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EPILOGUE

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La journée était pratiquement terminée quand le train décéléra enfin. Il passa les immenses portes ouvertes de l'usine dans un désagréable crissement suraigu avant de s'arrêter devant le quai avec une lenteur taquine dans un crachat de monoxyde de carbone. Aussitôt immobilisé, les portes des compartiments s'ouvrirent automatiquement et le chauffeur du train tira plusieurs fois sur le signal d'alarme avec un petit ricanement bête.

- Ça va ça va! Ya pas l'feu on arrive!

Plusieurs groupes de Sligs s'agitaient déjà sur le quai et se mirent à sortir les caisses sans tarder. Le chauffeur, ayant repéré le Slig qui venait de protester, lui offrit un rictus malhonnête derrière son masque et activa à nouveau l'alarme du train lorsqu'il passa juste à côté des hauts-parleurs. La créature prise par surprise fit un bond magistral en l'air en hurlant puis, une main sur le cœur, brandit le poing vers le conducteur. Il s'ensuivit un manège puéril où l'alarme résonna encore plusieurs fois sous les insultes jusqu'à ce qu'une figure imposante ne claque ses chaussures cirées sur le quai.

- Peut-on m'expliquer la raison de ce raffut? demanda le Glukkon sur un ton cinglant.

Le calme revint aussitôt, les Sligs affiliés à l'usine ayant reconnu le PDG de Rupturefarm, Molluck. Même le conducteur s'abstint de continuer de faire l'andouille, comprenant immédiatement qu'il n'avait pas affaire à du menu fretin. Molluck était une personnalité particulièrement estimée, qui avait su gérer son affaire à la perfection jusqu'à présent, on le jalousait autant qu'on le respectait.

- Toutes mes excuses! improvisa-t-il en vitesse. La commande était bloquée, mais c'est réglé maintenant! Ah ah... ahem!

Son rire mal assuré mourut bien vite lorsqu'il constata que le Glukkon dardait sur lui un intense regard mauvais, les yeux plissés et les lèvres pincées autour d'un cigare de luxe. Il n'aurait pas su expliquer d'où cela venait exactement, mais Molluck était doté d'une aura dangereuse – ou d'un certain charisme peut-être – qui irradiait d'autorité et de prestance, et qui donnait au Slig l'impression d'être épinglé comme une abeille.

Le conducteur s'empressa de détourner les yeux et fouilla dans ses papiers éparpillés sur son tableau de bord en maudissant cette journée à voix basse. Il mit enfin la main sur le document qu'il cherchait et se redressa du mieux qu'il le put.

- Heu... je... Voici votre bon de commande. Je vous demande de bien vouloir... heu je veux dire veuillez vérifier si... enfin si vous voulez vous donner la peine de...

- Vas-y, ordonna froidement Molluck à l'adresse d'un de ses assistants en ignorant les balbutiements confus du conducteur.

À peine eut-il achevé sa phrase que le bon fut arraché des mains du pilote. Le Slig en charge de la vérification ne perdit pas de temps et s'empressa d'aller vérifier les pièces de leur nouveau broyeur. Il s'agissait d'être vigilant, ce matériel avait coûté une petite fortune, dérisoire en comparaison des profits générés par les ventes de l'usine, mais tout de même. On ne plaisantait pas avec les Moolah, ça tout le monde était d'accord là-dessus. Et encore moins s'il s'agissait des Moolah de l'entreprise.

Petit à petit, le Slig cocha consciencieusement les cases, après s'être assuré auprès des différents groupes qui défaisaient les emballages que tout était en règle et sans défaut. La moindre rayure devait être signalée et rapportée au patron, ce qui lui donnerait une prodigieuse occasion d'exiger une compensation financière à hauteur de l'affront. Mais pour le moment, tout était parfait.

- Hé! C'est quoi ça?

Ou peut-être pas. Le Slig se précipita vers le wagon d'où provenait l'exclamation de surprise, prêt à coucher un premier trait sec sur le bon de commande. Il trouva un tout jeune collègue qui avait récemment intégré Rupturefarm, immobile devant une boite en métal ouverte, à moitié penché sur le contenu à l'intérieur.

- Qu'est-ce que...?

Puis une petite main minuscule jaillit et se referma sur l'un des tentacules de son museau. Surpris, le Slig sursauta et recula d'un pas en lâchant un juron, bien que la faible prise ne lui avait probablement pas fait le moindre mal. Le regard du contrôleur oscilla un moment entre son collègue perturbé et la boite en se demandant s'il devait s'approcher, puis la curiosité malsaine l'emporta. Il fut récompensé par une vision des plus improbables: à moitié recroquevillé tout au fond, un bébé Mudokon bleu à la bouche cousue levait de grands yeux jaunes innocents et un peu craintifs vers lui. Il semblait aussi perdu que le Slig lui-même.

Les deux gardes de sécurité se regardèrent en même temps.

- On fait quoi? On s'en débarrasse?

- Heu... j'sais pas trop. Et puis on a pas nos armes.

- Bah! Il pourrait aussi bien servir de test pour le nouveau broyeur!

- Hum... pourquoi pas? Hé attends, il a un truc autour du cou non?

Le Slig venait tout juste de remarquer le cordon qui pendouillait à moitié sur les frêles épaules du Mudokon. Le bébé tressaillit et agita les bras sans trop savoir quoi faire lorsque la main du Slig s'approcha dangereusement de lui pour saisir le cordon sans la moindre délicatesse. Il tira dessus, révélant un écriteau qui avait glissé dans le dos du petit, et le lui ôta enfin. Les deux Sligs lurent le message ensemble, l'un inclina sa grosse tête sur le côté tandis que l'autre se grattait le front. Puis ils se regardèrent à nouveau.

- On l'amène au boss?

- Ouais, ouais.

Bien que le contrôleur aurait dû se détourner et reprendre sa tâche, il suivit son collègue qui avait déjà soulevé le container. Personne ne leur prêta forcément d'attention alors qu'ils remontaient le quai en direction du Glukkon.

- Boss! On a trouvé un truc imprévu et on a pensé que ça vous intéresserait!

Molluck se tourna vers eux en haussant une arcade sourcilière tandis que le reste de son visage se crispait légèrement. Les Sligs n'étaient pas faits pour penser. Dans le cas où ils l'auraient dérangé pour rien, il leur rafraîchirait la mémoire en supprimant leur prime de fin d'année. Dans l'autre cas... autant ne rien changer. Le Slig devant lui leva les bras plus haut afin de mieux montrer le contenu de la caisse tandis que le contrôleur tapotait légèrement le bon de commande du bout d'un long doigt pour tempérer un début d'excitation. Avec un peu de chance, ils auraient peut-être une promotion?

En découvrant le bébé Mudokon, Molluck cilla, pris par surprise. Il ne s'était certainement pas attendu à ça. Son regard resta un moment fixé sur les grands yeux empli de naïveté, luisant de curiosité. Ce devait être la première fois que le petit être voyait un Glukkon et son minuscule sourire timide, retenu par les coutures, en disait long sur son ignorance. Il remua un peu et essaya de se redresser en tendant les bras vers le PDG beaucoup trop loin pour lui, avant de tituber maladroitement, basculant vers l'avant, et de plaquer ses mains minuscules sur la paroi de métal.

- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda la voix rauque de Molluck qui ne quittait pas le petit des yeux.

- On ne sait pas trop, boss, commença maladroitement le contrôleur. Mais il y avait ça avec.

Il montra l'écriteau qu'il avait gardé dans son autre main et le tendit bien haut à son tour. Molluck n'eut même pas à se pencher pour décrypter le message.

- 'Cher client, merci pour votre achat! Les laboratoires Vykkers sont heureux de compter sur votre fidélité et vous font bénéficier d'une offre EXCEPTIONNELLE: un produit garanti 100% silencieux! En espérant traiter à nouveau très vite avec vous, blablabla...' Hum...

Alors que Molluck se tournait de nouveau vers le bébé, le Slig retourna l'écriteau.

- Il y a une suite boss! J'l'avais pas vu avant, acheva-t-il en marmonnant dans sa barbe.

Le Glukkon fit tournoyer la fumée de son cigare dans sa bouche avant de la souffler presque avec douceur dans la caisse en métal. À l'intérieur, le nouveau-né s'agita, secoué de spasmes. Il tomba en arrière et roula sur lui-même en essayant d'échapper à la substance agressive, de grosses larmes coulant sur ses joues, mais seul un gémissement à peine plus fort qu'un murmure se fit entendre.

- 'Garanti 100% silencieux', on s'en approche en effet! approuva le PDG avec un rictus satisfait. Cela me donne même une idée!

Il y avait un moment que le Glukkon cherchait une image satisfaisante pour un panneau illustrant l'interdiction de parler entre employés. La vision de ces lèvres cousues le séduisait bien. Il commençait même à se dire que le petit Mudokon avait le potentiel de lui plaire. Il laissa échapper un petit ricanement que ses subordonnés Sligs s'empressèrent d'imiter.

- Bon. Et donc la suite du message? interrogea Molluck alors que le contrôleur relevait bien haut le bras. 'Nom du produit: Abraham (Abe)...?' Et quoi? marmonna-t-il en plissant les yeux tant le dernier mot était dur à lire, comme si son auteur n'avait soudain plus eu la force d'écrire. ...'Lure?' Hum. C'est ça, 'Lure'. Abraham Lure.

Le Glukkon eut un petit rire dédaigneux et se tourna de nouveau vers le petit.

- Et bien, tu ne pèseras certainement pas très lourd dans la balance, 'Bouche Cousue', mais au moins tu ne nous causeras pas de soucis, aucune chance!

Son ricanement s'accentua quelque peu alors qu'il dardait sur Abe un œil vaniteux et supérieur avant de hocher la tête.

- Bien, très bien! Nous acceptons ce... cadeau, ou peu importe ce que c'est réellement. Je ne pense pas que ce soit judicieux de le renvoyer au centre de conditionnement, autant qu'il s'habitue au plus vite à notre usine. Toi! aboya-t-il soudain à l'adresse du Slig qui tenait la caisse et qui faillit la lâcher. Ton nom!

Molluck préférait acheter des Sligs qui avaient un nom plutôt qu'un code, ce qui témoignait déjà d'une certaine qualité chez les soldats. Le Slig en question se recomposa aussi vite qu'il le put et redressa sa posture.

- Wildum, Monsieur.

- C'est ça, Wildum, marmonna Molluck avec un rictus. Je te nomme responsable de ce petit gars. Veille à ce qu'il saisisse les bases et qu'il intègre son rôle au plus vite. Maintenant, retournez au travail, vous pouvez disposer!

Sur ces mots, le PDG se détourna totalement d'eux pour se diriger avec une certaine classe vers son bureau. Le contrôleur grommela en ravalant ses espoir de promotion, puis se tourna vers Wildum qui s'était figé de stupeur. Le Slig nouveau-venu, déclassé au rang de nounou, lui parut soudain beaucoup moins fréquentable et surtout beaucoup plus amusant à humilier.

- Bwahahaha loser! s'exclama-t-il en s'éloignant.

Wildum cilla et réagit un peu tard en criant plusieurs insultes Sligs après lui. Il remarqua alors que le contrôleur avait rejoint le groupe le plus proche et, après avoir échangé brièvement avec eux, tous les viseurs rouges se tournèrent vers lui. Puis ils éclatèrent de rire en le montrant du doigt. Le Slig malchanceux soupira de frustration. L'usine entière allait être au courant avant l'heure du dîner. Il lança un regard chargé de reproches au bébé Mudokon.

- C'est ta faute! brailla-t-il en activant enfin ses jambes pour sortir d'ici, loin des rires moqueurs qui amplifiaient de secondes en secondes. J'aurais dû te foutre dans le broyeur le plus proche!

Fort mécontent, Wildum défila dans les couloirs de l'usine en jetant avec regret un regard à chaque scie à viande fonctionnelle dès qu'il en voyait une. Maintenant que le PDG l'avait intégré à l'équipe, c'était trop tard, il ne pouvait plus se débarrasser de son fardeau. Il devait oublier cette idée et se concentrer sur la suite.

S'il était responsable de ce bon à rien d'Abe, il faudrait qu'il l'ait à l'œil en permanence, donc qu'il se le coltine pendant ses heures de travail. Le jeune Slig était chargé de la surveillance des esclaves dans le secteur des enclos à bestiaux herbivores. Au moins il n'y avait pas beaucoup d'installations dangereuses et le bétail ne chercherait pas à becter le bébé. Quand aux esclaves, ils n'avaient pas à avoir de réaction quelconque à moins de désirer subir la bastonnade. En plus, il pourrait le nourrir directement là-bas, il trouverait bien un moyen de forcer ses lèvres. Et avec un peu de chance, Wildum pourrait même trouver une petite cage pour le laisser dormir, du moins le temps qu'il grandisse suffisamment pour comprendre comment marchaient les choses ici et qu'il gagne le droit à une vraie cellule.

Les choses semblaient s'éclaircir un peu, mais la dure réalité le rattrapait à chaque ricanement qu'il entendait sur son chemin.

- Ah, ça y est, soupira-t-il. Les nouvelles vont vite décidément, tu ne trouves pas? Pfff et merde.

Il n'avait même plus le cœur à se mettre en colère, il se sentait juste pathétique. C'est alors qu'il sentit les petites mains se poser doucement sur les tentacules de son museau. Surpris, il redressa légèrement la tête mais ne se dégagea pas. Le bébé Mudokon, Abraham Lure, Abe, sondait ses verres rouges avec ses grands yeux innocents. Ce fut très étrange, mais Wildum eut réellement l'impression qu'il lui demandait si il allait bien.

C'était ridicule, et pourtant.

Ça n'aurait pas dû le toucher.

Et pourtant...

- J'espère juste que tu ne causeras pas ma perte, nullos, soupira le Slig en disparaissant dans l'ombre d'un couloir, emmenant Abe vers la première étape de son destin fatidique.

THE END

THE BEGINNING