Bonne lecture !
Chapitre 17
Molly passa récupérer ses affaires. Greg aussi, pour vérifier que les oreillettes et autres matériels fragiles de Scotland Yard avaient survécu à la nuit et qu'il allait pouvoir les récupérer en bon état.
Ils passèrent ensemble. Sherlock continuait de bouder, l'œil rivé sur son microscope, grommelant à intervalles irréguliers des chiffres, des mesures et des relevés. John ne cherchait pas à comprendre, tandis qu'il faisait du thé pour ses invités. Mrs Hudson, qui voulait les dernières nouvelles, se joignit à eux pour le thé. Tous s'installèrent au salon, ignorant délibérément le détective occupé qui faisait mine de ne pas les voir, et pas les écouter.
— Il a avoué, informa Lestrade. Même sans ça, on avait largement de quoi le coffrer, mais les aveux rendent le tout beaucoup plus simple pour les procédures. Il espère la clémence grâce à sa coopération.
— Quelle coopération ? demanda Molly.
Le DI haussa les épaules.
— Il a reconnu des viols pour lesquels on ne l'accusait même pas, avec des détails que personne ne pouvait savoir. Il dit que c'était « de leur faute, vous auriez dû voir comment elles étaient habillées », singea-t-il en mimant des guillemets avec les doigts. Mais dans sa grande générosité, il nous donne tous les détails pour ces affaires, pour les deux meurtres, et donc grâce à lui et ses aveux, les familles et les victimes iront mieux, donc c'est de la coopération et il espère que ça attendrira le juge...
Le ton de Lestrade en disait long sur ce qu'il pensait de l'individu. Molly avait la nausée, clairement, et Mrs Hudson posait une main maternelle sur la sienne pour la réconforter. Ils avaient réellement méjugé leur adversaire. L'homme était un véritable psychopathe, et leur plan aurait pu se finir bien plus mal. Ils pensaient qu'il avait couché avec ses victimes avant de les tuer, mais n'avaient jamais supposé coffrer un violeur en série.
— Il reconnaît que ce sont des victimes ? demanda John, soufflé par l'aplomb de l'homme. Enfin je veux dire, au niveau de la sémantique, c'est fort comme terme. Ça veut dire qu'il savait que c'était mal ce qu'il faisait ! Comment peut-il ne pas avoir le moindre remord ?
C'était plus fort que lui, il ne comprenait pas, et Greg lui renvoya un regard désolé.
— Ouais, il savait parfaitement que c'était mal, mais crois-moi, ça ne lui faisait ni chaud ni froid. En gros, ce n'était « que des femmes ».
Il refit des guillemets dans l'air pour bien illustrer ses propos.
— C'est donc « normal de les remettre à leur place », leur montrer que « c'est l'homme qui a le pouvoir ». « Bien sûr qu'elles pleurent et se considèrent comme victimes, ce sont des femmes ! »
Molly avait l'air révolté, désormais, et Greg dégoûté.
— J'ai dû sortir Sally de la salle d'interrogatoire, avoua-t-il. J'ai cru qu'elle allait le tuer.
— Il l'aurait mérité, trancha Mrs Hudson.
Molly acquiesça vigoureusement. John partageait leurs sentiments.
— Je ne peux pas le cautionner, en tant que flic. Mon rôle, c'est de les emmener devant la justice, pas de laisser des gens se venger ou faire justice eux-mêmes. Mais... ouais. Je comprends le sentiment. Honnêtement, si Sally lui a malencontreusement mis son genou dans les parties comme il l'affirme, c'était pile au moment où je tournais la tête et que les bandes n'enregistraient plus, c'est quand même dommage.
Ils rirent tous, avec soulagement. Cet homme avait brisé des dizaines de vies, pas seulement ses victimes, mais aussi tous leurs proches qui payaient aussi le prix des gens blessés psychologiquement à vie, et un bon coup de genou bien placé ne suffisait pas à tout effacer, mais l'idée était quand même plaisante.
— Ce monde me désespère, quand même, commenta la légiste. Entre les hommes qui pensent tout mieux savoir que nous, même à propos de nous-mêmes, et ceux qui vont carrément jusqu'à ce type d'extrémité... ils sont où, les mecs biens et normaux, hein ?
— Hé ! se défendit John. On est là !
Greg eut à peu près la même réaction.
— Sans vouloir vous vexer, les garçons, ricana la jeune femme devant leurs regards scandalisés, vous avez déjà été des vrais connards au moins une fois dans votre vie. Je peux vous le garantir. Ça ne fait pas de vous des salauds, évidemment, mais vous n'êtes pas parfaits. Personne ne l'est, de toute manière. Et en tout état de cause, même avec toute votre meilleure volonté, vous ne comprendrez jamais l'intégralité des difficultés que nous rencontrons.
— On doit encore s'excuser d'être des mecs blancs hétéros cisgenres ? grommela Greg.
Molly toussa, Mrs Hudson aussi, sans qu'aucun des deux hommes ne sachent exactement si elles étaient en colère contre eux, ou pas totalement en accord avec tous les adjectifs prononcés par Greg. D'un commun accord du regard, ils préféraient ne pas savoir.
— Je suis d'accord avec toi sur certains points, Molly, reprit John. Mais j'en apprends beaucoup avec Sherlock, en ce moment, sincèrement.
L'intéressé continuait de se concentrer uniquement sur son expérience dans la cuisine, mais les quatre autres avaient parfaitement conscience qu'il les écoutait. C'était d'ailleurs surprenant qu'il ne soit pas encore intervenu. Sherlock aimait intervenir pour montrer qu'il savait toujours tout mieux que tout le monde.
— Oh, sans vouloir vous vexer, trancha Mrs Hudson, Sherlock n'a encore rien subi ! J'ai été mariée pendant vingt-cinq ans à un parrain de la drogue, entre ici et Cuba... et bien outre les spécificités de son activité, je vous rassure, la charge mentale du mariage était la même que pour toutes les femmes au foyer... ou pas au foyer d'ailleurs !
Ils se turent tous. Parfois, ils oubliaient que la vieille dame avait déjà vécu une vie entière, pas forcément facile, et durant des périodes où les droits des femmes n'étaient pas forcément ce qu'ils étaient aujourd'hui, avec l'émergence des mouvements féministes. Mrs Hudson avait connu un monde où les femmes ne dénonçaient pas leurs violeurs, n'accusaient pas leurs maris violents et abusifs, voire un monde où elles n'avaient pas le droit de disposer de leur propre compte bancaire.
À chaque nouvelle affaire, plus ou moins retentissante, qui explosait et exposait les comportements d'hommes dont la moralité était douteuse et qui avait exercé son pouvoir et sa mainmise sur des dizaines de victimes, on se désespérait en découvrant la réalité des faits. John avait été glacé à plus d'une reprise en ayant l'impression que rien n'allait. Il avait une sœur, des amies, et il connaissait la statistique disant qu'une femme sur sept avait connu ou connaîtrait un viol ou une violence sexuelle au cours de sa vie. Quand il faisait le tour de ses connaissances du sexe féminin, il réalisait qu'aucune n'avait subi quelque chose, et il en était soulagé, pendant un bref instant. Avant de réaliser que peut-être, c'était tout « simplement » à venir. Ou bien, pour respecter la statistique, que certaines personnes avaient deux proches sur sept qui se faisaient agresser. Ou bien qu'il n'en savait juste rien. Un viol toutes les vingt minutes, c'était édifiant. Depuis que Lestrade et Molly étaient arrivés, une heure plus tôt, ça en faisait déjà trois.
Mais ce que Mrs Hudson leur rappelait, c'est qu'aussi horrible soient ces données, c'était en réalité une bonne chose. Parce que les femmes parlaient, et les hommes s'éduquaient. Et il était ainsi possible de caresser l'espoir fou qu'un jour, cela cesse, parce que les gens auraient pris conscience du problème.
— Quelle est la pire chose que vous ayez connu ? demanda doucement Molly.
— Le gynéco qui a dit que c'était de ma faute si j'avais perdu le bébé, répondit aussitôt la vieille dame.
Ils frémirent tous, même Sherlock qui faisait semblant de rien, à l'autre bout de la pièce. Ils savaient tous que Mrs Hudson n'avait jamais eu d'enfants, et que manifestement, elle en aurait voulu. Elle exerçait son côté maternel avec ses deux locataires, à la place, mais Sherlock était un grand enfant de presque trente-cinq ans, et ce n'était pas optimal.
Ils n'avaient jamais su qu'elle avait perdu un enfant.
— Les gynécos, c'est le pire, se lamenta Molly.
Si Mrs Hudson voulait leur parler de l'enfant, elle le ferait. Sinon, cela détournait habilement la conversation.
— Oh, c'est moins pire, maintenant, commenta la vieille dame en prenant la porte de sortie offerte.
Molly fit la moue, pas entièrement convaincue.
— Bah tiens, dans le genre de ce que Sherlock n'a pas vécu, on peut indiquer ça sur la liste. C'est un bon exemple des hommes qui pensent à notre place ! Et c'est encore le cas ! J'ai une amie qui souffre le martyre pendant ses règles, et qui a osé mentionner à son gynéco que peut-être, ça pouvait être de l'endométriose... Vous savez ce qu'il a répondu ?
John et Greg n'osèrent rien répondre. John savait ce qu'était l'endométriose parce qu'il était médecin, et qu'il mettait à jour ses connaissances médicales, mais il n'était pas spécialisé en intimité féminine, ça ne restait qu'une théorie pour lui. Greg avait déjà entendu le mot, mais il n'en savait pas vraiment plus. Il n'avait jamais cherché à en savoir plus.
— « C'est un truc à la mode, ça l'endométriose, arrêtez de regarder sur internet et de croire tout ce qu'on vous dit ! » ? proposa Mrs Hudson en réponse.
— Presque ! « C'est dans votre tête, ça n'existe pas vraiment, c'est pour les femmes qui savent pas supporter la douleur, je vais vous prescrire du Doliprane et ça ira ! »
Les deux femmes échangèrent un regard désespéré.
— Et s'il n'y avait que ça, poursuivit Molly d'un ton désespéré. Les examens sans prévenir, pas le temps de dire ouf que le médecin insère le spéculum sans rien dire, ceux qui pensent mieux savoir que toi l'impact de ta contraception sur ton corps, ceux qui te demandent ton nombre de partenaires sexuels alors que ça ne les regarde pas, les épisio sans consentement...[1]
Mrs Hudson hochait la tête, appuyant les allégations de Molly. Considérant que c'étaient ses pairs qui étaient jugés, John n'osait rien dire. Ce n'était pas qu'il ignorait que certains confrères pouvaient être limites, mais c'était très loin de son domaine de compétences. Aucun soldat ne s'était jamais plaint de la qualité de ses points de suture ou sa prévenance durant ses examens, du moment qu'ils restaient en vie ! Mais le contexte était assurément, très différent.
— Mais... osa timidement Greg, ce n'est pas ce qu'on appelle des violences gynécologiques, tout ça ? Vous ne pouvez pas... vous plaindre ?
John loua l'effort. Molly lui renvoya un regard désabusé, puis échangea un coup d'œil avec Mrs Hudson qui semblait dire « il est gentil mais benêt », auquel la vieille dame agréa. Puis Molly renforça le tout en tapotant la main de Greg comme à un enfant.
— Mais oui, mais oui...
— Non mais je suis sérieux... je suis pas spécialiste pour ça, mon service s'occupe des crimes, mais... il doit bien y avoir des services de police pour reçoivent ce genre de plainte, non ?
Molly leva les yeux au ciel.
— Il existe des services de police qui refuse d'enregistrer les plaintes pour viol. Des flics qui refusent à une victime de parler à une femme plutôt qu'un homme. Des flics qui se permettent de commenter la longueur de la jupe de la personne qui vient porter plainte pour viol. Alors les violences gynéco, franchement...
— Sans compter, rajouta Mrs Hudson, que c'est tellement fréquent qu'on passerait littéralement notre temps à nous plaindre, et qu'il n'y aurait pas beaucoup de praticiens restants. Les choses changent, pourtant. Quand j'étais plus jeune, mon médecin avait refusé de me fournir une contraception sans l'accord de mon mari. Il n'en avait pas le droit, bien sûr, mais je n'avais aucun moyen de le faire changer d'avis. Ce qui est vraiment utile aujourd'hui, c'est que les femmes parlent, s'expriment, et qu'on les entende, parce qu'ainsi, elles apprennent quels sont leurs droits. Le consentement à l'examen gynécologique[2] en est un, par exemple. Et il faut éduquer les hommes, aussi. Juste pour qu'ils sachent.
— Nous sommes vraiment si ignorants ? demanda John.
Molly lui sourit gentiment.
— Vous particulièrement, ou la gent masculine dans son ensemble ?
— Les deux ?
— Vous, non, leur répondit gentiment la légiste. Vous n'êtes pas parfaits, personne ne l'est, on apprend tous au fur et à mesure, mais le simple fait que vous soyez toujours là à poursuivre cette conversation est une bonne chose, plutôt que fuir en décrétant que c'est dégoûtant et que vous ne voulez rien savoir. Le reste des hommes... ça progresse, globalement. C'est un peu comme tous les sujets, on ne parle et on ne retient que les aspects négatifs. Si neuf femmes racontent qu'elles ont un ou une gynéco ou un ou une sage-femme merveilleuse et la dixième décrit l'horreur des soins d'un praticien peu consciencieux, on ne va retenir que ça, et ça va faire plus de bruit. C'est dans la logique des choses, mais au final, ça ne représente pas la majorité.
John hocha la tête. Elle avait raison, et ça valait pour tout dans le monde.
Le médecin remarqua soudain un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Sherlock s'agitait, et John devina rapidement ce dont il s'agissait. Il écoutait depuis le début leur conversation, et il se remettait à peine de la soirée de la veille. Il était encore faible, dégoûté de ce corps, éprouvant ce besoin viscéral de « redevenir lui », comme il le disait. Ils s'étaient laissés porter par l'intérêt de la conversation en oubliant que cela pouvait traumatiser Sherlock. Il n'était pas difficile de se figurer ce qui avait pu se passer dans l'esprit du détective en cet instant : « Et si je devais en passer par des examens cliniques tels que décrits car je conservais ce corps pour toujours ? »
— Je vais refaire du thé, indiqua John.
La théière n'était pas vraiment vide, mais personne ne fit aucun commentaire, ayant parfaitement conscience qu'il devait avoir une excuse pour retourner dans la cuisine.
John se leva en emmenant son alibi avec lui, tandis que les trois autres basculaient naturellement sur un autre sujet de discussion, plus anodin. À leur manière, ils laissèrent de l'intimité aux deux garçons pour que John calme Sherlock.
John ne s'embarrassa pas très longtemps de son alibi, posant rapidement la théière sur la table, et sa main sur l'épaule de Sherlock. Les jointures de son ami agrippaient la table, et blanchissaient sous l'effort. John connaissait le symptôme, ce besoin irrationnel de se rattacher à quelque chose de tangible, quitte à se faire mal, pour ne pas sombrer dans la crise de panique qui obscurcissait son cerveau et pouvait lui faire perdre toute conscience de la réalité. Sherlock pouvait déjà être fier d'être toujours là.
John, lentement, augmenta la pression de sa main, témoignant de sa présence. Il vit les doigts de Sherlock se décrisper, sa respiration devenir moins lourde et erratique. Il resta là, sans savoir quoi faire de plus.
Puis soudain, une main de Sherlock parvint à se détacher de la table, et monta à son épaule pour attraper la main de John posée dessus, resserrant ses longs doigts pâles autour de ceux du médecin, presque à lui en faire mal. Il essaya de tirer dessus, et John comprit sa demande muette, à laquelle il accéda sans réfléchir. Il se positionna derrière Sherlock, et se pencha vers la silhouette assise, enserrant sa poitrine de ses bras. La position lui faisait mal, penché à moitié comme ça, le dos de la chaise de Sherlock qui lui rentrait dans la poitrine, mais il ne bougea pas pour autant, Sherlock s'apaisant trois fois plus rapidement que précédemment.
— Je ne laisserai rien t'arriver, promit John à son oreille, dans un murmure. On trouvera une solution. Tu trouves toujours des solutions pour tout, y compris ta propre mort. Tout ira bien.
Ce n'était peut-être pas la première fois que John faisait de l'humour à propos du suicide de Sherlock, mais c'était la première fois que sa voix n'était pas amène ou cynique à ce sujet. Il était véritablement sincère, et trouvait ça drôle. Finalement, ils en guérissaient, de cette béance entre eux que le retour du détective n'avait pas su réellement combler jusque-là.
Bien sûr, les promesses de John étaient illusoires, et n'étaient fondées sur rien. Sherlock était comme les enfants, à qui il ne fallait jamais rien promettre, surtout ce sur quoi on n'avait pas le contrôle, parce qu'ils se souvenaient de tout et n'acceptaient pas les excuses rationnelles des adultes. Le médecin n'aurait sans doute pas pu, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Quand on en arrivait à Sherlock, il aurait promis la lune.
— M'ci, John, marmonna le détective en le repoussant au bout d'un instant.
Le risque de crise de panique et tétanie était passé, et John se détacha l'air de rien, sans insister sur ce qui venait de se produire.
— Du thé ? demanda-t-il négligemment en allumant la bouilloire.
Il sortit du placard de nouveaux sachets de thé pour les placer dans la théière, et attendit que la bouilloire se mette à siffler pour verser l'eau fumante dessus, et refermer le couvercle en porcelaine.
— Cette théière est immonde, commenta Sherlock sans répondre à sa question.
Elle était en forme de flamand rose, c'était un cadeau de Mrs Hudson, et John l'adorait parce qu'elle était absurde. Il haussa les épaules.
— Je sortirai celle en forme d'éléphant, la prochaine fois, promis.
Emportant son précieux chargement lourd et dangereux du fait de l'eau brûlante, John jeta un coup d'œil à Sherlock, l'invitant à le suivre.
— On a une théière en forme d'éléphant ? se récria le détective, désespéré.
C'était rigoureusement exact, et John l'aimait beaucoup aussi (c'était un cadeau de Harry, cette fois), mais il se moquait du dégoût dans la voix du détective : Sherlock l'accompagnait dans le salon, et c'était tout ce qu'il souhaitait.
De manière totalement naturelle, les autres se décalèrent pour faire une place sur le canapé à Sherlock, comme si tout était parfaitement normal, et John les en remercia en silence. Mrs Hudson trônait toujours dans le fauteuil de John déplacé pour l'occasion (personne n'aurait eu l'idée de toucher celui de Sherlock), Greg se leva pour s'installer sur un accoudoir du canapé pour laisser la place à John et Sherlock.
Tous, totalement naturellement, tendirent leurs tasses de thé désormais vides à John pour qu'il les remplisse à nouveau.
— Au fait Molly, très chère, qu'a donné votre dernier rendez-vous avec ce charmant garçon originaire du Devon ? demanda Mrs Hudson.
Le sujet était parfait : ils savaient tous (sauf Sherlock) que le rendez-vous en question avait été pénible, et ennuyeux au possible. Molly allait pouvoir se plaindre, John, Lestrade et Mrs Hudson la plaindre et lui assurer qu'elle méritait mieux que ça (ce qui, au demeurant, était entièrement vrai), et Sherlock analyser chaque détail qu'elle allait livrer et lui poser des questions en disant que c'était prévisible, et qu'elle ne savait pas observer, et que c'était pour ça qu'elle était aussi incapable de trouver quelqu'un. Molly en conviendrait, tout en riant sous cape que de la part de quelqu'un qui n'avait pas vu que Molly était intéressée par lui pendant des années, c'était vraiment l'hôpital qui se foutait de la charité. Les autres comprendraient les sous-entendus de Molly, pas Sherlock, ils en riraient tous, mais sans aucune méchanceté, et au final, tout irait bien.
Sherlock était redevenu lui-même. Pas un homme, malheureusement, mais une tête de mule irascible et impossible à tenir quand il s'ennuyait. John estimait qu'une journée était une bonne journée quand il ne hurlait pas sur Sherlock qu'il était extrêmement pénible. Paradoxalement, il estimait aussi qu'une journée était une bonne journée quand il avait envie de faire passer Sherlock par la fenêtre, parce que ça leur rappelait leurs habitudes, leurs jours heureux. Encore plus paradoxalement, John se détestait d'avoir envie de faire passer son meilleur ami par la fenêtre, quand il se souvenait l'avoir vu tomber, et s'écraser.
L'un dans l'autre, il réfléchissait trop, et la vie suivait son cours.
Sherlock résolvait des enquêtes de très bas niveau à distance, se vantant de le faire avec le moins d'indices possible. Pour s'occuper, il avait mis en place un système de notation de ses résolutions. La méthodologie de calcul prenait en compte la difficulté de l'enquête noté par les demandeurs, celle réelle établie par Sherlock, la longueur de la description du problème en question, le nombre de demandes de Sherlock et leur niveau de précision, le nombre de photos ou vidéos demandées ou envoyées spontanément pour l'aider à mieux visualiser les choses, le temps de réflexion et d'autres critères que John jugeait absurdes ou incompréhensibles, comme l'heure à laquelle Sherlock décidait de résoudre la question. (Sherlock estimait que si John l'obligeait à manger alors qu'il était en pleine réflexion, cela faussait tout. John lui avait répondu que puisqu'il était un génie, il n'avait pas à tenir compte de cette variable dans ses estimations et aurait dû être capable de résoudre n'importe quelle enquête à n'importe quel moment. Sherlock avait trouvé que c'était une très bonne idée. John avait soupiré de désespoir).
Au final, il avait codé un programme lui permettant de rentrer tous les critères en question, et son ordinateur lui rendait une note, qui valorisait donc l'intelligence de Sherlock à résoudre des enquêtes du fond de son canapé.
Son colocataire trouvait ça complètement stupide.
— Tu te juges toi-même, Sherlock, c'est n'importe quoi.
— Tu es jaloux, John, lui répliqua le détective.
Il n'y avait rien à répondre à ça. Et puis, fondamentalement, ça l'occupait, tant de résoudre des enquêtes que de programmer une machine pour évaluer la qualité des enquêtes et de leur résolution, et tout ce qui occupait Sherlock était bon à prendre. Surtout ce qui l'occupait sans dégager une odeur âcre de peau brûlée dans toute la maison. John avait eu beau aérer pendant six heures l'appartement entier, il lui semblait encore sentir sur les meubles de la cuisine l'odeur forte qui s'était dégagée de l'expérience de son colocataire. Et envisageait de jeter les vêtements qu'il portait à ce moment-là. Il les aurait bien brûlés, mais il craignait que ça amplifie le problème.
Le détective rêvait néanmoins d'une grande enquête, une sur le terrain, où il pourrait faire briller tout son génie, virevolter dans son manteau, et traiter le reste du monde d'imbéciles.
John n'était pas sûr qu'il était prêt pour ça. Il ne disait rien et n'avait plus refait de crises, mais le médecin était persuadé que tout allait bien en apparence seulement.
Ils n'en parlaient pas, évidemment. Sherlock était le pire patient pour un psy. Il détestait parler de lui. John détestait l'idée de le faire parler de lui, parce qu'il détestait le braquer, le blesser, et l'idée que Sherlock lui en veuille.
John repoussait depuis plusieurs jours le moment critique où il aurait enfin le courage d'aborder un sujet épineux avec Sherlock : le sort de Mrs Afaldo. Mike l'avait appelé, navré et désolé. La vieille femme avait fait une attaque cardiaque, une nouvelle. Le cœur était reparti, une fois encore, mais le coma dans lequel la vieille femme était plongée semblait plus profond que jamais. Elle n'en ressortirait sans doute jamais.
La vieille dame était leur seul lien avec la situation de Sherlock. Le médecin ne savait pas comment Sherlock y réagirait. John voulait lui dire qu'il lui faudrait une garde-robe complète, pas juste les quelques vêtements que John avait achetés initialement et qu'ils avaient un peu complétés par la suite, Sherlock portant épisodiquement des vêtements d'avant, surtout ses pyjamas. Il voulait aussi lui dire qu'il faudrait prévenir Mycroft, à un moment donné. Il ne croyait pas vraiment à la théorie comme quoi l'aîné des Holmes était toujours tenu dans l'ignorance. Le médecin soupçonnait plutôt qu'il était parfaitement au courant, parce qu'il était toujours au courant de tout, mais avait pour une fois dans sa vie la prévenance de ne pas débarquer chez eux pour invectiver son petit frère.
John ignorait comment Sherlock réagirait à tout cela. Régulièrement, il se plaignait de ses soutien-gorge, les enlevait parfois en plein milieu de la journée et les laissait traîner n'importe où.
Molly s'inquiétait qu'il n'ait toujours pas eu ses règles, parce que cela faisait désormais presque un mois qu'il avait changé de corps. Elle insistait pour lui faire passer des examens gynéco approfondis, un frottis, une échographie abdominale, une mammographie, et plus s'il le fallait. De ça non plus, John n'avait pas osé aborder le sujet avec son ami.
Il le faudrait bien pourtant. Ils ne pouvaient plus nier que la situation allait se pérenniser, et ils devaient s'assurer que tout allait bien.
Mais John n'avait pas assez de courage, pas encore.
[1] Les statistiques ici présentées sont, hélas, rigoureusement exactes (du moins elles l'ont été, les chiffres évoluent et sont mis à jour). Tout comme, hélas, tous les propos que peuvent tenir des gynéco, hommes comme femmes. Il suffit d'écouter les histoires de vos copines pour s'en rendre compte, et si par hasard vous ne fréquentiez dans votre entourage que des hommes, ou des femmes ayant rencontré des praticiens bienveillants, cherchez des témoignages sur internet ou Youtube. Croyez-moi, ça ne manque pas.
[2] C'est un vrai truc important, en fait. Si votre praticien (gynéco, sage-femme, quel que soit son sexe) procède à un examen sans vous demander votre consentement, vous avez le droit de l'envoyer paître avec pertes et fracas. Quelqu'un (quel que soit son sexe ou son genre, toujours) qui toucherait quelqu'un (au cas d'espèce, une femme venant consulter) sans préavis, on appelle ça un viol. Le fait qu'il s'agisse d'un praticien, d'un médecin, ne change RIEN.
Prochain chapitre le Me 04/10 !
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