Sam?

- Parce que... aujourd'hui tu es là. Tu seras toujours avec moi. Tu veilleras sur moi. Tu ne me quitteras jamais.

Lure voulut jaillir de sa cachette, lui montrer qu'il était bel et bien là, en vie et pour elle. Il voulut vider son chargeur entier sur cette satanée machine qui usait de sa sympathie factice et programmée pour embrouiller et jouer avec Sam.

Il voulait la serrer aussi fort qu'il le pouvait. Alors il enroula ses bras autour de lui-même, impuissant et tout seul dans cette boite puante, pour s'en empêcher et noyer son chagrin et sa rage.

- Oui, exactement Sam. Je veillerai sur toi pour toujours. Parce que moi, je suis réelle. Je suis ton amie. Je te protégerai de tes illusions. Tu ne manqueras de rien. Tu seras à jamais en sécurité avec moi. Ici. Tout va bien.

Tais-toi.

- Tout va bien, répéta la Reine Mudokon.

Non!

- Excellent. Maintenant, puisqu'il est encore tôt, je vais aller me rebrancher. Mais ne t'inquiète pas, tu as tout ce qu'il te faut. Quel programme désires-tu aujourd'hui?

- Peu importe. Le numéro 5.

- Excellent choix! s'exclama la voix programmée en applaudissant de ses six bras mécaniques. Ça va te détendre et te requinquer. Tu en as besoin. Autant éviter les calmants cette fois, n'est-ce pas? Parfait. Amuse-toi bien ma belle! À plus tard!

À peine sa phrase finie, le visage Mudokon parasité disparut précipitamment de l'écran du Shrink et laissa place à un jingle particulièrement bruyant et enjoué d'une émission. Toujours branchés aux cavités murales, tous les autres Anges Gardiens semblèrent soudain se réveiller et la pièce s'illumina de lumières et de couleurs en quelques secondes alors que les écrans s'allumaient simultanément. Lure, qui venait de soulever tout doucement le couvercle de sa cachette, déglutit bruyamment.
La vision de Sam, de ses yeux presque morts captivés par le contenu de cette émission qui l'entourait de toutes parts, noyée dans ce flot de sons aussi exagérés que débiles, lui faisait presque autant peur que la possibilité de se faire démembrer. Bien qu'ayant subi un lavage de cerveau, à l'instar de tant d'autres sous le joug du Cartel de Magog, le Slig n'en avait jamais mesuré les conséquences directes. C'était une notion abstraite pour lui, même en en ayant pris conscience. Mais à cet instant, il comprenait que trop bien.

Sam n'était pas seulement prisonnière de ces murs. Elle était devenue prisonnière de son propre esprit. Elle, si libre auparavant malgré sa condition de captive chez Gottlieb Industriz, qui prenait ses propres décisions avec un regard clair, qui entretenait un lien avec tout ce qu'elle avait connu par la méditation, qui n'hésitait pas à défendre ce qui lui tenait à cœur... cet être avait disparu définitivement, remplacé par une coquille vide, comme tous les autres. Juste bonne à pondre.
Sans même le réaliser, Lure était sorti de sa cachette et s'était avancé jusqu'à elle. Il ne prêta aucune attention aux Shrinks qui en retour ne le distinguèrent pas, branchés sur leur programme.

- Sam.

Il n'obtint aucune réaction.

- Sam!
Il vit un tic nerveux agiter son visage avant de se détendre à nouveau. Elle l'entendait, mais choisissait de l'ignorer.

- Asameera!

Les yeux fatigués de la Reine se fermèrent lentement et elle laissa échapper un lourd soupir.

- Arrête s'il-te-plaît, fit-t-elle d'une petite voix sans timbre. Arrête de me hanter. Laisse-moi en paix.
Lure agita les bras devant elle, cherchant à détourner son attention du programme qui aspirait et annihilait le peu de conscience qui lui restait.

- Sam, c'est moi! C'est vraiment moi! Je suis venu te sauver! Te libérer! Je te l'ai promis, tu te souviens?

Le visage de Sam se crispa, comme si elle s'efforçait de chasser un souvenir qui tentait de revenir.

- Non. Je ne me souviens pas.

Ce fut comme si Lure avait pris un tir dans l'estomac.

- Bien sûr que tu te souviens! hurla-t-il. Tu peux pas avoir oublié! Je suis Lure! Tu m'as donné mon nom!

Elle secouait la tête.

- Non.

Il laissa tomber le SnUzi à ses pieds et agrippa le bras maigre de Sam.

- Nous étions amis!

- Non!

Elle se dégagea brutalement et le repoussa, le faisant presque tomber à la renverse. Des larmes coulaient sur ses joues bleues et sa bouche se tordait douloureusement.

- Laisse-moi! Arrête! Laisse-moi oublier! Laisse-moi en paix! Arrête de me torturer!

La respiration sifflante, Sam fit augmenter le volume de l'émission. La pièce entière fut envahie de rires faux préenregistrés.

- Tu n'es pas là! Tu es mort! Et je suis malade! Malade de me souvenir!

Lure ne savait que faire. Elle ne l'écoutait pas, ne le regardait pas. Elle refusait d'y croire, même en ayant senti son toucher sur son poignet. Pouvait-elle encore sentir quoi que ce soit?

- Tu... tu as renoncé, constata-t-il amèrement avec désespoir.

Pendant un instant, il crut qu'elle ne lui répondrait plus du tout. Mais elle finit par dire, plus pour elle-même:

- Que pouvais-je faire d'autre?

Il aurait aimé avoir une réponse. Il resta silencieux à son tour, incapable de réagir. Pourquoi était-il ici? Les Mudokons sauvages le lui avaient pourtant dit, c'est le bon moment. Ils l'avaient fait dormir jusqu'à présent, jusqu'à des années plus tard, pour arriver à ce moment. Alors il y avait sûrement quelque chose qu'il pouvait dire ou faire pour que tout rentre dans l'ordre. Oui, il n'avait qu'à trouver cette solution et ils partiraient ensemble, et tout finirait bien. Et alors, il pourrait enfin lui dire.

Lui dire que...

Soudain, le visage de Sam se crispa à nouveau, mais cette fois de douleur. Elle se mit à haleter, cherchant du réconfort dans l'air aseptisé, alors que son corps entier tremblait sous l'immense bâche.

- Sam?

Elle ne répondit pas, ne lui prêta pas la moindre attention. Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pas pu. Elle fut secouée d'un spasme et, pendant une fraction de seconde, sa tête se détourna de l'écran et se posa sur lui. L'expression qu'elle eut alors transperça le cœur de Lure. Il pouvait clairement lire en elle. Elle le prenait toujours pour une hallucination, mais avait désespérément besoin de sa présence. Il vit le conflit faire rage en elle, son esprit vaciller.

Une autre vague de douleur la parcourut et soudain, la balance pencha subitement d'un côté. Elle tendit la main vers lui comme s'il était une bouée de sauvetage. Il ne la fit pas attendre et la serra fort. Elle serra en retour, perdue et secouée de sanglots.

- J-j'aimerais tellement q-q-que tu sois là!

- Je suis là, Sam.

Il lui caressa la main de son pouce doucement, comme elle l'avait fait une fois avec lui, sachant pertinemment que cela ne suffirait pas à la convaincre. Mais que pouvait-il faire d'autre?

- Aaaaaaaah!

Lure sursauta devant le cri soudain de Sam qui avait rejeté sa tête en arrière. Elle gémit et grogna encore un moment avant de souffler fort plusieurs fois et de recommencer. Durant tout ce temps, sous les rires gras et vides de l'émission, elle ne lâcha pas Lure, et il ne la lâcha pas.

Enfin, après d'innombrables minutes, quelque chose roula sous la bâche et finit doucement sa course sur une espèce de coussin en forme de nid près de Sam. La Reine Mudokon haleta bruyamment mais, pour la première fois, l'ombre d'un sourire égaya ses traits. Lure l'observa longuement, le cœur battant, avant de tourner son attention vers la chose qui venait d'apparaître et qui venait de redonner à sa chère amie un fragment de ce qu'elle était autrefois. Il comprit alors que c'était un œuf.

Un œuf bleu.

Le regard de Lure passa de Sam à l'œuf, de l'œuf à Sam, encore et encore. Il entrevoyait enfin une lueur. Il restait quelque chose d'elle finalement.

Mais soudain il y eut un bruit de coquille brisée. Lure tourna vivement son attention vers le bruit tandis que Sam poussait un cri d'effroi. Ils ne savaient comment, mais l'œuf avait glissé hors de son nid et s'était fissuré à terre.

- Non! hurla Sam. Noooooon!

Elle tendit les mains vers le contenant de la chair de sa chair, paniquée et incapable même de se tourner. Lure se précipita vers le lieu de l'accident et posa sa main prudemment sur la coquille. Il ignora si ce fut de sa faute, mais l'œuf acheva de se craqueler et tomba en morceaux sous ses yeux. Et soudain, devant lui, il était là.

Un bébé Mudokon. Un être minuscule, recroquevillé, fragile et tout bleu lui aussi. Comme sa mère. Le bébé de Sam.

Vivant.

- Abraham! cria la Reine derrière lui. Oh par Oddworld! Abe!

Le Slig, poussé par la détresse dans sa voix, prit le petit Mudokon dans sans bras en réprimant une grimace et se dirigea vers Sam.

- Il va bien, dit-il pour la rassurer.

Il lui tendit le nouveau-né, presque pressé de s'en débarrasser.

- Abraham alors? demanda-t-il au bébé pour essayer de se remettre de ces émotions. T'as d'la chance mon gars, t'as déjà un nom à la naissance toi au moins! Ahahah!

Il ne put s'empêcher de faire un parallèle avec Skillya en regardant Sam dévorer son bébé des yeux avec un amour poignant. C'était vrai, ses œufs n'étaient pas supposés éclore immédiatement après la ponte, et on les lui prenait comme il avait pu le voir. Était-ce la première fois qu'elle contemplait le visage d'un de ses enfants? Une multitude d'émotions le submergèrent alors. L'envie. Le soulagement. La colère. La tendresse. La tristesse. La tristesse. La tristesse.

La tristesse qu'il vit soudain également dans les yeux du petit Abe qui venait d'ouvrir les paupières. Dans ses deux globes jaunes étincelants, oui, ce fut comme si y résidait toute la tristesse du monde. Comme si le bébé Mudokon la ressentait.

Et, comme pour le confirmer, Abe ouvrit soudain la bouche et se mit à pleurer à pleins poumons. Ses cris percèrent l'espace. Sam tenta de le calmer en vain, et Lure regretta de ne pas avoir son autre main pour se boucher efficacement les oreilles.

- Sam?

À la grande horreur de Lure, le programme du Shrink venait de se finir et la tête parasitée semi-consciente du Mudokon venait de s'afficher de nouveau sur l'écran. Le Slig voulut courir sans savoir où, mais bizarrement le Shrink ne le calcula pas. Les ampoules qui ornaient le haut de son écran venait de s'illuminer dangereusement en rouge et le programme semblait focalisé sur Abe, en mode priorité absolue, négligeant tout le reste.

- Ça ne va pas du tout Sam, déclara froidement la machine en inondant Abe de sa lumière menaçante. Donne-le moi.

Le bras mobile en métal approcha le Shrink de Sam qui tentait toujours de calmer son enfant. En vain.

- Allons Sam, donne-le moi.

Le Shrink tendit tous ses bras mécaniques vers les deux Mudokons, mais la Reine referma sa prise protectrice autour d'Abe qui continuait de hurler.

- Que vas-tu lui faire? demanda Sam avec appréhension.

- Tu n'as pas besoin de le savoir.

Les mots 'Non Conforme' s'étaient affichés en transparence sur l'écran. Sam eut un sursaut d'horreur et Lure écarquilla les yeux.

- N-non! supplia la Reine. S'il-te-plaît! Ne me l'enlève pas!

- Il le faut Sam. C'est pour le bien commun, la bonne marche, tu le sais. Rien ne doit la perturber.

- Non! Je vais le faire taire! Tu n'as pas besoin de faire ça!

- Allons Sam, c'est inutile.

La mère n'attendit pas plus longtemps et tira de ses cheveux une aiguille et défit l'une des lanières en cuir qui maintenaient une partie de ses plumes en chignon. Elle les attacha vite ensemble et plongea la pointe au-dessus de la lèvre de son fils.

- Pardonne-moi...

Elle cousit et cousit alors que de fins filets de sang rouge vifs coulaient le long des lèvres et du menton d'Abe, contrastant cruellement avec sa peau bleue. Bientôt les cris se muèrent en gémissements, puis en longs sons étouffés.

- Chut mon petit... tout va bien... tout va bien maintenant.

Lure ne savait pas si tout irait bien, ou si Abe comprenait ce qu'elle lui disait. Une chose était sûre: le Shrink, lui, ne l'avait pas comprit.

- Donne. Le. Moi.

Les mots 'Non Conforme' restaient imprimés sur son écran qui devenait de plus en plus rouge.

- Maintenant.

L'un des bras du Shrink venait de se munir d'une seringue pleine.

- Ne me force pas à t'endormir Sam.

Les bras du Shrink agrippèrent alors le bébé Mudokon et se mirent à tirer. Sam, terrorisée, tira de son côté avec la force du désespoir.

- Non! Arrête! Il ne pleure plus! Arrête!

L'auréole de l'Ange Gardien devint rouge à son tour.

- Je t'avais prévenue, Sam.

Il plongea la seringue dans le cou de la Reine mais, avant qu'il n'ait pu appuyer sur le piston, le Shrink fut obligé de reculer. Lure s'était déplacer jusqu'à son SnUzi et venait de vider une salve de munitions sur la machine. Les seringues, malheureusement, se brisèrent sans effet sur la carapace noir du robot. Son programme changeant soudain de priorité, le Shrink tourna son attention vers le Slig et fonça sur lui à une vitesse déconcertante, ses bras se changeant en scies et lames. Lure esquiva de justesse, la main crispée sur son arme, tandis que Sam regardait atterrée le combat inégal qui s'engageait.

- Mais... fit-elle.

Le Shrink bondit à nouveau sur Lure qui esquiva les lames de justesse encore une fois, mais l'angle de l'écran le percuta dans les côtes. Le Slig glapit et roula à terre, sa peau pâle virant au noir sous l'impact. Furieux, le Shrink laissa échapper un cri de frustration distordu et fut parcourut de parasites saturés.

- Tu peux le voir?! s'exclama Sam en écarquillant les yeux.

Le Shrink ne répondit pas mais s'éleva haut dans les airs, se rapprochant de la Reine. Celle-ci n'y prêta pas d'attention et fixa éberluée le Slig devant elle. Enfin.

- L-Lure?

À cet instant, la seringue du Shrink piqua à nouveau Sam et cette fois le bras appuya sur le piston. Le somnifère pénétra dans son système. La femelle hoqueta et arracha l'aiguille, mais il était trop tard.

- Tout ira bien Sam, résonna la voix glaciale du Shrink. Tout cela n'est qu'un mauvais rêve.

Puis la machine se rua en avance vers le Slig, toutes scies dehors. Lure, enragé par ce qu'il venait de voir, vint à sa rencontre en poussant un énorme juron dans sa langue. Il sauta en avant, droit sur l'écran, effleurant tout juste les lames qui lui lacérèrent le dos, lancées trop loin. Invoquant tout la force de son unique bras, Lure enfonça l'énorme aiguille du SnUzi au centre de l'écran qui se brisa et se fissura de toutes parts. Des cris mécaniques distordus retentirent alors que le Slig vidait le reste de son chargeur à l'intérieur des circuits de la machine. Le liquide empoisonné et corrosif grillèrent les câbles et les puces et une fumée nauséabonde se mit à fuser par les craquelures. Un inquiétant bruit électrique parcourut le robot entier, amplifiant rapidement, et Lure se jeta sur le côté juste à temps. Dans un dernier cri distordu, le Shrink explosa, projetant des débris partout. Au mur, les autres écrans s'éteignirent comme s'ils dépendaient tous de celui qui gisait à présent aux quatre coins de la pièce.

- Lure! cria Sam en voyant le Slig à terre.

Celui-ci se redressa, secoué, mais se précipita vite vers son amie, oubliant sa victoire sur son adversaire.

- Sam! Tu vas bien?

Il fixait l'endroit où l'aiguille avait fait son œuvre. Le produit ne tarderait pas à faire effet et l'endormirait.

- Oh par la Lune! souffla Sam. Lure!

Elle le voyait. Elle le voyait enfin. Et lui aussi, enfin, il la retrouvait. Il y avait encore une chance alors!

- Vite Sam! Il faut sortir d'ici! Ton pouvoir! Utilise ton pouvoir avec les piafs et tirons-nous de là!

Les yeux luisants, Sam tendit une main vers lui et la posa sur son visage masqué.

- C'est vraiment toi... oh, je suis désolée, je suis tellement désolée Lure...

Elle ferma les yeux et deux larmes roulèrent le long de ses joues.

- Ce n'est pas grave, on en reparlera plus tard Sam! Viens, allons-nous en!

- Je ne peux pas.

L'excitation de Lure retomba.

- Comment ça?

- Je ne peux plus utiliser mes pouvoirs Lure. J'ai tout transmis à mes enfants. À ceux qui sont nés et à ceux qui viendront. Mais moi... je n'ai plus rien.

Le Slig recula d'un pas.

- Mais, mais non, c'est pas possible!

Sam allait répondre mais l'alarme se mit soudain à sonner. Derrière lui, les portes blindées se fermèrent automatiquement d'un coup. Bientôt, la sécurité constituée d'Internes allait débarquer ici.

La main de Sam saisit l'épaule de son ami.

- Lure, on ne peut rien faire, je suis désolée. Je ne peux pas partir. Mais toi, tu as encore une chance. Tu dois partir! Sauve-toi!

Lure secoua la tête.

- Non! Je suis ici pour te sauver! J'ai été envoyé précisément ici et maintenant! Je dois te sauver!

Tandis qu'il essayait de se convaincre lui-même, le Reine secoua vivement la tête comme pour rester éveillée.

- On n'a plus le temps, je suis désolée... Lure...

Avant qu'il n'ai pu dire quoi que ce soit, Sam lui tendit soudain son fils.

- Lure... ils le tueront. La non conformité est punie de mort, tu le sais bien...

Oui, il était bien placé pour le savoir. Mais pourquoi lui disait-elle ceci?

- Lure... prends-le avec toi. Je t'en supplie...

Le Slig ne comprit pas tout de suite ce qu'elle lui disait. Il garda les yeux fixés sur le petit Mudokon bleu. L'alarme continuait de rugir et soudain, un autre signal que seul Lure entendit le frappa. Une évidence. Une terrible évidence.

- Non. Non!

Il laissa tomber à nouveau le SnUzi et attrapa le poignet de la Reine.

- Je suis venu pour toi! Pour toi! Tu dois venir avec moi! Sam!

Les paupières de Sam se firent visiblement lourdes.

- Je t'en supplie... prends-le... avec toi. Je t'en prie...

Lure aurait voulu refuser et trouver une autre solution. Là, tout de suite, maintenant. Il serra les dents alors que les yeux de Sam continuaient de lui demander, encore et encore, de permettre à Abe de vivre.

Il ne pouvait pas refuser.

Le Slig sortit alors la mèche de plumes qui reposait toujours au fond de sa poche en métal. Il la regarda intensément durant quelque secondes avant de la nouer autour du poignet de Sam.

- J'étais ici

Il serra un peu plus ses doigts autour de son poignet.

- J'étais . Ce n'était pas un rêve Sam!

La reine sourit. Un véritable sourire cette fois, larmoyant et douloureux, mais vivant. Lure compta trois secondes dans sa tête comme il le faisait toujours et savoura ce doux et cruel moment, sa main toujours posée sur le poignet fin de son amie. Puis ses doigts glissèrent à contrecœur pour saisir enfin le nouveau-né. S'il attendait plus longtemps, jamais il ne partirait et jamais il ne pourrait honorer sa promesse.

- Je reviendrai te sauver, ma grande. Je te le promets!

Les effets du sérum injecté dans son sang faisait son œuvre. Le regard d'Asameera se voilait tandis que ses lourdes paupières peinaient à rester ouvertes.

- Tu... l'as déjà... fait, Lure. Merci...

Il pouvait voir que rester éveillée lui était presque impossible à présent.

- Vite... sauvez-vous!

Il ne put dire si ce fut son intonation ou la porte qui s'ouvrit soudainement derrière eux, mais Lure réagit instantanément. Positionnant rapidement le bébé Mudokon au creux de son bras, il activa son tout dernier anneau d'invisibilité et se drapa de sa cape de fortune pour couvrir Abe aux yeux des techniciens. Il profita de la ruée bruyante de l'armée d'Internes dans l'immense salle pour courir vers la sortie. Le vrombissement approximatif de ses jambes alertèrent plusieurs gardes qui ouvrirent le feu là où ils jugeaient pertinent de tirer à l'aveugle, mais ils ne réussirent qu'à se blesser entre eux. Le Slig raffermit sa prise autour du bébé et se rua dans le couloir sans se retourner.

Laissée derrière lui, la Reine des Mudokons s'affaissa de tout son poids vers l'avant, ses derniers mots se bousculant dans un souffle alors qu'elle sombrait dans l'inconscience la plus totale.

- Je t'...me.

ooOoo

- Putain! Putain!

Aucun mot ne pouvait décrire l'immense colère qui saisissait Lure alors qu'il cavalait à travers les installations du siège des Vykkers. Ils avaient osé. Durant tout ce temps, ils savaient qu'il ne réussirait pas. Qu'il ne sauverait pas Sam. Ils ne l'avaient envoyé ici que pour récupérer un insignifiant nouveau-né bleu dont il n'avait rien à faire. Sans rien lui dire.

Jusqu'au bout, ils l'avaient manipulé. Tous. Vykkers, Glukkons, et même ces sales Mudokons hypocrites.

- PUTAIN!

Pour la première fois depuis il ne savait même plus quand, le Slig ressentit cette terrible envie de tuer. N'importe quoi, n'importe qui. Pendant une fraction de seconde, il envisagea même d'étrangler Abe, de lui briser les cervicales, juste par dépit, pour montrer à ces bâtards qu'ils avaient eu tort de se payer sa tête, que tout ne se passerait pas comme ils le voulaient. Pour détruire tout ce qu'ils avaient planifié. Par simple et pure vengeance d'avoir été utilisé une fois de plus. Oh oui, il en crevait d'envie!

Il lui suffisait d'une seule main.

Mais c'était impossible. Il lui était impossible de trahir le dernier vœu de Sam.

- Pourquoi moi, bordel? Pourquoi moi?!

Il était revenu au niveau des monte-charges et s'était glissé sur la plate-forme entre deux containers alors que les Internes tiraient les leviers pour les élever à la surface. Lorsqu'il fut certain qu'il était assez haut pour ne plus être entendu, il souleva le bébé juste devant son visage masqué pour le regarder droit dans les yeux, bien que Abe ne pouvait de son côté pas le voir.

- Dis-moi pourquoi! cria Lure. Pourquoi ça se passe ainsi! Pourquoi toi et pas elle?! Qu'est-ce que tu as de spécial, petit merdeux!

Il ne put s'empêcher de le secouer alors qu'il n'obtint bien entendu pas de réponse. Abe ne savait pas parler, ne pouvait même pas émettre le moindre son. Mais Lure n'en avait rien à faire. Il en avait juste assez.

- J'en ai rien à foutre de toi putain!

Des larmes de frayeur et d'incompréhension coulaient abondamment sur les joues bleutées du bébé Mudokon, ses grands yeux jaunes luisant d'innocence cherchant dans le vide ce qui le ballottait. Des yeux terriblement familiers. Lure sentit ses forces le quitter et tomba à genoux, alors que ses propres larmes picotaient ses petites rétines.

- Je... je sais, okay? Je sais, c'est pas ta faute!

Il resserra sa prise autour de lui et le colla contre ses côtes.

- C'est injuste! brailla-t-il. J'ai pas signé pour... pour ça! Pour toi!

À présent, même sa voix perdait en tonus. La colère s'en allait aussi vite qu'elle avait explosé en lui, ne laissant place qu'à un vaste abattement.

- Je voulais juste être avec elle. Finir ma putain de vie avec elle. Le peu qu'il en restait. Mais même ça, c'était trop demandé?

Bien sûr, seul le silence lui répondit. Alors Lure se tut. Il resta immobile et silencieux durant toute la montée, vidé de toute substance, ne sachant que faire ni penser. Seuls la petite secousse qui ébranla le monte-charge et le bruit métallique des portes qui s'ouvrirent le tirèrent de son état second. Il se redressa, rajusta sa cape et s'avança avec prudence vers la sortie.

Et maintenant?

Le Slig jeta un coup d'œil rapide à son anneau d'invisibilité et pesta avec véhémence. Le cercle avait pratiquement fini de se consumer. Il ne lui restait que deux minutes au grand maximum, et il avait encore une portion énorme du complexe à traverser à la surface avant d'espérer sortir d'ici. La zone grouillait de gardes ayant reçu l'autorisation de tirer à vue, et Lure n'était pas armé. Et son pantalon restait trop bruyant pour espérer passer inaperçu si longtemps une fois redevenu visible.

Il ne pourrait pas revenir par le même chemin.

- OK. Plan B.

Lure se rua en avant en courant aussi vite qu'il put. Il leur restait une chance de s'en sortir. Il lui suffisait d'atteindre les quais et se sauter dans un train. Les plus proches n'étaient qu'à quelques centaines de mètres, là où ils chargeaient les œufs pour les envoyer éclore au centre de conditionnement. Il pouvait le faire! Il pouvait presque voir les pistons du premier train accroché aux rails aériens. Il n'avait plus qu'à prendre un virage et...

THUMP!

Quelque chose le percuta au tournant. Le choc le propulsa au sol à l'instar de l'Interne qu'il venait malencontreusement de rencontrer. Celui-ci se tortilla un moment au sol avec frénésie en poussant de longs cris aigus bâillonnés avant de se remettre debout sur ses jambes tordues. En sueur, Lure n'osa plus faire le moindre mouvement, luttant contre son instinct qui lui intimait de se relever. Le moindre bruit le trahirait et lui serait fatal. L'Interne avait un SnUzi et il était prêt à s'en servir. Le Slig ne pouvait qu'espérer qu'il s'éloignerait vite, pour chercher ailleurs ou donner l'alerte, peu importe! Mais il fallait qu'il s'en aille. Combien de temps restait-il? Une minute? Quelques secondes? Lure avait l'impression que le temps même s'était figé.

C'est alors que l'Interne tourna soudain son attention vers un petit être bleu gesticulant sur le carreau et Lure sentit son sang se glacer. Abe. Il avait lâché Abe en tombant!
Le technicien resta interdit durant quelques instant et le bébé Mudokon se figea à son tour en l'apercevant, comme s'il avait instinctivement compris que cette créature muette représentait un sérieux danger. Et il avait raison, car la pointe du SnUzi le tint immédiatement en joue.

- Pas question!

Le corps de Lure réagit tout seul. De son seul bras, il se redressa en un saut et balança ses jambes mécanique directement dans la face de l'Interne qui valsa dans les airs un peu plus loin. Lure se saisit d'Abe en vitesse et se remit à cavaler tandis que l'ennemi derrière vociférait et vidait son chargeur dans toutes les directions. Trois seringues frôlèrent le dos de Lure qui ne s'arrêta pas, entièrement concentré sur les trains. Mais alors qu'il parvenait aux premiers quais, il s'aperçut avec horreur que tous les regards se tournaient vers lui, sur sa position exacte.

Il était redevenu visible.

La suite fut un véritable chaos. Des tirs fusèrent de partout alors que tous les techniciens se lançaient à sa poursuite, couvrant les ordres suraigus et hystériques des Vykkers présents. Lure tenta de les semer, mais l'alarme résonnait de plus belle et indiquait les directions qu'il prenait, alertant les autres gardes postés plus loin. Lure tenta le tout pour le tout et bifurqua soudainement vers le prochain quai sans savoir ce qui l'attendait. Il sauta entre les tirs dans le premier wagon ouvert, malheureusement, il avait été encore une fois repéré. Les Internes enfoncèrent les portes et se ruèrent en masse dans le train, canardant la moindre cachette potentielle avant même de vérifier. Ils cherchèrent très longtemps son corps, en vain.

- Où sont-ils? brailla un Vykker furieux et surexcité. Trouvez-les et ramenez-moi leurs cadavres!

Les fouilles reprirent pendant un très long moment, les moindres recoins du train furent passés au peigne fin. Mais il fallut se rendre à l'évidence:

Le Slig s'était volatilisé.

ooOoo

Déjà à quelques kilomètres de là, dans un autre train noir lancé à pleine vitesse sur les rails menant à une destination inconnue, Lure tentait de reprendre son souffle. Il était parvenu au tout dernier moment à plonger dans ce deuxième train, pratiquement voisin de celui que ces idiots devaient encore fouiller sur les quais. Le Slig aurait volontiers ricané et célébré sa victoire. Il aurait aimé se permettre ce moment de gaieté et ensuite penser à la suite, qui impliquait de revenir plus tard et de sauver Sam pour de bon cette fois, comme il le lui avait promis.

À la place, il se dirigea précipitamment vers un assortiment de caisses en métal pour y déposer Abe dedans et se plia en deux, la main sur le cœur, assailli par une douleur atroce. Il n'eut même pas le temps d'ôter son masque qu'un violent écoulement de sang franchit ses lèvres.

- Ah... ah... merde...

Il le savait, il l'avait senti juste au moment de sauter. Une seringue s'était logée dans son omoplate droite et avait déjà fait son œuvre, mêlant son poison vert fluorescent à son sang.

Lure regarda autour de lui en désespoir de cause. S'il pouvait trouver un remède... après tout, les Vykkers étaient des ingénieurs, des scientifiques, des docteurs. Il restait peut-être une chance pour que les produits à bord du train soit à usage pharmaceutique. Peut-être...

Mais en voyant les emblèmes sur les caisses, le Slig comprit immédiatement. Sa chance venait de prendre fin. Il ne trouverait que des pièces d'ingénierie, de machines. De scies à viande. Il n'y avait pas d'erreur possible.

- Rupturefarm... commenta-t-il en un souffle en passant sa main tremblante sur le symbole jaune et rouge. Super...

Il se tourna à nouveau vers le bébé Mudokon qui l'observait avec ses grands yeux doux. Lentement, il se rapprocha de lui, luttant contre les vertiges et la nausée.

- Je...vois... c'est fini.

Il avait échoué. Il n'y avait plus rien à faire pour lui. Mais peut-être pouvait-il encore s'assurer de sauver le fils de Sam.

Prenant de grandes inspirations, il s'empara d'un écriteau pendu à une caisse par une fine corde et d'un stylo posé sur le même contenant. Aussi proprement qu'il le put, il rédigea le message qu'il voulait transmettre, fit un effort colossal pour se relire, puis le passa enfin autour du cou du bébé Mudokon.

- Voilà... avec ça t'as peut-être... une chance mon gars...

Il lui sembla que Abe réagissait directement à ses intonations, car il lui lançait un regard chargé de tristesse et d'innocence.

- Ah... t'es bien son fils... T'as déjà tellement... de chance, p'tit.

Il eut un sourire amer sous sous masque.

- T'as une mère qui t'aime... qui t'as donné un nom... alors que moi...

Il serra les doigts autour de la caisse en métal.

- Moi... j'ai eu droit à rien... juste à un code... puis je l'ai rencontrée. Ah, elle... elle... m'a donné un nom. Lure. Oui, Lure. Mais maintenant, ça n'a plus... d'importance.

Nom ou code, au final, ça revenait au même. Il allait être oublié. La seule personne qui connaissait son nom, qui le lui avait offert, elle allait l'oublier encore. C'était peut-être ce qui lui était le plus insupportable. Ça le brisait bien plus que de savoir que dans très peu de temps, il ne serait plus de ce monde.

Peut-être était-ce mieux ainsi. Un peu triste, certes, mais pour elle, ce serait mieux qu'elle ne se souvienne de rien, parce que sinon sa douleur de l'avoir perdu serait sans fin, insoutenable. Elle était ainsi après tout. Ils l'avaient brisée, elle avait plié, mais ils n'avaient pas pu toucher son cœur. Il était resté le même. En un sens, elle était toujours là. À jamais.

Il crut qu'il allait éclater en sanglots. Non, il ne voulait pas être exclus de son cœur, pas comme ça!

Alors, en ayant conscience de son égoïsme, il reprit l'écriteau autour du cou du petit être bleu et, d'une main tremblante, inscrivit un dernier mot. Puis, après l'avoir remis en place, il prit la tête du nouveau-né dans la paume de sa main. Les grands yeux luisants le scrutèrent, étincelants d'innocence, comme ceux de sa mère. Exactement.

- Tu dois te souvenir.

Il sentit la tête remuer entre ses mains, à l'écoute de sa voix nasillarde, comme le faisait sa mère il y a longtemps. Cela faillit le faire renoncer, mais Lure se força à se résoudre. Son pouce rugueux glissa sur les joues bleues et chaudes du bébé – comme sa mère, sa mère – et survola les lanières qui scellaient ses lèvres. Ce simple contact raviva la peur et la douleur dans ces grands yeux si familiers tandis que restait prisonnier dans sa bouche un pathétique gémissement.

- Tu dois te souvenir d'elle.

Il accentua la pression d'un seul coup, appuya aussi fort qu'il le put. Des gouttes de sang perlèrent hors des trous laissés par l'aiguille et se mirent à couler en infimes filets sur le menton et le long de la gorge d'Abe. Le petit corps s'agita dans tous les sens, le visage innocent se para de frayeur, de douleur et d'incompréhension. Les hurlements successifs sonnaient moins fort qu'un murmure contrit.

- Tu te souviendras!

Si lui, Lure, précédemment code 583, précédemment trop insignifiant pour être nommé, précédemment petite boule de nourriture tout juste rescapée, si lui avait pu se souvenir de sa propre mère et Reine, c'était uniquement parce que la douleur qu'il avait ressenti ce jour-là, quand Skillya lui avait gobé son bras, l'avait accompagné toute sa vie. Même sans qu'il ne s'en rende compte. Alors lui aussi, ce petit Abe, lui aussi se souviendrait d'elle, de Sam. Et un jour...

- Tu te souviendras... et un jour, tu iras la sauver. Toi...

Il commençait à voir flou, il était à court de temps.

- Toi... toi, tu en seras capable... tu réussiras! Tu réussiras là où j'ai échoué!

Enfin, il laissa tomber sa main, arrêtant la torture. Il n'avait déjà plus de forces pour le tenir, et le bébé gesticula dans tous les sens, essayant de ramper loin de lui, le visage dévoré par les larmes et les yeux étroitement clos.

- Ah... je... désolé, petit...

Maintenant, la voix du Slig le terrifiait. Tant mieux. Ça ne l'encouragerait pas à faire ami-ami avec ses semblables, c'était parfait. Il rajusta une dernière fois l'écriteau autour de son cou en ignorant sa panique à son toucher.

- Mais je veux pas qu'elle finisse comme ça. Et... je veux pas qu'elle m'oublie... alors...

Il toussa violemment et sentit un énorme crachat visqueux au goût métallique franchir ses lèvres. Il recula d'un pas.

Puis deux.

Puis trois.

- Bonne chance, nullos.

Puis il se retourna et ouvrit la porte du compartiment. Dans la caisse, le petit Abe recroquevillé ouvrit un œil craintif et, ne voyant plus rien au-dessus de lui, se redressa avec prudence. Il ne pouvait pas sortir de la caisse en métal, mais il pouvait voir un peu ce qu'il y avait au-delà. Il aperçut alors une grande ouverture par lequel défilait un paysage lumineux et chaud, strié de vents de poussière. Et devant ce paysage se tenait la créature qui lui avait fait si mal, qui lui avait rappelé quelqu'un d'autre, quelqu'un de beaucoup plus doux et gentil, quelqu'un qu'il aurait préféré voir et qu'il espérait revoir. La créature montée sur des jambes noires et luisante semblait regarder le paysage défiler, immobile, une main appuyée sur le battant de la porte. Pendant un long moment, Abe crut qu'il allait rester ainsi pour toujours.

Puis il entendit un son qui ressemblait à 'Sam...', un son qui faillit le faire pleurer. Puis la créature, tout doucement, laissa tomber son bras le long de son corps, bascula en avant et disparut dans le vide. Abe attendit immobile, un long, très long moment qu'il revienne, craignant et espérant ce moment. Mais seule la porte, poussée par la force de frottement de l'air sur le train, se referma avec un petit claquement, le plongeant dans le noir. Il sut alors qu'il venait d'assister à la fin de quelque chose, et que maintenant il était tout seul.

Il se mit à pleurer des pleurs silencieux.